Photographie en couverture : la vallée De Chelly, dans l’Arizona (territoire apache), quelque part entre 1871 et 1878.
Quelques morceaux choisis, traduits depuis l’anglais, du livre Wisdom Sits in Places (« La sagesse réside dans les lieux »), paru en 1996 (et en 2016 en français, sous le titre L’Eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert), de l’anthropologue états-unien Keith Basso (1940–2013), spécialiste des Apaches. Chaque séparateur (***) marque la fin d’un morceau choisi et le début d’un autre.
Comment les êtres humains considèrent-ils les lieux ? Cette question est aussi ancienne que les êtres humains et les lieux eux-mêmes, aussi ancienne que l’attachement des humains à certains endroits de la planète. Aussi ancienne, peut-être, que la notion de foyer (« notre terre » par opposition à « la leur »), la notion de vastes régions et de territoires locaux dans lesquels des groupes d’hommes et de femmes se sont impliqués (à travers leurs pensées, leurs valeurs, leur sensibilité collective) et auxquels ils et elles se rattachent. Cette question est aussi ancienne qu’un profond sens du lieu — et la réponse, si tant est qu’elle existe, s’avère en tout point aussi complexe.
Complexe, ce sens du lieu ? Nous avons tendance à penser le contraire, principalement parce nous prenons spontanément nos attachements envers les lieux pour acquis, tout comme la facilité avec laquelle nous les éprouvons habituellement. Le sens du lieu tel qu’on le vit au quotidien existe, tout simplement ; il est aussi naturel et direct que notre affection pour certaines couleurs et nos goûts alimentaires. L’idée que ce sentiment puisse être complexe voire passionnant nous traverse rarement l’esprit. Puis vient le jour où l’on se voit privé de cet attachement — cela peut arriver : nous nous retrouvons alors condamnés à l’errance, littéralement disloqués, égarés dans un environnement inconnu que nous ne comprenons pas et que nous apprécions encore moins. Dans ces situations déroutantes, le sens du lieu se manifeste parfois avec une force irrépressible et ses composants fréquemment subtils — autant, peut-être, que l’absence de certaines odeurs dans l’air ou qu’un ciel insuffisamment visible — s’immiscent subitement dans notre conscience. Alors nous nous rendons compte que les attachements aux lieux ne sont peut-être rien de moins que profonds, et que nous nous sentons menacés lorsqu’ils sont mis en péril. Nous nous rendons compte que les lieux font autant partie de nous que nous faisons partie d’eux, et les sentiments d’appartenance à un lieu, le sens du lieu — le vôtre, le mien, et ceux de tous les autres — nourrissent ces deux réalités de manière complexe.
Il paraît dès lors inévitable que ces sentiments d’appartenance, ces sens du lieu, relèvent également de cultures, d’ensembles partagés de « savoir local » (l’expression nous vient de Clifford Geertz) qui permettent à des individus et à des communautés tout entières de donner un sens et de conférer une signification sociale aux lieux qu’elles habitent. Les anthropologues culturels, dont certains travaillent des années durant au sein de communautés pour qui les liens topographiques sont vitaux et profonds, ont toutefois eu peu à dire à leur sujet jusqu’à récemment (Rodman, 1992). Certes, de nombreux travaux anthropologiques mentionnent bel et bien des lieux (« Le peuple de x… », « Le village de y… », « Le marché de z… »), mais il s’agit fréquemment d’une information fortuite et hâtive, principalement vouée à situer les écrits en tant que tels, à planter un décor, pour ainsi dire, dans une région de la planète. Une fois cette tâche accomplie, ces textes se poursuivent sans même jeter un regard en arrière et changent de sujet. Tout comme la plupart d’entre nous, les ethnographes en activité tiennent le sens du lieu pour acquis, et les études ethnographiques qui en explorent les dimensions culturelles et sociales s’avèrent notoirement clairsemées. Les attachements des êtres humains aux lieux, aussi variés et divers que les lieux qui en font l’objet, demeurent à leur manière une énigme.
Il y a environ quinze ans, au début des années 1980, alors que j’étais déjà un ethnographe et un linguiste aguerri, avec deux décennies de travail de terrain dans un village apache occidental à mon actif, c’est en « tombant sur des lieux » (curieuse expression, j’en conviens, mais qui illustre à merveille mon impression) que j’ai pris conscience de l’irrésistible fascination qu’ils suscitaient chez les peuples auxquels ils appartenaient.
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[…] la manière dont les Apaches appréhendent l’espace et conçoivent les lieux est profondément imbriquée dans d’autres sphères culturelles, parmi lesquelles on trouve des conceptions de la sagesse, des notions de moralité, de politesse et de tact sous la forme de discours oraux, et plusieurs conventions relatives à l’imagination et à l’interprétation de leur passé tribal.
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Ma dette envers le peuple apache de Cibecue, vieille de plus de trente-cinq ans, est considérable et profonde. Personne ne pourrait souhaiter de meilleurs guides ou de plus fidèles amis que les cavaliers Morley Cromwell, Charles Henry, Robert Machuse, Nick Thompson et Dudley Patterson. Bien qu’ils aient tous désormais rejoint leurs ancêtres, je les sais toujours près de moi, car j’entends souvent leur voix lorsque je traverse leurs terres. Comme ils aimaient profondément leur terre. Et comme ils étaient satisfaits de savoir qu’un certain nombre de leurs connaissances sur le sujet serait préservé et rendu publique, soumis à un ensemble de restrictions bien définies qui n’ont pas été enfreintes — et ne le seront jamais. À leur demande et avec leur autorisation, ce livre leur appartient, et ils l’offrent en cadeau à leurs petits-enfants de Cibecue et à toutes les générations suivantes.
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Selon la conception des Apaches de Cibecue, le passé est un « chemin » ou une « piste » bien usée, initialement empruntée par les ancêtres fondateurs de leur peuple et que les générations suivantes d’Apaches parcourent depuis. Au-delà de la mémoire des personnes vivantes, ce chemin n’est plus visible — le passé a disparu — et ne peut donc être consulté et étudié directement. C’est pourquoi le passé doit être construit — c’est-à-dire imaginé — à l’aide de matériaux historiques, parfois appelés « empreintes » ou « traces », ayant survécu jusqu’à nos jours. Ces matériaux se présentent sous diverses formes, notamment les noms de lieux apaches, les histoires et les chants apaches, et différents types de reliques trouvées dans divers endroits du territoire apache (les pierres taillées à la main entourant la source de Snakes’ Water [L’eau du serpent], par exemple). Comme personne ne sait quand ces phénomènes se sont produits, la localisation de ces événements passés dans la temporalité ne peut se faire que de manière vague et générale. Mais cela n’a guère d’importance, car ce qui compte le plus pour les Apaches, c’est de savoir où les événements se sont produits, et non quand, ainsi que ce qu’ils révèlent du développement et du caractère de la vie sociale apache. À la lumière de ces priorités, les considérations temporelles, bien qu’elles ne soient pas dépourvues d’intérêt, se voient accorder une importance secondaire.
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Comme l’a fait remarquer Vine Deloria Jr. (Sioux de Standing Rock), la plupart des tribus amérindiennes possèdent des « conceptions spatiales de l’histoire » dans lesquelles les lieux et leurs noms — et tout ce qu’ils peuvent symboliser — se voient accorder une importance capitale. Pour les hommes et les femmes indiennes, le passé se trouve inscrit dans les caractéristiques de la Terre — canyons et lacs arides, montagnes et arroyos, rochers et friches. Ces éléments confèrent à leurs territoires de multiples formes de signification qui imprègnent leurs vies et façonnent leur pensée. La connaissance des lieux est donc étroitement liée à la connaissance de soi, à la compréhension de la place d’une personne dans l’ensemble des choses, y compris dans sa propre communauté, et à la solidité de son identité en tant que personne. Avec son éloquence singulière, N. Scott Momaday (Kiowa) suggère qu’il en est ainsi depuis très longtemps.
« Dès que l’Indien a posé le pied sur ce continent, il a centré sa vie sur le monde naturel. Il est profondément investi dans la terre, dévoué envers elle à la fois dans sa conscience et dans son instinct. Le sens du lieu est primordial. Ce n’est qu’en référence à la terre qu’il peut persister dans son identité. » (Momaday 1994:1)
Dans le cas des Apaches occidentaux, cela ne fait aucun doute. Le sens du lieu, le sens du passé tribal et le sens profond de l’identité de ce peuple sont indissociablement liés. Leur identité a perduré. Leurs ancêtres y ont veillé, et depuis le pays du passé, où les ancêtres continuent de vivre dans des lieux-mondes évocateurs, ils continuent de ce faire. Leurs voix sont fortes et fermes — et il est parfois difficile de savoir qui cite qui.
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Perdre leur terre, les Apaches de l’Ouest ne peuvent se le permettre, étant donné que ses particularités géographiques leur servent depuis des siècles de repères mnémoniques indispensables, à l’aide desquels ils héritent et perpétuent les enseignements moraux de leur histoire. En conséquence, ces lieux se présentent comme des manifestations de ce que Mikhaïl Bakhtine a appelé des chronotopes. Ainsi que Bakhtine (1981:7) les décrit, les chronotopes sont
« des points dans la géographie d’une communauté où le temps et l’espace se mêlent et fusionnent. Le temps prend chair et devient visible pour la contemplation humaine ; de même, l’espace devient chargé et sensible aux mouvements du temps et de l’histoire et à la persistance d’un peuple (…) Les chronotopes sont donc des monuments de la communauté elle-même, des symboles de celle-ci, des forces qui agissent pour façonner l’image que ses membres ont d’eux-mêmes. »
Que l’on apprécie ou non la manière dont Bakhtine use du terme chronotope (plus connu, mais dans un sens très différent, comme un concept de la théorie de la relativité d’Albert Einstein), ses observations sur l’importance culturelle des repères géographiques s’appliquent parfaitement aux Apaches occidentaux. Le paysage apache fourmille de lieux nommés où le temps et l’espace ont fusionné et où, grâce aux récits historiques, leur intersection est rendue « visible pour la contemplation humaine ». Il est également évident que ces lieux, chargés d’une signification personnelle et sociale, contribuent de manière importante à façonner l’image que les Apaches ont — ou devraient avoir — d’eux-mêmes. En parlant à des gens comme Nick Thompson et Ronnie Lupe, à Annie Peaches et Benson Lewis, on a l’impression que les Apaches considèrent le paysage comme le dépositaire d’une sagesse distillée, un gardien sévère mais bienveillant de la tradition, un allié toujours vigilant dans les efforts des individus et des communautés entières pour maintenir un ensemble de normes de vie sociale qui leur est propre et distinct. Dans le monde que les Apaches de l’Ouest se sont constitué, les éléments du paysage sont devenus les symboles de leur mode de vie, les symboles d’une culture et de la persistance du tempérament moral de son peuple.
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Ayant exploré jusqu’ici les conceptions des Apaches de l’Ouest concernant le territoire, il convient de se demander si d’autres groupes d’Indiens d’Amérique en possèdent des similaires. Bien que les documents ethnographiques portant sur cette question soient peu nombreux (j’identifie plus loin certaines des raisons de ce manque), des preuves très fiables, provenant d’une autre source — les travaux des écrivains indiens modernes —, nous montrent qu’il existe effectivement une similarité générale. Prenons, par exemple, la déclaration suivante de Leslie M. Silko, poète et romancière des Pueblos de Laguna au Nouveau-Mexique. Après avoir expliqué que les histoires « constituent les créatrices fondamentales de notre identité », Silko (1981:69) poursuit en discutant des récits des Pueblos liés à la terre :
« Les histoires ne peuvent être dissociées des localisations géographiques, des lieux physiques qui composent le territoire. (…) Et les histoires font tellement partie de ces lieux qu’il est presque impossible pour les générations futures de les oublier, vu l’abondance d’éléments géologiques imposants (…). Impossible de vivre sur ce territoire sans questionner ou regarder ou remarquer un rocher ou une pierre. Et il y a toujours une histoire. »
Un certain nombre d’autres auteurs amérindiens, parmi lesquels Vine Deloria, Jr. (Sioux de Standing Rock), Simon Ortiz (Acoma), Joy Haqo (Creek) et l’anthropologue culturel Alfonso Ortiz (San Juan Pueblo), ont brillamment décrit les dimensions morales des conceptions amérindiennes de la terre. Personne, cependant, n’a abordé le sujet avec plus de sensibilité que N. Scott Momaday (Kiowa). Les passages suivants, tirés de son court essai intitulé « Native American Attitudes to the Environment » (soit « Attitudes des autochtones des Amériques à l’égard de l’environnement ») paru en 1974, exposent clairement ce qui est en jeu, non seulement pour les Apaches de l’Ouest, mais aussi pour les autres tribus.
« Impossible de comprendre comment l’Indien se perçoit, en relation au monde qui l’entoure, sans comprendre sa conception de ce qui est approprié, en particulier ce qui est moralement approprié dans le contexte de cette relation. (1974:82) En ce qui concerne le monde physique, l’éthique amérindienne relève d’une forme d’appropriation réciproque : d’un côté l’être humain s’investit dans le paysage, et de l’autre il incorpore le paysage dans son expérience la plus fondamentale. (…) Cette appropriation est avant tout affaire d’imagination, laquelle est de nature morale. Je veux dire que nous sommes tous ce que nous nous imaginons être. Et c’est certainement vrai pour l’Indien d’Amérique. L’idée que l’Indien se fait de lui-même intègre sa relation avec le monde physique. Il se perçoit à travers cette relation et d’autres encore. Et c’est cet acte d’imagination, cet acte moral d’imagination, qui constitue sa compréhension du monde physique. » (1974:80)
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J’ai tenté de montrer ici que la manière dont les Apaches occidentaux conçoivent la terre influence singulièrement la manière dont ils se perçoivent eux-mêmes, et vice versa, et que ces deux dynamiques, ensemble, influencent leur manière de vivre. Rejeter cette possibilité — ou, comme de nombreux écologistes seraient enclins à le faire, l’occulter a priori au motif qu’elle serait sans importance — aurait pour effet d’« abstraire » les Apaches du monde tel qu’ils l’ont construit. Ceci, à son tour, oblitérerait tous les aspects de leur relation morale avec la terre. Pour des raisons qui devraient maintenant être évidentes, cette relation est cruciale pour les Apaches — tout aussi cruciale, je pense, que toute relation relative à la subsistance ou à l’économie. Notre ignorance de cette réalité ne pourrait avoir que des conséquences néfastes.
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Du point de vue de l’ethnographe, donc, le discours situé concernant les paysages géographiques représente davantage qu’une ressource précieuse en vue d’explorer les conceptions locales de l’univers matériel. Il peut, en outre, être utile pour interpréter les formes d’action sociale qui se produisent régulièrement dans cet univers. En effet, les paysages se présentent toujours à leurs habitants sur plusieurs plans, et non seulement sur le matériel. Les paysages expriment également des valeurs symboliques. Ainsi, principalement par le biais des nombreux pouvoirs de la parole, peuvent-ils être « détachés » de leurs amarres spatiales et transformés en instruments de pensée, en vecteurs d’influence comportementale, en outils pour l’imagination, en moyens d’expression en vue de produire des actes verbaux, et aussi, bien sûr, en biens éminemment mobiles envers lesquels les individus peuvent conserver un attachement profond et durable, où qu’ils voyagent. C’est ainsi que, comme l’a observé N. Scott Momaday (1974), les hommes et les femmes apprennent à s’approprier leurs paysages, à penser et à agir « avec » eux ainsi que sur eux et à les tisser avec des mots dans les fondements mêmes de la vie sociale. Et c’est aussi pourquoi, comme tout ethnographe finit par le comprendre, les paysages géographiques ne sont jamais culturellement vides. Le défi ethnographique consiste à comprendre ce qu’un paysage particulier, chargé de significations passées et présentes, peut être appelé à « dire », et ce qu’il peut être appelé à « faire » à travers ce « dire ».
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La pratique apache occidentale consistant à « parler avec des noms » témoigne de ce genre d’étendue et de polyvalence. Ainsi, comme nous l’avons vu, une locution comme « Tsee Hadigaiye yu ‘agodzaa » (« C’est arrivé à Rangée de Roches Blanches Qui S’Étend Vers Le Haut Et Vers L’Horizon, à cet endroit précis ! ») peut être utilisé pour accomplir toutes les actions suivantes : (1) produire une image mentale d’un lieu géographique particulier ; (2) évoquer des textes antérieurs, tels que des récits historiques et des sagas ; (3) affirmer la valeur et la validité de préceptes moraux traditionnels (c’est-à-dire du savoir ancestral) ; (4) faire preuve de tact et de courtoisie à l’égard d’aspects positifs et négatifs ; (5) transmettre des sentiments de compassion et de soutien personnel ; (6) offrir des conseils pratiques pour faire face à des circonstances personnelles perturbantes (c’est-à-dire appliquer le savoir ancestral) ; (7) transformer des pensées pénibles causées par une inquiétude excessive en pensées plus agréables caractérisées par l’optimisme et l’espoir ; et (8) guérir les esprits blessés.
Il s’agit d’une quantité considérable d’accomplissements potentiels pour une locution orale. Ce qui lui fournit cette puissance potentielle — ce que l’activité consistant à « parler avec des noms » évoque toujours le plus fondamentalement —, c’est l’importance culturelle des lieux nommés dans le paysage des Apaches de l’Ouest. Les lieux nommés constituent depuis longtemps des symboles très significatifs pour le peuple apache, offrant aux locuteurs apaches un moyen rapide de s’approprier leur signification et de l’utiliser avec une grande efficacité à des fins sociales spécifiques. En vertu de leur rôle d’ancrage spatial dans les récits traditionnels apaches, les noms de lieux peuvent représenter les récits eux-mêmes, les résumant, pour ainsi dire, et condensant sous une forme compacte leurs vérités morales essentielles. Par conséquent, leurs récits et leurs vérités peuvent être rapidement « activés » et faire l’objet d’une prise de conscience ciblée par la seule utilisation des noms de lieux. Et c’est ainsi qu’en ces occasions où les Apaches jugent bon de parler au moyen des noms des lieux, une partie essentielle de leur héritage tribal semble leur parler en retour. En effet, en de telles occasions, comme nous l’avons vu, les participants peuvent être émus et instruits par des voix autres que les leurs. En outre, les personnes auxquelles les noms de lieux sont adressés peuvent être affectées par les voix de leurs ancêtres — des voix dotées d’une autorité inhérente, décrite par Mikhaïl Bakhtine comme la « parole impérieuse » :
« La parole impérieuse exige que nous la reconnaissions, que nous la fassions nôtre ; elle nous lie, indépendamment de tout pouvoir qu’elle pourrait avoir de nous persuader intérieurement, avec son autorité ancestrale. La parole impérieuse se situe dans une zone éloignée, organiquement liée à un passé perçu comme hiérarchiquement supérieur. Son autorité était déjà reconnue autrefois. Il s’agit d’un discours antérieur. (…) Il est donné (il résonne) dans des sphères altières, pas celles du contact familier. Son langage est un langage spécial (pour ainsi dire, hiératique). » (Bakhtin 1981:342)
Lorsque les noms de lieux des Apaches de l’Ouest sont invoqués pour servir de vecteurs de l’autorité ancestrale, le savoir ainsi transmis ne l’est pas d’une manière tellement altière qu’elle empêche son utilisation dans la vie ordinaire. Au contraire, comme l’illustre clairement l’épisode de la maison des Machuse, un tel savoir existe pour être appliqué, pour être réfléchi, pour inciter à agir, pour être incorporé […] dans les moindres recoins de l’expérience personnelle et sociale. Et dans la mesure où ce type d’incorporation se produit — dans la mesure où les lieux et les noms de lieux fournissent des points de référence symboliques pour l’imagination morale des Apaches et ses implications pratiques journalières — l’on peut dire que le paysage dans lequel ces gens vivent vit en eux. […] Habitants de leur paysage, les Apaches occidentaux sont donc également habités par lui, et dans la profondeur intemporelle de cette réciprocité permanente, le peuple et son paysage ne font pratiquement qu’un.
Cette relation réciproque — une relation dans laquelle les individus s’investissent dans le paysage tout en incorporant ses significations dans leur expérience la plus fondamentale — est la source ultime du riche potentiel signifiant et de la polyvalence fonctionnelle des noms de lieux des Apaches de l’Ouest. En effet, lorsque les noms de lieux sont utilisés de la manière dont Lola Machuse et ses amis les utilisent, le paysage est appréhendé en termes sociaux et la parole de la tradition tribale apache fait autorité sur des problèmes sociaux. Parallèlement, les personnes en détresse se voient rappeler ce qu’elles savent déjà, mais oublient parfois, à savoir que la connaissance ancestrale est un allié puissant dans les moments d’adversité, et que le méditer, comme ont appris à le faire des générations d’Apaches, peut avoir pour effet d’élargir la conscience, de procurer un sentiment de soulagement et de renforcer la capacité à surmonter les épreuves de la vie. Et parce qu’aider les gens à surmonter ces épreuves est considéré par les Apaches comme un geste de compassion, l’utilisation des noms de lieux à cette fin sert aussi à communiquer la sollicitude, le réconfort et la solidarité personnelle. Si le fait de parler avec des noms peut accomplir tant de choses — si sa force expressive est parfois aussi fortement ressentie — c’est principalement parce qu’il favorise la multiplication des actes réciproques de gentillesse et de sollicitude. Et les effets de la gentillesse et de la sollicitude, en particulier lorsque les esprits ont besoin d’être guéris, peuvent effectivement être très puissants.
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Dans l’époque troublée qui est la nôtre, tandis que de vastes pans de la surface terrestre sont ravagés par l’industrialisme, que, sur plusieurs continents, des peuples sont chassés de leurs terres par des intrusions illégitimes, que les tribus amérindiennes engagent des procédures juridiques d’envergure afin d’assurer une protection permanente de sites sacrés désormais sous tutelle fédérale, que philosophes et poètes clament l’importance fondamentale des attachements aux lieux géographiques dans la formation des identités personnelles et sociales, que se développent de nouvelles formes de « conscience environnementale » toujours plus radicales et urgentes ; en ces temps tourmentés, […] il est regrettable de constater que les anthropologues étudient rarement les liens unissant les peuples aux lieux qu’ils habitent.
Sensibles au fait que l’existence humaine est inéluctablement située dans le temps et l’espace et parfaitement conscients que toute vie sociale implique un échange de formes symboliques, on pourrait s’attendre à ce que les anthropologues témoignent systématiquement des variétés de significations que les hommes et les femmes confèrent aux caractéristiques de leur environnement naturel. Cependant, l’exploration ethnographique des constructions culturelles des réalités géographiques s’avère tout au mieux embryonnaire. Désireux d’examiner les moyens matériels et structurels grâce auxquels des communautés entières s’adaptent à leur environnement physique de manière viable, les ethnographes se montrent visiblement réticents à examiner la complexité et la variété des instruments conceptuels et expressifs — idées, croyances, récits, chants — qui permettent aux membres d’une communauté de produire et d’exprimer des compréhensions cohérentes de cet environnement. Nous connaissons par conséquent peu de choses sur la manière dont des peuples issus de cultures très diverses perçoivent et comprennent le monde qui les entoure, sur les différents modes de conscience avec lesquels ils l’appréhendent et, pour reprendre les termes d’Edmund Husserl, sur la manière dont ils « en découvrent l’importance ». Nous ne savons pas grand-chose non plus des conséquences de ces découvertes sur ceux qui les font, des raisons pour lesquelles certains lieux revêtent davantage d’importance que d’autres, tout comme nous ignorons l’origine des profondes émotions et de l’attention soutenue que suscite et encourage la vue d’un site particulièrement apprécié (voire le simple souvenir de certains de ses aspects visuels). En somme, les anthropologues négligent une dimension fondamentale de l’expérience humaine — ce fidèle compagnon du cœur et de l’esprit, souvent discret mais potentiellement bouleversant, que l’on désigne sous le nom de sens du lieu. Il manque à cette discipline un intérêt thématique pour les manières dont les habitants du monde constituent le paysage qui les entoure et envisagent les liens qu’ils entretiennent avec lui. Il manque un désir de comprendre les perspectives variées et variables au gré desquelles les peuples en viennent à connaître leur environnement géographique, les points de vue individuels depuis lesquels (pour emprunter la brillante expression d’Isak Dinesen) ils embrassent leur terre, et voient celle-ci les embrasser à son tour. On constate un manque d’intérêt envers les manières dont hommes et femmes habitent leur monde.
Tel que le formula Martin Heidegger (1958), dont je propose ici de suivre l’argumentation générale, le concept de l’habiter souligne l’importance des formes de conscience au gré desquelles l’être humain perçoit et appréhende l’espace géographique. Plus précisément, on dit de l’habiter qu’il se compose des « relations » multiples que les individus entretiennent avec les lieux, car c’est uniquement en vertu de ces relations que l’espace acquiert une signification. (Ainsi, comme l’affirme Heidegger (1958, p. 183), « les espaces reçoivent leur être des lieux et non de “l’espace” ».) Aussi nombreuses que singulières, spécifiques et parfaitement concevables sur de longues distances, les relations aux lieux prennent vie à chaque fois qu’un site suscite une prise de conscience. Celle-ci est bien souvent furtive et inconsciente, tel un instant fugace (une reconnaissance subite, la trace d’un souvenir) qui s’efface dès que la conscience se tourne vers un autre objet. Mais de temps à autre, sans raison apparente, la conscience est saisie — captivée –, et le lieu où elle élit domicile devient l’objet d’une réflexion spontanée et de sentiments intenses. Dans de tels moments, lorsque les individus se détachent du cours de leur vie quotidienne et dirigent consciemment leur attention vers les lieux — lorsque, pour ainsi dire, ils prennent le temps de les appréhender activement —, les relations à l’espace géographique prennent toute leur dimension. C’est en effet lors de ces instants imprégnés d’attention et d’émotion que l’expérience des lieux se fait la plus directe, la plus tenace et, selon Heidegger, la plus complète. À travers le sens des lieux, hommes et femmes acquièrent une conscience aigüe des liens d’attachement complexes qui les unissent au monde physique. Pendant ces moments, sensibles aux lieux, ils habitent, pour ainsi dire, la question de l’habitation.
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Car il n’est simplement pas vrai, comme certains phénoménologues et un nombre croissant d’écrivains naturalistes voudraient nous le faire croire, que les relations avec les lieux sont exclusivement ou principalement vécues dans des moments contemplatifs d’isolement social. Au contraire, les relations avec les lieux sont le plus souvent vécues en compagnie d’autres personnes, et c’est dans ces occasions communes — lorsque les lieux sont perçus ensemble — que les visions indigènes du monde physique deviennent accessibles aux étrangers. Et si l’écoute des conversations ordinaires est toujours une stratégie utile pour découvrir ces visions, il ne s’agit généralement que d’un début. Les relations avec les lieux peuvent également s’exprimer par le biais des mythes, des prières, de la musique, de la danse, de l’art, de l’architecture et, dans de nombreuses communautés, de formes récurrentes de rituels religieux et politiques. Ainsi représentés et mis en scène — quotidiennement, mensuellement, saisonnièrement, annuellement — les lieux et leurs significations sont continuellement tissés dans la fabrique de la vie sociale, qui se retrouve ainsi unie aux caractéristiques du paysage […]. Délibérément ou non, les peuples se présentent toujours les uns aux autres des images culturellement médiatisées de l’endroit et de la manière dont ils vivent. Dans les grandes comme dans les petites choses, ils accomplissent sans cesse des actes qui reproduisent et expriment leur propre sens du lieu — et aussi, inextricablement, leur propre compréhension de qui et de ce qu’ils sont.
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À l’exception des handicapés mentaux, tout Apache qui vient au monde peut légitimement aspirer à la sagesse. Pourtant, aucun ne nait avec les trois conditions d’esprit nécessaires à la germination de la sagesse. Cultiver ces conditions, un processus long et inégal impliquant beaucoup d’introspection et de nombreux échecs décourageants, comporte des aspects privés et publics. D’une part, il incombe aux individus d’évaluer de façon critique leur propre esprit et de le préparer à la sagesse en cultivant les trois qualités de la fluidité, de la résilience et de la constance. D’autre part, l’enseignement doit être dispensé par des personnes sympathisantes de l’entreprise, l’ayant poursuivie elles-mêmes avec un certain succès. Bien que l’instruction puisse commencer à n’importe quel âge, elle débute généralement lorsque les préadolescents prennent conscience que la vie adulte comprend un flux incessant d’exigences auxquelles il faut répondre au moyen de compétences et de capacités spécifiques. Les jeunes ayant atteint ce niveau de compréhension sont invités à être constamment attentifs à ce qui se passe autour d’eux, à se souvenir de tout ce qu’ils observent et à signaler tout ce qui sort de l’ordinaire. Ils sont également invités à prêter une attention particulière aux paroles et aux actions des personnes plus âgées dont le comportement général est jugé digne d’être imité. Et ils sont régulièrement invités à voyager, surtout en compagnie de personnes qui leur parleront des lieux qu’ils voient et visitent. C’est au cours de ces excursions que la relation entre les lieux et la sagesse devient explicite. « Abreuvez-vous aux lieux », dit-on aux garçons et aux filles Apache. « Ensuite, vous pourrez travailler votre esprit. »
Cette conception du développement psychologique repose sur la prémisse selon laquelle les connaissances sont utiles dans la mesure où elles peuvent être rapidement sollicitées et appliquées sans effort à des fins pratiques. Un postulat connexe est que les objets dont l’apparence est unique sont plus facilement mémorisables que ceux qui se ressemblent. Il découle de ces hypothèses que, les lieux étant visuellement uniques (un fait à la fois marqué et confirmé par la possession de noms distincts), ils constituent d’excellents vecteurs de connaissances utiles. Et parce que les connaissances nécessaires à la sagesse ne sont rien si elles ne sont pas utiles, l’adage selon lequel « la sagesse réside dans les lieux » semble parfaitement logique. Mais il y a plus dans cet adage que la vérité et la cohérence logique. Le verbe [apache qu’il comprend] incorpore un radical classificatoire qui s’applique exclusivement aux récipients solides et à leur contenu. Le prototype de cette catégorie est un récipient étanche, et ainsi l’adage associe les lieux à des réceptacles immuables, et la connaissance requise pour la sagesse à une réserve d’eau inépuisable reposant en toute sécurité en leur sein. Cela étaye les affirmations suggérant que préparer son esprit à la sagesse s’apparente à une forme d’abreuvement et que la sagesse, tout comme l’eau, est essentielle à la survie. Comme l’a fait remarquer Dudley Patterson au cours d’une de nos conversations : « On ne peut pas vivre longtemps sans eau et on ne peut pas vivre longtemps sans sagesse. Il faut boire les deux. »
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Lorsque les hommes et les femmes Apache s’efforcent de s’abreuver aux lieux — lorsqu’ils acquièrent la connaissance de leur environnement naturel, qu’ils l’enregistrent dans leur mémoire permanente et l’appliquent efficacement au fonctionnement de leur esprit — ils montrent par leurs actions que leur environnement vit en eux. Comme leurs ancêtres avant eux, ils montrent par leurs paroles et leurs actes qu’au-delà de la réalité visible du lieu se trouve une réalité morale qu’ils ont eux-mêmes fini par incarner. Et qu’ils parviennent ou non à devenir pleinement sages, c’est ce paysage intérieur — ce paysage de l’imaginaire moral — qui influence le plus profondément leur sens vital du lieu et aussi, je crois, leur inébranlable sentiment de soi.
Keith Basso
Traduction : Nicolas Casaux
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