Le texte suivant est une traduction d’un article paru le 30 juillet 2023 dans le New York Times.
Le mois de juillet est un mois difficile pour beaucoup d’entre nous, ici au Nouveau-Mexique, où la vie de milliers de personnes a été bouleversée par l’essai de la première bombe nucléaire. Les événements du 16 juillet 1945 pèsent lourdement sur nous. Pourquoi en serait-il autrement ? Ils ont tout changé. Les habitant·es du Nouveau-Mexique ont été les premiers cobayes humains de l’arme la plus puissante du monde.
Ce mois de juillet particulier a été plus tendu que d’habitude. Notre communauté attendait la sortie du film Oppenheimer — et une certaine reconnaissance de ce que nous avons enduré au cours des 78 dernières années. Lorsque j’ai visionné le film lors d’une séance bondée à Santa Fe, j’ai réalisé que nos attentes étaient une fois de plus ignorées. Ce film de trois heures ne raconte qu’une partie de l’histoire du projet Manhattan, qui a mis au point la bombe et réalisé l’essai appelé Trinity ce fameux jour de juillet. Il n’explore pas en profondeur le coût de la décision de tester la bombe dans un endroit où ma famille et beaucoup d’autres vivaient depuis des générations.
Un seul film ne peut pas tout faire, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que le récit de cette histoire, tel qu’il est présenté, est une occasion manquée. [Avec le film de Christopher Nolan, une] nouvelle génération d’Américains découvre J. Robert Oppenheimer et le projet Manhattan. Seulement, comme leurs parents, ils n’entendront pas parler de la manière dont les dirigeants états-uniens ont sciemment risqué et porté atteinte à la santé de leurs concitoyen·nes au nom de la guerre. Ma communauté et moi-même sommes à nouveau laissées pour compte.
La région du sud du Nouveau-Mexique où s’est déroulé l’essai Trinity n’était pas, contrairement à ce que l’on raconte, une étendue de terre inhabitée et désolée. Plus de 13 000 personnes vivaient dans un rayon de 80 km. Beaucoup de ces enfants, femmes et hommes n’ont pas été prévenus avant ou après le test. Des témoins oculaires m’ont dit qu’ils croyaient vivre la fin du monde. Lors de l’explosion, ils n’ont pas eu de pensées profondes pour la Bhagavad Gita, comme Oppenheimer. Beaucoup se sont simplement agenouillés et ont récité l’Ave Maria en espagnol.
Pendant les jours qui ont suivi, disent-ils, des cendres sont tombées du ciel, contaminées par 4,5 kg de plutonium. Une étude réalisée en 2010 par les Centres de contrôle et de prévention des maladies a révélé qu’après l’essai, les niveaux de radiation à proximité de certaines maisons de la région ont atteint « près de 10 000 fois ce qui est actuellement autorisé dans les zones publiques ».
Ces retombées ont eu des conséquences dévastatrices sur la santé. Bien que je ne connaisse personne qui ait perdu la vie lors de l’essai, l’organisation que j’ai cofondée a recensé de nombreux cas de familles du Nouveau-Mexique dont quatre ou cinq générations ont été touchées par des cancers depuis l’explosion. Ma propre famille l’illustre typiquement : je suis la quatrième génération de ma famille à avoir eu un cancer depuis 1945. On vient de diagnostiquer un cancer de la thyroïde à ma nièce de 23 ans. Elle étudie l’art à l’université. Sa vie vient elle aussi d’être bouleversée.
Malgré cela, les habitants du Nouveau-Mexique susceptibles d’avoir été exposés aux retombées radioactives de Trinity n’ont jamais pu prétendre à la moindre compensation au titre de la loi sur l’indemnisation de l’exposition aux rayonnements (Radiation Exposure Compensation Act), une loi fédérale de 1990 qui a accordé des milliards de dollars aux personnes exposées lors d’essais ultérieurs sur le sol américain ou lors de l’exploitation de mines d’uranium.
Le film de Nolan occulte également d’autres histoires. Le projet Manhattan et l’industrie des armes nucléaires ont utilisé la promesse d’une vie meilleure pour attirer des milliers de personnes du Sud-Ouest dans les mines d’uranium qui alimentaient le projet Manhattan. Les mineurs se rendaient chaque jour au travail sans équipement de sécurité adéquat, cependant que les superviseurs en portaient de la tête aux pieds. Les mineurs quittaient rarement les mines pendant leur quart de travail, même pour déjeuner. Ils buvaient l’eau contaminée à l’intérieur des mines lorsqu’ils étaient autorisés à faire des pauses.
De nombreux agriculteurs du plateau de Pajarito, dans le nord du Nouveau-Mexique, après avoir été déplacés par expropriation pour permettre la construction du laboratoire/ville de Los Alamos, ont été transportés par bus jusqu’au site du laboratoire pour y effectuer les travaux les plus ingrats, notamment la construction des routes, des ponts et des installations. Une fois ces travaux terminés, nombre d’entre eux se sont vus confier de nouveaux emplois au laboratoire, notamment dans le domaine de la conciergerie. Leurs épouses et d’autres femmes hispaniques et amérindiennes ont été recrutées comme domestiques pour nettoyer les maisons, préparer les repas, remplir les biberons et changer les couches pendant la mise au point de la bombe.
Leurs sacrifices font encore partie de nos vies aujourd’hui. J’ai pleuré pendant les scènes du film qui précèdent la détonation et pendant le test lui-même. J’avais du mal à respirer, tant mon cœur battait vite. J’ai pensé à mon père, qui avait 4 ans ce jour-là. Sa ville, Tularosa, était idyllique à l’époque. Après l’essai, après que des cendres radioactives ont recouvert sa maison, il a continué à boire du lait frais, à manger des fruits et des légumes frais qui poussaient dans le sol contaminé, comme il l’avait toujours fait. À l’âge de 64 ans, il a développé trois cancers pour lesquels il n’avait pas de facteurs de risque, dont deux étaient des cancers primaires de la bouche. Il est décédé à l’âge de 71 ans.
Oppenheimer présente le scientifique comme l’homme imparfait qu’il était. Mais le film ne fait que prolonger le silence qui règne depuis huit décennies sur les dégâts humains et sanitaires causés par la conception et les essais de la bombe atomique. Alors que les familles de ma communauté attendent toujours une reconnaissance plus officielle de ce qu’elles ont enduré — y compris une prise en charge par la loi sur l’indemnisation de l’exposition aux radiations —, nous nous retrouvons avec un film qui refuse de témoigner de notre vérité.
Tel est également l’héritage de J. Robert Oppenheimer et du gouvernement pour lequel il travaillait. Je ne pourrai jamais leur pardonner d’avoir détruit nos vies puis d’être partis.
Tina Cordova
Traduction : Nicolas Casaux
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Tina Cordova est une Néo-mexicaine de la septième génération, née et élevée à Tularosa, dans le centre-sud du Nouveau-Mexique. En 2005, elle a cofondé le Tularosa Basin Downwinders Consortium (www.trinitydownwinders.com), qui s’efforce d’attirer l’attention sur les effets négatifs de l’essai Trinity sur la santé.
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