Texte tiré du deuxième numéro (hiver 2021) de la revue féministe britannique The Radical Notion, également reproduit dans la collection d’essais de Jane Clare Jones intitulée The Annals of the TERF-Wars and Other Writing (2022).
« Si mon être grossier n’était fait que de pensée, la distance injurieuse n’arrêterait pas ma marche ; car alors, en dépit de l’espace, je me transporterais des limites les plus reculées au lieu où tu résides. »
— Shakespeare, Sonnet 44 (traduction de François-Victor Hugo)
Épigraphe d’ouverture du livre Virtually Human de Martine Rothblatt[1].
1. Tous les êtres vivants de cette planète existent dans des corps matériels (pour les animaux) ou des formes matérielles (pour les végétaux). Le corps est matériel, mais l’être vivant n’est pas seulement matériel. Un corps mort n’est pas un corps vivant. Un corps vivant se distingue d’un corps mort par le fait qu’il est animé. Les Grecs nommaient ce principe « psyché » et les Romains « anima ». Ils le conceptualisaient comme une âme immatérielle. Les dualismes âme/corps échouent à comprendre que la vie est l’animation de la matière et qu’elle ne se manifeste qu’à travers la matière. Le seul terme adéquat pour désigner ce principe de la matière animée — terme qui, d’un point de vue explicatif, est cependant inadéquat —, c’est le mot « vie ». Si la multiplicité des processus organiques représente l’index de la vie, elle n’est pas elle-même la vie en tant que telle. Malgré les progrès considérables de la connaissance des singes savants — notre capacité à analyser et à représenter la réplication de l’ADN, la respiration, la photosynthèse, etc. — nous ne savons toujours pas ce qu’est, au juste, la vie en elle-même. Il serait bon que les singes savants et arrogants gardent ce fait à l’esprit.
2. Le fait que nous ne sachions pas ce qu’est la vie et qu’elle s’obstine à échapper à la maîtrise de nos techniques frustre les singes savants. Nous ne savons pas ce qui la fait avancer, nous savons ce qui la fait s’arrêter. Mais nous ne savons pas pourquoi — contrairement à nos machines —, une fois qu’elle s’est arrêtée, nous ne pouvons pas la faire repartir. Tout ce que nous savons, c’est qu’il y a des corps vivants et des corps morts, et qu’une fois que la matière animée n’est plus animée, elle se décompose à nouveau en disloquant ses éléments matériels par le biais d’autres processus vivants. La mort nous est intensément douloureuse. Et tout comme la vie, la mort s’avère fondamentalement insaisissable pour les esprits des singes. Nous avons beaucoup de mal à l’accepter, tant sur le plan émotionnel qu’intellectuel.
3. L’introspection abstraite des singes — qui porte souvent sur ce que cela signifie d’être un singe capable d’introspection abstraite — se heurte depuis longtemps à cette difficulté. Nous sommes bien en peine d’appréhender le fait d’être constitué·es de matière animée, ou le fait qu’un jour, de manière incompréhensible, nous ne serons plus animé·es. Nous ne parvenons pas à comprendre comment la matière animée génère la conscience, la conscience de la conscience, et la conscience du fait que nous sommes incapables de saisir la mesure de notre conscience. Tout comme nous ne comprenons pas la vie, nous ne comprenons pas comment la conscience, ou ce que nous appelons de manière réductrice « l’esprit », naît dans et par l’animation de la matière. Il serait bon que nous gardions également à l’esprit le fait que nous ne comprenons pas l’existence de notre esprit.
4. Étant donné que nous faisons l’expérience du monde et de nous-mêmes dans et par notre conscience, il est compréhensible que nous nous identifiions à cette conscience. Il est beaucoup moins évident de comprendre pourquoi nous insistons à la qualifier de manière réductrice « esprit » ou, pour être plus précis, pourquoi nous persistons à n’associer cette conscience qu’avec l’agglomérat de neurones situé dans notre boite crânienne[2]. La conscience naît de la matière animée et imprègne toute notre matérialité (à l’exception des ongles de nos orteils, de nos cheveux et de nos os, ces parties de nous, notamment, qui résistent le mieux à la décomposition). La sensation, et surtout l’émotion, sont vécues, c’est-à-dire ressenties, par une entité qu’il conviendrait de nommer « corps-esprit ». J’ai néanmoins rencontré beaucoup de gens qui pensent que leurs sentiments sont dans leur cerveau, et qui s’imaginent qu’ils pourraient extirper leur conscience de leur corps sans qu’elle en soit le moins du monde altérée. Je ne peux comprendre cela que comme le produit d’un refoulement extrême et/ou (ce qui revient peut-être au même) d’une pulsion de transcendance tellement implacable qu’elle déforme volontairement ce qui parvient à la conscience humaine, phénoménologiquement.
5. Depuis que les singes ont commencé à consigner leurs introspections abstraites — il y a à peine une fraction de nanoseconde à l’échelle de la vie sur la planète — nous essayons d’échapper au fait que nous sommes une conscience incarnée. « Les corps meurent, donc nous ne sommes pas des corps. » « Les corps ont faim, soif, souffrent, aspirent, peuvent être blessés, donc ils ne sont pas nous. » Notre philosophie et notre littérature sont jonchées de telles formules méprisantes ; le corps n’y est considéré que comme une infâme « infection[3] », une chose embarrassante et condamnée à périr. Et à en croire Platon — qui en est aussi responsable que tous ceux qui ont perpétué ce mensonge pernicieux —, nous devrions tenter de nous dissocier de sa perfide étreinte terrestre, et de nous élever, à force de pure abstraction, dans le ciel immortel. Comme si une telle chose était possible. Comme si les humains pouvaient directement contempler le centre du soleil sans détruire le tissu de leurs yeux.
6. Mais les singes savants ne se laissent pas décourager. Nous imaginerons nos idées — extraites de nos corps ténébreux et fourbes — scintiller dans les cieux. Nous tomberons amoureux des triangles et de l’éternité cristalline des nombres, des équations et des algorithmes. Nous conterons et raconterons l’histoire de l’au-delà, de la venue du ciel sur la terre, de la parole faite chair, des corps brisés sur les croix et de leur résurrection, d’une vie éternelle qui n’est pas et ne pourra jamais être la vie, parce que la vie, sur cette planète, implique la mort. La vie n’aurait de valeur, semble-t-il, que si elle valait plus que la vie, que si elle se situait au-delà de la vie. Seulement, la seule vie que l’on trouve au-delà de la vie, c’est en fait, déjà la mort. La vie nous importe tellement que nous l’échangerions sans la moindre hésitation contre une mort immortelle, au lieu de nous battre pour subsister dans la vie matérielle que nous sommes. L’aspiration à l’immortalité transcendante et immatérielle constitue fondamentalement une pulsion de mort. À travers ses efforts pour atteindre l’au-delà de la vie, son ressentiment et son mépris pour les limites matérielles de la vie, cette aspiration nie et rejette les conditions qui permettent à la vie d’exister. Nous désirons tellement la vie que nous la détruisons par notre déni et notre irrespect.
7. Cette peur et ce refus de notre dépendance matérielle à l’égard de ce que nous ne pouvons ni comprendre ni maîtriser pleinement s’expriment dans toutes nos relations avec la matière plus ou moins animée qui nous crée et qui assure notre subsistance. Le corps et les entrailles de cette planète, les efflorescences qu’elle produit, les plantes qui transforment la lumière du soleil en sucre qui nous permet de nous mouvoir, la respiration à travers laquelle nous brûlons ce sucre, le frémissement de la chair, et par-dessus tout le corps, le sang, l’esprit et le lait de la mère qui nous donne la vie. Impossible de retracer la généalogie des civilisations issues du croissant fertile sans prendre en compte les transformations sociales et symboliques amorcées lorsque la terre fut divisée et labourée, clôturée et exploitée, et le corps des femmes transformé par l’esprit masculin en un territoire passif, fertile et appropriable, un réceptacle pour les semences masculines. L’attitude du paradigme phallique vis-à-vis de la dépendance matérielle qu’implique l’existence animale incarnée a longtemps consisté à la nier par la pensée, tout en s’appropriant et en exploitant ce dont il nie l’existence, mais dont il a néanmoins besoin dans la réalité. Ainsi, l’agriculture → le patriarcat → le viol → le colonialisme → l’esclavage → le capitalisme sont liés par la logique de l’effacement[4] → l’appropriation → l’extraction de la matière et de son animation. C’est-à-dire par l’irrespect et la domination de la vie.
8. Quelque cinq millénaires plus tard, très peu de choses ont changé dans notre métaphysique fondamentale, dans notre désir inébranlable de transcender les faits de notre existence animale. Les empires se sont succédé. Ils ont éventré la terre afin de siphonner ses réserves sédimentées de lumière solaire et d’alimenter des machines qui réchauffent aujourd’hui tellement la planète qu’elles menacent l’ensemble du vivant. Et alors que nous devrions avant tout nous demander comment nous en sommes arrivé·es là, pourquoi nous nous sommes mis·es en danger à ce point en niant et en méprisant l’animation matérielle dont nous dépendons, de nombreux esprits sont au contraire transis par la possibilité transcendante d’insuffler la vie à des machines. Si la vie animale s’avère insoutenable, nous nous échapperons et accomplirons notre immuable destinée dans le royaume des idées en téléchargeant nos fichiers mentaux dans le « cloud », le nuage (qui n’est pas un vrai nuage et qui ne se trouve pas au paradis. Quelque part sur terre, il y a — il y aura toujours — une plaque de silicium et de circuits, dont les éléments ont été excavés du sous-sol terrestre, alimentée par de l’énergie et entretenue, selon toute probabilité, par une classe asservie à la maintenance de l’infrastructure, pendant que les élites de l’âge numérique ressassent leurs vieux fantasmes d’immortalité abstraite). Ils ne veulent pas savoir, ils ne veulent pas entendre que nous ne comprenons pas le principe de la matière animée. Que les corps ne sont pas des machines, que les esprits ne sont pas des ordinateurs, que l’ADN n’est pas que des données. Que nous n’avons absolument aucune raison de croire qu’en combinant d’une manière suffisamment sophistiquée de l’information et de la matière morte nous ferons un jour jaillir la vie — prouvant ainsi notre maîtrise ultime de l’alchimie.
9. Au cours des deux dernières décennies, la vie sociale humaine, pour des pans entiers de la population mondiale, a été complètement transformée par la migration vers l’espace virtuel. Les aspects les plus immatériels de notre conscience — nos goûts, notre attention, nos intérêts, nos préoccupations et surtout ce que nous voulons et ne voulons pas — ont été siphonnés dans la machine, qu’ils animent ensuite, à la fois au travers de la rencontre et du conflit avec d’autres désirs. Platon se trompait en pensant que le désir n’était qu’un produit de notre moi charnel et affamé. Le désir, c’est ce qui nous anime, ce qui anime tous les animaux. Il nous pousse à arpenter le monde, à la recherche de nourriture, d’un abri et de sexe, certes, mais aussi à la recherche de liens, de reconnaissance, d’un but, de connaissances et de sens. Freud n’avait pas tout à fait tort lorsqu’il a appelé la libido — l’instinct de vie — « Eros », même s’il avait entièrement tort de penser que nos satisfactions n’étaient rien d’autre qu’une expurgation d’une excitation inconfortable : l’étanchement de la soif d’un bébé ou la libération expulsive de l’orgasme masculin. Nous sommes attiré·es vers le monde, encore et encore, non seulement par ce qui nous manque, mais aussi par un désir positif et par le plaisir, le plaisir de la rencontre et du jeu, du projet et de la cocréation collective, et par le besoin d’être immergé·es dans le flux de nous-mêmes tandis que nous nous déployons au travers de nos actions-dans-le-monde. Le désir n’est pas « la vie en tant que telle », mais en tant que clé de ce qui nous anime, il constitue une manifestation de sa perpétuation. La vie vécue en l’absence de désir est insupportable : une lente et agonique suspension dans un temps statique, immuable, la « mort vivante » de la dépression, ou, comme dans les mémoires de Denise Riley sur le deuil, l’expérience du « temps que l’on vit, mais qui ne s’écoule pas » (Time Lived, Without Its Flow).
10. En tant que produit — et en tant que moteur — de l’animation du corps-esprit, le désir naît donc non seulement dans le corps désirant, mais aussi dans l’esprit désirant. La philosophie, la théologie, l’art, la science, la technologie ; la recherche de statut, l’accumulation de richesses, la soif de reconnaissance, la création de sens ; la peur de la mort, la pulsion de transcendance, l’envie de maîtrise, le refus de la dépendance : tout cela est produit par l’action du désir. Contrairement à ce que pensait Platon donc, dans l’édifice séculaire de la polarité métaphysique, le désir s’allie autant à l’esprit qu’au corps (dont l’esprit ne peut être dissocié). Nous pouvons en vouloir au corps pour la façon dont sa faim perturbe nos fantasmes d’une rationalité invulnérable et stoïque, mais le fait est que l’esprit désire aussi, et que ce qui contrarie le plus souvent ses désirs, ce sont les limites inhérentes à la matérialité et les désirs des autres personnes.
11. Alimenter la machine avec nos désirs semble alors offrir une satisfaction sans limite. La machine prétend exister en dehors des contraintes de la matérialité, une utopie sans friction, démassifiée, un monde affranchi de la gravité, où nous pouvons enfin nous élever, sortir de l’obscurité persistante de la caverne, et nous réaliser, dans des pixels illuminés, presque immatériels, tel·les que nous voulons vraiment être. Il s’agit de la Nouvelle Frontière, de la destinée manifeste, du rêve américain numérisé. À l’intérieur de la machine, nous sommes encouragé·es à nous produire et à nous entretenir sans fin en tant qu’avatar, marque, style de vie, influenceuse, marchandise, afin d’attirer d’autres désirs vers l’idée éditée, retouchée et perfectionnée de nous-mêmes, dépourvue de matière réelle, purifiée par des filtres qui témoignent de notre désir de transcender notre propre personne. Des générations entières ont été élevées dans la matrice narcissique de cette machine. Au lieu d’apprendre à canaliser leur désir en direction d’une activité incarnée dans le monde, elles sont encouragées à le canaliser vers la création d’un avatar, d’un objet, d’une identité idéale. On leur apprend à rejeter la difficulté — et la satisfaction — qui peut accompagner le fait de se manifester et d’exprimer ses désirs dans une cocréation confuse et désordonnée avec le monde et avec les autres. On leur apprend à passer directement à la « meilleure partie », où elles peuvent devenir ce qu’elles ont toujours rêvé d’être. Un dieu immatériel individuel.
12. Et dans ce maelstrom de narcissisme et de dissociation, une idéologie s’immisce, création de l’homme transcendant (Transcendant Man[5]) : le Techno-Platonisme v.10.13.4™. Son intrusion passe inaperçue. Il est aisé de vendre une promesse de salut technologique — une nouvelle ! le nec plus ultra ! — à une génération biberonnée à la promesse d’une transcendance numérique, à l’accomplissement automatique de ses désirs, mais en fait perdue, aliénée et en souffrance à l’intérieur de son paradis de réfraction électronique. La nouvelle promesse de salut assure à chaque individu qu’il est absolument et complètement libre d’être qui il se sent être, qui il désire être, et que personne ne peut l’en empêcher. Le désir, la vie, transcendera enfin les déchets mortels de cette chair qui l’alourdit et la retient à la surface de ce rocher flottant dans l’espace, et obtiendra une souveraineté complète dans tous les domaines où elle évoluera. Le corps sera plié à notre volonté, son obéissance inutile et corruptrice aux cycles de la vie générative sera abrogée, en attendant que nous soyons finalement capables de le rejeter dans son intégralité. Telle est la destinée manifeste du progrès humain, le bon côté de l’histoire, l’accomplissement de notre « image du bonheur », qui est « inséparable de […] la délivrance[6] ». Personne ne devrait sous-estimer la puissance de ce mythe millénaire. Combien de fois avons-nous réimaginé, de manière compulsive et imprudente, l’histoire de la transcendance souveraine de l’âme et de sa rédemption dans la vie au-delà de la vie. À ce stade de l’histoire, face à la perspective d’une extinction matérielle — causée par notre irrespect pour la vie —, le fait que le pouvoir techno-capitaliste vende cette histoire à une génération aliénée et dissociée dont il a lui-même volé l’avenir constitue un crime contre l’humanité et la terre.
13. On pourrait imaginer, ou plutôt, on aurait pu espérer que l’intercession dévastatrice du virus, dans toute son implacabilité matérielle et son horreur, nous aurait sorti·es de notre sommeil numérique. Alors que les symptômes de la déliquescence environnementale, culturelle, financière et politique s’accumulent sous nos fenêtres, et que le conflit entre notre désir inflexible de transcendance et la matérialité produit de plus en plus de dégâts, nous intensifions encore notre fuite dans la machine. Mais nous ne sommes pas satisfaits. L’animation chatoyante de notre désir à l’intérieur du virtuel nous laisse sur notre faim. Nous voulons du mouvement dans le monde, le paysage qui défile devant les fenêtres des trains, nos visages sous le soleil et le sol sous nos pieds. Nous voulons de vraies pièces remplies de vrais rires humains et du bourdonnement de l’énergie humaine. Nous voulons entendre la voix des autres et nous regarder dans les yeux. Nous voulons nous toucher.
Tâchons de ne pas renoncer.
Jane Clare Jones
Traduction : Nicolas Casaux
- Martine Rothblatt, Virtually Human : The Promise-and the Peril-of Digital Immortality (New York : St Martin’s Press, 2014), p. 1. ↑
- Il est peut-être compréhensible que nous fassions cette erreur, étant donné que presque tous les animaux dotés d’une intelligence supérieure appartiennent à l’embranchement des chordés, dont la majorité possède un système nerveux central composé d’un cerveau à l’intérieur d’un crâne et d’une colonne vertébrale. L’exception flagrante à ce principe, nous le savons maintenant, est la pieuvre, qui, en tant que mollusque doté d’un système nerveux relativement rudimentaire, ne semblait pas avoir intérêt à être dotée d’une intelligence particulière. J’aime à considérer la pieuvre comme une sorte de réplique évolutionnaire à notre métaphysique dualiste et à la vénération de notre cerveau comme matériel informatique. Le corps entier d’une pieuvre — en particulier ses multiples ventouses sensorielles — est une sensibilité gélatineuse complète, un corps-esprit aquatique sans colonne vertébrale, un corps d’intelligence ondoyant. ↑
- « À ce compte, quels sentiments, à notre avis, pourrait bien éprouver, poursuivit-elle, un homme qui arriverait à voir la beauté en elle-même, simple, pure, sans mélange, étrangère à l’infection des chairs humaines, des couleurs et d’une foule d’autres futilités mortelles, qui parviendrait à contempler la beauté en elle-même, celle qui est divine, dans l’unicité de sa Forme ? » Platon, Le Banquet, 211e, Flammarion, 2007. ↑
- « L’effacement » doit ici être compris dans son sens le plus large, c’est-à-dire comme incluant non seulement la façon dont les mécanismes d’appropriation/domination peuvent nier l’existence de quelque chose dont ils dépendent, mais aussi le fait de nier que les autres existent pour eux-mêmes et avec leurs propres principes de subjectivité, de fécondité ou d’animation. Cela inclut donc l’objectification, la déshumanisation et tout le mécanisme de l’altérisation phallique, par lequel les personnes opprimées selon les axes du sexe, de la race et de la classe se voient attribuer les caractéristiques de ce qui est moins proprement humain, et sont définies par inversion projective à partir de la position du sujet phallique. (J’affirme ici, et je considère qu’il s’agit d’un élément essentiel du féminisme radical et d’un élément central de l’analyse des mécanismes de domination actuellement réprimés par l’analyse antimatérialiste et individualiste de l’oppression-en-tant-que-privilège, que la structure fondamentale de ce mécanisme découle historiquement de l’objectification et de la subordination de la terre dans son entrelacement historique avec l’objectification et la subordination du corps des femmes et de leurs capacités reproductives. Des traces de cette histoire se trouvent dans l’utilisation de métaphores agricoles autour du sexe (« semer la folle avoine », l’usage du verbe « labourer » comme synonyme de « baiser ») et s’étendent à la conception du corps des femmes comme territoire, et à la conception de la colonisation et de l’appropriation de la terre à travers des métaphores sexuelles et vice versa (« territoire vierge », l’entrelacement du viol et de la colonisation dans la métaphore et la pratique, la conception de la pénétration comme possession de la propriété, etc.)La trace lexicale la plus révélatrice de cette histoire, c’est l’usage du terme « semence » pour désigner la contribution de l’homme au processus de reproduction. Le terme « semence » vient d’un mot latin signifiant « graine ». Or les graines sont produites par la fécondation, c’est-à-dire qu’elles sont le produit de la combinaison des gamètes mâles et femelles. Il s’agit donc d’un déni/effacement de la contribution active de la femme à la fécondation, qui fait de la femme le destinataire passif d’un principe génératif entièrement masculin, conformément à la célèbre discussion d’Aristote dans De la génération des animaux. De manière significative, ce moment porte en lui, comme un hologramme, toute la structure de la domination phallique et les systèmes qu’elle a modelés. La nécessité d’une co-création relationnelle, entre l’homme et la femme, entre la matière et l’idée, entre le désir de transcendance et la matérialité, est entièrement éludée dans l’image du sujet masculin autocréateur — le « self-made man » — qui n’a besoin, ne dépend, n’est vulnérable à rien, parce qu’il a déjà réduit ce dont il dépend au statut de sous-humain ou d’objet, à rien de plus qu’un matériau inerte, passif, qu’il s’est déjà approprié. En d’autres termes, significativement, toute la structure de la domination phallique se tient dans l’assimilation réductrice de la terre et de son animation à un objet, et dans l’assimilation réductrice des femmes à la terre. C’est à cette aune qu’il faut interpréter métaphysiquement les tentatives actuelles visant à déformer et à nier l’existence et la signification de la reproduction sexuelle en tant que représentante du principe fondamental de la cocréation relationnelle. Elles sont tout à fait cohérentes et en fait inextricablement liées à l’effort visant à nier le fait que la création et la génération (de types reproductifs et non reproductifs) ne peuvent avoir lieu qu’à travers l’interaction dialectique de l’idée/du désir/de la transcendance et de la matérialité, et à l’effort visant à affirmer la souveraineté absolue de l’identité à la fois sur la matière et sur la relation sociale. ↑
- Transcendent Man, soit « L’homme transcendant », c’est le titre d’un documentaire de 2009 sur Ray Kurzweil, le futurologue et théoricien de la « singularité » technologique, l’idée que l’augmentation exponentielle de la puissance de calcul générera spontanément, à un moment donné, d’ici la fin de la décennie apparemment, une intelligence artificielle. Le documentaire s’ouvre sur le refus tranché de Kurzweil d’accepter la mort, et les quarante minutes suivantes (je n’ai pas pu aller plus loin) comprennent un défilé de têtes parlantes exclusivement masculines, répétant « exponentiel » en boucle, parce qu’à l’évidence, « calcul x exponentiel = vie ». Kurzweil a notamment rédigé l’avant-propos de Virtually Human (2014) de Martine Rothblatt, qui, selon Kurzweil, présente « un argumentaire convaincant en faveur des humains virtuels. Après tout, quelle différence cela fait-il que nos circuits mentaux soient biologiques ou électroniques si le résultat est le même ? » (p. ix). Pour une exploration plus détaillée du rôle du dualisme transhumaniste esprit/matière de Martine Rothblatt dans le développement de l’idéologie transgenre, vous pouvez consulter ma « Brève histoire de l’idéologie transgenre ». ↑
- Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire (1940). ↑
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