Sens du lieu, sagesse et identité chez les Apaches de l’Ouest (par Keith Basso)

Sens du lieu, sagesse et identité chez les Apaches de l’Ouest (par Keith Basso)

Pho­to­gra­phie en cou­ver­ture : la val­lée De Chel­ly, dans l’A­ri­zo­na (ter­ri­toire apache), quelque part entre 1871 et 1878.

Quelques mor­ceaux choi­sis, tra­duits depuis l’anglais, du livre Wis­dom Sits in Places (« La sagesse réside dans les lieux »), paru en 1996 (et en 2016 en fran­çais, sous le titre L’Eau se mêle à la boue dans un bas­sin à ciel ouvert), de l’anthropologue états-unien Keith Bas­so (1940–2013), spé­cia­liste des Apaches. Chaque sépa­ra­teur (***) marque la fin d’un mor­ceau choi­si et le début d’un autre.


Com­ment les êtres humains consi­dèrent-ils les lieux ? Cette ques­tion est aus­si ancienne que les êtres humains et les lieux eux-mêmes, aus­si ancienne que l’attachement des humains à cer­tains endroits de la pla­nète. Aus­si ancienne, peut-être, que la notion de foyer (« notre terre » par oppo­si­tion à « la leur »), la notion de vastes régions et de ter­ri­toires locaux dans les­quels des groupes d’hommes et de femmes se sont impli­qués (à tra­vers leurs pen­sées, leurs valeurs, leur sen­si­bi­li­té col­lec­tive) et aux­quels ils et elles se rat­tachent. Cette ques­tion est aus­si ancienne qu’un pro­fond sens du lieu — et la réponse, si tant est qu’elle existe, s’avère en tout point aus­si complexe.

Com­plexe, ce sens du lieu ? Nous avons ten­dance à pen­ser le contraire, prin­ci­pa­le­ment parce nous pre­nons spon­ta­né­ment nos atta­che­ments envers les lieux pour acquis, tout comme la faci­li­té avec laquelle nous les éprou­vons habi­tuel­le­ment. Le sens du lieu tel qu’on le vit au quo­ti­dien existe, tout sim­ple­ment ; il est aus­si natu­rel et direct que notre affec­tion pour cer­taines cou­leurs et nos goûts ali­men­taires. L’idée que ce sen­ti­ment puisse être com­plexe voire pas­sion­nant nous tra­verse rare­ment l’esprit. Puis vient le jour où l’on se voit pri­vé de cet atta­che­ment — cela peut arri­ver : nous nous retrou­vons alors condam­nés à l’errance, lit­té­ra­le­ment dis­lo­qués, éga­rés dans un envi­ron­ne­ment incon­nu que nous ne com­pre­nons pas et que nous appré­cions encore moins. Dans ces situa­tions dérou­tantes, le sens du lieu se mani­feste par­fois avec une force irré­pres­sible et ses com­po­sants fré­quem­ment sub­tils — autant, peut-être, que l’absence de cer­taines odeurs dans l’air ou qu’un ciel insuf­fi­sam­ment visible — s’immiscent subi­te­ment dans notre conscience. Alors nous nous ren­dons compte que les atta­che­ments aux lieux ne sont peut-être rien de moins que pro­fonds, et que nous nous sen­tons mena­cés lorsqu’ils sont mis en péril. Nous nous ren­dons compte que les lieux font autant par­tie de nous que nous fai­sons par­tie d’eux, et les sen­ti­ments d’appartenance à un lieu, le sens du lieu — le vôtre, le mien, et ceux de tous les autres — nour­rissent ces deux réa­li­tés de manière complexe.

Il paraît dès lors inévi­table que ces sen­ti­ments d’appartenance, ces sens du lieu, relèvent éga­le­ment de cultures, d’ensembles par­ta­gés de « savoir local » (l’expression nous vient de Clif­ford Geertz) qui per­mettent à des indi­vi­dus et à des com­mu­nau­tés tout entières de don­ner un sens et de confé­rer une signi­fi­ca­tion sociale aux lieux qu’elles habitent. Les anthro­po­logues cultu­rels, dont cer­tains tra­vaillent des années durant au sein de com­mu­nau­tés pour qui les liens topo­gra­phiques sont vitaux et pro­fonds, ont tou­te­fois eu peu à dire à leur sujet jusqu’à récem­ment (Rod­man, 1992). Certes, de nom­breux tra­vaux anthro­po­lo­giques men­tionnent bel et bien des lieux (« Le peuple de x… », « Le vil­lage de y… », « Le mar­ché de z… »), mais il s’agit fré­quem­ment d’une infor­ma­tion for­tuite et hâtive, prin­ci­pa­le­ment vouée à situer les écrits en tant que tels, à plan­ter un décor, pour ain­si dire, dans une région de la pla­nète. Une fois cette tâche accom­plie, ces textes se pour­suivent sans même jeter un regard en arrière et changent de sujet. Tout comme la plu­part d’entre nous, les eth­no­graphes en acti­vi­té tiennent le sens du lieu pour acquis, et les études eth­no­gra­phiques qui en explorent les dimen­sions cultu­relles et sociales s’avèrent notoi­re­ment clair­se­mées. Les atta­che­ments des êtres humains aux lieux, aus­si variés et divers que les lieux qui en font l’objet, demeurent à leur manière une énigme.

Il y a envi­ron quinze ans, au début des années 1980, alors que j’étais déjà un eth­no­graphe et un lin­guiste aguer­ri, avec deux décen­nies de tra­vail de ter­rain dans un vil­lage apache occi­den­tal à mon actif, c’est en « tom­bant sur des lieux » (curieuse expres­sion, j’en conviens, mais qui illustre à mer­veille mon impres­sion) que j’ai pris conscience de l’irrésistible fas­ci­na­tion qu’ils sus­ci­taient chez les peuples aux­quels ils appartenaient.

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[…] la manière dont les Apaches appré­hendent l’espace et conçoivent les lieux est pro­fon­dé­ment imbri­quée dans d’autres sphères cultu­relles, par­mi les­quelles on trouve des concep­tions de la sagesse, des notions de mora­li­té, de poli­tesse et de tact sous la forme de dis­cours oraux, et plu­sieurs conven­tions rela­tives à l’imagination et à l’interprétation de leur pas­sé tribal.

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Ma dette envers le peuple apache de Cibe­cue, vieille de plus de trente-cinq ans, est consi­dé­rable et pro­fonde. Per­sonne ne pour­rait sou­hai­ter de meilleurs guides ou de plus fidèles amis que les cava­liers Mor­ley Crom­well, Charles Hen­ry, Robert Machuse, Nick Thomp­son et Dud­ley Pat­ter­son. Bien qu’ils aient tous désor­mais rejoint leurs ancêtres, je les sais tou­jours près de moi, car j’entends sou­vent leur voix lorsque je tra­verse leurs terres. Comme ils aimaient pro­fon­dé­ment leur terre. Et comme ils étaient satis­faits de savoir qu’un cer­tain nombre de leurs connais­sances sur le sujet serait pré­ser­vé et ren­du publique, sou­mis à un ensemble de res­tric­tions bien défi­nies qui n’ont pas été enfreintes — et ne le seront jamais. À leur demande et avec leur auto­ri­sa­tion, ce livre leur appar­tient, et ils l’offrent en cadeau à leurs petits-enfants de Cibe­cue et à toutes les géné­ra­tions suivantes.

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Selon la concep­tion des Apaches de Cibe­cue, le pas­sé est un « che­min » ou une « piste » bien usée, ini­tia­le­ment emprun­tée par les ancêtres fon­da­teurs de leur peuple et que les géné­ra­tions sui­vantes d’Apaches par­courent depuis. Au-delà de la mémoire des per­sonnes vivantes, ce che­min n’est plus visible — le pas­sé a dis­pa­ru — et ne peut donc être consul­té et étu­dié direc­te­ment. C’est pour­quoi le pas­sé doit être construit — c’est-à-dire ima­gi­né — à l’aide de maté­riaux his­to­riques, par­fois appe­lés « empreintes » ou « traces », ayant sur­vé­cu jus­qu’à nos jours. Ces maté­riaux se pré­sentent sous diverses formes, notam­ment les noms de lieux apaches, les his­toires et les chants apaches, et dif­fé­rents types de reliques trou­vées dans divers endroits du ter­ri­toire apache (les pierres taillées à la main entou­rant la source de Snakes’ Water [L’eau du ser­pent], par exemple). Comme per­sonne ne sait quand ces phé­no­mènes se sont pro­duits, la loca­li­sa­tion de ces évé­ne­ments pas­sés dans la tem­po­ra­li­té ne peut se faire que de manière vague et géné­rale. Mais cela n’a guère d’im­por­tance, car ce qui compte le plus pour les Apaches, c’est de savoir les évé­ne­ments se sont pro­duits, et non quand, ain­si que ce qu’ils révèlent du déve­lop­pe­ment et du carac­tère de la vie sociale apache. À la lumière de ces prio­ri­tés, les consi­dé­ra­tions tem­po­relles, bien qu’elles ne soient pas dépour­vues d’in­té­rêt, se voient accor­der une impor­tance secondaire.

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Comme l’a fait remar­quer Vine Delo­ria Jr. (Sioux de Stan­ding Rock), la plu­part des tri­bus amé­rin­diennes pos­sèdent des « concep­tions spa­tiales de l’his­toire » dans les­quelles les lieux et leurs noms — et tout ce qu’ils peuvent sym­bo­li­ser — se voient accor­der une impor­tance capi­tale. Pour les hommes et les femmes indiennes, le pas­sé se trouve ins­crit dans les carac­té­ris­tiques de la Terre — canyons et lacs arides, mon­tagnes et arroyos, rochers et friches. Ces élé­ments confèrent à leurs ter­ri­toires de mul­tiples formes de signi­fi­ca­tion qui imprègnent leurs vies et façonnent leur pen­sée. La connais­sance des lieux est donc étroi­te­ment liée à la connais­sance de soi, à la com­pré­hen­sion de la place d’une per­sonne dans l’en­semble des choses, y com­pris dans sa propre com­mu­nau­té, et à la soli­di­té de son iden­ti­té en tant que per­sonne. Avec son élo­quence sin­gu­lière, N. Scott Moma­day (Kio­wa) sug­gère qu’il en est ain­si depuis très longtemps.

« Dès que l’Indien a posé le pied sur ce conti­nent, il a cen­tré sa vie sur le monde natu­rel. Il est pro­fon­dé­ment inves­ti dans la terre, dévoué envers elle à la fois dans sa conscience et dans son ins­tinct. Le sens du lieu est pri­mor­dial. Ce n’est qu’en réfé­rence à la terre qu’il peut per­sis­ter dans son iden­ti­té. » (Moma­day 1994:1)

Dans le cas des Apaches occi­den­taux, cela ne fait aucun doute. Le sens du lieu, le sens du pas­sé tri­bal et le sens pro­fond de l’i­den­ti­té de ce peuple sont indis­so­cia­ble­ment liés. Leur iden­ti­té a per­du­ré. Leurs ancêtres y ont veillé, et depuis le pays du pas­sé, où les ancêtres conti­nuent de vivre dans des lieux-mondes évo­ca­teurs, ils conti­nuent de ce faire. Leurs voix sont fortes et fermes — et il est par­fois dif­fi­cile de savoir qui cite qui.

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Perdre leur terre, les Apaches de l’Ouest ne peuvent se le per­mettre, étant don­né que ses par­ti­cu­la­ri­tés géo­gra­phiques leur servent depuis des siècles de repères mné­mo­niques indis­pen­sables, à l’aide des­quels ils héritent et per­pé­tuent les ensei­gne­ments moraux de leur his­toire. En consé­quence, ces lieux se pré­sentent comme des mani­fes­ta­tions de ce que Mikhaïl Bakh­tine a appe­lé des chro­no­topes. Ain­si que Bakh­tine (1981:7) les décrit, les chro­no­topes sont

« des points dans la géo­gra­phie d’une com­mu­nau­té où le temps et l’es­pace se mêlent et fusionnent. Le temps prend chair et devient visible pour la contem­pla­tion humaine ; de même, l’es­pace devient char­gé et sen­sible aux mou­ve­ments du temps et de l’his­toire et à la per­sis­tance d’un peuple (…) Les chro­no­topes sont donc des monu­ments de la com­mu­nau­té elle-même, des sym­boles de celle-ci, des forces qui agissent pour façon­ner l’i­mage que ses membres ont d’eux-mêmes. »

Que l’on appré­cie ou non la manière dont Bakh­tine use du terme chro­no­tope (plus connu, mais dans un sens très dif­fé­rent, comme un concept de la théo­rie de la rela­ti­vi­té d’Al­bert Ein­stein), ses obser­va­tions sur l’im­por­tance cultu­relle des repères géo­gra­phiques s’ap­pliquent par­fai­te­ment aux Apaches occi­den­taux. Le pay­sage apache four­mille de lieux nom­més où le temps et l’es­pace ont fusion­né et où, grâce aux récits his­to­riques, leur inter­sec­tion est ren­due « visible pour la contem­pla­tion humaine ». Il est éga­le­ment évident que ces lieux, char­gés d’une signi­fi­ca­tion per­son­nelle et sociale, contri­buent de manière impor­tante à façon­ner l’i­mage que les Apaches ont — ou devraient avoir — d’eux-mêmes. En par­lant à des gens comme Nick Thomp­son et Ron­nie Lupe, à Annie Peaches et Ben­son Lewis, on a l’im­pres­sion que les Apaches consi­dèrent le pay­sage comme le dépo­si­taire d’une sagesse dis­til­lée, un gar­dien sévère mais bien­veillant de la tra­di­tion, un allié tou­jours vigi­lant dans les efforts des indi­vi­dus et des com­mu­nau­tés entières pour main­te­nir un ensemble de normes de vie sociale qui leur est propre et dis­tinct. Dans le monde que les Apaches de l’Ouest se sont consti­tué, les élé­ments du pay­sage sont deve­nus les sym­boles de leur mode de vie, les sym­boles d’une culture et de la per­sis­tance du tem­pé­ra­ment moral de son peuple.

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Ayant explo­ré jus­qu’i­ci les concep­tions des Apaches de l’Ouest concer­nant le ter­ri­toire, il convient de se deman­der si d’autres groupes d’In­diens d’A­mé­rique en pos­sèdent des simi­laires. Bien que les docu­ments eth­no­gra­phiques por­tant sur cette ques­tion soient peu nom­breux (j’i­den­ti­fie plus loin cer­taines des rai­sons de ce manque), des preuves très fiables, pro­ve­nant d’une autre source — les tra­vaux des écri­vains indiens modernes —, nous montrent qu’il existe effec­ti­ve­ment une simi­la­ri­té géné­rale. Pre­nons, par exemple, la décla­ra­tion sui­vante de Les­lie M. Sil­ko, poète et roman­cière des Pue­blos de Lagu­na au Nou­veau-Mexique. Après avoir expli­qué que les his­toires « consti­tuent les créa­trices fon­da­men­tales de notre iden­ti­té », Sil­ko (1981:69) pour­suit en dis­cu­tant des récits des Pue­blos liés à la terre :

« Les his­toires ne peuvent être dis­so­ciées des loca­li­sa­tions géo­gra­phiques, des lieux phy­siques qui com­posent le ter­ri­toire. (…) Et les his­toires font tel­le­ment par­tie de ces lieux qu’il est presque impos­sible pour les géné­ra­tions futures de les oublier, vu l’abondance d’éléments géo­lo­giques impo­sants (…). Impos­sible de vivre sur ce ter­ri­toire sans ques­tion­ner ou regar­der ou remar­quer un rocher ou une pierre. Et il y a tou­jours une histoire. »

Un cer­tain nombre d’autres auteurs amé­rin­diens, par­mi les­quels Vine Delo­ria, Jr. (Sioux de Stan­ding Rock), Simon Ortiz (Aco­ma), Joy Haqo (Creek) et l’an­thro­po­logue cultu­rel Alfon­so Ortiz (San Juan Pue­blo), ont brillam­ment décrit les dimen­sions morales des concep­tions amé­rin­diennes de la terre. Per­sonne, cepen­dant, n’a abor­dé le sujet avec plus de sen­si­bi­li­té que N. Scott Moma­day (Kio­wa). Les pas­sages sui­vants, tirés de son court essai inti­tu­lé « Native Ame­ri­can Atti­tudes to the Envi­ron­ment » (soit « Atti­tudes des autoch­tones des Amé­riques à l’égard de l’environnement ») paru en 1974, exposent clai­re­ment ce qui est en jeu, non seule­ment pour les Apaches de l’Ouest, mais aus­si pour les autres tribus.

« Impos­sible de com­prendre com­ment l’In­dien se per­çoit, en rela­tion au monde qui l’en­toure, sans com­prendre sa concep­tion de ce qui est appro­prié, en par­ti­cu­lier ce qui est mora­le­ment appro­prié dans le contexte de cette rela­tion. (1974:82) En ce qui concerne le monde phy­sique, l’é­thique amé­rin­dienne relève d’une forme d’appropriation réci­proque : d’un côté l’être humain s’in­ves­tit dans le pay­sage, et de l’autre il incor­pore le pay­sage dans son expé­rience la plus fon­da­men­tale. (…) Cette appro­pria­tion est avant tout affaire d’imagination, laquelle est de nature morale. Je veux dire que nous sommes tous ce que nous nous ima­gi­nons être. Et c’est cer­tai­ne­ment vrai pour l’In­dien d’A­mé­rique. L’idée que l’Indien se fait de lui-même intègre sa rela­tion avec le monde phy­sique. Il se per­çoit à tra­vers cette rela­tion et d’autres encore. Et c’est cet acte d’i­ma­gi­na­tion, cet acte moral d’i­ma­gi­na­tion, qui consti­tue sa com­pré­hen­sion du monde phy­sique. » (1974:80)

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J’ai ten­té de mon­trer ici que la manière dont les Apaches occi­den­taux conçoivent la terre influence sin­gu­liè­re­ment la manière dont ils se per­çoivent eux-mêmes, et vice ver­sa, et que ces deux dyna­miques, ensemble, influencent leur manière de vivre. Reje­ter cette pos­si­bi­li­té — ou, comme de nom­breux éco­lo­gistes seraient enclins à le faire, l’occulter a prio­ri au motif qu’elle serait sans impor­tance — aurait pour effet d’« abs­traire » les Apaches du monde tel qu’ils l’ont construit. Ceci, à son tour, obli­té­re­rait tous les aspects de leur rela­tion morale avec la terre. Pour des rai­sons qui devraient main­te­nant être évi­dentes, cette rela­tion est cru­ciale pour les Apaches — tout aus­si cru­ciale, je pense, que toute rela­tion rela­tive à la sub­sis­tance ou à l’é­co­no­mie. Notre igno­rance de cette réa­li­té ne pour­rait avoir que des consé­quences néfastes.

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Du point de vue de l’eth­no­graphe, donc, le dis­cours situé concer­nant les pay­sages géo­gra­phiques repré­sente davan­tage qu’une res­source pré­cieuse en vue d’explorer les concep­tions locales de l’u­ni­vers maté­riel. Il peut, en outre, être utile pour inter­pré­ter les formes d’ac­tion sociale qui se pro­duisent régu­liè­re­ment dans cet uni­vers. En effet, les pay­sages se pré­sentent tou­jours à leurs habi­tants sur plu­sieurs plans, et non seule­ment sur le maté­riel. Les pay­sages expriment éga­le­ment des valeurs sym­bo­liques. Ain­si, prin­ci­pa­le­ment par le biais des nom­breux pou­voirs de la parole, peuvent-ils être « déta­chés » de leurs amarres spa­tiales et trans­for­més en ins­tru­ments de pen­sée, en vec­teurs d’influence com­por­te­men­tale, en outils pour l’i­ma­gi­na­tion, en moyens d’ex­pres­sion en vue de pro­duire des actes ver­baux, et aus­si, bien sûr, en biens émi­nem­ment mobiles envers les­quels les indi­vi­dus peuvent conser­ver un atta­che­ment pro­fond et durable, où qu’ils voyagent. C’est ain­si que, comme l’a obser­vé N. Scott Moma­day (1974), les hommes et les femmes apprennent à s’ap­pro­prier leurs pay­sages, à pen­ser et à agir « avec » eux ain­si que sur eux et à les tis­ser avec des mots dans les fon­de­ments mêmes de la vie sociale. Et c’est aus­si pour­quoi, comme tout eth­no­graphe finit par le com­prendre, les pay­sages géo­gra­phiques ne sont jamais cultu­rel­le­ment vides. Le défi eth­no­gra­phique consiste à com­prendre ce qu’un pay­sage par­ti­cu­lier, char­gé de signi­fi­ca­tions pas­sées et pré­sentes, peut être appe­lé à « dire », et ce qu’il peut être appe­lé à « faire » à tra­vers ce « dire ».

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La pra­tique apache occi­den­tale consis­tant à « par­ler avec des noms » témoigne de ce genre d’é­ten­due et de poly­va­lence. Ain­si, comme nous l’a­vons vu, une locu­tion comme « Tsee Hadi­gaiye yu ‘agod­zaa » (« C’est arri­vé à Ran­gée de Roches Blanches Qui S’Étend Vers Le Haut Et Vers L’Horizon, à cet endroit pré­cis ! ») peut être uti­li­sé pour accom­plir toutes les actions sui­vantes : (1) pro­duire une image men­tale d’un lieu géo­gra­phique par­ti­cu­lier ; (2) évo­quer des textes anté­rieurs, tels que des récits his­to­riques et des sagas ; (3) affir­mer la valeur et la vali­di­té de pré­ceptes moraux tra­di­tion­nels (c’est-à-dire du savoir ances­tral) ; (4) faire preuve de tact et de cour­toi­sie à l’é­gard d’aspects posi­tifs et néga­tifs ; (5) trans­mettre des sen­ti­ments de com­pas­sion et de sou­tien per­son­nel ; (6) offrir des conseils pra­tiques pour faire face à des cir­cons­tances per­son­nelles per­tur­bantes (c’est-à-dire appli­quer le savoir ances­tral) ; (7) trans­for­mer des pen­sées pénibles cau­sées par une inquié­tude exces­sive en pen­sées plus agréables carac­té­ri­sées par l’op­ti­misme et l’es­poir ; et (8) gué­rir les esprits blessés.

Il s’a­git d’une quan­ti­té consi­dé­rable d’accomplissements poten­tiels pour une locu­tion orale. Ce qui lui four­nit cette puis­sance poten­tielle — ce que l’ac­ti­vi­té consis­tant à « par­ler avec des noms » évoque tou­jours le plus fon­da­men­ta­le­ment —, c’est l’im­por­tance cultu­relle des lieux nom­més dans le pay­sage des Apaches de l’Ouest. Les lieux nom­més consti­tuent depuis long­temps des sym­boles très signi­fi­ca­tifs pour le peuple apache, offrant aux locu­teurs apaches un moyen rapide de s’ap­pro­prier leur signi­fi­ca­tion et de l’u­ti­li­ser avec une grande effi­ca­ci­té à des fins sociales spé­ci­fiques. En ver­tu de leur rôle d’an­crage spa­tial dans les récits tra­di­tion­nels apaches, les noms de lieux peuvent repré­sen­ter les récits eux-mêmes, les résu­mant, pour ain­si dire, et conden­sant sous une forme com­pacte leurs véri­tés morales essen­tielles. Par consé­quent, leurs récits et leurs véri­tés peuvent être rapi­de­ment « acti­vés » et faire l’ob­jet d’une prise de conscience ciblée par la seule uti­li­sa­tion des noms de lieux. Et c’est ain­si qu’en ces occa­sions où les Apaches jugent bon de par­ler au moyen des noms des lieux, une par­tie essen­tielle de leur héri­tage tri­bal semble leur par­ler en retour. En effet, en de telles occa­sions, comme nous l’a­vons vu, les par­ti­ci­pants peuvent être émus et ins­truits par des voix autres que les leurs. En outre, les per­sonnes aux­quelles les noms de lieux sont adres­sés peuvent être affec­tées par les voix de leurs ancêtres — des voix dotées d’une auto­ri­té inhé­rente, décrite par Mikhaïl Bakh­tine comme la « parole impérieuse » :

« La parole impé­rieuse exige que nous la recon­nais­sions, que nous la fas­sions nôtre ; elle nous lie, indé­pen­dam­ment de tout pou­voir qu’elle pour­rait avoir de nous per­sua­der inté­rieu­re­ment, avec son auto­ri­té ances­trale. La parole impé­rieuse se situe dans une zone éloi­gnée, orga­ni­que­ment liée à un pas­sé per­çu comme hié­rar­chi­que­ment supé­rieur. Son auto­ri­té était déjà recon­nue autre­fois. Il s’a­git d’un dis­cours anté­rieur. (…) Il est don­né (il résonne) dans des sphères altières, pas celles du contact fami­lier. Son lan­gage est un lan­gage spé­cial (pour ain­si dire, hié­ra­tique). » (Bakh­tin 1981:342)

Lorsque les noms de lieux des Apaches de l’Ouest sont invo­qués pour ser­vir de vec­teurs de l’au­to­ri­té ances­trale, le savoir ain­si trans­mis ne l’est pas d’une manière tel­le­ment altière qu’elle empêche son uti­li­sa­tion dans la vie ordi­naire. Au contraire, comme l’illustre clai­re­ment l’é­pi­sode de la mai­son des Machuse, un tel savoir existe pour être appli­qué, pour être réflé­chi, pour inci­ter à agir, pour être incor­po­ré […] dans les moindres recoins de l’ex­pé­rience per­son­nelle et sociale. Et dans la mesure où ce type d’in­cor­po­ra­tion se pro­duit — dans la mesure où les lieux et les noms de lieux four­nissent des points de réfé­rence sym­bo­liques pour l’i­ma­gi­na­tion morale des Apaches et ses impli­ca­tions pra­tiques jour­na­lières — l’on peut dire que le pay­sage dans lequel ces gens vivent vit en eux. […] Habi­tants de leur pay­sage, les Apaches occi­den­taux sont donc éga­le­ment habi­tés par lui, et dans la pro­fon­deur intem­po­relle de cette réci­pro­ci­té per­ma­nente, le peuple et son pay­sage ne font pra­ti­que­ment qu’un.

Cette rela­tion réci­proque — une rela­tion dans laquelle les indi­vi­dus s’in­ves­tissent dans le pay­sage tout en incor­po­rant ses signi­fi­ca­tions dans leur expé­rience la plus fon­da­men­tale — est la source ultime du riche poten­tiel signi­fiant et de la poly­va­lence fonc­tion­nelle des noms de lieux des Apaches de l’Ouest. En effet, lorsque les noms de lieux sont uti­li­sés de la manière dont Lola Machuse et ses amis les uti­lisent, le pay­sage est appré­hen­dé en termes sociaux et la parole de la tra­di­tion tri­bale apache fait auto­ri­té sur des pro­blèmes sociaux. Paral­lè­le­ment, les per­sonnes en détresse se voient rap­pe­ler ce qu’elles savent déjà, mais oublient par­fois, à savoir que la connais­sance ances­trale est un allié puis­sant dans les moments d’ad­ver­si­té, et que le médi­ter, comme ont appris à le faire des géné­ra­tions d’A­paches, peut avoir pour effet d’é­lar­gir la conscience, de pro­cu­rer un sen­ti­ment de sou­la­ge­ment et de ren­for­cer la capa­ci­té à sur­mon­ter les épreuves de la vie. Et parce qu’ai­der les gens à sur­mon­ter ces épreuves est consi­dé­ré par les Apaches comme un geste de com­pas­sion, l’u­ti­li­sa­tion des noms de lieux à cette fin sert aus­si à com­mu­ni­quer la sol­li­ci­tude, le récon­fort et la soli­da­ri­té per­son­nelle. Si le fait de par­ler avec des noms peut accom­plir tant de choses — si sa force expres­sive est par­fois aus­si for­te­ment res­sen­tie — c’est prin­ci­pa­le­ment parce qu’il favo­rise la mul­ti­pli­ca­tion des actes réci­proques de gen­tillesse et de sol­li­ci­tude. Et les effets de la gen­tillesse et de la sol­li­ci­tude, en par­ti­cu­lier lorsque les esprits ont besoin d’être gué­ris, peuvent effec­ti­ve­ment être très puissants.

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Dans l’époque trou­blée qui est la nôtre, tan­dis que de vastes pans de la sur­face ter­restre sont rava­gés par l’industrialisme, que, sur plu­sieurs conti­nents, des peuples sont chas­sés de leurs terres par des intru­sions illé­gi­times, que les tri­bus amé­rin­diennes engagent des pro­cé­dures juri­diques d’envergure afin d’assurer une pro­tec­tion per­ma­nente de sites sacrés désor­mais sous tutelle fédé­rale, que phi­lo­sophes et poètes clament l’importance fon­da­men­tale des atta­che­ments aux lieux géo­gra­phiques dans la for­ma­tion des iden­ti­tés per­son­nelles et sociales, que se déve­loppent de nou­velles formes de « conscience envi­ron­ne­men­tale » tou­jours plus radi­cales et urgentes ; en ces temps tour­men­tés, […] il est regret­table de consta­ter que les anthro­po­logues étu­dient rare­ment les liens unis­sant les peuples aux lieux qu’ils habitent.

Sen­sibles au fait que l’existence humaine est iné­luc­ta­ble­ment située dans le temps et l’espace et par­fai­te­ment conscients que toute vie sociale implique un échange de formes sym­bo­liques, on pour­rait s’attendre à ce que les anthro­po­logues témoignent sys­té­ma­ti­que­ment des varié­tés de signi­fi­ca­tions que les hommes et les femmes confèrent aux carac­té­ris­tiques de leur envi­ron­ne­ment natu­rel. Cepen­dant, l’exploration eth­no­gra­phique des construc­tions cultu­relles des réa­li­tés géo­gra­phiques s’avère tout au mieux embryon­naire. Dési­reux d’examiner les moyens maté­riels et struc­tu­rels grâce aux­quels des com­mu­nau­tés entières s’adaptent à leur envi­ron­ne­ment phy­sique de manière viable, les eth­no­graphes se montrent visi­ble­ment réti­cents à exa­mi­ner la com­plexi­té et la varié­té des ins­tru­ments concep­tuels et expres­sifs — idées, croyances, récits, chants — qui per­mettent aux membres d’une com­mu­nau­té de pro­duire et d’exprimer des com­pré­hen­sions cohé­rentes de cet envi­ron­ne­ment. Nous connais­sons par consé­quent peu de choses sur la manière dont des peuples issus de cultures très diverses per­çoivent et com­prennent le monde qui les entoure, sur les dif­fé­rents modes de conscience avec les­quels ils l’appréhendent et, pour reprendre les termes d’Edmund Hus­serl, sur la manière dont ils « en découvrent l’importance ». Nous ne savons pas grand-chose non plus des consé­quences de ces décou­vertes sur ceux qui les font, des rai­sons pour les­quelles cer­tains lieux revêtent davan­tage d’importance que d’autres, tout comme nous igno­rons l’origine des pro­fondes émo­tions et de l’attention sou­te­nue que sus­cite et encou­rage la vue d’un site par­ti­cu­liè­re­ment appré­cié (voire le simple sou­ve­nir de cer­tains de ses aspects visuels). En somme, les anthro­po­logues négligent une dimen­sion fon­da­men­tale de l’expérience humaine — ce fidèle com­pa­gnon du cœur et de l’esprit, sou­vent dis­cret mais poten­tiel­le­ment bou­le­ver­sant, que l’on désigne sous le nom de sens du lieu. Il manque à cette dis­ci­pline un inté­rêt thé­ma­tique pour les manières dont les habi­tants du monde consti­tuent le pay­sage qui les entoure et envi­sagent les liens qu’ils entre­tiennent avec lui. Il manque un désir de com­prendre les pers­pec­tives variées et variables au gré des­quelles les peuples en viennent à connaître leur envi­ron­ne­ment géo­gra­phique, les points de vue indi­vi­duels depuis les­quels (pour emprun­ter la brillante expres­sion d’Isak Dine­sen) ils embrassent leur terre, et voient celle-ci les embras­ser à son tour. On constate un manque d’intérêt envers les manières dont hommes et femmes habitent leur monde.

Tel que le for­mu­la Mar­tin Hei­deg­ger (1958), dont je pro­pose ici de suivre l’argumentation géné­rale, le concept de l’habi­ter sou­ligne l’importance des formes de conscience au gré des­quelles l’être humain per­çoit et appré­hende l’espace géo­gra­phique. Plus pré­ci­sé­ment, on dit de l’habiter qu’il se com­pose des « rela­tions » mul­tiples que les indi­vi­dus entre­tiennent avec les lieux, car c’est uni­que­ment en ver­tu de ces rela­tions que l’espace acquiert une signi­fi­ca­tion. (Ain­si, comme l’affirme Hei­deg­ger (1958, p. 183), « les espaces reçoivent leur être des lieux et non de “l’espace” ».) Aus­si nom­breuses que sin­gu­lières, spé­ci­fiques et par­fai­te­ment conce­vables sur de longues dis­tances, les rela­tions aux lieux prennent vie à chaque fois qu’un site sus­cite une prise de conscience. Celle-ci est bien sou­vent fur­tive et incons­ciente, tel un ins­tant fugace (une recon­nais­sance subite, la trace d’un sou­ve­nir) qui s’efface dès que la conscience se tourne vers un autre objet. Mais de temps à autre, sans rai­son appa­rente, la conscience est sai­sie — cap­ti­vée –, et le lieu où elle élit domi­cile devient l’objet d’une réflexion spon­ta­née et de sen­ti­ments intenses. Dans de tels moments, lorsque les indi­vi­dus se détachent du cours de leur vie quo­ti­dienne et dirigent consciem­ment leur atten­tion vers les lieux — lorsque, pour ain­si dire, ils prennent le temps de les appré­hen­der acti­ve­ment —, les rela­tions à l’espace géo­gra­phique prennent toute leur dimen­sion. C’est en effet lors de ces ins­tants impré­gnés d’attention et d’émotion que l’expérience des lieux se fait la plus directe, la plus tenace et, selon Hei­deg­ger, la plus com­plète. À tra­vers le sens des lieux, hommes et femmes acquièrent une conscience aigüe des liens d’attachement com­plexes qui les unissent au monde phy­sique. Pen­dant ces moments, sen­sibles aux lieux, ils habitent, pour ain­si dire, la ques­tion de l’habitation.

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Car il n’est sim­ple­ment pas vrai, comme cer­tains phé­no­mé­no­logues et un nombre crois­sant d’é­cri­vains natu­ra­listes vou­draient nous le faire croire, que les rela­tions avec les lieux sont exclu­si­ve­ment ou prin­ci­pa­le­ment vécues dans des moments contem­pla­tifs d’i­so­le­ment social. Au contraire, les rela­tions avec les lieux sont le plus sou­vent vécues en com­pa­gnie d’autres per­sonnes, et c’est dans ces occa­sions com­munes — lorsque les lieux sont per­çus ensemble — que les visions indi­gènes du monde phy­sique deviennent acces­sibles aux étran­gers. Et si l’é­coute des conver­sa­tions ordi­naires est tou­jours une stra­té­gie utile pour décou­vrir ces visions, il ne s’agit géné­ra­le­ment que d’un début. Les rela­tions avec les lieux peuvent éga­le­ment s’ex­pri­mer par le biais des mythes, des prières, de la musique, de la danse, de l’art, de l’ar­chi­tec­ture et, dans de nom­breuses com­mu­nau­tés, de formes récur­rentes de rituels reli­gieux et poli­tiques. Ain­si repré­sen­tés et mis en scène — quo­ti­dien­ne­ment, men­suel­le­ment, sai­son­niè­re­ment, annuel­le­ment — les lieux et leurs signi­fi­ca­tions sont conti­nuel­le­ment tis­sés dans la fabrique de la vie sociale, qui se retrouve ain­si unie aux carac­té­ris­tiques du pay­sage […]. Déli­bé­ré­ment ou non, les peuples se pré­sentent tou­jours les uns aux autres des images cultu­rel­le­ment média­ti­sées de l’en­droit et de la manière dont ils vivent. Dans les grandes comme dans les petites choses, ils accom­plissent sans cesse des actes qui repro­duisent et expriment leur propre sens du lieu — et aus­si, inex­tri­ca­ble­ment, leur propre com­pré­hen­sion de qui et de ce qu’ils sont.

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À l’ex­cep­tion des han­di­ca­pés men­taux, tout Apache qui vient au monde peut légi­ti­me­ment aspi­rer à la sagesse. Pour­tant, aucun ne nait avec les trois condi­tions d’es­prit néces­saires à la ger­mi­na­tion de la sagesse. Culti­ver ces condi­tions, un pro­ces­sus long et inégal impli­quant beau­coup d’in­tros­pec­tion et de nom­breux échecs décou­ra­geants, com­porte des aspects pri­vés et publics. D’une part, il incombe aux indi­vi­dus d’é­va­luer de façon cri­tique leur propre esprit et de le pré­pa­rer à la sagesse en culti­vant les trois qua­li­tés de la flui­di­té, de la rési­lience et de la constance. D’autre part, l’en­sei­gne­ment doit être dis­pen­sé par des per­sonnes sym­pa­thi­santes de l’en­tre­prise, l’ayant pour­sui­vie elles-mêmes avec un cer­tain suc­cès. Bien que l’ins­truc­tion puisse com­men­cer à n’im­porte quel âge, elle débute géné­ra­le­ment lorsque les pré­ado­les­cents prennent conscience que la vie adulte com­prend un flux inces­sant d’exi­gences aux­quelles il faut répondre au moyen de com­pé­tences et de capa­ci­tés spé­ci­fiques. Les jeunes ayant atteint ce niveau de com­pré­hen­sion sont invi­tés à être constam­ment atten­tifs à ce qui se passe autour d’eux, à se sou­ve­nir de tout ce qu’ils observent et à signa­ler tout ce qui sort de l’or­di­naire. Ils sont éga­le­ment invi­tés à prê­ter une atten­tion par­ti­cu­lière aux paroles et aux actions des per­sonnes plus âgées dont le com­por­te­ment géné­ral est jugé digne d’être imi­té. Et ils sont régu­liè­re­ment invi­tés à voya­ger, sur­tout en com­pa­gnie de per­sonnes qui leur par­le­ront des lieux qu’ils voient et visitent. C’est au cours de ces excur­sions que la rela­tion entre les lieux et la sagesse devient expli­cite. « Abreu­vez-vous aux lieux », dit-on aux gar­çons et aux filles Apache. « Ensuite, vous pour­rez tra­vailler votre esprit. »

Cette concep­tion du déve­lop­pe­ment psy­cho­lo­gique repose sur la pré­misse selon laquelle les connais­sances sont utiles dans la mesure où elles peuvent être rapi­de­ment sol­li­ci­tées et appli­quées sans effort à des fins pra­tiques. Un pos­tu­lat connexe est que les objets dont l’ap­pa­rence est unique sont plus faci­le­ment mémo­ri­sables que ceux qui se res­semblent. Il découle de ces hypo­thèses que, les lieux étant visuel­le­ment uniques (un fait à la fois mar­qué et confir­mé par la pos­ses­sion de noms dis­tincts), ils consti­tuent d’ex­cel­lents vec­teurs de connais­sances utiles. Et parce que les connais­sances néces­saires à la sagesse ne sont rien si elles ne sont pas utiles, l’a­dage selon lequel « la sagesse réside dans les lieux » semble par­fai­te­ment logique. Mais il y a plus dans cet adage que la véri­té et la cohé­rence logique. Le verbe [apache qu’il com­prend] incor­pore un radi­cal clas­si­fi­ca­toire qui s’ap­plique exclu­si­ve­ment aux réci­pients solides et à leur conte­nu. Le pro­to­type de cette caté­go­rie est un réci­pient étanche, et ain­si l’a­dage asso­cie les lieux à des récep­tacles immuables, et la connais­sance requise pour la sagesse à une réserve d’eau inépui­sable repo­sant en toute sécu­ri­té en leur sein. Cela étaye les affir­ma­tions sug­gé­rant que pré­pa­rer son esprit à la sagesse s’ap­pa­rente à une forme d’abreuvement et que la sagesse, tout comme l’eau, est essen­tielle à la sur­vie. Comme l’a fait remar­quer Dud­ley Pat­ter­son au cours d’une de nos conver­sa­tions : « On ne peut pas vivre long­temps sans eau et on ne peut pas vivre long­temps sans sagesse. Il faut boire les deux. »

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Lorsque les hommes et les femmes Apache s’ef­forcent de s’abreuver aux lieux — lors­qu’ils acquièrent la connais­sance de leur envi­ron­ne­ment natu­rel, qu’ils l’enregistrent dans leur mémoire per­ma­nente et l’ap­pliquent effi­ca­ce­ment au fonc­tion­ne­ment de leur esprit — ils montrent par leurs actions que leur envi­ron­ne­ment vit en eux. Comme leurs ancêtres avant eux, ils montrent par leurs paroles et leurs actes qu’au-delà de la réa­li­té visible du lieu se trouve une réa­li­té morale qu’ils ont eux-mêmes fini par incar­ner. Et qu’ils par­viennent ou non à deve­nir plei­ne­ment sages, c’est ce pay­sage inté­rieur — ce pay­sage de l’i­ma­gi­naire moral — qui influence le plus pro­fon­dé­ment leur sens vital du lieu et aus­si, je crois, leur inébran­lable sen­ti­ment de soi.

Keith Bas­so


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

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