Une brève histoire du « genre » (par Nicolas Casaux)

Une brève histoire du « genre » (par Nicolas Casaux)

L’équivalent anglais du mot fran­çais « genre », c’est le terme « gen­der ». Une chose impor­tante à savoir et à gar­der en tête, avant tout, c’est que dans la langue anglaise, le terme « gen­der » a com­men­cé à être uti­li­sé comme un syno­nyme du mot « sexe » dès le XVe siècle, ce dont attestent des dic­tion­naires d’époque. Le dic­tion­naire de Webs­ter de 1828 pro­pose, comme deuxième défi­ni­tion du terme « gen­der » : « un sexe, mâle ou femelle ». Comme l’explique l’Oxford English Dic­tio­na­ry (Dic­tion­naire d’anglais d’Oxford), « à mesure que le mot “sexe” deve­nait de plus en plus syno­nyme de “rap­ports sexuels”, le mot “genre” a com­men­cé à le rem­pla­cer (dans un pre­mier temps par euphémisme) ».

Ce n’est pas le cas dans la langue fran­çaise. Le mot « genre » n’y a jamais offi­ciel­le­ment été uti­li­sé comme un syno­nyme de « sexe ». Cela dit, en fran­çais, le terme « genre » désigne depuis des siècles, sur le plan gram­ma­ti­cal, « une manière de dis­tin­guer par l’expression, le sexe de l’homme de celui de la femme, et en géné­ral, ce qui est mâle ou femelle » (Féraud : Dic­tion­naire cri­tique de la langue fran­çaise (1787–1788)).

Et puis, au XXe siècle, des sexo­logues anglo­saxons ont com­men­cé à employer le mot « gen­der » pour dési­gner des carac­té­ris­tiques et des rôles cultu­rel­le­ment assi­gnés aux hommes et aux femmes (mais que beau­coup consi­dé­raient en fait comme innés). Ce qui fait qu’en anglais, le terme « gen­der » s’est mis à dési­gner aus­si bien le sexe que des carac­té­ris­tiques —com­por­te­men­tales, esthé­tiques, etc. — et des rôles cultu­rel­le­ment asso­ciés aux deux sexes.

Par la suite, dans les années 1960, 1970, les fémi­nistes ont uti­li­sé le mot « genre » (et « gen­der » en anglais) pour dési­gner le sys­tème social qui assigne — impose — ces carac­té­ris­tiques aux hommes et aux femmes, sou­li­gnant ain­si que ces carac­té­ris­tiques et ces rôles n’ont, pour l’essentiel en tout cas, rien de « natu­rels », et qu’ils per­mettent d’organiser la subor­di­na­tion géné­rale du sexe fémi­nin au sexe mas­cu­lin (en assi­gnant la doci­li­té, la pas­si­vi­té, le dévoue­ment aux autres, etc., aux femmes, et l’agentivité, la ges­tion des affaires poli­tiques, la ratio­na­li­té, etc., aux hommes).

Mal­heu­reu­se­ment, après ça, les intel­lec­tuels et uni­ver­si­taires de la théo­rie « queer » ont com­men­cé à semer par­tout une épaisse couche de confu­sion au sujet du sexe et du genre en débi­tant du cha­ra­bia au kilo­mètre — comme ils savent si bien le faire. Judith But­ler, triple cein­ture noire de gali­ma­tias, a par exemple affir­mé que « genre » et « sexe » sont une seule et même chose (« le sexe est, par défi­ni­tion, du genre de part en part », Trouble dans le genre, 1990), à savoir une construc­tion sociale sans queue ni tête, arbi­traire, issue de per­sonne ne sait vrai­ment où, qu’il nous fau­drait détruire et en même temps conser­ver, et même démul­ti­plier — tu suis ?

Quelques temps après cet éclair de génie, les idéo­logues « trans » se sont mis à affir­mer, peut-être encore plus confu­sé­ment (ce qui n’était pas une mince affaire), que « sexe » et « genre » sont deux choses dis­tinctes et en même temps une seule et même chose. Que le « genre » est en fait « inné » tan­dis que le « sexe » est « assi­gné ». Et aus­si que le « genre » est le véri­table « sexe », « sexe » qui d’ailleurs n’existe pas tout en étant assi­gné à la nais­sance, contrai­re­ment au genre inné. Et d’autres choses encore, tout aus­si confuses et contra­dic­toires. Ce qui les amène à pro­mou­voir la muti­la­tion chi­rur­gi­cale et la médi­ca­li­sa­tion à vie comme moyen de résoudre un conflit (ima­gi­naire) entre un corps sexué et une « iden­ti­té de genre ». Comme moyen de confor­mer un corps sexué jugé inadap­té à un esprit sup­po­sé­ment doté d’une essence du sexe/genre oppo­sé. Ou quelque chose comme ça, per­sonne ne sait vrai­ment. Cha­cun l’ex­plique à sa manière, tou­jours plus ou moins absurde, illo­gique, et tou­jours fon­dée sur l’i­dée — sexiste et irra­tion­nelle — selon laquelle à un type de corps sexué devrait cor­res­pondre un type d’es­prit, un type d’« iden­ti­té de genre », c’est-à-dire un ensemble de goûts, d’at­ti­tudes, de pré­fé­rences, d’at­ti­rances, un type de per­son­na­li­té, en fait. Si bien que sous cou­vert de lutte contre les sté­réo­types, l’i­déo­lo­gie trans ren­force en réa­li­té plus que jamais les­dits sté­réo­types, en adhé­rant de manière par­ti­cu­liè­re­ment for­ce­née aux idées sexistes selon les­quelles les femmes sont comme ci et les hommes comme ça (une fille devrait avoir des goûts de fille, si elle aime le foot, le bleu et grim­per aux arbres, c’est sans doute qu’elle a une « iden­ti­té de genre » de gar­çon et qu’elle est en fait un gar­çon ! Vite, blo­quons sa puber­té ! Pro­po­sons-lui une exci­sion de la poi­trine et un pénis artificiel !)

Et donc, aujourd’hui, sur le site web anglais de l’organisation ONU Femmes (UN Women), on trouve une rubrique inti­tu­lée « Gen­der Equa­li­ty Glos­sa­ry » (ce qui signi­fie lit­té­ra­le­ment « Glos­saire pour l’égalité de genre », même si sur la ver­sion fran­çaise du site, la même rubrique s’intitule « Glos­saire d’é­ga­li­té de sexes ») où figurent les défi­ni­tions sui­vantes des termes « genre » et « iden­ti­té de genre » :

« Genre [gen­der] : le genre fait réfé­rence aux rôles, com­por­te­ments, acti­vi­tés et attri­buts qu’une socié­té don­née, à un moment don­né, consi­dère comme appro­priés pour les hommes et les femmes. Outre les attri­buts sociaux et les oppor­tu­ni­tés asso­ciées au fait d’être un homme ou une femme et les rela­tions entre les femmes et les hommes, les filles et les gar­çons, le genre fait éga­le­ment réfé­rence aux rela­tions entre les femmes et aux rela­tions entre les hommes. Ces attri­buts, oppor­tu­ni­tés et rela­tions sont socia­le­ment construits et appris par le biais de pro­ces­sus de socia­li­sa­tion. Ils sont spé­ci­fiques à un contexte et à un moment don­né et peuvent être modi­fiés. Le genre déter­mine ce qui est atten­du, auto­ri­sé et valo­ri­sé chez une femme ou un homme dans un contexte don­né. Dans la plu­part des socié­tés, il existe des dif­fé­rences et des inéga­li­tés entre les femmes et les hommes en ce qui concerne les res­pon­sa­bi­li­tés attri­buées, les acti­vi­tés entre­prises, l’ac­cès aux res­sources et leur contrôle, ain­si que les oppor­tu­ni­tés de prise de décision. »

« Iden­ti­té de genre [gen­der iden­ti­ty] : l’i­den­ti­té de genre fait réfé­rence à l’ex­pé­rience innée, pro­fon­dé­ment res­sen­tie, interne et indi­vi­duelle du genre d’une per­sonne, qui peut ou non cor­res­pondre à sa phy­sio­lo­gie ou à son sexe dési­gné à la nais­sance. Elle com­prend à la fois la per­cep­tion per­son­nelle du corps, qui peut impli­quer, si elle est libre­ment choi­sie, une modi­fi­ca­tion de l’ap­pa­rence ou de la fonc­tion cor­po­relle par des moyens médi­caux, chi­rur­gi­caux ou autres, et d’autres expres­sions du genre, notam­ment la tenue ves­ti­men­taire, le dis­cours et les manières. »

(Sur la ver­sion fran­çaise du site, « l’identité de genre » désigne « l’expérience intime, pro­fonde et per­son­nelle vécue par chaque indi­vi­du, qu’elle cor­res­ponde ou non à sa phy­sio­lo­gie ou au genre [et pas au sexe, comme dans la ver­sion anglaise] assi­gné à la naissance ».)

Le genre est donc à la fois une chose construite et apprise « par le biais de pro­ces­sus de socia­li­sa­tion », qui varie en fonc­tion des endroits et des époques, ET une « expé­rience innée » et « interne » (sachant qu’une « expé­rience innée », c’est déjà une idée rela­ti­ve­ment confuse, étant don­né qu’« expé­rience » désigne une forme de connais­sance que l’on déve­loppe par la « pra­tique et par une confron­ta­tion plus ou moins longue de soi avec le monde » — une chose peut-elle à la fois être « innée » ET une « expé­rience » ? Ça se dis­cute ; vous avez trois heures).

Dans le « lexique trans » du Plan­ning fami­lial, le terme « genre » désigne une « Classe sociale construite cultu­rel­le­ment. En occi­dent, cela admet deux caté­go­ries, dont une domi­née : les femmes ; et une domi­nante : les hommes. Genre est éga­le­ment uti­li­sé en rac­cour­ci pour dési­gner l’identité de genre. » Peut-on faire plus confus/absurde ? (Comme si « femmes » et « hommes » dési­gnaient des classes sociales et pas des caté­go­ries maté­rielles (bio­lo­giques) d’organismes ; comme s’il n’y avait qu’en Occi­dent que les femmes sont sou­mises à la domi­na­tion mas­cu­line ; etc.)

Bref, aujourd’hui, le terme « genre » est uti­li­sé à toutes les sauces, en fran­çais et en anglais, pour dési­gner plus ou moins n’importe quoi. Et le terme « sexe » se porte à peine mieux, étant don­né qu’on ne sait plus bien si le sexe existe, s’il est assi­gné ou dési­gné ou sim­ple­ment une carac­té­ris­tique natu­relle de l’être humain, s’il en existe deux ou 3 ou 5 ou 48 ou une infi­ni­té. Tout ce caphar­naüm arrange sur­tout ceux dont les reven­di­ca­tions sont tel­le­ment lunaires qu’il leur fal­lait au préa­lable, en vue de les faire accep­ter, pré­pa­rer le ter­rain en répan­dant de la confu­sion à la tonne, en veux-tu, en voilà.

Pour y voir clair, il fau­drait repar­tir de la maté­ria­li­té fondamentale.

L’espèce humaine fait par­tie des mam­mi­fères et se repro­duit donc sexuel­le­ment, par le biais de la fusion de deux types de gamètes dif­fé­rents, pro­duits par deux types d’organismes dif­fé­rents, les femelles et les mâles. Et c’est pour nom­mer ces deux types d’organismes impli­qués dans la repro­duc­tion sexuée — en tout cas chez les mam­mi­fères — que le mot « sexe » a été inven­té, plus de 600 ans avant J.B. (Judith But­ler). Par ailleurs, dans le cadre de cette repro­duc­tion sexuée fon­dée sur deux sexes, il existe des formes d’« inter­sexua­tion », qui font par­tie des « désordres du déve­lop­pe­ment sexuel », qui consti­tuent des ano­ma­lies aux sens sta­tis­tique et des­crip­tif et s’accompagnent sou­vent de pro­blèmes de san­té plus ou moins graves — mais qui ne consti­tuent pas un troi­sième rôle repro­duc­tif, un troi­sième ordre de phé­no­type sexuel, qui ne pro­duisent pas de troi­sième type de gamète, bref, qui ne repré­sentent ni un troi­sième sexe, ni un qua­trième, etc.

Cette maté­ria­li­té fon­da­men­tale, les socié­tés humaines l’ont inter­pré­tée et uti­li­sée de dif­fé­rentes manières. Les socié­tés à domi­na­tion mas­cu­line, patriar­cales, ont impo­sé des carac­té­ris­tiques et des rôles sociaux dif­fé­rents aux indi­vi­dus en fonc­tion de leur sexe — des carac­té­ris­tiques et des rôles qui faci­litent la subor­di­na­tion des femmes aux hommes —, tout en ten­tant de faire pas­ser ces rôles et ces carac­té­ris­tiques pour natu­relles, afin de faire pas­ser la domi­na­tion des hommes et la subor­di­na­tion des femmes pour naturelles.

Et le « genre » alors ? Eh bien, au vu de l’état cala­mi­teux du débat public, de la confu­sion ambiante du dis­cours, nous ferions peut-être mieux d’arrêter d’employer le mot « genre » et d’utiliser à la place des termes per­met­tant de dési­gner de manière plus pré­cise ce que nous sou­hai­tons expri­mer (ce qui nous ferait peut-être réa­li­ser que cer­taines de nos idées sont bien moins claires que nous ne le pen­sions, et nous obli­ge­rait à affi­ner notre pensée).

*

J’ai essayé de faire au plus simple. Celles et ceux qui veulent en savoir plus peuvent se pro­cu­rer le livre que j’ai co-écrit avec Audrey A. sur le sujet :

Né(e)s dans la mau­vaise socié­té (2e édi­tion) — Notes pour une cri­tique fémi­niste et socia­liste du phé­no­mène trans

Nico­las Casaux

Adblock test (Why?)

Source: Lire l'article complet de Le Partage

À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You