Samuel Paty : L’indécence américaine — et canadienne

L’auteur est président de Libres penseurs athées, www.atheologie.ca

 

La décapitation de l’enseignant Samuel Paty, le 16 octobre 2020 dans la banlieue parisienne Conflans-Sainte-Honorine, a semé le désarroi et la colère — et éveillé une vague de résistance déterminée — en France. La cible de cet acte barbare ne faisait que son devoir de professeur d’histoire-géographie qui, dans le cadre d’un enseignement moral et civique, illustrait le principe de la liberté d’expression par le biais de caricatures publiées auparavant dans Charlie Hebdo, des dessins qui font désormais partie de l’histoire de France. Cette attaque n’était pourtant pas totalement imprévisible : un parent d’élève malhonnête, qui prétendait que Paty aurait exclu les élèves musulmans de la salle de cours, tandis qu’en réalité il avait simplement donné la permission à quiconque serait possiblement offensé de s’absenter momentanément, ainsi qu’un imam radicalisé, ont mis en péril la vie de Paty en dénonçant son geste, pourtant anodin. De plus, l’administration de l’école n’a pas accordé son plein appui à Paty, et ce dernier n’a pas été placé sous protection.

Le 21 octobre, le président Emmanuel Macron, dont je ne suis pas du tout un admirateur, a prononcé tout de même un hommage éloquent à Samuel Paty, « tombé parce qu’il avait fait le choix d’enseigner, assassiné parce qu’il avait décidé à apprendre à ces élèves à devenir citoyens. […] Samuel Paty fut tué parce que les islamistes veulent notre futur et qu’ils savent qu’avec des héros tranquilles tels que lui, ils ne l’auront jamais. »

Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a pour sa part dénoncé « les complicités intellectuelles avec le terrorisme » de certains partis et associations politiques qu’il accuse d’« islamo-gauchisme », c’est-à-dire cette propension de la « gauche » qui affiche une complaisance alarmante à l’égard de l’islam politique.

Selon Djemila Benhabib, récipiendaire du Prix Condorcet-Dessaules 2016 décerné par le Mouvement laïque québécois et du Prix de la laïcité 2012 décerné par le Comité Laïcité République (France), militant maintenant en Belgique, ce meurtre atroce :

n’est pas un acte isolé, il est le simple prolongement de l’affaire Mila, qui elle même s’inscrit dans une histoire plus longue avec l’attentat contre #CharlieHebdo le 7 janvier 2015 et qui se prolonge, en Europe, avec l’assassinat de Theo van Gogh (arrière-petit-neveu du peintre Vincent van Gogh) le 2 novembre 2004, et dans le monde musulman avec des assassinats de masse contre la pensée. Que d’intellectuels, d’enseignants, de journalistes, d’écrivains, de dramaturges, de militants politiques ou de simples citoyens sauvagement assassinés par des milices paramilitaires islamistes dans la solitude et l’indifférence du monde !

D. Benhabib sur Facebook

Dans un texte intitulé « Mort de Samuel Paty : nous n’avons plus le droit de nous coucher » paru dans Marianne quatre jours après l’assassinat, Natacha Polony, directrice de la rédaction de cette revue, dénonce ceux qui ont récemment proféré des « accusations de racisme et d’islamophobie » dans le but « de réduire au silence ou d’assimiler à l’extrême droite identitaire ceux qui entendaient défendre notre conception française de la liberté de conscience. » Mme Polony résume très bien les deux problématiques jumelées :

D’un côté, une religion qui, partout dans le monde, se replie sur sa dimension la plus littérale et la plus archaïque, et, de l’autre, une globalisation culturelle qui impose contre notre histoire et notre organisation politique une organisation en communautés venue des États-Unis. Il n’est besoin que de lire la presse anglo-saxonne pour comprendre que la France est l’objet d’une déstabilisation volontaire. Le New York Times ou le Washington Post en les accusant de racisme dans des articles à la résonance internationale, met une cible dans le dos de ceux qui entendent faire perdurer la laïcité à la française.

[…] depuis des années la laïcité est combattue à la fois par les bigots archaïques et par les anti-universalistes contemporains.

[…] Aujourd’hui, une part croissante de la jeunesse ne comprend pas la différence entre la laïcité à la française et la tolérance anglo-saxonne, fondement des sociétés communautaristes. Aujourd’hui, la moitié des jeunes musulmans place les règles de l’islam au-dessus des lois de la République.

Et elle termine en soulignant la nécessité de nous relever, nous qui appuyons la laïcité et l’universalisme, et de faire bloc contre ces deux obscurantismes : « Enfin cesser de nous laisser intimider par ceux qui veulent nous imposer l’infamant stigmate du racisme ou de l’islamophobie. »

En même temps dans Le Monde, deux chercheurs français, B. Haykel et H. Micheron, spécialistes de l’islam radical et du Moyen-Orient et travaillant à l’université Princeton, se désolent de la « déroutante cécité américaine face au phénomène du djihadisme » en France. La presse américaine considérée de gauche évite studieusement la mention du terme « djihadisme ». Elle tend plutôt à rejeter une partie au moins du blâme sur les victimes, endossant le principe promulgué par les salafistes d’une interdiction de représentations du prophète. Haykel et Micheron constatent que, malgré la forte polarisation politique aux États-Unis, où la droite est carrément anti-musulmans tandis que la gauche accorde aux musulmans une impunité presque totale, les deux

abandonnent l’analyse raisonnée au profit d’une lecture post-factuelle, émotionnelle et opportuniste des événements. De façon encore plus préoccupante, elles confèrent toutes deux aux djihadistes la position de représentants légitimes de l’islam, une reconnaissance dont rêvent tous les activistes islamistes depuis leur origine.

La situation n’est guère mieux au Canada. Cela a pris une dizaine de jours avant que la Chambre des communes n’adopte une résolution dénonçant l’assassinat de Samuel Paty, et seulement suite à l’initiative d’un député du Bloc québécois. D’ailleurs, dans les propos du premier ministre Justin Trudeau appelant au calme, on peut lire entre les lignes la même tendance indécente à assigner une part du blâme à ceux qui essaient de freiner l’islam radical.

En même temps, Trudeau rejette l’idée qu’il y aurait un parallèle entre cette décapitation et les récents événements à l’Université d’Ottawa où une professeure a été la cible d’une campagne de dénigrement pour avoir utilisé le mot « nègre »  dans un cours, pour expliquer son utilisation dans un contexte particulier où il ne serait pas péjoratif — enfin, je crois que c’est le mot qu’elle a employé, mais il est impossible d’en être certain car tous les médias ne rapportent que « le mot en n ».

Pourtant, il y a un parallèle évident à établir. Dans les deux cas, il s’agit d’une réaction exagérée et hystérique à un acte banal et anodin. Dans le cas du mot défendu, ce fanatisme ne s’est pas étendu heureusement jusqu’à une violence meurtrière. Tout de même, dans les deux cas, on confond la représentation avec la vraie chose, on essentialise pour que cette représentation devienne en quelque sorte la chose. On m’a rappelé récemment un vieux dicton chinois : « Le mot chien ne mord pas. » En effet, une caricature de Mahomet, ce n’est pas Mahomet, elle n’est ni sacrée ni maudite, elle n’est qu’un dessin. De même, un mot en soi n’est ni insulte ni compliment, car tout dépend de la façon et du contexte de son expression ; en soi, ce n’est qu’un mot.

Il y a malheureusement un autre aspect de ce parallèle entre les affaires de caricatures soi-disant blasphématoires et les mots que l’on veut interdire pour cause de racisme : les deux mouvements qui militent contre ces dessins et ces mots, l’islam politique et le soi-disant « antiracisme » (qui porte très mal son nom), ont entre eux d’inquiétantes accointances. Mais ce sera le sujet d’un autre blogue.

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