(Image de couverture : Sao Paulo, au Brésil).
Aujourd’hui encore, malgré la présente situation sociale et écologique, les dynamiques inexorables que chacun constate, on retrouve, à gauche, y compris au plus à gauche de la gauche, y compris au sein de la gauche anti-industrielle (et/ou technocritique), une même célébration, un même amour de la ville, de la cité, de la vie urbaine. (À droite aussi, mais cela va de soi !)
Selon nos thuriféraires de la ville, celle-ci serait objectivement, intrinsèquement synonyme de progrès, d’émancipation. Et dès le commencement de son histoire, tous les humains souhaitaient y vivre et y trouvaient plus de bonheur qu’ailleurs.
Certains théoriciens s’appuient sur divers vestiges archéologiques pour remettre en question les liens entre mode de subsistance et structures économiques et sociales, pour minimiser, voire nier, l’impact néfaste des villes sur les humains et le vivant en général. Les exemples donnés sont toujours les mêmes : la tombe de Sungir, les cabanes en os de mammouth, et quelques villes de la Protohistoire.
David Graeber et David Wengrow, notamment, envisagent l’existence d’une élite dès le Paléolithique récent européen. Ils affirment que la tombe de Sungir (Russie), les cabanes en os de mammouth (Ukraine) et le temple de Göbekli Tepe (Turquie) ne peuvent être que les témoins d’une société hiérarchisée dont le pouvoir se transmettait par lignée héréditaire.
Il existe, en effet, quelques tombes riches en mobilier funéraire, mais elles sont extrêmement rares — moins d’une dizaine — et dispersées spatialement sur plusieurs millénaires. La plus célèbre est Sungir en Russie, datée de 34 000 ans avant le présent, tandis que celle de la grotte de Arene Candide (province de Savone, Ligurie) date de 23 440 AP. Cela dit, une tombe luxueuse n’honore pas toujours un membre de l’élite[1] ; la richesse funéraire ne reflète pas nécessairement une inégalité de richesse ou de pouvoir au sein de la société. D’autre part, de récentes analyses de paléopathologie ont montré que l’on retrouvait régulièrement, dans ces exceptionnelles inhumations, des individus présentant des malformations physiques[2]. L’archéologue Dominique Henry-Gambier, spécialiste des traitements funéraires au Paléolithique récent européen, a longuement analysé les tombes doubles, triples, multiples ou collectives :
« L’hypothèse d’une hiérarchisation des sociétés gravettiennes, souvent avancée à partir des inégalités de richesse du mobilier ou de la fonction supposée de certains défunts, n’est pour l’instant pas démontrée. Aucune des tombes multiples ne peut être rattachée de manière probante à des pratiques telles que l’accompagnement hiérarchique ou le sacrifice[3]. »
Les cabanes en os de mammouth d’Ukraine, quant à elles, sont vieilles de 15 000 ans 15 000 AP, remontant au passage du Pléistocène à l’Holocène. Ils les considèrent comme « de grands travaux publics, ce qui implique une conception sophistiquée et une coordination de la main‑d’œuvre à une échelle impressionnante », allant jusqu’à imaginer que, durant tout le Paléolithique, les groupes humains oscillaient entre anarchisme et étatisme ponctuel, avec une police servant à contrôler les regroupements saisonniers, en vue de construire des édifices religieux ou politiques.
Étonnamment, leur incapacité à concevoir que la construction de cabanes ait pu reposer sur une organisation non étatique disparaît lorsqu’ils envisagent la construction des premières villes, pouvant atteindre quarante mille habitants, qu’ils prétendent égalitaires. Ainsi de Mohenjo-Daro, qui pourtant « comprenait une citadelle, bâtie sur une haute butte artificielle et dotée d’un rempart ou mur de soutènement qui regroupait plusieurs constructions dont la citerne cérémonielle (le “Great Bath”), une aire de stockage aménagée sur une succession de plates-formes en brique et une grande salle hypostyle dont la toiture reposait sur des alignements de piliers également en brique. Au pied de cette citadelle, l’implantation urbaine disposait d’une voirie orthonormée ; elle comportait de grands bâtiments en briques cuites de dimensions standardisées, réunis en blocs séparés par des allées et des ruelles, ainsi que par quelques avenues rectilignes[4]. »
Leur biais idéologique est tellement flagrant qu’afin d’appuyer leur théorie, ils retiennent le simple fait que la plupart des habitations possédaient une salle de bain et un jardinet. Il est pourtant connu que les maisons les plus humbles, souvent construites en matériaux périssables, ne laissent que peu ou pas de traces. Plus remarquable encore, leur propension à considérer une ville sans prendre en compte son territoire, les réseaux politiques et commerciaux qui l’alimentent. Mohenjo-daro est une des agglomérations de la civilisation harapéenne qui comprend des manufactures artisanales côtières (Balakot et Nageswar). « Un autre élément invite fortement à penser qu’il appartenait à une élite dirigeante de distribuer les marchandises : les dimensions de l’ “entrepôt” fouillé à Lothal[5]. » Il en va pareillement de l’autre exemple qu’ils fournissent, celui de la ville de Nebelivka, qui appartient à la culture de Cucuteni-Trypillia.
Quant au site de Göbekli Tepe, son attribution à des peuples chasseurs-cueilleurs prénéolithiques a longtemps fait débat. Pour des raisons encore inconnues — malveillances ou rituels — le site a été recouvert intentionnellement par une importante quantité de terre. Les premières datations au carbone 14 ont été effectuées sur les vestiges présents dans le remblai et non sur les structures du monument. Si certains de ces vestiges sont datés de 10 000 AP, d’autres sont médiévaux, ils ne peuvent donc en rien fournir la date de la structure elle-même, le remblai provenant des dépôts du sol étant soit plus anciens soit plus jeunes que la structure elle-même. Les tests au carbone 14 effectués sur le plâtre des structures ne sont pas fiables, la chaux constituant le plâtre pouvant être bien plus ancienne, le limon contenu dans le plâtre absorbant également nutriments et eau. Malheureusement, ces phénomènes, et l’enfouissement, ne permettent pas d’obtenir des vestiges non contaminés. Seuls la morphologie et le milieu socio-économico-culturel-démographique dans lequel s’inscrit Göbekli Tepe peuvent donc permettre d’envisager une datation. Les preuves provenant de l’architecture, de l’urbanisme, de la démographie et de l’art permettent de situer la construction de Göbekli Tepe à une date postérieure à celle du PPNB[6], c’est-à-dire au plus tôt à 9000 ans dans le passé 9 000 AP, époque où s’y trouvait une population sédentarisée maîtrisant l’élevage et l’agriculture. Göbekli Tepe ne remet donc pas en cause l’histoire du Néolithique.
Afin d’argumenter en faveur de l’existence d’une hiérarchie au Paléolithique, ils s’appuient également sur des exemples ethnologiques, occultant l’histoire de ces peuples qui, pour beaucoup, ont connu des phénomènes de dévolution, un passage par l’agriculture, des échanges ou des confrontations avec des sociétés étatiques, sédentaires et/ou agricoles, ce qui pourrait assez bien expliquer l’origine de cette oscillation entre organisation hiérarchisée et égalitaire. Le passage d’un mode de vie nomade à un mode de vie sédentaire comprend des étapes, des phases, des échanges, des transformations des mentalités, des structures que la technologie renforce.
Les données archéologiques les plus sérieuses ne permettent certainement pas d’affirmer que « les villes égalitaires, voire les confédérations régionales, sont historiquement très répandues ». Pareillement, affirmer que « les pertes les plus douloureuses des libertés humaines ont commencé à petite échelle – celle des relations de genre, des groupes d’âges et de la servitude domestique, ce type de relations qui portent en elles à la fois la plus grande intimité et les formes les plus profondes de violence structurelle », est une spéculation qu’aucune réalité historique ne permet de soutenir. Les premières traces d’inégalité de genre, d’âge et de servitude domestique apparaissent au même moment que l’extraction des métaux et le développement des villes. Ces préjugés reflètent surtout la méfiance de l’intellectuel envers le collectif et le groupe, son inquiétude vis-à-vis de la conflictualité potentiellement inhérente à toute relation humaine. Pourtant, aucune société, aucun collectif n’y échappe — en la matière, la civilisation est très loin de constituer un modèle, bien au contraire. Les familles y sont particulièrement violentes, nombreux sont les enfants qui souffrent de traumatismes, et tout particulièrement les filles, éduquées en vue d’accepter la domination masculine.
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Au plus à gauche de la gauche, à gauche de Graeber et Wengrow, dans les courants anti-industriels (et/ou technocritiques), cet éloge de la ville est en demi-teinte. À l’image, par exemple, du livre de Jacques Ellul intitulé Sans feu ni lieu, qui présente la ville à la fois comme un désastre absolu garantissant probablement la fin du genre humain, et comme un progrès notable, un facteur de libération, d’amélioration de la vie des êtres humains. Aliénation de civilisation, de civilisés qui ne parviennent pas à se défaire de certaines idées fondamentales de la civilisation, au point d’en faire des invariants anthropologiques, des universaux.
Avec un mépris évident des sociétés non urbaines, non civilisées, Jacques Ellul écrivait par exemple, dans un livre intitulé Ce que je crois :
« On peut dire en effet que l’œuvre principale de l’homme, c’est la ville. C’est à partir du moment où la ville paraît que l’histoire évolutive de l’homme se développe. C’est dans la ville que se concentrent toutes les inventions, les échanges, les arts. C’est de la ville que sort, que provient toute culture. »
Car bien entendu, toutes les sociétés humaines non urbaines, errant dans les limbes de l’animalité, étaient dépourvues de cultures. On n’y inventait rien, on n’y échangeait rien, l’art n’y existait pas. Ellul le formulait d’ailleurs sans ambages :
« Là où il n’y a pas de villes, nous sommes en présence de groupes encore non dégagés de la nature animale […]. »
Ellul ajoutait :
« Oui, la ville est la principale création de l’homme. Un monde uniquement humain. Elle est le symbole que l’homme a choisi, le lieu qu’il a inventé et préféré. »
En réalité, la ville a en grande partie été (et est encore) un milieu imposé, où des captifs étaient (sont) ramenés de force, un milieu où venaient (viennent) s’échouer ceux dont le mode de vie non urbain avait été (a été) détruit.
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Bernard Charbonneau écrivait, lui, dans Le Jardin de Babylone :
« Pourtant la ville est bien à l’origine de la liberté : l’homme libre c’est le citoyen, l’homme de la cité. »
Là encore, cela s’explique par une inconsidération certaine confinant au racisme des sociétés non urbaines (et/ou une conception douteuse de la liberté).
Seulement, par malchance, si « la liberté est née dans les villes », ajoutait Charbonneau, « aujourd’hui pour vivre elle est obligée d’en sortir ». Par ailleurs, continuait-il :
« Aujourd’hui comme autrefois, dans le secret de ses murailles, la ville continue d’élaborer le seul être qui puisse la justifier, la seule force qui puisse la mettre en cause : l’individu conscient. »
Car bien entendu, hors les murailles des villes, point d’individu conscient, seulement des humains-animaux, grognements et superstitions. « L’individu aime la ville », affirmait Charbonneau, « parce qu’en le libérant de la nature, des hommes et des choses, elle a considérablement grandi en lui la part de la conscience et de l’idée ». Ainsi « l’individu de la grande cité moderne est plus lucide, plus raffiné, intellectuellement plus libre que les types humains qui l’ont précédé ».
Pauvres et misérables indigènes non urbains dont les complexes cosmogonies sont méprisées et rejetées dans l’immanence d’une nature marâtre. Pauvres et misérables indigènes non urbains qui luttent contre la destruction de leur terre, les coupes à blanc, l’exploitation du pétrole, le devenir machine que la civilisation impose à la planète, qui ignorent le raffinement du citadin jouissant de l’objectivation du corps des femmes, notamment au travers de la prostitution et de la pornographie, en vue de satisfaire une sexualité morbide[7].
Pour Charbonneau, encore :
« La ville […] fut toujours le milieu humain par excellence : la Jérusalem où l’espèce humaine tentait de réaliser le microcosme qui eut reflété les exigences de son esprit. »
Homo urbanis serait ainsi programmé pour construire des villes. Son esprit l’exigerait. Pourtant (Charbonneau encore) : « La ville a toujours placé l’homme dans un univers apparemment clos, coupé de la nature. » L’esprit d’Homo urbanis exigeait donc d’être coupé de la nature.
À l’instar d’un Charbonneau, dans son monumental ouvrage intitulé La Cité à travers l’histoire, le sociologue et historien états-unien Lewis Mumford, conscient que l’avènement du phénomène urbain constitue le « passage d’une économie villageoise autonome à l’organisation fortement hiérarchisée de la cité », estimait cependant que la ville repose sur un « double héritage, positif et négatif ». Un « côté sombre : la guerre, l’esclavage, les abus de la spécialisation, et une inclination persistante pour la destruction et la mort », « activités négatives » qui « n’ont pas cessé de se perpétuer tout au long de l’existence de la cité » et « subsistent aujourd’hui sous une forme brutale, détachée de son premier contexte religieux, et font peser sur l’humanité entière la pire menace qu’elle ait jamais affrontée ». Soit quelques broutilles, largement compensées, selon Mumford, par une formidable capacité de création culturelle constituant « l’inestimable apport de la cité ».
Comme Ellul, Mumford exposait d’innombrables problèmes pour partie inhérents à la ville, au phénomène urbain, reconnaissant ainsi que la ville repose sur une destruction continue du territoire, mais concluait néanmoins que la formidable et glorieuse production culturelle des gens des villes le vaut bien.
Dans la préface de l’édition parue chez Agone de La Cité à travers l’histoire, le sociologue et urbaniste Jean-Pierre Garnier l’affirme clairement :
« Faut-il dès lors voir en Mumford un adepte du retour à la nature inspiré par une certaine nostalgie à l’égard des sociétés primitives ? Certainement pas. Aurait-il, sinon, consacré des années à retracer l’histoire des cités et à célébrer la civilisation urbaine une fois parvenue à son apogée ? Nulle tentation, chez lui, de se tourner vers le passé. »
Dieu nous en garde. L’urbaniste se retrouverait au chômage.
On pourrait multiplier les citations. Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, spécifiquement, sont emblématiques parce qu’ils représentent la gauche anti-industrielle, la gauche de la gauche. À travers eux, on vérifie ce dont on aurait pu se douter, à savoir que dans toute la gauche dominent des clichés relativement racistes, suprémacistes, des idées douteuses mais au fondement de l’idée glorieuse de civilisation, de l’idéologie de civilisation.
Cela étant, les anti-industriels, comme Ellul et Charbonneau, à l’instar de critiques moins radicaux, comme Mumford, reconnaiss(ai)ent qu’aujourd’hui, et depuis un certain temps, les citadins, loin d’être libres, sont soumis aux diktats de l’État-capitalisme, exploités physiquement, standardisés culturellement, engoncés dans un monde-machine toujours plus oppressant. Que cette situation, induisant des souffrances, est aggravée par la solitude (« isolement social »), la violence, l’absence d’amour, le mépris, le manque de reconnaissance, le sentiment d’impuissance. Ce qui explique pourquoi les crises identitaires sont de plus en plus violentes, masochistes, suicidaires. Charbonneau remarquait (Le Jardin de Babylone) :
« L’univers urbain devient un univers concentrationnaire que la densité des foules et surtout des machines rend de plus en plus invivable. Certes l’homme est adaptable, pour échapper au bruit il peut devenir sourd, aveugle pour se défendre des éclairs de la réclame, et insensible à l’homme pour échapper à la promiscuité humaine. Mais si la marée urbaine devait monter encore, alors il n’aurait plus le choix qu’entre périr physiquement ou spirituellement, en cessant d’être un homme : en renonçant à la sensibilité et plus encore à la conscience. »
& aussi :
« Plus l’agglomération urbaine grandit, plus il devient difficile de penser, et à plus forte raison de contrôler, l’évolution de la ville. Paris ne survit qu’en tirant ses ressources du pays qui l’entoure, si la France entière devient une nébuleuse urbaine, où trouvera-t-elle l’air, l’eau, l’espace ? En organisant, en rationnant, en contraignant la matière humaine qui est indéfiniment compressible.
La croissance des villes les condamne à opter de plus en plus entre le chaos et la termitière, et en attendant, l’un et l’autre grandissent de pair. C’est – ou plutôt c’était – un lieu commun de traiter la grande ville de termitière […]. Comme la termitière, la nouvelle agglomération a tendance à élever des concrétions de ciment aux innombrables alvéoles climatisées, tandis que son réseau de conduits s’enfonce dans le sol. Mais surtout la masse humaine et mécanique toujours plus dense qui grouille dans ses fissures, devient chaque jour plus uniforme, moins autonome, plus strictement téléguidée par la collectivité ; sa survie l’exige. Comme dans la termitière, cette masse uniforme se divise de plus en plus en genres qui s’ignorent et que distinguent les gestes et le langage de leurs fonctions. Aveugle et sourde, mais strictement informée par les signes que déclenche une centrale qu’elle ignore, elle s’affaire dans un monde tiède et clos, de plus en plus énorme et étroit, sans ressentir autre chose de cette pression grandissante qu’un obscur malaise. […]
Plus la ville grandit, plus la liberté se restreint, la prolifération des règlements suivant celle de la bâtisse. La circulation à Paris devient ainsi une sorte de rite kafkaïen dont la connaissance, et surtout les raisons sont réservées à quelques initiés. À partir d’un certain développement, il devient évident que le piéton ne peut plus traverser n’importe où, il doit le faire entre les clous : sous peine d’amende – ou de mort. Et cette nécessité d’être conforme s’étend à tous les gestes quotidiens ; ainsi la liberté est chassée des mœurs avant de l’être des mots et des constitutions. Il est vrai que le citadin ne s’en aperçoit guère, dans la mesure où l’obéissance lui devient un réflexe. Un gouvernement efficace, un objet docile à son impulsion, c’est la condition indispensable au gouvernement des sociétés démesurées. La direction de la ville tend donc à échapper aux élus, pour tomber entre les mains de chefs de service et de techniciens qui deviennent ses maîtres invisibles – eux-mêmes asservis au poids de l’énorme organisme. Dans beaucoup de cas, l’importance de la ville devient telle qu’elle ne relève plus que des technocrates du gouvernement central. »
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La plupart des anti-industriels, des technocritiques, dont Ellul et Charbonneau, mais aussi nombre d’anarchistes, imagin(ai)ent un âge d’or de la ville, situé, selon les individus, au Moyen Âge ou dans l’Antiquité. Pierre Kropotkine écrivait par exemple, dans L’État, son rôle historique (1906) :
« En somme, il est prouvé par une masse immense de documents de toute sorte que jamais l’humanité n’a connu, ni avant ni après, une période de bien-être relatif aussi bien assuré à tous qu’il le fut dans les cités du Moyen Âge. »
Examinés honnêtement, ces âges d’or apparaissent plus que douteux. Si, du côté de la paysannerie, l’histoire du Moyen Âge recèle divers exemples de formes de vie sociale intéressantes parce que relativement démocratiques, potentiellement soutenables, les cités du Moyen Âge, patriciennes, hiérarchiques (à l’instar des « corporations »), inégalitaires[8], sont loin de ressembler à l’image que Kropotkine s’en faisait. On sait depuis déjà un certain temps que la commune médiévale, pour de nombreuses raisons, n’avait rien du paradis libertaire que certains y voyaient — et que d’autres y voient toujours[9]. Avec ses guildes marchandes et sa bourgeoisie, elle préfigure d’ailleurs le « développement de la nouvelle économie capitaliste » (Mumford) et incarne « la genèse de l’État moderne[10] ».
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Mumford, Ellul et Charbonneau ne se contentent pas de prêter à la ville un caractère ambivalent, mais tranchent largement en faveur d’un caractère jugé positif, par accepter l’inacceptable et nier l’évidence — sous l’influence, sans doute, du courant de pensée hégélien, selon lequel le moteur de l’histoire, du progrès humain, est un principe dialectique d’évolution fonctionnant par contradiction ou opposition. C’est ainsi que des expressions telle que la « destruction créatrice » sont entrées dans le langage courant, permettant d’accepter, de justifier voire de glorifier toutes sortes de destructions et d’iniquités. Cette croyance en une inéluctable dialectique progressiste en amène beaucoup à rejeter, aveuglement, toute analyse du développement historique suggérant non pas un progrès mais une régression, et osant affirmer que certains phénomènes sont uniformément mauvais. Aux yeux de nombre d’intellectuels, en effet, prendre clairement parti contre un développement historique est une hérésie. Prendre clairement parti contre quoi que ce soit, d’ailleurs, est parfois jugé comme une hérésie, notamment en raison de cette injonction à toujours rechercher quelque « juste milieu » — qui existe forcément, le contraire étant inimaginable, inconcevable —, ni trop à gauche ni trop à droite, dans l’hémicycle central, « sagesse » imposée par l’hubris olympienne visant à préserver le statu quo. Pourtant, prendre parti contre ce qui nous détruit et nous aliène, contre ce qui détruit le monde, est désormais vital à bien des égards. L’absurdité qui consiste à s’appuyer sur la vieille rhétorique hégélienne de la dialectique, théologie du progrès déguisée, afin de défendre ou promouvoir la ville et d’essentialiser les modes de vie non urbains, ne devrait plus avoir cours aujourd’hui.
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Contrairement à ce que beaucoup s’imaginent, à gauche, la ville n’a évidemment pas inventé la liberté et la conscience humaines. Mais l’idée court, chez les civilisés, selon laquelle la vie en petits groupes confinerait nécessairement l’individu, selon laquelle la tradition, les règles de vie commune, seraient un carcan ; et selon laquelle, au bout du compte, le « big brother » de la ville n’aurait rien à envier au « great brother » du village.
Pourtant, selon toute logique, une individuation harmonieuse, une subjectivité généreuse et féconde, nécessitent de bonnes et solides relations sociales, respectueuses et égalitaires. Une réelle présence au monde s’exprime par une capacité à agir dans le monde et constitue un préalable indispensable à une vie humaine pleinement épanouie. Autant de choses que des sociétés à taille humaine[11] — communautés de chasseurs-cueilleurs ou villageoises — sont en mesure de favoriser, au contraire de la ville, dont la définition même implique une démesure, une concentration telle d’êtres humains que l’organisation démocratique y est difficile sinon impossible, les relations en grande partie superficielles, froides, désincarnées.
Tout en célébrant la civilisation, la ville, en dépit de son caractère hiérarchique, Lewis Mumford le comprenait, écrivant, dans un texte intitulé « Techniques autoritaires et démocratiques » :
« La démocratie – je l’emploierai au sens primitif du terme – se manifeste forcément surtout dans de petites communautés ou de petits groupes, dont les membres ont de fréquents contacts personnels, interagissent librement et se connaissent personnellement. Dès qu’il s’agit d’un nombre important de personnes, il faut compléter l’association démocratique en lui donnant une forme plus abstraite et impersonnelle. Comme le prouve l’expérience acquise au cours de l’histoire, il est beaucoup plus facile d’anéantir la démocratie en créant des institutions qui ne confèreront l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale que d’intégrer des pratiques démocratiques dans un système bien organisé, dirigé à partir d’un centre, et qui atteint son plus haut degré d’efficacité mécanique lorsque ceux qui y travaillent n’ont ni volonté ni but personnels. »
En outre, si aujourd’hui, et depuis un certain temps, les traits de la vie de village ressemblent étrangement à ceux de la vie urbaine, c’est sans aucun doute que la première est malheureusement victime — et sous l’influence — de la culture citadine, qui s’impose jusque dans les plus petits hameaux par son caractère hégémonique, impérialiste.
Le besoin de vivre en petites communautés s’exprime d’ailleurs à l’intérieur de la ville où la plupart des citadins vivent essentiellement dans leur quartier, forment des bandes, des clubs, des confréries, des partis, des comités, etc., qui peuvent certes être coercitifs, mais qui souvent participent au bien- être local en développant solidarité et entraide, en vue de lutter contre l’autoritarisme étatique et les nombreuses injustices que la ville impose à sa population, de lutter contre l’inhumanité, autrement, de l’existence urbaine. Cette propension découle du besoin d’appartenance à un collectif, de la grégarité des êtres humains, qui ne trouvent pas dans la masse, dans la foule, dans ces choses informes, vides, auxquelles rien ne nous attache, de quoi satisfaire cette aspiration. Notre besoin de relations sincères et durables, de convivialité, n’est absolument pas comblé par la ville.
Notre capacité à nous habituer aux situations les plus abominables, insupportables, témoigne d’ailleurs de ce besoin de lien social, qui peut revêtir un caractère désespéré — ainsi des prisonniers qui ne veulent plus quitter les murs de leur prison[12].
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Il y a quelque chose d’étonnamment absurde à voir, aujourd’hui, les plus civilisés des civilisés se targuer d’une évaluation méticuleuse, scientifique, du degré réel de liberté ou de violence des chasseurs-cueilleurs, transhistoriquement essentialisés, les jugeant moins libres et plus violents que ce que suggèrerait le « mythe rousseauiste », tout en occultant formidablement l’impuissance quasi-totale, absolue, dans laquelle ils sont plongés, eux, par leur propre société, la civilisation, dont le totalitarisme technologiquement fortifié confine d’ores et déjà aux pires dystopies imaginées par la science-fiction — jusqu’à devoir remplir une attestation pour avoir le droit de sortir quelques heures de leurs clapiers, pour renouveler une ordonnance de Xanax. Comment ne pas y voir aussi une forme prononcée et littérale d’inconscience (chez ceux-là même qui se gargarisent d’avoir atteint le summum de la conscience) ?
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N’en déplaise aux civilisés qui, souvent, rejettent machinalement cette idée en l’assimilant à quelque paysanisme ou primitivisme, c’est-à-dire à un mythe, la vie villageoise, la vie dans des sociétés de petite taille, à taille humaine, peut être bonne, appréciable et appréciée. Nombre de rapports ethnographiques en témoignent, anciens et récents, proches et lointains — que les quelques échecs de tentatives de groupes de civilisés de retourner à la terre, comme il y en eut après mai 68, à partir desquels il serait fort absurde et malvenu de tirer des conclusions générales concernant l’ensemble du genre humain de manière transhistorique, ne contredisent en rien.
Pour l’illustrer, prenons un exemple des plus exotiques, extrêmes, du moins en apparence : les Pirahãs, en Amazonie. Dans son récit des multiples années qu’il a passées parmi eux, au cours des années 70, publié sous le titre Le Monde ignoré des Indiens Pirahãs, le linguiste et anthropologue états-unien Daniel Everett écrit :
« Les Pirahãs rient de tout. Même de leur mauvaise fortune : quand une hutte s’écroule lors d’un orage, ses occupants sont les premiers à s’en amuser. Ils rient quand ils attrapent beaucoup de poisson. Ils rient aussi quand ils n’en attrapent pas. Ils rient quand ils sont repus et ils rient quand ils ont faim. Quand ils sont sobres, ils ne sont jamais de contact difficile ou brutal. Depuis ma première nuit chez eux, leur patience, leur joie de vivre et leur gentillesse m’ont impressionné. Ce bonheur débordant est difficile à expliquer, mais, si les Pirahãs se réjouissent de tout ce qui leur arrive, c’est parce qu’ils se sentent rassurés par leur capacité à se débrouiller face à tout ce que l’environnement leur fait subir. Ce n’est pas parce que leur vie est facile ; c’est parce qu’ils savent faire avec. »
Everett fut frappé par leur absence totale de volonté de rejoindre le monde moderne. Au contraire, les Pirahãs étaient convaincus que lui était chanceux de séjourner avec eux. Lorsqu’il leur demanda s’ils savaient pourquoi il se trouvait dans leur village de la Haute Amazonie, ils lui répondirent : « Parce que c’est un joli endroit. L’eau est belle. Il y a de bonnes choses à manger. Et les Pirahãs sont sympathiques. »
Nous pourrions multiplier les exemples de ce genre, à travers le temps et l’espace.
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Un autre cliché de gauche, parfois formulé comme une raison de louanger la ville, prétend, comme le formulait Bernard Charbonneau, qu’il « n’y a pas de nature sans civilisation », puisqu’il « faut vivre dans le béton des villes pour s’émerveiller du ciel et des arbres ». On sait, aujourd’hui, que les sociétés non urbaines, non civilisées, de chasseurs-cueilleurs et autres, sont (et étaient) tout à fait susceptibles de considérer les milieux dans lesquels elles évoluent (ou évoluaient, pour celles du passé) avec amour et gratitude, de s’en soucier et de s’en émerveiller. On sait aussi, aujourd’hui, que nombre de citadins n’ont que faire du ciel et des arbres, que la ville ne favorise pas toujours, loin de là, l’éclosion d’un sentiment de la nature.
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En fin de compte, la ville menace de tout et de tous nous anéantir. Charbonneau et Ellul s’en inquiétaient, qui voyaient à juste titre dans la ville moderne un monstre dévorant l’humain et la nature.
Mais c’est dès ses débuts que le développement des villes et des civilisations est synonyme de dévastations écologiques et d’ethnocides. La région sud-irakienne (ex-mésopotamienne) d’Uruk, souvent considérée comme une des premières villes de l’histoire, en témoigne. Déforestation massive et épuisement des sols ont marqué le paysage. Dès son avènement, la ville est par définition territoire d’insoutenabilité écologique. D’ailleurs, Jacques Ellul l’admettait sans ambages dans son livre Sans feu ni lieu, écrivant que « la ville est un des rares éléments constants des civilisations » et que :
«[…] la ville est un milieu parasite. Elle ne peut, en aucune façon, vivre par elle-même et en elle-même. […] Il s’agit toujours d’une œuvre qui n’a pas de vie, qui tire sa vie d’ailleurs, qui l’aspire et vampirise la véritable création […]. La ville est morte, faite de choses mortes et pour des morts. Elle ne peut pas produire ni entretenir quoi que ce soit. Tout ce qui est vivant doit venir de l’extérieur. Tout ce qui est vivant. […] Elle ne se renouvelle pas en elle-même, elle se renouvelle par un apport constant de sang frais. […] Ainsi la ville ne peut fonctionner qu’en parasite et grâce à un apport constant de l’extérieur. On est porté à dire “échange”. Mais la ville n’a rien à échanger. Rien à donner en contrepartie, car ce que la ville produit est pour son usage personnel. »
Ce qui ne l’empêchait pas, comme nous l’avons vu, de faire l’éloge de la ville !
Si la ville apparaît comme un milieu nuisible en tous points de vue, les modes de vie non urbains, à taille humaine — société villageoise ou de chasse-collecte, communauté agraire, etc. — ont été et peuvent être beaucoup de choses différentes. Ils ne garantissent évidemment pas une vie exempte de tout tracas, ni l’égalité, ni la démocratie, ni la soutenabilité. Mais, au contraire de la ville, ils remplissent cependant les conditions élémentaires permettant d’établir des formes sociales démocratiques, écologiquement soutenables, de satisfaire la grégarité humaine, de répondre aux besoins de relations durables, solides, y compris avec le monde naturel.
Ceux qui voient le meilleur et le pire dans la ville, qui semblent éprouver un sentiment d’ambivalence fascinée à son égard, ont souvent tendance à dédaigner ou méconnaître la vie non urbaine, voire à la dénigrer grossièrement en raison de préjugés passablement racistes, suprémacistes — infondés. Conscients des souffrances urbaines, des nombreux problèmes qui lui sont intrinsèques, ils continuent néanmoins de croire à la mythologie urbaine, ils adhèrent toujours à certaines des prémisses fondamentales de l’idéologie de civilisation, notamment sous la forme de préjugés essentialisant à l’encontre des autres manières de vivre, des sociétés dites traditionnelles ou primitives — et, plus généralement, d’une idolâtrie de la ville.
Si, aujourd’hui, la majorité des partis et courants de gauche continuent de fétichiser la ville, fantasmant diverses variations sur le thème de la ville durable, de la ville verte, il se trouve cependant encore quelques irréductibles ainsi qu’une mouvance encore frêle mais connaissant un essor relatif pour encourager une désurbanisation du monde, une réinvention d’une pluralité de modes d’habiter et de vie non urbains, allant de pair avec une redistribution du pouvoir — en témoigne le succès des ouvrages de Guillaume Faburel, Métropoles barbares et Pour en finir avec les grandes villes : Manifeste pour une société écologique post-urbaine. On peut espérer que la pandémie actuelle favorise cette tendance — les épidémies et pandémies constituant (historiquement) un fléau principalement urbain, civilisé.
Ana Minski & Nicolas Casaux
Relecture : Lola Bearzatto
- Ian Morris, Burial and ancient society : the rise of the Greek city-state. ↑
- Formicola Vicenzo, « From the Sunghir Children to the Romito Dwarf : Aspects of the Upper Paleolithic Funerary Landscape » ↑
- D. Henry-Gambier. « Comportement des populations d’Europe au Gravettien : pratiques funéraires et interprétations. » PALEO Revue d’Archéologie Préhistorique, Société des amis du Musée national de préhistoire et de la recherche archéologique — SAMRA, 2008, 20, pp. 399–438. ↑
- Shereen Ratnagar, « Le citadin et les liens tribaux à Mohenjo-daro. Habitat, parenté, voisinage », in Annales. Histoire, Sciences Sociales 2004/1 (59e année), pages 39 à 71 ↑
- Ibid. ↑
- Dimitrios Dendrinos, Dating Gobleki Tepe, 2016, https://www.researchgate.net/publication/317433791, consulté le 19 janvier 2021 ↑
- 7 Ana Minski, « La civilisation : une masculinité toxique », lesruminants.com ↑
- Ainsi que nous l’apprennent les travaux de Jacques Le Goff, par exemple La Civilisation de l’Occident médiévale. ↑
- À ce sujet, lire : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/pays-bas_6.pdf ↑
- La ville, la bourgeoisie et la genèse de l’Etat moderne (XIIe-XVIIIe siècles), Paris, CNRS (1988). ↑
- Par « taille humaine », il faut entendre une société dont l’effectif respecte les capacités et les limitations de l’individu humain. On peut penser, notamment au fameux nombre de Dunbar. ↑
- Simone Buffard, Le froid pénitentiaire. ↑
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