Notes sur la transcendance numérique (par Jane Clare Jones)

Notes sur la transcendance numérique (par Jane Clare Jones)

Texte tiré du deuxième numé­ro (hiver 2021) de la revue fémi­niste bri­tan­nique The Radi­cal Notion, éga­le­ment repro­duit dans la col­lec­tion d’essais de Jane Clare Jones inti­tu­lée The Annals of the TERF-Wars and Other Wri­ting (2022).


« Si mon être gros­sier n’était fait que de pen­sée, la dis­tance inju­rieuse n’arrêterait pas ma marche ; car alors, en dépit de l’espace, je me trans­por­te­rais des limites les plus recu­lées au lieu où tu résides. »

— Sha­kes­peare, Son­net 44 (tra­duc­tion de Fran­çois-Vic­tor Hugo)
Épi­graphe d’ouverture du livre Vir­tual­ly Human de Mar­tine Roth­blatt[1].

1. Tous les êtres vivants de cette pla­nète existent dans des corps maté­riels (pour les ani­maux) ou des formes maté­rielles (pour les végé­taux). Le corps est maté­riel, mais l’être vivant n’est pas seule­ment maté­riel. Un corps mort n’est pas un corps vivant. Un corps vivant se dis­tingue d’un corps mort par le fait qu’il est ani­mé. Les Grecs nom­maient ce prin­cipe « psy­ché » et les Romains « ani­ma ». Ils le concep­tua­li­saient comme une âme imma­té­rielle. Les dua­lismes âme/corps échouent à com­prendre que la vie est l’animation de la matière et qu’elle ne se mani­feste qu’à tra­vers la matière. Le seul terme adé­quat pour dési­gner ce prin­cipe de la matière ani­mée — terme qui, d’un point de vue expli­ca­tif, est cepen­dant inadé­quat —, c’est le mot « vie ». Si la mul­ti­pli­ci­té des pro­ces­sus orga­niques repré­sente l’index de la vie, elle n’est pas elle-même la vie en tant que telle. Mal­gré les pro­grès consi­dé­rables de la connais­sance des singes savants — notre capa­ci­té à ana­ly­ser et à repré­sen­ter la répli­ca­tion de l’ADN, la res­pi­ra­tion, la pho­to­syn­thèse, etc. — nous ne savons tou­jours pas ce qu’est, au juste, la vie en elle-même. Il serait bon que les singes savants et arro­gants gardent ce fait à l’esprit.

2. Le fait que nous ne sachions pas ce qu’est la vie et qu’elle s’obstine à échap­per à la maî­trise de nos tech­niques frustre les singes savants. Nous ne savons pas ce qui la fait avan­cer, nous savons ce qui la fait s’arrêter. Mais nous ne savons pas pour­quoi — contrai­re­ment à nos machines —, une fois qu’elle s’est arrê­tée, nous ne pou­vons pas la faire repar­tir. Tout ce que nous savons, c’est qu’il y a des corps vivants et des corps morts, et qu’une fois que la matière ani­mée n’est plus ani­mée, elle se décom­pose à nou­veau en dis­lo­quant ses élé­ments maté­riels par le biais d’autres pro­ces­sus vivants. La mort nous est inten­sé­ment dou­lou­reuse. Et tout comme la vie, la mort s’avère fon­da­men­ta­le­ment insai­sis­sable pour les esprits des singes. Nous avons beau­coup de mal à l’accepter, tant sur le plan émo­tion­nel qu’intellectuel.

3. L’introspection abs­traite des singes — qui porte sou­vent sur ce que cela signi­fie d’être un singe capable d’introspection abs­traite — se heurte depuis long­temps à cette dif­fi­cul­té. Nous sommes bien en peine d’appréhender le fait d’être constitué·es de matière ani­mée, ou le fait qu’un jour, de manière incom­pré­hen­sible, nous ne serons plus animé·es. Nous ne par­ve­nons pas à com­prendre com­ment la matière ani­mée génère la conscience, la conscience de la conscience, et la conscience du fait que nous sommes inca­pables de sai­sir la mesure de notre conscience. Tout comme nous ne com­pre­nons pas la vie, nous ne com­pre­nons pas com­ment la conscience, ou ce que nous appe­lons de manière réduc­trice « l’esprit », naît dans et par l’animation de la matière. Il serait bon que nous gar­dions éga­le­ment à l’esprit le fait que nous ne com­pre­nons pas l’existence de notre esprit.

4. Étant don­né que nous fai­sons l’expérience du monde et de nous-mêmes dans et par notre conscience, il est com­pré­hen­sible que nous nous iden­ti­fiions à cette conscience. Il est beau­coup moins évident de com­prendre pour­quoi nous insis­tons à la qua­li­fier de manière réduc­trice « esprit » ou, pour être plus pré­cis, pour­quoi nous per­sis­tons à n’associer cette conscience qu’avec l’agglomérat de neu­rones situé dans notre boite crâ­nienne[2]. La conscience naît de la matière ani­mée et imprègne toute notre maté­ria­li­té (à l’exception des ongles de nos orteils, de nos che­veux et de nos os, ces par­ties de nous, notam­ment, qui résistent le mieux à la décom­po­si­tion). La sen­sa­tion, et sur­tout l’émotion, sont vécues, c’est-à-dire res­sen­ties, par une enti­té qu’il convien­drait de nom­mer « corps-esprit ». J’ai néan­moins ren­con­tré beau­coup de gens qui pensent que leurs sen­ti­ments sont dans leur cer­veau, et qui s’imaginent qu’ils pour­raient extir­per leur conscience de leur corps sans qu’elle en soit le moins du monde alté­rée. Je ne peux com­prendre cela que comme le pro­duit d’un refou­le­ment extrême et/ou (ce qui revient peut-être au même) d’une pul­sion de trans­cen­dance tel­le­ment impla­cable qu’elle déforme volon­tai­re­ment ce qui par­vient à la conscience humaine, phénoménologiquement.

5. Depuis que les singes ont com­men­cé à consi­gner leurs intros­pec­tions abs­traites — il y a à peine une frac­tion de nano­se­conde à l’échelle de la vie sur la pla­nète — nous essayons d’échapper au fait que nous sommes une conscience incar­née. « Les corps meurent, donc nous ne sommes pas des corps. » « Les corps ont faim, soif, souffrent, aspirent, peuvent être bles­sés, donc ils ne sont pas nous. » Notre phi­lo­so­phie et notre lit­té­ra­ture sont jon­chées de telles for­mules mépri­santes ; le corps n’y est consi­dé­ré que comme une infâme « infec­tion[3] », une chose embar­ras­sante et condam­née à périr. Et à en croire Pla­ton — qui en est aus­si res­pon­sable que tous ceux qui ont per­pé­tué ce men­songe per­ni­cieux —, nous devrions ten­ter de nous dis­so­cier de sa per­fide étreinte ter­restre, et de nous éle­ver, à force de pure abs­trac­tion, dans le ciel immor­tel. Comme si une telle chose était pos­sible. Comme si les humains pou­vaient direc­te­ment contem­pler le centre du soleil sans détruire le tis­su de leurs yeux.

6. Mais les singes savants ne se laissent pas décou­ra­ger. Nous ima­gi­ne­rons nos idées — extraites de nos corps téné­breux et fourbes — scin­tiller dans les cieux. Nous tom­be­rons amou­reux des tri­angles et de l’éternité cris­tal­line des nombres, des équa­tions et des algo­rithmes. Nous conte­rons et racon­te­rons l’histoire de l’au-delà, de la venue du ciel sur la terre, de la parole faite chair, des corps bri­sés sur les croix et de leur résur­rec­tion, d’une vie éter­nelle qui n’est pas et ne pour­ra jamais être la vie, parce que la vie, sur cette pla­nète, implique la mort. La vie n’aurait de valeur, semble-t-il, que si elle valait plus que la vie, que si elle se situait au-delà de la vie. Seule­ment, la seule vie que l’on trouve au-delà de la vie, c’est en fait, déjà la mort. La vie nous importe tel­le­ment que nous l’échangerions sans la moindre hési­ta­tion contre une mort immor­telle, au lieu de nous battre pour sub­sis­ter dans la vie maté­rielle que nous sommes. L’aspiration à l’immortalité trans­cen­dante et imma­té­rielle consti­tue fon­da­men­ta­le­ment une pul­sion de mort. À tra­vers ses efforts pour atteindre l’au-delà de la vie, son res­sen­ti­ment et son mépris pour les limites maté­rielles de la vie, cette aspi­ra­tion nie et rejette les condi­tions qui per­mettent à la vie d’exister. Nous dési­rons tel­le­ment la vie que nous la détrui­sons par notre déni et notre irrespect.

7. Cette peur et ce refus de notre dépen­dance maté­rielle à l’égard de ce que nous ne pou­vons ni com­prendre ni maî­tri­ser plei­ne­ment s’expriment dans toutes nos rela­tions avec la matière plus ou moins ani­mée qui nous crée et qui assure notre sub­sis­tance. Le corps et les entrailles de cette pla­nète, les efflo­res­cences qu’elle pro­duit, les plantes qui trans­forment la lumière du soleil en sucre qui nous per­met de nous mou­voir, la res­pi­ra­tion à tra­vers laquelle nous brû­lons ce sucre, le fré­mis­se­ment de la chair, et par-des­sus tout le corps, le sang, l’esprit et le lait de la mère qui nous donne la vie. Impos­sible de retra­cer la généa­lo­gie des civi­li­sa­tions issues du crois­sant fer­tile sans prendre en compte les trans­for­ma­tions sociales et sym­bo­liques amor­cées lorsque la terre fut divi­sée et labou­rée, clô­tu­rée et exploi­tée, et le corps des femmes trans­for­mé par l’esprit mas­cu­lin en un ter­ri­toire pas­sif, fer­tile et appro­priable, un récep­tacle pour les semences mas­cu­lines. L’attitude du para­digme phal­lique vis-à-vis de la dépen­dance maté­rielle qu’implique l’existence ani­male incar­née a long­temps consis­té à la nier par la pen­sée, tout en s’appropriant et en exploi­tant ce dont il nie l’existence, mais dont il a néan­moins besoin dans la réa­li­té. Ain­si, l’agriculture → le patriar­cat → le viol → le colo­nia­lisme → l’esclavage → le capi­ta­lisme sont liés par la logique de l’effacement[4] → l’appropriation → l’extraction de la matière et de son ani­ma­tion. C’est-à-dire par l’irrespect et la domi­na­tion de la vie.

8. Quelque cinq mil­lé­naires plus tard, très peu de choses ont chan­gé dans notre méta­phy­sique fon­da­men­tale, dans notre désir inébran­lable de trans­cen­der les faits de notre exis­tence ani­male. Les empires se sont suc­cé­dé. Ils ont éven­tré la terre afin de siphon­ner ses réserves sédi­men­tées de lumière solaire et d’alimenter des machines qui réchauffent aujourd’hui tel­le­ment la pla­nète qu’elles menacent l’ensemble du vivant. Et alors que nous devrions avant tout nous deman­der com­ment nous en sommes arrivé·es là, pour­quoi nous nous sommes mis·es en dan­ger à ce point en niant et en mépri­sant l’animation maté­rielle dont nous dépen­dons, de nom­breux esprits sont au contraire tran­sis par la pos­si­bi­li­té trans­cen­dante d’insuffler la vie à des machines. Si la vie ani­male s’avère insou­te­nable, nous nous échap­pe­rons et accom­pli­rons notre immuable des­ti­née dans le royaume des idées en télé­char­geant nos fichiers men­taux dans le « cloud », le nuage (qui n’est pas un vrai nuage et qui ne se trouve pas au para­dis. Quelque part sur terre, il y a — il y aura tou­jours — une plaque de sili­cium et de cir­cuits, dont les élé­ments ont été exca­vés du sous-sol ter­restre, ali­men­tée par de l’énergie et entre­te­nue, selon toute pro­ba­bi­li­té, par une classe asser­vie à la main­te­nance de l’infrastructure, pen­dant que les élites de l’âge numé­rique res­sassent leurs vieux fan­tasmes d’immortalité abs­traite). Ils ne veulent pas savoir, ils ne veulent pas entendre que nous ne com­pre­nons pas le prin­cipe de la matière ani­mée. Que les corps ne sont pas des machines, que les esprits ne sont pas des ordi­na­teurs, que l’ADN n’est pas que des don­nées. Que nous n’avons abso­lu­ment aucune rai­son de croire qu’en com­bi­nant d’une manière suf­fi­sam­ment sophis­ti­quée de l’information et de la matière morte nous ferons un jour jaillir la vie — prou­vant ain­si notre maî­trise ultime de l’alchimie.

9. Au cours des deux der­nières décen­nies, la vie sociale humaine, pour des pans entiers de la popu­la­tion mon­diale, a été com­plè­te­ment trans­for­mée par la migra­tion vers l’espace vir­tuel. Les aspects les plus imma­té­riels de notre conscience — nos goûts, notre atten­tion, nos inté­rêts, nos pré­oc­cu­pa­tions et sur­tout ce que nous vou­lons et ne vou­lons pas — ont été siphon­nés dans la machine, qu’ils animent ensuite, à la fois au tra­vers de la ren­contre et du conflit avec d’autres dési­rs. Pla­ton se trom­pait en pen­sant que le désir n’était qu’un pro­duit de notre moi char­nel et affa­mé. Le désir, c’est ce qui nous anime, ce qui anime tous les ani­maux. Il nous pousse à arpen­ter le monde, à la recherche de nour­ri­ture, d’un abri et de sexe, certes, mais aus­si à la recherche de liens, de recon­nais­sance, d’un but, de connais­sances et de sens. Freud n’avait pas tout à fait tort lorsqu’il a appe­lé la libi­do — l’instinct de vie — « Eros », même s’il avait entiè­re­ment tort de pen­ser que nos satis­fac­tions n’étaient rien d’autre qu’une expur­ga­tion d’une exci­ta­tion incon­for­table : l’étanchement de la soif d’un bébé ou la libé­ra­tion expul­sive de l’orgasme mas­cu­lin. Nous sommes attiré·es vers le monde, encore et encore, non seule­ment par ce qui nous manque, mais aus­si par un désir posi­tif et par le plai­sir, le plai­sir de la ren­contre et du jeu, du pro­jet et de la cocréa­tion col­lec­tive, et par le besoin d’être immergé·es dans le flux de nous-mêmes tan­dis que nous nous déployons au tra­vers de nos actions-dans-le-monde. Le désir n’est pas « la vie en tant que telle », mais en tant que clé de ce qui nous anime, il consti­tue une mani­fes­ta­tion de sa per­pé­tua­tion. La vie vécue en l’absence de désir est insup­por­table : une lente et ago­nique sus­pen­sion dans un temps sta­tique, immuable, la « mort vivante » de la dépres­sion, ou, comme dans les mémoires de Denise Riley sur le deuil, l’expérience du « temps que l’on vit, mais qui ne s’écoule pas » (Time Lived, Without Its Flow).

10. En tant que pro­duit — et en tant que moteur — de l’animation du corps-esprit, le désir naît donc non seule­ment dans le corps dési­rant, mais aus­si dans l’esprit dési­rant. La phi­lo­so­phie, la théo­lo­gie, l’art, la science, la tech­no­lo­gie ; la recherche de sta­tut, l’accumulation de richesses, la soif de recon­nais­sance, la créa­tion de sens ; la peur de la mort, la pul­sion de trans­cen­dance, l’envie de maî­trise, le refus de la dépen­dance : tout cela est pro­duit par l’action du désir. Contrai­re­ment à ce que pen­sait Pla­ton donc, dans l’édifice sécu­laire de la pola­ri­té méta­phy­sique, le désir s’allie autant à l’esprit qu’au corps (dont l’esprit ne peut être dis­so­cié). Nous pou­vons en vou­loir au corps pour la façon dont sa faim per­turbe nos fan­tasmes d’une ratio­na­li­té invul­né­rable et stoïque, mais le fait est que l’esprit désire aus­si, et que ce qui contra­rie le plus sou­vent ses dési­rs, ce sont les limites inhé­rentes à la maté­ria­li­té et les dési­rs des autres personnes.

11. Ali­men­ter la machine avec nos dési­rs semble alors offrir une satis­fac­tion sans limite. La machine pré­tend exis­ter en dehors des contraintes de la maté­ria­li­té, une uto­pie sans fric­tion, démas­si­fiée, un monde affran­chi de la gra­vi­té, où nous pou­vons enfin nous éle­ver, sor­tir de l’obscurité per­sis­tante de la caverne, et nous réa­li­ser, dans des pixels illu­mi­nés, presque imma­té­riels, tel·les que nous vou­lons vrai­ment être. Il s’agit de la Nou­velle Fron­tière, de la des­ti­née mani­feste, du rêve amé­ri­cain numé­ri­sé. À l’intérieur de la machine, nous sommes encouragé·es à nous pro­duire et à nous entre­te­nir sans fin en tant qu’avatar, marque, style de vie, influen­ceuse, mar­chan­dise, afin d’attirer d’autres dési­rs vers l’idée édi­tée, retou­chée et per­fec­tion­née de nous-mêmes, dépour­vue de matière réelle, puri­fiée par des filtres qui témoignent de notre désir de trans­cen­der notre propre per­sonne. Des géné­ra­tions entières ont été éle­vées dans la matrice nar­cis­sique de cette machine. Au lieu d’apprendre à cana­li­ser leur désir en direc­tion d’une acti­vi­té incar­née dans le monde, elles sont encou­ra­gées à le cana­li­ser vers la créa­tion d’un ava­tar, d’un objet, d’une iden­ti­té idéale. On leur apprend à reje­ter la dif­fi­cul­té — et la satis­fac­tion — qui peut accom­pa­gner le fait de se mani­fes­ter et d’exprimer ses dési­rs dans une cocréa­tion confuse et désor­don­née avec le monde et avec les autres. On leur apprend à pas­ser direc­te­ment à la « meilleure par­tie », où elles peuvent deve­nir ce qu’elles ont tou­jours rêvé d’être. Un dieu imma­té­riel individuel.

12. Et dans ce mael­strom de nar­cis­sisme et de dis­so­cia­tion, une idéo­lo­gie s’immisce, créa­tion de l’homme trans­cen­dant (Trans­cen­dant Man[5]) : le Tech­no-Pla­to­nisme v.10.13.4™. Son intru­sion passe inaper­çue. Il est aisé de vendre une pro­messe de salut tech­no­lo­gique — une nou­velle ! le nec plus ultra ! — à une géné­ra­tion bibe­ron­née à la pro­messe d’une trans­cen­dance numé­rique, à l’accomplissement auto­ma­tique de ses dési­rs, mais en fait per­due, alié­née et en souf­france à l’intérieur de son para­dis de réfrac­tion élec­tro­nique. La nou­velle pro­messe de salut assure à chaque indi­vi­du qu’il est abso­lu­ment et com­plè­te­ment libre d’être qui il se sent être, qui il désire être, et que per­sonne ne peut l’en empê­cher. Le désir, la vie, trans­cen­de­ra enfin les déchets mor­tels de cette chair qui l’alourdit et la retient à la sur­face de ce rocher flot­tant dans l’espace, et obtien­dra une sou­ve­rai­ne­té com­plète dans tous les domaines où elle évo­lue­ra. Le corps sera plié à notre volon­té, son obéis­sance inutile et cor­rup­trice aux cycles de la vie géné­ra­tive sera abro­gée, en atten­dant que nous soyons fina­le­ment capables de le reje­ter dans son inté­gra­li­té. Telle est la des­ti­née mani­feste du pro­grès humain, le bon côté de l’histoire, l’accomplissement de notre « image du bon­heur », qui est « insé­pa­rable de […] la déli­vrance[6] ». Per­sonne ne devrait sous-esti­mer la puis­sance de ce mythe mil­lé­naire. Com­bien de fois avons-nous réima­gi­né, de manière com­pul­sive et impru­dente, l’histoire de la trans­cen­dance sou­ve­raine de l’âme et de sa rédemp­tion dans la vie au-delà de la vie. À ce stade de l’histoire, face à la pers­pec­tive d’une extinc­tion maté­rielle — cau­sée par notre irres­pect pour la vie, le fait que le pou­voir tech­no-capi­ta­liste vende cette his­toire à une géné­ra­tion alié­née et dis­so­ciée dont il a lui-même volé l’avenir consti­tue un crime contre l’humanité et la terre.

13. On pour­rait ima­gi­ner, ou plu­tôt, on aurait pu espé­rer que l’intercession dévas­ta­trice du virus, dans toute son impla­ca­bi­li­té maté­rielle et son hor­reur, nous aurait sorti·es de notre som­meil numé­rique. Alors que les symp­tômes de la déli­ques­cence envi­ron­ne­men­tale, cultu­relle, finan­cière et poli­tique s’accumulent sous nos fenêtres, et que le conflit entre notre désir inflexible de trans­cen­dance et la maté­ria­li­té pro­duit de plus en plus de dégâts, nous inten­si­fions encore notre fuite dans la machine. Mais nous ne sommes pas satis­faits. L’animation cha­toyante de notre désir à l’intérieur du vir­tuel nous laisse sur notre faim. Nous vou­lons du mou­ve­ment dans le monde, le pay­sage qui défile devant les fenêtres des trains, nos visages sous le soleil et le sol sous nos pieds. Nous vou­lons de vraies pièces rem­plies de vrais rires humains et du bour­don­ne­ment de l’énergie humaine. Nous vou­lons entendre la voix des autres et nous regar­der dans les yeux. Nous vou­lons nous toucher.

Tâchons de ne pas renoncer.

Jane Clare Jones

Tra­duc­tion : Nico­las Casaux


  1. Mar­tine Roth­blatt, Vir­tual­ly Human : The Pro­mise-and the Per­il-of Digi­tal Immor­ta­li­ty (New York : St Mar­tin’s Press, 2014), p. 1.
  2. Il est peut-être com­pré­hen­sible que nous fas­sions cette erreur, étant don­né que presque tous les ani­maux dotés d’une intel­li­gence supé­rieure appar­tiennent à l’embranchement des chor­dés, dont la majo­ri­té pos­sède un sys­tème ner­veux cen­tral com­po­sé d’un cer­veau à l’in­té­rieur d’un crâne et d’une colonne ver­té­brale. L’ex­cep­tion fla­grante à ce prin­cipe, nous le savons main­te­nant, est la pieuvre, qui, en tant que mol­lusque doté d’un sys­tème ner­veux rela­ti­ve­ment rudi­men­taire, ne sem­blait pas avoir inté­rêt à être dotée d’une intel­li­gence par­ti­cu­lière. J’aime à consi­dé­rer la pieuvre comme une sorte de réplique évo­lu­tion­naire à notre méta­phy­sique dua­liste et à la véné­ra­tion de notre cer­veau comme maté­riel infor­ma­tique. Le corps entier d’une pieuvre — en par­ti­cu­lier ses mul­tiples ven­touses sen­so­rielles — est une sen­si­bi­li­té géla­ti­neuse com­plète, un corps-esprit aqua­tique sans colonne ver­té­brale, un corps d’intelligence ondoyant.
  3. « À ce compte, quels sen­ti­ments, à notre avis, pour­rait bien éprou­ver, pour­sui­vit-elle, un homme qui arri­ve­rait à voir la beau­té en elle-même, simple, pure, sans mélange, étran­gère à l’in­fec­tion des chairs humaines, des cou­leurs et d’une foule d’autres futi­li­tés mor­telles, qui par­vien­drait à contem­pler la beau­té en elle-même, celle qui est divine, dans l’u­ni­ci­té de sa Forme ? » Pla­ton, Le Ban­quet, 211e, Flam­ma­rion, 2007.
  4. « L’ef­fa­ce­ment » doit ici être com­pris dans son sens le plus large, c’est-à-dire comme incluant non seule­ment la façon dont les méca­nismes d’appropriation/domination peuvent nier l’exis­tence de quelque chose dont ils dépendent, mais aus­si le fait de nier que les autres existent pour eux-mêmes et avec leurs propres prin­cipes de sub­jec­ti­vi­té, de fécon­di­té ou d’a­ni­ma­tion. Cela inclut donc l’objectification, la déshu­ma­ni­sa­tion et tout le méca­nisme de l’al­té­ri­sa­tion phal­lique, par lequel les per­sonnes oppri­mées selon les axes du sexe, de la race et de la classe se voient attri­buer les carac­té­ris­tiques de ce qui est moins pro­pre­ment humain, et sont défi­nies par inver­sion pro­jec­tive à par­tir de la posi­tion du sujet phal­lique. (J’af­firme ici, et je consi­dère qu’il s’a­git d’un élé­ment essen­tiel du fémi­nisme radi­cal et d’un élé­ment cen­tral de l’a­na­lyse des méca­nismes de domi­na­tion actuel­le­ment répri­més par l’a­na­lyse anti­ma­té­ria­liste et indi­vi­dua­liste de l’op­pres­sion-en-tant-que-pri­vi­lège, que la struc­ture fon­da­men­tale de ce méca­nisme découle his­to­ri­que­ment de l’objectification et de la subor­di­na­tion de la terre dans son entre­la­ce­ment his­to­rique avec l’objectification et la subor­di­na­tion du corps des femmes et de leurs capa­ci­tés repro­duc­tives. Des traces de cette his­toire se trouvent dans l’u­ti­li­sa­tion de méta­phores agri­coles autour du sexe (« semer la folle avoine », l’usage du verbe « labou­rer » comme syno­nyme de « bai­ser ») et s’é­tendent à la concep­tion du corps des femmes comme ter­ri­toire, et à la concep­tion de la colo­ni­sa­tion et de l’ap­pro­pria­tion de la terre à tra­vers des méta­phores sexuelles et vice ver­sa (« ter­ri­toire vierge », l’en­tre­la­ce­ment du viol et de la colo­ni­sa­tion dans la méta­phore et la pra­tique, la concep­tion de la péné­tra­tion comme pos­ses­sion de la pro­prié­té, etc.)La trace lexi­cale la plus révé­la­trice de cette his­toire, c’est l’usage du terme « semence » pour dési­gner la contri­bu­tion de l’homme au pro­ces­sus de repro­duc­tion. Le terme « semence » vient d’un mot latin signi­fiant « graine ». Or les graines sont pro­duites par la fécon­da­tion, c’est-à-dire qu’elles sont le pro­duit de la com­bi­nai­son des gamètes mâles et femelles. Il s’a­git donc d’un déni/effacement de la contri­bu­tion active de la femme à la fécon­da­tion, qui fait de la femme le des­ti­na­taire pas­sif d’un prin­cipe géné­ra­tif entiè­re­ment mas­cu­lin, confor­mé­ment à la célèbre dis­cus­sion d’A­ris­tote dans De la géné­ra­tion des ani­maux. De manière signi­fi­ca­tive, ce moment porte en lui, comme un holo­gramme, toute la struc­ture de la domi­na­tion phal­lique et les sys­tèmes qu’elle a mode­lés. La néces­si­té d’une co-créa­tion rela­tion­nelle, entre l’homme et la femme, entre la matière et l’i­dée, entre le désir de trans­cen­dance et la maté­ria­li­té, est entiè­re­ment élu­dée dans l’i­mage du sujet mas­cu­lin auto­créa­teur — le « self-made man » — qui n’a besoin, ne dépend, n’est vul­né­rable à rien, parce qu’il a déjà réduit ce dont il dépend au sta­tut de sous-humain ou d’objet, à rien de plus qu’un maté­riau inerte, pas­sif, qu’il s’est déjà appro­prié. En d’autres termes, signi­fi­ca­ti­ve­ment, toute la struc­ture de la domi­na­tion phal­lique se tient dans l’assimilation réduc­trice de la terre et de son ani­ma­tion à un objet, et dans l’assimilation réduc­trice des femmes à la terre. C’est à cette aune qu’il faut inter­pré­ter méta­phy­si­que­ment les ten­ta­tives actuelles visant à défor­mer et à nier l’exis­tence et la signi­fi­ca­tion de la repro­duc­tion sexuelle en tant que repré­sen­tante du prin­cipe fon­da­men­tal de la cocréa­tion rela­tion­nelle. Elles sont tout à fait cohé­rentes et en fait inex­tri­ca­ble­ment liées à l’ef­fort visant à nier le fait que la créa­tion et la géné­ra­tion (de types repro­duc­tifs et non repro­duc­tifs) ne peuvent avoir lieu qu’à tra­vers l’in­te­rac­tion dia­lec­tique de l’idée/du désir/de la trans­cen­dance et de la maté­ria­li­té, et à l’ef­fort visant à affir­mer la sou­ve­rai­ne­té abso­lue de l’i­den­ti­té à la fois sur la matière et sur la rela­tion sociale.
  5. Trans­cendent Man, soit « L’homme trans­cen­dant », c’est le titre d’un docu­men­taire de 2009 sur Ray Kurz­weil, le futu­ro­logue et théo­ri­cien de la « sin­gu­la­ri­té » tech­no­lo­gique, l’i­dée que l’aug­men­ta­tion expo­nen­tielle de la puis­sance de cal­cul géné­re­ra spon­ta­né­ment, à un moment don­né, d’i­ci la fin de la décen­nie appa­rem­ment, une intel­li­gence arti­fi­cielle. Le docu­men­taire s’ouvre sur le refus tran­ché de Kurz­weil d’ac­cep­ter la mort, et les qua­rante minutes sui­vantes (je n’ai pas pu aller plus loin) com­prennent un défi­lé de têtes par­lantes exclu­si­ve­ment mas­cu­lines, répé­tant « expo­nen­tiel » en boucle, parce qu’à l’é­vi­dence, « cal­cul x expo­nen­tiel = vie ». Kurz­weil a notam­ment rédi­gé l’a­vant-pro­pos de Vir­tual­ly Human (2014) de Mar­tine Roth­blatt, qui, selon Kurz­weil, pré­sente « un argu­men­taire convain­cant en faveur des humains vir­tuels. Après tout, quelle dif­fé­rence cela fait-il que nos cir­cuits men­taux soient bio­lo­giques ou élec­tro­niques si le résul­tat est le même ? » (p. ix). Pour une explo­ra­tion plus détaillée du rôle du dua­lisme trans­hu­ma­niste esprit/matière de Mar­tine Roth­blatt dans le déve­lop­pe­ment de l’i­déo­lo­gie trans­genre, vous pou­vez consul­ter ma « Brève his­toire de l’i­déo­lo­gie trans­genre ».
  6. Wal­ter Ben­ja­min, Thèses sur la phi­lo­so­phie de l’his­toire (1940).
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