L’histoire et la géographie de la Palestine ont été supprimées des manuels scolaires israéliens il y a une dizaine d’années, affirme l’universitaire Nurit Peled-Elhanan.
Source : Truthout, George Yancy
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Dans The Black Image in the White Mind (L’image Noire dans l’Esprit Blanc), l’historien George M. Frederickson écrit : « Dans les années qui ont immédiatement précédé et suivi 1800, les Américains blancs ont souvent montré, par leurs paroles et leurs actes, qu’ils considéraient [les Noirs] comme un élément définitivement étranger et inassimilable de la population. » Dans le contexte de la domination blanche américaine, les stéréotypes racistes anti-Noirs décrivent ces derniers comme intrinsèquement inaptes, posant des problèmes innés et dissociés de la catégorie de l’humain, une catégorie synonyme de la race blanche.
Le chercheur franco-tunisien Albert Memmi, dans Le colonisateur et le colonisé, a compris ces rationalisations racistes comme une série de négations, en observant : « Le colonisé n’est pas ceci, n’est pas cela. [Il ne sont] jamais considérés sous un jour positif ou si [ils le sont], la qualité qui leur est concédée est le résultat d’une défaillance psychologique ou éthique. » Dans ces régimes binaires racistes, il est nécessaire qu’un groupe spécifique fonctionne comme « autre ».
Partout dans le monde, des groupes sont considérés comme « autres », et leur « altérité » est imposée par ceux qui contrôlent les formes dominantes de discours : ceux qui ont le pouvoir de représentation pour rabaisser, marginaliser et diaboliser. Historiquement, les écoles et les institutions religieuses ont contribué à soutenir ce discours déshumanisant.
Nurit Peled-Elhanan est maître de conférences en enseignement des langues à l’Université hébraïque et au David Yellin Academic College de Jérusalem, et auteur de plusieurs ouvrages. Dans cet entretien exclusif, elle explique comment les manuels scolaires israéliens (et, par extension, les écoles israéliennes) encadrent puissamment le discours anti-palestinien et inculquent aux enfants israéliens la suspicion, la peur et la haine des Palestiniens. Le travail de Peled-Elhanan fournit une analyse puissante de la relation entre le pouvoir pédagogique de l’État israélien et l’idéologie raciste et anti-palestinienne.
George Yancy : Donnez quelques exemples de la façon dont les Palestiniens sont dépeints de manière raciste dans les manuels scolaires israéliens.
Nurit Peled-Elhanan : Les manuels scolaires sont toujours, et pas seulement en Israël, destinés à légitimer l’État et ses actions. Sinon, nous n’aurions pas de manuels scolaires, ce ne seraient que des livres. La raison d’être des manuels scolaires est donc de légitimer l’État, et en particulier les actions controversées de l’État, comme ce que l’on appelle les crimes fondateurs, etc. En Israël, ce qui doit être légitimé, c’est la colonisation de la Palestine et l’occupation en cours. Israël doit justifier ses politiques. Ainsi, comme tous les colonisateurs, Israël dépeint les colonisés comme des êtres primitifs, maléfiques ou superflus. Israël les dépeint comme un groupe racialisé qui ne peut pas changer et qui ne changera jamais.
Par exemple, dans un manuel scolaire de géographie, il y a un passage sur les facteurs qui « inhibent » le développement du village arabe. Ainsi, on dit que les villages arabes sont éloignés du centre, que les routes qui y mènent sont difficiles et qu’ils sont restés à l’écart du processus de changement et de développement. Ils disent qu’ils sont peu exposés à la vie moderne et qu’il est difficile de les raccorder aux réseaux d’électricité et d’eau. On pourrait penser qu’il s’agit d’un pays de la taille de l’Australie. Mais Israël est plus petit que le New Jersey. Où sont donc ces villages isolés qui sont restés à l’écart du développement ? Ou alors, on dit que la société arabe est traditionnelle et qu’elle s’oppose aux changements par nature, qu’elle est réticente à adopter des nouveautés. La modernisation leur semble dangereuse et ils ne sont pas disposés à faire des concessions pour l’intérêt général. Ils sont également décrits comme un problème et une menace démographique, comme une menace pour la sécurité. Et c’est parce qu’ils sont considérés comme une menace démographique que les massacres et leur élimination sont légitimés. Un manuel scolaire indique que l’un des massacres, celui de Deir Yassin, qui a provoqué la fuite panique des Palestiniens, résultait d’un problème démographique effrayant. Même Chaim Weizmann, le premier président d’Israël, a qualifié la fuite des Palestiniens de miracle. L’idée est que les Israéliens doivent être plus nombreux que les Palestiniens. Si nous sommes plus nombreux qu’eux, nous serons en sécurité.
Ils comparent sans cesse le nombre d’Arabes et de Juifs dans les manuels scolaires, dans toutes les matières, en particulier la multiplication. Les manuels scolaires désignent les Palestiniens comme les Arabes d’Israël ou le secteur non juif. On ne trouve jamais l’étiquette « Palestinien », sauf lorsqu’elle est associée à la terreur. La communauté bédouine, par exemple, les tribus bédouines qui vivent sur le territoire depuis des milliers d’années, sont appelées la diaspora bédouine, pour donner l’impression qu’elles ne sont pas à leur place. Les cartes des manuels scolaires ignorent complètement l’existence de la Palestine et des Palestiniens. Même sur une carte qui montre la population arabe, on ne trouve pas une seule ville arabe, pas même Nazareth.
Ils justifient les lois racistes, telles que la loi sur la citoyenneté, qui ne permet pas à un couple (dont l’un est citoyen israélien et l’autre originaire des territoires occupés) de vivre ensemble. Ils justifient ce type de loi raciste, illégale et anticonstitutionnelle en citant l’ancien président de la Cour suprême d’Israël, qui a déclaré à propos des Palestiniens : « Les droits de l’homme ne doivent pas être une recette pour le suicide national. »
Ainsi, l’image globale est que vous savez qu’ils représentent une menace et qu’ils ne doivent donc pas être traités comme des personnes. Ainsi, toute la discrimination, l’élimination et le confinement des citoyens arabes sont légitimés par cette excuse : la nécessité d’être une majorité, de maintenir le caractère juif de l’État. Il fut un temps où une politique encourageait la naissance de quatre enfants par famille dans le secteur juif afin de dépasser le nombre d’Arabes. Les familles étaient récompensées. On les appelait les « familles bénies ». Aujourd’hui, cette politique n’existe plus. Lorsque Benjamin Netanyahou est devenu ministre des finances, il a mis fin aux allocations que recevaient les familles nombreuses. Mais il s’agissait d’une politique visant à les rendre moins nombreuses.
À quel âge ces livres sont-ils présentés aux enfants israéliens ?
Cela commence à l’école maternelle. Les manuels scolaires reflètent le discours. C’est ce que dit le linguiste Gunther Kress : Les textes sont une ponctuation de la sémiose ou de la création de sens, à un moment précis. C’est pourquoi les manuels scolaires changent d’un gouvernement à l’autre. Il s’agit donc du discours, du discours social. Il se reflète dans les manuels scolaires ; les manuels scolaires n’inventent pas ce type de discours.
Ce que votre travail montre, c’est que les images des manuels scolaires ne sont pas anodines, sans conséquence ou simplement destinées à divertir. Ce que vous montrez, c’est que les images racistes ont de profondes implications existentielles. La déshumanisation des Palestiniens par les manuels scolaires israéliens permet leur décimation. Après tout, si les enfants israéliens sont élevés en acceptant la « vérité inconditionnelle » de ce qui est écrit ou représenté par des images dans leurs livres et leurs espaces pédagogiques, alors tuer des Palestiniens par le biais d’une punition collective n’a pas le même poids éthique que la perte de vies israéliennes.
Dans Palestine in Israeli School Books : Ideology and Propaganda in Education (La Palestine dans les manuels scolaires israéliens : Idéologie et propagande dans l’éducation), vous écrivez : « Les non-citoyens palestiniens des territoires occupés sont souvent dépeints comme des terroristes, et cette représentation renforce la politique, présentée dans les livres scolaires comme une nécessité convenue, de contrôle constant, de restriction de mouvement et même d’assassinats extrajudiciaires. » Il y a là une profonde ironie. Nous savons que les Juifs ont fait l’objet d’une propagande déshumanisante de la part de l’Allemagne nazie. Les Juifs étaient décrits comme des « parasites » qui devaient être éliminés, exterminés de la pureté de la « race aryenne ». Les Palestiniens sont clairement le groupe d’exclus. Comment voyez-vous spécifiquement le sionisme comme une force idéologique qui crée un groupe interne qui ne doit pas être « souillé » par le groupe externe ? Après tout, le sionisme en tant que forme de construction d’une nation ne signifie pas seulement l’utilisation de stéréotypes racistes, mais aussi le contrôle de l’espace géographique. Pourriez-vous nous expliquer comment, selon vous, ces deux formes de violence fonctionnent en tandem dans le cadre du projet même du sionisme ?
L’identité israélienne est une identité territoriale. L’identité nationale et l’identité territoriale ne font qu’un. Le territoire est donc un facteur très important de notre identité. Nous sommes de la terre et nous devons l’occuper. Mais je pense que la façon dont ils ont traité, depuis le début du sionisme […] est la façon dont tous les colonialistes ont traité les populations indigènes : on dit qu’ils sont primitifs, et nous apportons le progrès. On dit qu’elles n’existent pas. Elles sont considérées comme faisant partie du paysage. Je pense que toutes les puissances coloniales ont traité la population locale de la même manière. Le sionisme était donc un mouvement national européen. Comme tous les mouvements nationaux européens, le sionisme a défini qui est humain et qui est « autre ». Et l’autre, c’est l’« l’homme de l’est, l’oriental ». Tout ce qu’ils voulaient, c’était se débarrasser de l’Orient, parce que les Juifs étaient appelés les Orientaux en Europe, comme s’ils étaient une race « orientale », et ils voulaient s’en débarrasser. Ils voulaient s’occidentaliser.
C’est l’une des choses sur lesquelles on insiste beaucoup dans les manuels scolaires : Nous sommes l’Occident. L’histoire des Juifs en Orient ou dans les pays musulmans n’est même pas mentionnée, bien qu’ils aient eu une vie très harmonieuse et enrichissante dans les pays musulmans pendant des milliers d’années. Mais elle n’est même pas mentionnée. Ils ont donc voulu s’occidentaliser et effacer l’histoire du pays pour reproduire le mythe de la continuité, comme si les Juifs qui venaient d’Europe rentraient chez eux, sur leur terre. Ainsi, l’histoire, la culture et tout ce qui existait auparavant sur la terre de Palestine ou d’Israël arabe ont été effacés. Ils l’ont également fait dans le domaine de l’archéologie. Il n’y a pratiquement aucune découverte archéologique de Palestine ou de l’époque ottomane. Les Ottomans ont régné ici pendant 600 ans, mais il n’y a pratiquement rien. Si vous vous rendez dans un parc en Israël, on vous dira qu’il s’agissait de tel ou tel endroit pour les Romains, les Byzantins, les Croisés, les Britanniques et les Sionistes. Deux mille ans d’histoire sont effacés. Tous ces éléments réunis peuvent donc expliquer l’attitude israélienne. Et bien sûr, comme tous les colonialistes, les dirigeants sionistes utilisent un discours raciste pour vilipender les populations indigènes, et pour légitimer leur discrimination et leur élimination.
On pourrait dire que les Juifs éthiopiens sont un groupe qui vit une sorte d’« altérité » au sein d’Israël. Dans votre livre, Holocaust Education and the Semiotics of Othering in Israeli Schoolbooks (L’enseignement de l’Holocauste et la Sémiotique de l’Altérité dans les manuels scolaires israéliens), vous expliquez comment les Juifs arabes et les autres Juifs non européens sont eux aussi des victimes du sionisme. Dans votre livre, vous qualifiez les Juifs non européens qui se sont installés en Israël de « victimes des victimes ». Comment les récits sionistes contribuent-ils à l’« éviction » des Juifs non européens ?
Comme je l’ai dit, le mouvement sioniste était un mouvement européen. Depuis qu’ils sont arrivés en Palestine, ils ont voulu s’occidentaliser et s’indigéniser en même temps : comme s’ils revenaient. L’idée était de créer une patrie pour les Juifs européens. Ils ne s’intéressaient pas aux autres Juifs, surtout pas à ceux des pays arabes ou africains. Mais après l’Holocauste et l’extermination des Juifs européens, ils avaient besoin de personnes pour peupler le futur État d’Israël. Ils les ont donc cherchés dans d’autres pays, et ils les ont trouvés dans des pays musulmans. Mais l’idée était qu’ils étaient barbares et primitifs, pleins de germes et de maladies, et ainsi de suite, et qu’ils devaient être enfermés dans des camps jusqu’à ce qu’ils puissent s’intégrer. Ils devaient abandonner leur culture, leur arabité ou leur africanité, leur langue, leur musique, leurs coutumes, leur religion, et adopter cette autre religion, cet autre judaïsme qui s’est développé en Europe de l’Est. De nombreuses personnes écrivent à ce sujet; Ela Shohat, et d’autres. Ils les ont donc transformés en victimes des victimes, parce que ceux qui les ont traités de cette manière étaient en réalité les victimes, les survivants.
Ils ont été maintenus dans ce que l’on appelle le colonialisme intérieur ou le colonialisme interne. Aujourd’hui encore, quatre générations après leur arrivée en Israël, leurs petits-enfants sont toujours appelés Marocains, ou même « sales Marocains ». Ils sont appelés par leur ethnie : les Juifs ashkénazes, cependant, sont la norme, les non marqués. On ne leur donne pas le nom d’une ethnie. Mais les non-Ashkénazes, bien qu’ils soient sur le territoire depuis quatre générations, sont toujours appelés par leur appartenance ethnique. Les écarts en matière d’éducation, d’emploi et de richesse se creusent, au lieu de se réduire.
C’était une chose horrible, et la façon dont ils ont été traités les a ruinés. Elle a ruiné la famille, elle a ruiné la communauté. C’était un désastre. En fait, Israël n’a pas voulu que les Éthiopiens viennent pendant de nombreuses années. Les Juifs éthiopiens, ou Beta Israël (la maison d’Israël), comme ils s’appellent eux-mêmes, voulaient venir à Sion pour des raisons religieuses. Les Juifs arabes n’étaient pas non plus sionistes, bien que certains d’entre eux aient participé à des mouvements sionistes, mais leurs motivations étaient essentiellement religieuses et non politiques. Ils voulaient venir à Jérusalem, c’est tout. Les Juifs éthiopiens, qui pensaient être les seuls Juifs au monde, voulaient venir à Sion. Lorsqu’ils ont appris qu’il y avait une possibilité, ils ont commencé à demander à venir. Mais Israël ne voulait pas d’eux. Ce n’est qu’après que l’Assemblée générale des Nations unies, en 1975, a déclaré que le sionisme était un mouvement raciste qu’ils ont décidé de les faire venir pour prouver qu’ils autorisaient l’entrée des Noirs. Mais il a fallu attendre plusieurs années avant qu’ils ne commencent à venir.
La façon dont ils les ont amenés a été désastreuse. Ils les ont fait marcher jusqu’au Soudan, puis les ont fait attendre au Soudan dans des conditions de vie déplorables pendant des mois et des mois. Les morts se comptaient par milliers. Et puis ils ont défini cela, ou l’ont couronné, comme une merveilleuse opération clandestine de « nos braves soldats ». Ils les ont fait venir et les ont placés dans ces camps, qu’ils appelaient camps d’absorption, centres d’absorption. Ils étaient complètement dépendants de la bureaucratie israélienne. Ils ne pouvaient pas prendre de décisions concernant leur propre bien-être. Ils ont dû abandonner toutes leurs coutumes, leurs chefs religieux, leur religion, car ils s’appuyaient sur la Bible et non sur la Halachah, qui avait été élaborée en Europe de l’Est – ils ne la connaissaient même pas. Ils ne pouvaient pas non plus choisir les écoles pour leurs enfants.
Les manuels scolaires le reproduisent encore aujourd’hui en traitant les Juifs éthiopiens comme un « problème » auquel l’État doit faire face. Et aujourd’hui, plus de 40 ans après leur arrivée, ils sont toujours traités comme un problème. Ils doivent étudier toutes sortes de textes écrits par des Européens au siècle dernier, dans les années 60, sur la vie en Éthiopie et entendre qu’ils sont patriarcaux, primitifs, qu’ils marient leurs filles à l’âge de 9 ans, etc. Rien n’est dit sur leur contribution au pays. Il y a des artistes, des chanteurs, des danseurs, des scientifiques, tout. Ils ne sont mentionnés que lorsqu’ils sont de « bons soldats ». Tous les livres le mentionnent. Ils sont séparés dans des programmes spéciaux pour les Éthiopiens, même s’ils sont nés en Israël, même à l’université, à l’école d’infirmières, à l’armée. Ces programmes spéciaux sont destinés à les occidentaliser comme Israël est occidental, ce qui est absurde. Et pourtant, ils doivent lire ces textes. Tous les textes les concernant sont écrits par des Juifs ashkénazes. Il n’y a pas un seul texte éthiopien dans tous les programmes, bien qu’il y ait des écrivains (et des sociologues et des psychologues) qui ont reçu des prix. Aujourd’hui, les intellectuels israéliens d’origine éthiopienne ont commencé à s’opposer et à réfuter le récit du sauvetage. Il existe aujourd’hui un mouvement de résistance à tout cela. Mais c’est très difficile.
La police les traite comme elle traite les Noirs en Amérique et en Angleterre. Ils les abattent dans les rues. Récemment, un procès a été mené à son terme. Un policier a tiré sur un Israélien éthiopien de 18 ans et le policier a été acquitté. Pendant tout le procès, les juges ont traité le policier comme s’il était la victime et les parents de ce jeune comme s’ils faisaient obstruction. Le chef de la police a dit : Oui, que pouvons-nous faire ? Ils sont noirs. Et cela se retrouve dans les manuels scolaires. Les manuels scolaires vous disent qu’ils ne peuvent pas s’intégrer, ou qu’ils ont du mal à s’intégrer, parce qu’ils ont toutes sortes de coutumes auxquelles nous ne sommes pas habitués, comme le respect des aînés, l’autorité parentale ! Des choses horribles comme ça. Et la couleur de la peau. Les manuels scolaires reproduisent donc le racisme de l’État. Ils les montrent toujours, sur les photos, affalés sur le sol dans un désert et on ne voit même pas leur visage.
Je demande toujours à mes étudiants où vivaient les Juifs éthiopiens en Éthiopie. Ils répondent : dans le désert, ce qui est faux. Ils vivaient au sommet des collines parce qu’ils avaient besoin d’eau pour les troupeaux. Pendant le COVID, une conférencière éthiopienne du David Yellin Academic College a donné une conférence au personnel et a posé la même question : « Où pensez-vous qu’ils vivaient ? » Les conférenciers ont tous répondu « dans le désert », car c’est la seule image des Juifs éthiopiens que nous ayons vue. C’est horrible.
J’ai fait du bénévolat auprès d’enfants dans un centre d’intégration près de chez moi. Les conditions de vie y étaient épouvantables, tout comme le traitement qui leur était réservé à l’école. Le racisme qui règne dans les écoles les empêche de participer à toutes les activités auxquelles les enfants blancs ont accès. Bien sûr, c’étaient des enfants merveilleux et brillants, et je suis toujours en contact avec certains d’entre eux. L’une d’entre elle était techniciene dans l’armée de l’air israélienne. Mon mari et moi sommes allés à son mariage et il n’y avait pas une seule personne blanche à ce mariage, ni aucun de ses anciens camarades de l’armée, ni aucun de ses camarades actuels, pas même un seul. Mais comment est-ce possible ? Je suis sûr qu’elle a invité tout le monde. C’est une anecdote, mais je la mentionne pour vous montrer l’attitude à l’égard des Juifs éthiopiens. J’ai entendu des enseignants dire qu’ils puaient. J’ai entendu des professeurs dire qu’ils n’étaient pas sacrés parce qu’ils abattaient eux-mêmes les vaches..
Cela me rappelle l’horrible réalité de la génération volée, où les Australiens blancs ont forcé les enfants aborigènes et insulaires du détroit de Torres à quitter leurs parents. L’objectif est d’effacer toute trace de leur identité culturelle.
Oui. Dans ce cas, toute l’éducation des enfants éthiopiens israéliens vise à les changer, et non à apprendre à les connaître, à apprendre d’eux ou à reconnaître leurs contributions à une société multiculturelle. J’ai demandé à une enseignante si elle pensait que ces changements les déconnecteraient de leur culture, de leur communauté et de leur famille. Elle m’a répondu : « Oui, j’espère qu’ils enseigneront aussi à leurs parents. » Donc, oui, ce sont les mêmes processus coloniaux qui ont eu lieu en Australie et au Canada. Il s’agit de la même « mission civilisatrice ». C’est la mission civilisatrice de l’homme blanc. Les Éthiopiens ont été choqués à leur arrivée, car ils pensaient venir dans la « Jérusalem d’or » et, soudain, ils ont été traités comme des non-Juifs, ce qui a provoqué de nombreux suicides. Ils étaient traités comme des bêtes, ce qui n’a pas changé jusqu’à aujourd’hui.
Comment envisagez-vous un moyen efficace de démanteler les stéréotypes anti-palestiniens en Israël qui sont à l’origine de tant de violence ? En quoi le fait de repenser l’éducation et de repenser radicalement les programmes scolaires en Israël pourrait-il faire la différence ?
On pourrait avoir un programme scolaire entièrement nouveau si on le voulait. J’ai parlé des livres jusqu’en 2014 environ, parce qu’après cette date, on ne trouve plus du tout de Palestiniens dans les manuels scolaires, ni d’Éthiopiens. Vous avez des problèmes abstraits de terreur, mais personne ne parle d’eux en tant que personnes. Il y a eu un changement à la fin des années 90, lorsque de nouveaux historiens ont parlé de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), mais aujourd’hui, il n’y a rien ; c’est comme s’ils n’existaient pas. Ces livres sont comme des pamphlets évangélistes. Même les photos que vous voyez, toutes les photos des gens dans les livres scolaires sont blonds avec des yeux bleus. En réalité, la plupart des Israéliens ne sont pas blonds. J’ai demandé à un graphiste qui avait conçu un manuel scolaire pourquoi il avait fait cela. Il m’a répondu : « Eh bien, ça fait bien. » Ces livres sont vraiment des livres de propagande.
Chaque année, je vérifie s’il y a des nouveautés dans ces livres, mais il n’y a pas du tout d’ « autres » dans ces livres, pas la moindre diversité. La situation ne fait donc qu’empirer. Mais bien sûr, si vous voulez donner un sens, vous devez construire un nouveau programme, qui ne sera pas seulement ce que l’on appelle le récit pédagogique, mais aussi le récit performatif, le récit des personnes qui ne sont jamais incluses dans le récit pédagogique ou le récit officiel, les personnes dont les voix ne sont pas entendues (les récits écrits par les Bédouins, les Circassiens, les Druzes, les Palestiniens, les Juifs éthiopiens, les Juifs arabes, les Juifs russes) parce qu’Israël est un endroit avec tant de langues, tant de groupes de personnes qui n’ont rien en commun, soit dit en passant. Ce n’est pas un pays multiculturel, mais il y a beaucoup de cultures en son sein. La seule façon d’avancer est d’avoir un récit du peuple compréhensible, ce que l’universitaire indien et théoricien critique Homi Bhabha appelle le récit performatif, celui qui compte, celui qui affecte vraiment la vie des gens. En Israël, personne n’a d’histoire, sauf l’histoire sioniste. Nous ne savons rien, même à propos des Juifs européens. Nous ne savons rien, sauf qu’ils ont été exterminés.
L’écrivain palestinien libanais Elias Khoury a écrit un livre intitulé Children of the Ghetto : My Name Is Adam (Les enfants du ghetto : mon nom est Adam) dans lequel il raconte l’histoire d’un Palestinien en proie à la douleur et au chagrin. Le livre raconte l’histoire d’un homme qui a été amené à enterrer et à brûler les cadavres après les massacres. Khoury appelle ces personnes des Sonderkommandos. Il raconte l’histoire de l’un d’entre eux, en fait un être humain individuel qui a une histoire. Et lorsque vous lisez cette histoire en contraste avec l’histoire israélienne racontée dans les livres d’histoire, c’est la différence avec un récit pédagogique ou officiel, c’est le récit des marginaux, le récit des personnes qui sont devenues des objets collectifs. Et c’est ainsi qu’il faut procéder, pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas. Mais l’histoire des Juifs éthiopiens n’est pas écrite par des Juifs éthiopiens. Tout est anthropologique, et tout est fait d’un point de vue eurocentrique, d’un point de vue raciste. Je pense que la seule façon de procéder n’est pas de confronter les deux récits officiels, palestinien contre israélien. Cela a été fait. Ni Israël ni la Palestine n’autorisent son utilisation à l’école. Mais nous devons prendre en compte les récits de tous les habitants, et c’est là que vous trouverez des choses fascinantes sur la vie commune qui régnait dans cet endroit pendant la période ottomane et avant, qui était riche et harmonieuse sur le plan culturel, économique et agricole. Les gens étaient très cosmopolites. Tout était réuni sans que personne ne perde son identité ou son appartenance religieuse. J’aimerais voir cela.
Nous avons essayé de le faire avant l’assaut de 2009 sur Gaza. Nous avons essayé de former un groupe d’experts qui commencerait à rédiger ce programme. Un groupe formidable est venu, tous bénévoles. Mais Israël a attaqué Gaza et les Palestiniens n’ont pas voulu et n’ont plus pu venir. Mais je pense qu’il y a beaucoup de gens qui aimeraient le faire, parce que c’est toujours beaucoup plus intéressant que toute cette propagande politique que l’on trouve dans les livres scolaires, qui ne parle que de pogroms, de guerres et de massacres de juifs.
Aujourd’hui, l’idée qui unit les gens ici est que nous sommes tous des victimes de l’Holocauste et que nous pouvons être à nouveau victimes de l’Holocauste si nous ne faisons pas attention. Telle est l’idée. Il faut traumatiser les enfants pour les rendre loyaux, afin qu’ils ne quittent pas le pays. Et c’est écrit dans tous les livres. Ce qui est arrivé aux Juifs en Europe est arrivé parce qu’ils n’avaient pas d’État ni d’armée. Vous obligez les gens à rester, les jeunes, vous les effrayez à mort. Vous savez, les gens disent : « N’allez pas en Turquie, ils nous détestent. » Qu’est-ce que vous voulez dire ? Ils nous détestent. Ils m’aiment quand je viens au marché acheter des tapis. Je me souviens que lorsque j’ai emmené mon fils en Grèce à l’âge de 8 ans, son cousin m’a dit : « N’y va pas ! Ils nous ont exterminés. » Il y a cinq mille ans, ils ont détruit le temple. Et cette attitude est très forte en Israël. N’allez pas à Athènes. Ils sont antisémites. N’allez pas là-bas, il y a des Arabes. L’Holocauste est donc ce qui unit tout le monde et plane au-dessus de nous en permanence, avec un mépris pour les vraies victimes de l’Holocauste parce que, vous savez, elles n’ont pas riposté.
Cela ressemble à un processus de nazification des Arabes…
Oui ! Depuis qu’Israël s’est lié d’amitié avec l’Allemagne en 1953 et a accepté l’argent des réparations, le rôle d’exterminateur potentiel est passé aux Arabes, sans quoi nous n’avons aucune raison d’être ici et d’être armés jusqu’aux dents. Les Arabes ont reçu le rôle d’exterminateurs potentiels sans raison, sans cause. Je veux dire que les Arabes n’ont jamais exterminé les Juifs. Les musulmans ont rarement perpétré des pogroms contre les Juifs. Il y a eu quelques incidents, certes, mais ils n’ont jamais pensé à une solution finale. En 1953, David Ben-Gourion a déclaré : « Je prends l’argent des réparations allemandes pour que nous puissions nous défendre contre les Arabes nazis », et c’est ainsi qu’il a inventé le terme « Arabes nazis ». Puis ils ont dit : « Nous vivons dans les frontières d’Auschwitz ». Et Menachem Begin a déclaré que l’attaque des camps de réfugiés au Liban nous avait sauvés d’un « autre Treblinka ». Tel est le discours. Et aujourd’hui encore, ils traitent les Palestiniens de Gaza de nazis. Ce qui s’est passé le 7 octobre a été immédiatement comparé à la Shoah, à l’Holocauste. Immédiatement. Et cela fonctionne. Nous sommes une puissance nucléaire et ils n’ont rien, mais ils sont décrits d’une part comme des êtres humains primitifs et superflus, et d’autre part comme des nazis tout-puissants. Et ça marche.
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George Yancy est professeur de philosophie Samuel Candler Dobbs à l’Université Emory et boursier Montgomery au Dartmouth College. Il est également le premier boursier de l’Université de Pennsylvanie dans le cadre du Provost’s Distinguished Faculty Fellowship Program (année universitaire 2019-2020). Il est l’auteur, l’éditeur et le coéditeur de plus de 25 ouvrages, dont Black Bodies, White Gazes ; Look, A White ; Backlash : What Happens When We Talk Honestly about Racism in America ; et Across Black Spaces : Essays and Interviews from an American Philosopher publié par Rowman & Littlefield en 2020. Ses ouvrages les plus récents comprennent une collection d’entretiens critiques intitulée Until Our Lungs Give Out : Conversations on Race, Justice, and the Future (Rowman & Littlefield, 2023), et un livre coédité (avec le philosophe Bill Bywater) intitulé In Sheep’s Clothing : The Idolatry of White Christian Nationalism (Roman & Littlefield, 2024).
Source : Truthout, George Yancy, 15-09-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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