
Audrey A. s’entretient avec Francine Sporenda à l’occasion de la sortie de La Mystification patriarcale.
Audrey A. : Dans cet échange, Francine Sporenda dissèque la manière dont les structures patriarcales façonnent et instrumentalisent la loi, la sexualité et les dynamiques politiques au service du maintien de la domination masculine. De la récupération des luttes féministes à la violence institutionnelle déguisée en protection des femmes, elle expose les rouages d’un système conçu pour reconduire l’oppression sous des formes renouvelées.
Une discussion incisive sur les illusions légales, la complicité des progressistes et l’éternelle mutation du patriarcat pour assurer sa survie.
Audrey A. (AA) : Dans ton livre, tu démontres comment de nombreuses lois prétendument féministes, censées protéger les femmes, finissent en réalité par protéger les agresseurs. Les féministes libérales estiment que ces lois sont bien conçues, mais que leur application est entravée par un manque de moyens et de formation des acteurs judiciaires (magistrats, policiers, etc.). Selon elles, les avancées sont simplement trop lentes, et il suffirait d’intensifier l’éducation des hommes pour faire évoluer le système. Mais le problème réside-t-il réellement dans l’application des lois et l’éducation des hommes, ou bien ces textes sont-ils, dès leur conception, structurés pour être inefficaces, au point que les victimes n’aient aucun intérêt à chercher justice ?
Francine Sporenda (FS) : Il est problématique de croire que des lois passées par une majorité parlementaire qui reste encore très masculine (36% de femmes à l’Assemblée nationale en 2024, en recul pour les deux dernières élections législatives), dans une société où les hommes sont encore largement aux commandes et où l’idéologie patriarcale imprègne et structure l’ensemble des interactions sociales puissent véritablement être non-sexistes[1]. Le sexisme est présent dans la formulation même des lois et dans leurs objectifs explicites ou implicites. Et il se dissimule sous le masque d’une supposée neutralité/impartialité de la loi et de la justice, qui sont censées ne faire aucune différence entre les justiciables et traiter également riches et pauvres, blancs et non-Blancs, femmes et hommes — principe évidemment illusoire. Si même l’égalité face la loi était possible, et alors que des inégalités majeures existent entre ces catégories, elle ne réduirait pas ces inégalités : dans une situation d’inégalité, l’égalité est par définition contraire à l’équité et traiter également dominées et dominants, alors que ces derniers disposent de richesses, de privilèges et de protections que n’ont pas les femmes, désavantage manifestement ces dernières — c’est la constatation sur laquelle se fondent les politiques de discrimination positive, comme la loi sur la parité hommes/femmes sur les listes de candidats aux élections. Un exemple parmi d’autres de loi structurellement sexiste qui est un piège pour les femmes : la loi punissant le harcèlement sexuel. Avant de prendre connaissance du texte de cette loi, je me demandais pourquoi tant d’hommes accusés de harcèlement sexuel, et dans le cas où la plainte n’aboutit pas, lancent un contre-procès contre leur accusatrice pour dénonciation calomnieuse ou diffamation et le gagnent assez souvent. C’est en lisant ce texte que j’ai compris : comme le texte ci-dessous le précise[2], lorsqu’une femme victime de harcèlement sexuel veut dénoncer un membre de son entreprise qui lui inflige des paroles ou actes répétés constitutifs de harcèlement sexuel, elle ne doit dénoncer le perpétrateur de ces actes qu’à son employeur, aux services de l’Inspection du travail et éventuellement au CSE.
Donc si les éléments dont dispose la justice ne permettent pas d’établir les faits de harcèlement, et que l’accusé s’en sort avec un non-lieu (c’est-à-dire si les éléments recueillis ne permettent pas de caractériser suffisamment l’infraction), ou si le juge d’instruction décide de prononcer un sans suite (c’est-à-dire qu’il détermine qu’il n’y a pas lieu de poursuivre l’accusé en justice), non seulement l’accusé est à tort considéré par la société comme innocent (le fait qu’il n’ait pas été possible de rassembler assez d’éléments pour que sa culpabilité soit prouvée n’étant absolument pas synonyme d’innocence judiciairement parlant), mais en plus, si la victime n’a pas dénoncé son agresseur exclusivement aux entités ci-dessus, l’accusé est en droit de la poursuivre en justice, avec toutes les chances de gagner son procès.
Car quelle est la réaction typique des victimes de harcèlement sexuel ? Elles en parlent autour d’elle, à leurs collègues — pour savoir s’il y a d’autres femmes qui sont aussi victimes du harceleur — à leur famille, à leurs amis, elles peuvent aller dénoncer leur harceleur à la police, à des journalistes, ou en parler sur les réseaux sociaux. C’est ce que j’ai fait quand j’ai été victime de harcèlement.
Dans ce cas, et si la justice ne retient pas leur accusation, le fait qu’elles aient dénoncé le harcèlement à toutes sortes de gens permet au harceleur de la poursuivre pour dénonciation calomnieuse ou diffamation. Quelle victime est au courant de ces clauses et par conséquent ne dénoncera son agresseur que dans les conditions prévues par la loi ? Aucune, à part quelques juristes. C’est le coup classique de la clause qui tue, en tout petits caractères dans le contrat.
On postule que les victimes connaissent ces dispositions légales, ou vont aller directement prendre conseil d’un·e avocat·e dès qu’elles sont harcelées. Ce n’est qu’exceptionnellement le cas, la majorité des victimes — souvent au bas de l’échelle dans l’entreprise — n’ont pas la moindre idée de l’existence de ces clauses. C’est un véritable piège tendu aux femmes, et cela explique pourquoi, en plus du fait que 90% des dénonciations pour harcèlement sexuel finissent par un non-lieu[3], il y a tant de harceleurs accusés qui lancent un contre-procès pour diffamation ou dénonciation calomnieuse contre leur victime — et le gagnent souvent. Je me demande même s’il n’y a pas davantage de victimes condamnées pour dénonciation calomnieuse ou diffamation que de harceleurs condamnés pour harcèlement.
Superbe exemple de ce que j’appelle dans mon livre « les cadeaux empoisonnés du patriarcat » : des lois annoncées à son de trompe par les gouvernements et les médias comme de majeures avancées féministes protégeant les femmes contre les violences, qui sont de véritables pièges et qui les soumettent en fait à une re-victimisation systémique très violente.
C’est vrai aussi en ce qui concerne les lois sur le viol, et celle sur la garde alternée des enfants, qui représente une grande victoire de SOS Papa. Nous vendre ces lois comme protectrices et nous inciter à porter plainte en justice et à ne surtout ne rien faire d’autre quand nous sommes victimes de harcèlement ou d’agression, c’est nous tendre un véritable traquenard : non seulement nos plaintes n’ont presque aucune chance de déboucher sur une condamnation de nos agresseurs par un tribunal, mais en plus c’est nous qui nous nous retrouvons ensuite au banc des accusées.
AA : Historiquement, la gauche a souvent été à l’avant-garde de la défense des droits des minorités sexuelles, mais on observe aussi qu’elle a fréquemment défendu des formes de sexualités masculines oppressives (pléonasme) sous couvert de progrès (de la défense de la pédophilie dans les années 70 à son soutien aux proxénètes aujourd’hui). Pourquoi la gauche, censée être un levier d’émancipation, semble-t-elle toujours s’aligner sur les intérêts sexuels masculins au détriment des groupes les plus vulnérables, notamment les femmes et les enfants ? Penses-tu que cette tendance est structurelle et indépassable dans la pensée de gauche ?
FS : Si l’on revient aux théories politiques qui sont au fondement des mouvements et partis de gauche en Europe, essentiellement le marxisme, on constate que, même s’ils étaient tous les deux sexistes dans leurs comportements personnels et dans leurs analyses, Marx et Engels ont au moins condamné la prostitution comme une injustice sociale et ont exprimé de la compassion envers les femmes qui s’y adonnaient. Cela dit, ils n’ont donné à cette activité qu’une explication purement économique, sans voir que, si c’était la seule explication, se prostituer serait une solution à laquelle les hommes pauvres auraient également recours, ce qui est comparativement exceptionnel, à leur époque comme à la nôtre.
Et surtout, ils ne mettent jamais directement en cause la responsabilité masculine dans le commerce du sexe, mais seulement la responsabilité des capitalistes qui ne payaient pas assez leurs ouvrières pour qu’elles puissent subsister sans se prostituer — comme si les prolétaires n’allaient jamais au bordel (au 19ème siècle, il existait des maisons closes bon marché pour le peuple et plus chères pour les bourgeois). Il y a donc une tache aveugle originelle dans le regard que la gauche porte sur la prostitution : sa thèse est qu’elle n’est rien d’autre que le produit de l’exploitation capitaliste et ne pourra disparaître qu’avec elle. Ce qui évite de mettre en cause les hommes à titre collectif et occulte le fait que la prostitution est le corollaire inévitable de leur domination systémique sur les femmes. Et ce qui permet aussi de nier la nécessité d’un mouvement féministe autonome : puisque l’oppression des femmes ne disparaîtra qu’avec le capitalisme, il est contre-productif que les femmes s’investissent dans un mouvement qui leur soit propre, elles doivent plutôt consacrer toute leur énergie à soutenir les luttes des mouvements anticapitalistes.
Il en va de même pour d’autres formes d’oppression et d’exploitation des femmes par les hommes : quand il parle de l’exploitation domestique et familiale des femmes, Engels ne la constate que chez les femmes de la bourgeoisie et affirme qu’elle n’existe pas chez les prolétaires — affirmation absurde et parfaitement tendancieuse. Dans sa théorie du travail comme source de la plus-value, Marx ignore totalement le travail domestique, immense tache aveugle qu’ont dénoncée les féministes de la Deuxième vague[4]. Alors que la question commençait à être discutée, par certains socialistes utopiques en particulier, ni Marx ni Engels ne voyaient l’intérêt d’un quelconque contrôle des naissances ; pour eux, la disparition de l’exploitation capitaliste garantirait aux mères des conditions optimales pour avoir et élever des enfants, aussi nombreux qu’ils soient, et la notion de contrôle des naissances relevait pour eux du malthusianisme. Pour ce qui est des violences domestiques, les textes marxistes en parlent très peu et les attribuent essentiellement à l’alcoolisme. Et ils ne parlent pratiquement pas des violences sexuelles autres que la prostitution (viol, inceste, pédophilie, etc.), certainement par pudibonderie, mais aussi parce qu’elles ne peuvent être rattachées à des causes économiques. Autrement dit, leur économisme, leur préjugé a priori favorable envers les prolétaires, leur pruderie bourgeoise et leur sexisme foncier empêchent Marx et Engels d’avoir une vision en profondeur de la condition des femmes à leur époque, d’où le fait que des éléments structurants de cette condition sont ignorés : dès l’origine, les fondements théoriques de la pensée de gauche sont profondément androcentrés.
Et cela n’a un peu changé que depuis peu. Rappelons aussi que, à de nombreuses reprises, des féministes ont essayé de « vendre » la lutte féministe aux socialistes et progressistes, de leur faire comprendre la logique et la nécessité de soutenir nos luttes, pendant longtemps sans grand succès : Hubertine Auclert et Madeline Pelletier, entre autres, s’y sont essayées, mais elles ont fini par baisser les bras. Pendant longtemps, les syndicalistes se sont opposés à l’entrée des femmes dans le monde du travail (univers trop brutal pour elles, et occasion de promiscuité avec les hommes qui mettrait en péril leur chasteté), ont même refusé d’admettre des femmes dans leurs syndicats. Pendant longtemps, les radicaux se sont opposés au vote des femmes (par crainte que, influencées par les prêtres, elles votent à droite). Pendant longtemps, le Parti communiste français a été hostile au féminisme, « un mouvement bourgeois et contre-révolutionnaire », s’est opposé au droit à l’avortement et a défendu les valeurs familiales et les familles nombreuses : il fallait que la classe ouvrière soit démographiquement forte[5]. Même si le Parti socialiste a fait un peu mieux quand François Mitterrand a soutenu le droit à l’accès à la contraception dès 1965, il partageait aussi avec le PCF la vision du caractère bourgeois du mouvement féministe. Et pendant longtemps, les femmes ont été peu présentes dans la hiérarchie de ces partis. Ce n’est pas nécessairement sous des gouvernements de gauche que des lois favorables aux femmes ont été votées (avortement, secrétariat aux Droits des femmes). On voit que l’ADN de la gauche n’est pas originellement féministe, et ce n’est qu’à partir de la Deuxième vague qu’une timide évolution s’est esquissée, qui est encore loin d’être achevée.

S’ajoute à ça que, depuis quelque temps, les proxénètes ont procédé à un très habile relookage sémantique du vocabulaire concernant la prostitution, un relookage à connotations progressistes, voire féministes : le mot de prostituée a été remplacé par « travailleuse du sexe », les lobbies de proxénètes ont été rebaptisés « syndicats de travailleuses du sexe », le slogan féministe « mon corps mon choix » en défense du droit à l’avortement, a été transposé à la prostitution comme droit des femmes à vendre l’accès à leur corps aux clients. La défense de la prostitution est ainsi devenue une cause de gauche, ce qui a fourni une caution idéologique aux fantasmes et aux fétichismes des hommes de gauche : aller voir une prostituée devenait ainsi quasiment un acte militant, tandis que leur défense de la pornographie était justifiée au nom de la liberté d’expression (cause qui est maintenant largement récupérée par la droite « on ne peut plus rien dire »). Mais en fait, ce ripolinage lexical renvoie essentiellement à la domination idéologique de la pensée néo-libérale, à laquelle la gauche n’a pas échappé : à la figure de la prostituée-victime trafiquée par de crapuleux proxénètes a succédé celle de la prostituée autoentrepreneuse qui gère sa petite entreprise en habile commerçante et qui vit la prostitution non comme dégradante, dangereuse et exploitatrice, mais comme l’expression économique « empouvoirante » de son « agentivité » …
Point intéressant que tu soulèves : le soutien de la gauche à la pédophilie dans les années 1970. Ce soutien a été exprimé au nom de la défense de minorités opprimées : les enfants qui avaient droit à une sexualité, brimés par des parents pudibonds, les pédophiles qui avaient droit à leur sexualité, brimés par une société sexuellement coincée et répressive. Il fallait libérer tout ça, enfants et pédophiles dans le même sac. Cette vision aberrante a pu se développer parce que les lobbies pédophiles ont très habilement su associer leur cause — c’est ce qu’on appelle en anglais le « piggybacking ») — à celle d’autres minorités, celles-là indiscutablement légitimes : les LGB (sans T, les T sont venus plus tard). Ce qui leur a permis de faire passer une paraphilie criminelle, la pédophilie, comme une préférence sexuelle comme une autre, au même titre que l’homosexualité, les pédocriminels pour une minorité opprimée et leurs revendications de libre accès sexuel aux enfants comme une cause progressiste.
AA : Plutôt que d’être une simple absence de régulation, cette inaction face à la pornographie n’équivaut-elle pas à un soutien implicite aux pratiques sexuelles fondées sur la domination et la déshumanisation des femmes ? Puisque l’État n’hésite pas à censurer d’autres contenus jugés « nuisibles », en quoi l’extrême violence misogyne largement diffusée dans la pornographie mérite-t-elle cette exception ? La position actuelle du législateur revient-elle à garantir un droit à l’exploitation sexuelle masculine sous couvert de liberté d’expression, tout en déniant aux femmes leur droit fondamental de ne pas être socialisées dans une normalisation de la violence sexuelle à leur égard ?
FS : Oui, les féministes ont remarqué depuis longtemps que si des lois existent pour punir les propos racistes, ce qui est évidemment absolument indispensable, on ne trouve pas de telles lois pour les images pornographiques mettant en scène des femmes soumises à toutes sortes de tortures (étranglement, multiples pénétrations, BDSM) ou à des pratiques douloureuses (sodomie), images qui sont omniprésentes sur le net, et dont l’omniprésence a normalisé les pratiques sexuelles susmentionnées, réclamées par les hommes à leur compagne, et non plus seulement aux femmes qu’ils payent pour satisfaire leurs fantasmes. Si on montrait des images d’Africains-Américains lynchés par des policiers aux États-Unis à titre de divertissement, on imagine l’horreur et le scandale que de telles images provoqueraient, alors que des traitements aussi violents infligés à des femmes ne suscitent guère de protestations, à part celles des féministes radicales.
Alors oui, on peut dire que la position du législateur revient à garantir l’exploitation sexuelle masculine, et même que cette exploitation sexuelle est plus importante que jamais, que c’est LA nouvelle forme de contrôle des femmes inaugurée par le système andro-suprémaciste depuis l’ère de la libération sexuelle, (l’ancienne/traditionnelle étant le mariage, la maternité et la famille, qui n’ont évidemment pas disparu, donc effet cumulatif), et que l’inaction de l’État face à cet état de choses met en évidence son caractère foncièrement et obstinément patriarcal. Les hommes restent fermement aux manettes dans les structures de pouvoir politique et économique, la parité homme/femme est essentiellement quantitative, mais pas qualitative, elle sert même (autre exemple de récupération patriarcale des lois proféministes) à camoufler cette persistante exclusion des femmes des cercles de pouvoir réels (par opposition aux cercles de pouvoir formels, à l’âge du gouvernement par 49–3). Les seuls cas où les femmes accèdent aux plus hautes positions politiques, c’est dans des structures politiques explicitement fondées sur le principe de la supériorité virile (via le principe du culte du chef et la mythologie de « l’homme fort ») et au service d’objectifs masculinistes — les partis d’extrême droite.

AA : Les mouvements de libération sexuelle ont surtout servi à libérer la sexualité masculine, imposant aux femmes de nouvelles injonctions sous couvert d’émancipation. Rien de nouveau, juste un recyclage du traditionnel « sois gentille et tais-toi » dans sa version moderne : accepte les hommes fétichistes dans tes espaces, laisse-les redéfinir la réalité, plie-toi à leurs fantasmes et surtout, ne bronche pas (« Be Kind »). On a changé l’emballage, mais le message reste le même. A‑t-on jamais connu, ou même approché, ce que serait une véritable libération de la sexualité féminine ?
FS : Non, bien sûr, parce qu’une libération réelle est impossible dans une société patriarcale. Tant que les femmes auront des salaires et des retraites significativement inférieures à celles des hommes, elles seront obligées de continuer à pratiquer « l’échange économico-sexuel » étudié par l’anthropologue Paola Tabet : dans ce contexte d’inégalité économique, se mettre en couple implique que le choix du partenaire avec qui elles ont des relations sexuelles procède de considérations prioritairement ou en partie pécuniaires. Et il ne peut pas y avoir de liberté sexuelle pour les femmes dans le couple puisque cette institution patriarcale est fondée sur l’idée qu’elles doivent des relations sexuelles à leur mari, qu’elles en aient envie ou non : le sexe « consenti, mais non désiré » étant une norme du couple, toute liberté sexuelle est par définition exclue pour elles tant que cette norme perdure. De toute façon, l’institution hétérosexuelle, dans son principe même, repose sur le contrôle et la régulation de la sexualité féminine : dans le couple hétéro, le corps et la sexualité de la femme sont appropriés par un homme, et non l’inverse, il en use à son gré tandis qu’elle n’en a plus la libre disposition. L’initiative et le déroulement des relations sexuelles sont sa prérogative, le rôle de la femme se bornant à consentir à ses initiatives, et son refus n’étant pas toujours entendu. Si même des femmes cherchaient, ne serait-ce qu’à titre de représailles, à se conduire comme des hommes et à pratiquer autant qu’eux la polygamie simultanée, cela ne serait guère possible étant donné — comme l’a souligné Sheila Jeffreys — qu’elles n’ont aucune classe à dominer et à objectiver sexuellement. De plus, le double standard sexiste en ce qui concerne la liberté sexuelle persiste obstinément, et une femme qui se conduit en Don Juan sera socialement stigmatisée. En fait, la libération sexuelle des années 1960 et 1970 a seulement visé à conditionner les femmes à répondre mieux et plus complètement aux exigences sexuelles masculines, tant qualitativement (il ne fallait plus être frigide, on devait impérativement jouir de la pénétration) que quantitativement (multiplication/diversification pornographique des pratiques sexuelles auxquelles devaient se soumettre les femmes).
En fait de libération sexuelle, la « charge sexuelle » que le droit au sexe masculin fait peser sur les femmes a été considérablement accrue, et cette libération sexuelle n’a été au final qu’un nouveau moyen de contrôle masculin sur les femmes (après le mariage et la famille) : loin de les libérer, le « plus de sexualité » n’a signifié pour elles que plus de contrôle masculin. Fondamentalement, il ne peut pas y avoir de vraie liberté sexuelle pour les femmes dans une société inégalitaire, car en règle générale toute « liberté » dans un tel contexte ne peut bénéficier qu’aux dominants.
AA : Tu expliques que le patriarcat repose sur la répression du désir masculin d’être passif, d’abandonner le pouvoir et de se soumettre. Or, on voit émerger aujourd’hui des formes de sexualités masculines où cette passivité est hypersexualisée, notamment chez les hommes qui se déclarent soumis ou cherchent à être « féminisés ». Penses-tu que ces pratiques sont une manière pour les hommes de décharger la responsabilité du pouvoir tout en conservant le bénéfice de leur domination ? Et qu’est-ce que cela implique réellement pour les femmes à l’autre bout de cette relation de soumission ?
FS : Ces pratiques ne relèvent que du simulacre, ce ne sont que des jeux de rôles très codifiés où les hommes n’abandonnent évidemment jamais la réalité du pouvoir, n’en ont jamais l’intention et conservent toujours le contrôle de la situation. Comme dans la sexualité hétéro « normale », ce sont eux qui choisissent les pratiques et qui posent les limites. C’est la raison pour laquelle ils doivent généralement aller voir des dominatrices tarifées pour satisfaire leur désir de passivité, parce que les femmes ordinaires savent intuitivement qu’il n’y a rien à gagner pour elles dans ces paraphilies, encore moins que dans les relations sexuelles « normales », où les hommes prétendent au moins se soucier de l’orgasme féminin. Le seul objectif parfaitement explicite de ces pratiques est la satisfaction des fantasmes et des fétichismes des soumis, sans la moindre considération donnée au plaisir de leur partenaire, ce qu’au moins les relations hétérosexuelles « normales » n’excluent pas totalement.
AA : Comment expliquer que l’hypersexualisation masculine des caractéristiques sexuelles féminines à des fins dégradantes — que l’on observe notamment dans l’autogynéphilie et d’autres formes de fétichisation du corps féminin — soit absente des sociétés égalitaires (fourragères et agraires), mais omniprésente dans les patriarcats ? Peut-on y voir un lien avec cette peur masculine fondamentale de leur insignifiance existentielle face à la capacité féminine de donner la vie ? Pourrait-on dire que cette anxiété existentielle les pousse à chercher un sens artificiel à leur existence, que ce soit à travers la domination technologique, le contrôle des femmes, ou même l’idéologie transhumaniste qui vise à transcender leurs limites biologiques ?
FS : C’est l’explication qu’on a parfois donnée à l’agitation masculine, cette frénésie d’avancées technologiques, de création de moyens d’exploitation, de production et de destruction sans cesse plus sophistiqués. Dans la volonté masculine de contrôler les femmes, il y a en jeu la blessure d’ego que constitue pour les hommes le fait de devoir passer par les femmes pour assurer leur reproduction, ce qui rend nécessaire le contrôle des corps féminins pour contrôler cette reproduction. Les sociétés capitalo-patriarcales modernes étant par définition expansionnistes, donc natalistes, le contrôle des femmes y est également nécessaire pour assurer la démographie forte qui conditionne leur puissance. Mais si cette hypersexualisation des caractéristiques sexuelles féminines n’existe pas dans les (rares) sociétés égalitaires, c’est justement parce qu’elles sont égalitaires et que les différences de genre (les comportements et les identités qui définissent respectivement la féminité et la masculinité) y sont peu marquées : pour qu’une société soit sexuellement inégalitaire, les différences entre hommes et femmes doivent être maximalisées, tant quantitativement que qualitativement, et le moyen le plus efficace pour atteindre ce but, c’est de construire socialement ces différences, de les produire artificiellement. Rien n’est « naturel » dans les identités de genre, et c’est ce que révèlent leurs considérables variations selon les époques et les cultures.

AA : Le féminisme libéral et les hommes progressistes réclament sans cesse davantage de campagnes de sensibilisation sur le sexisme, notamment dans les institutions judiciaires et autres corps de métier influents. Quel regard porter sur ces (rares) initiatives de sensibilisation à destination des hommes ? Ont-elles un réel impact, ou ne sont-elles qu’un simulacre destiné à donner l’illusion du changement sans jamais remettre en cause l’ordre établi ?
FS : Je ne crois pas beaucoup à ces campagnes de sensibilisation, avant tout parce qu’elles reposent sur un postulat erroné : si les hommes se conduisent mal, violent, battent, incestuent les femmes et les enfants et généralement se conduisent avec elles comme une sous-classe dont ils peuvent disposer à leur guise, c’est parce qu’ils sont mal informés, qu’ils ne sont pas conscients des abus de pouvoir et des violences qu’ils commettent, et qu’il faut les informer et les rééduquer. C’est la théorie explicative des féministes libérales dites « culturalistes », par opposition à la théorie des féministes radicales qui sont matérialistes, c’est-à-dire qui considèrent que les comportements abusifs, violents et discriminatoires des hommes avec les femmes sont motivés tout simplement par leur intérêt matériel personnel et collectif bien compris : leur domination sur les femmes, exercée essentiellement au moyen de la violence et du conditionnement psychologique, leur octroie toutes sortes d’avantages, de privilèges et de prérogatives de nature parfaitement matérielle, sans parler du bonus psychologique/narcissique que procure le fait de se considérer comme appartenant à une catégorie supérieure.
Ce n’est pas que les hommes ne savent pas ce qu’ils font, ne sont pas conscients de leurs maltraitances et de leurs injustices envers les femmes, c’est qu’ils n’en ont rien à cirer. Pas plus que vous ne vous souciez des mauvais traitements infligés dans les abattoirs aux animaux que vous mangez : ils ne comptent pas ou peu à vos yeux, nous ne comptons pas ou peu aux yeux des hommes, et ils ne nous accordent leur attention que dans la mesure ou nous remplissons (ou ne remplissons pas) les fonctions qu’ils nous assignent, à savoir la satisfaction de leurs besoins, matériels, sexuels et reproductifs. Leur relation avec les femmes procède avant tout d’une approche utilitariste. Que ces campagnes de rééducation soient peu efficaces, nous en avons la preuve en ce que les violences sexuelles et physiques en France ne diminuent pratiquement pas et que des pays réputés pour être à la pointe en Europe pour leurs politiques de réduction des violences masculines, et en particulier pour leurs campagnes d’information et d’éducation sur cette question, comme la Suède, avaient il y a quelques années des taux de viols et de féminicides par habitant supérieurs à ceux de la France[6].
Que valent, que pèsent ces messages « officiels » par rapport au message très différent qu’envoient la pornographie, la prostitution, la publicité et les religions, le fonctionnement encore structurellement patriarcal des institutions et les stéréotypes de genre toujours en vigueur associant la violence à la virilité et la féminité à la soumission et à la passivité ? En fait, et c’est une caractéristique des sociétés patriarcales, il existe souvent une opposition radicale entre les messages moralisateurs propagés par les catégories dominantes à titre d’alibi féministe et les comportements personnels des individus appartenant à ces catégories : le législateur qui se targue de voter des lois proféministes regarde du porno et harcèle sa secrétaire, le pacifiste frappe sa femme (c’est ce qui est arrivé à Andrea Dworkin, son compagnon hollandais, Cornelius Van de Bruin, anarchiste pacifiste qui aidait des déserteurs américains à fuir en Suède durant la guerre du Vietnam, la battait), le député écolo (Baupin) qui se met du rouge à lèvres pour dénoncer le sexisme qui harcèle et agresse sexuellement des femmes, etc.) : la morale sociale communément admise est produite par les catégories dominantes exclusivement à l’usage des catégories dominées. Ces campagnes de sensibilisation servent avant tout à faire savoir qu’on fait quelque chose, qu’on se bouge contre le sexisme et les violences masculines — alors qu’en réalité, rien n’est fait pour réduire ce qui joue un rôle essentiel dans la propagation de ces comportements masculins, en particulier la pornographie, la prostitution, et la diffusion de la misogynie et du sexisme sur les réseaux sociaux à partir des mouvances d’extrême droite et masculinistes.
AA : Les hommes perçoivent souvent la capacité reproductive des femmes comme une menace existentielle et un levier de pouvoir potentiel. L’histoire a montré que la contraception et le contrôle des naissances, loin de n’être que des outils d’émancipation féminine et des outils commodes d’accès au sexe pour le néo-patriarcat, sont aussi perçus par les élites masculines conservatrices comme un risque civilisationnel.
On voit ressurgir ces angoisses aujourd’hui dans les discours sur la « crise de la natalité » (dont le « réarmement démographique » de Macron en est une fameuse expression et chez Elon Musk) et la « dévirilisation » des sociétés modernes. Ces peurs ne révèlent au fond, qu’une panique masculine face à la possibilité que les femmes cessent d’entretenir le patriarcat en donnant naissance à leurs propres oppresseurs. Pourtant, ce n’est pas près d’arriver.
FS : Oui, il y a une panique masculine face à cette improbable possibilité, autrement dit que les femmes se mettent à faire aux hommes ce qu’ils leur font depuis des millénaires : réduire le nombre d’êtres humains de sexe féminin dans les familles et dans la société. Quand il n’était pas possible de connaître le sexe des fœtus avant la naissance, on abandonnait les filles en les exposant dans la rue à la disposition de ceux qui voulaient bien les récupérer, comme on met devant chez soi un canapé usagé pour ceux qui en auraient l’utilité. Depuis que l’on peut déterminer le sexe du fœtus par le recours à l’avortement sexo-spécifique, l’avortement sélectif des fœtus de sexe féminin est fréquent dans des cultures très patriarcales comme l’Inde, la Chine, etc. Ce qui est une politique absurde et contre-productive pour ces pays, car vu le manque de femmes par rapport au nombre d’hommes découlant de la surmortalité des filles et de ces avortements sélectifs (près de 34 millions d’hommes en excès en Chine), beaucoup d’hommes ne se marient pas (ou doivent acheter ou enlever des femmes étrangères, souvent des Vietnamiennes, d’où les trafics mafieux de ces femmes étrangères) et n’ont pas d’enfants[7]. Il existe en Chine des « villages de célibataires » où vieillissent ensemble des hommes qui n’ont pas pu trouver d’épouse. Les avortements sélectifs n’existent pas seulement dans les pays asiatiques, ils ont cours, en quantité évidemment moindre, dans des pays occidentaux : on s’étonne généralement que, sur 14 enfants d’Elon Musk, il n’y ait qu’une seule fille biologique. En Occident, on a l’impression que si les hommes religieux et d’extrême droite réprouvent fortement l’avortement, c’est parce qu’il concerne des fœtus de sexe masculin. On n’entend pas ces hommes dénoncer l’avortement sélectif de fœtus de sexe féminin dans les pays susmentionnés…
Mais les femmes peuvent, du fait que ce sont elles qui ont le pouvoir de donner naissance (ou pas) à des bébés, faire obstacle aux projets politiques masculins : elles sont ainsi tantôt taxées de faire trop d’enfants (comme ça a été le cas en Chine durant la politique de l’enfant unique), ou pas assez, comme c’est le cas actuellement en Europe où des leaders appellent à un illusoire « réarmement démographique » (d’autant plus grotesque quand l’appel provient d’un homme qui n’a pas eu d’enfants lui-même) et dans des pays non occidentaux comme le Japon ou la Corée du Sud[8]. Trop d’enfants aussi quand il s’agit de femmes noires aux États-Unis ou d’origine maghrébine en France, pas assez quand il s’agit de femmes blanches. Que les femmes aient ce pouvoir exorbitant sur la démographie irrite au plus haut point les hommes, qui considèrent qu’une décision (celle d’avoir ou de ne pas avoir d’enfants) aussi vitale pour la puissance économique et militaire d’un pays, puissance qui conditionne celle des patriarcats nationaux, ne devrait pas être entre les mains des femmes. Que celles-ci cessent de mettre au monde, nourrir, soigner et élever des fils, serait évidemment la façon la plus radicale d’abolir le patriarcat — mais même la grande majorité des féministes préfèrent ignorer cette contradiction fondamentale quand elles mettent au monde leurs oppresseurs, ou la balayent en garantissant qu’elles élèveront des fils féministes. Il est intéressant de noter que si, dans cette société comme dans les sociétés patriarcales en général, la maternité est par définition contraire aux intérêts matériels des femmes (santé, carrière, salaire, indépendance par rapport aux hommes, réalisation de leurs ambitions et expression de leur créativité, risque d’abandon financier du père), elle comporte biologiquement davantage de risques quand il s’agit de donner naissance à des garçons[9].
Il est surprenant que les femmes aient continué à avoir des enfants alors qu’en société patriarcale, cela augmentait de façon drastique les inégalités dont elles sont victimes : jusqu’à une date récente, où l’avortement était interdit et la contraception rudimentaire, elles n’avaient certes pas le choix. La situation est un peu différente maintenant. Au grand désespoir des gouvernants et partis populistes et d’extrême droite, on observe une réduction marquée du nombre des naissances dans de nombreux pays. Ce que l’on peut interpréter comme une protestation larvée des femmes contre la multi-pénalisation des mères par le système et donc indirectement contre la domination masculine elle-même qui en est à l’origine. Ce lien est d’ailleurs fait par le mouvement 4 B des femmes sud-coréennes, qui identifient clairement la maternité comme une des manifestations de la coopération féminine indispensable au maintien du patriarcat.
AA : Quel est le principal obstacle chez les femmes éduquées et financièrement autonomes à une prise de conscience féministe de la capacité que nous avons de réduire le pouvoir et le nombre de nos oppresseurs ? Est-ce toujours l’amour romantique ? Qu’est-ce qui se cache réellement derrière ce « besoin d’amour » ? Le traumabonding ?
FS : Le système patriarcal est structuré, comme l’a signalé Françoise Héritier, par ce qu’elle nomme « la valence différentielle des sexes » (auquel elle attribue à tort un caractère d’universalité)[10] : dans ce système, les femmes sont des seconds rôles, des utilités, à la fois subsidiaires et indispensables. Ayant intériorisé leur infériorité dès l’enfance, elles sont profondément conditionnées à chercher à se donner de la valeur en briguant l’attention, l’approbation et si possible l’amour d’un individu socialement valorisé, un homme. Et bien sûr, même s’il existe maintenant des femmes financièrement indépendantes, la vraie richesse reste en des mains masculines, de même que le pouvoir. Pour une femme qui recherche la richesse ou le pouvoir, ou même seulement la stabilité financière, le plus court chemin consiste à s’associer à un homme qui les possède. De nombreuses femmes politiques sont arrivées au pouvoir grâce à leur lien avec un homme politique (compagnon, père ou mentor). Et puis il y a toujours l’impact profond de l’idéologie patriarcale et relativement récente de l’amour romantique (qui n’existe pas dans les cultures de chasse-cueillette), qui enseigne aux femmes que l’amour doit être la grande affaire de leur vie, et que la femme ne peut être vraiment heureuse qu’en couple. D’où, pour de nombreuses femmes, l’impossibilité d’envisager qu’elles puissent construire leur vie en dehors d’une relation hétérosexuelle, la peur de la « solitude », l’idée qu’elles cesseraient quasiment de respirer si elles n’avaient pas un homme à leurs côtés. Il s’agit d’une forme d’impuissance apprise, comme l’idée que nous sommes incapables de changer une roue de voiture toutes seules, ou que nous avons besoin d’un homme pour remplacer un fusible ou refaire un joint de douche. En fait, les esclaves n’ont pas besoin de leur maître et vivent mieux sans, ce sont les maîtres qui ne peuvent pas se passer de leurs esclaves.
Et oui, il y a aussi le traumabonding, le lien qui se créée entre un homme abusif et sa victime. Qui fait partie de quelque chose de plus large, qu’exprime ainsi Marguerite Duras : « Il manque à l’amour entre semblables cette dimension mythique et universelle qui n’appartient qu’aux sexes opposés. » Le sens de cette phrase n’est pas univoque, mais je l’interpréterai comme suit pour les femmes hétérosexuelles : les relations lesbiennes sont pour elles infiniment moins dangereuses que les relations hétérosexuelles. Donc moins sexuellement passionnées et excitantes (lesbian bed death). Leur socialisation féminine les formatant au masochisme, à érotiser la domination masculine et la soumission féminine, c’est cette érotisation de la soumission/domination qui serait pour certaines au le moteur de leur attraction pour les hommes. Frisson du danger que ne leur procure pas avec autant d’intensité une relation avec une autre femme…
AA : Les femmes dans le couple hétéro consentent souvent sans désirer, parce qu’elles savent que refuser aura des conséquences : sans même parler d’abuseurs domestiques ou d’hommes physiquement violents, elles cèdent souvent pour ne pas avoir à essuyer la mauvaise humeur, le chantage affectif, la culpabilisation de leur conjoint. Simplement pour « avoir la paix ». Cette réalité, encore largement ignorée, commence pourtant à émerger. Les femmes nomment enfin « viol » ce qui leur était imposé sous couvert de paix des ménages. Peut-on dire que le couple hétéronormé repose structurellement sur l’extorsion du consentement ?
FS : Oui, comme je l‘ai dit plus haut, le sexe consenti, mais non désiré est une norme du couple, et son fondement même. Le devoir conjugal fait encore partie légalement des obligations mutuelles entre conjoints — en théorie pour les hommes comme pour les femmes, mais en fait il concerne surtout les femmes, et d’ailleurs LFI vient de présenter une loi proposant son abolition légale. En plus de cette obligation institutionnelle des rapports sexuels entre conjoints, les raisons conjoncturelles qu’ont les femmes pour accepter des relations sexuelles dont elles n’ont nulle envie varient selon les couples et la personnalité du mari : elles vont du désir de lui faire plaisir jusqu’à la crainte de la mauvaise humeur voire des coups du partenaire, en passant par le projet d’obtenir quelque chose en échange — qu’il aille chercher les enfants à l’école ou tonde la pelouse. Le sexe peut être un instrument de négociation pour les femmes dans le couple, quelque chose qu’elles utilisent pour rééquilibrer leur situation d’inégalité structurelle en leur faveur.
Dans le couplage hétérosexuel standard, toute sexualité féminine désirante et active se trouve ainsi rendue impossible parce que, pour la femme, l’exercice de sa sexualité n’a plus pour but la recherche de son propre plaisir, mais est centré sur la satisfaction sexuelle de son partenaire, accepter la pénétration devenant l’atout, la monnaie d’échange qu’elle utilise dans une stratégie de négociation et de troc afin d’obtenir de lui qu’il en fasse plus dans le partage des tâches logistiques du couple par exemple. Le sexe pour les femmes en couple est ainsi désérotisé, réduit à une prestation de service au bénéfice du conjoint, pas loin du repassage de chemises ou de la préparation du dîner, et exécuté avec le même manque d’enthousiasme. La femme procure du plaisir sans réciprocité, essentiellement pour qu’il n’aille pas voir ailleurs, assurant en quelque sorte la maintenance sexuelle du couple, comme on entretient sa voiture pour éviter qu’elle tombe en panne. Face aux exigences sexuelles de leur conjoint qu’elles jugent excessives, mais désireuses néanmoins de lui donner satisfaction dans certaines limites pour assurer le bon fonctionnement du couple, des épouses fixent des « quotas de rapports sexuels » mensuels réglementaires, faisant ainsi de la sexualité une sorte de routine bureaucratique arrêtée suite à un processus de négociation serrée entre partenaires, ce qui rend les rapports sexuels à peu près aussi excitants que l’application d’un accord d’entreprise.
AA : Dans ton livre, tu démontres que la sexualité féminine, sous le patriarcat, a été entièrement remodelée pour servir les intérêts masculins, jusqu’à effacer tout ce qui pouvait en faire une force autonome. Or, si l’on observe les femelles primates, elles ont une sexualité active, sélective et non soumise. Ce n’est donc pas la biologie qui a dicté la répression de la sexualité féminine, mais bien une construction sociale et historique.
FS : Absolument, j’en parle assez longuement dans mon livre. En règle générale, on peut même dire que tout ce que le discours patriarcal prétend naturel est en fait contre nature : le couple monogame « un papa, une maman » n’existe pas chez les primates, l’homme gagne-pain de sa famille non plus (les primates femelles se chargent elles-mêmes de trouver leur nourriture et de nourrir leurs petits), la maternité centrée sur la famille nucléaire non-plus (les bébés primates sont élevés et soignés par l’ensemble de leur groupe), le viol non plus, la domination masculine sur le mode humain pas davantage, de même que la prostitution. Et comme tu le soulignes, tout y est inversé : en fait de polygamie masculine et de monogamie féminine « naturelles », ainsi que le prétend le discours dominant, la sociobiologie et l’evopsy (mais seulement à partir de la fin du XVIIIème siècle, avant c’était la croyance inverse qui avait cours), chez les hominidés, ce sont fréquemment les femelles qui pourchassent les mâles, les épuisent sexuellement et passent au suivant quand ils n’en peuvent plus, le « tableau de chasse » de ces nymphos tournant en moyenne autour d’une dizaine de partenaires lors d’une période de rut. Et contrairement à ce que prétendaient les éthologues (et les sociologues) jusqu’à récemment, dans la nature, les primates mâles dominants (dont la domination ne joue qu’un rôle mineur dans le groupe) n’ont pas plus d’accès sexuel aux femelles que les autres mâles, puisque celles-ci, ayant l’initiative sexuelle contrairement à leurs cousines humaines, préfèrent souvent les jeunes mâles ou les mâles étrangers. Quelques lectures de base (et récentes) dans le domaine de la primatologie pulvérisent la plupart de nos stéréotypes genrés[11].
AA : Ne pourrait-on pas dire que le patriarcat (et ses variantes néo) n’est pas seulement un système d’inversion et de projection, mais aussi un système maladaptif et contre-évolutif (un facteur de dysévolution), au regard des théories darwiniennes ? Un système où ce sont les médiocres qui dominent ? Puisque, dans le règne animal, les mâles ne violentent ni ne tuent systématiquement les femelles (ces comportements étant exceptionnels), et que l’homme patriarcal est le seul être vivant qui ravage son propre écosystème au point de menacer sa propre survie ? Finalement, le patriarcat ne serait-il pas la consécration de la survie des médiocres ?
FS : Qu’est-ce que la médiocrité dans la théorie darwinienne ? Ne pas être très intelligent, au point de massacrer l’environnement naturel, scier la branche sur laquelle on est assis pour un bénéfice immédiat qui met en péril la survie de votre espèce à long terme ? Sur la base de cette définition, on peut dire en effet que le patriarcat promeut la survie des médiocres. L’approche darwinienne définit le succès évolutif d’un individu ou d’un groupe par la propagation maximale de ses gènes, les êtres qui possèdent les caractéristiques leur permettant de mieux survivre dans leur milieu, suite au processus de la sélection naturelle, étant aussi théoriquement plus aptes à s’assurer une reproduction optimale.
Dans ce cas, les 87 000 féminicides annuels dans le monde, le fait pour les hommes de battre les femmes, de les tuer, de les séquestrer, de les exciser, de les prostituer, de les nourrir moins bien que les hommes, de pratiquer l’avortement sexo-sélectif etc., toutes choses qui réduisent le nombre des naissances en tuant des reproductrices ou en nuisant à leur santé, ne favorisent pas une reproduction optimale et ne sont pas bénéfiques du point de vue évolutif, au contraire. On a des exemples intéressants des conséquences de ces comportements contre-productifs du point de vue de la reproduction dans des pays comme la Chine ou l’Inde, où les avortements sexo-sélectifs entraînent un tel déficit en nombre de femmes que des millions d’hommes sont condamnés au célibat et n’ont pas de descendance, comme je l’ai mentionné plus haut.
Rendre les femmes dépendantes économiquement des hommes, en les empêchant de se procurer elles-mêmes leur nourriture et celle de leurs petits, comme c’est le cas pour les mères animales, est aussi contre-évolutif : beaucoup de mâles humains qui ont des enfants arrêtent de subvenir à leurs besoins et s’en désintéressent après une séparation. Ceux-ci grandissent alors dans la pauvreté, ce qui n’est pas favorable à leur santé et à leur éducation, donc à leur futur succès reproductif.
Et le fait que les femmes soient économiquement dépendantes des hommes les poussent à rechercher des partenaires masculins financièrement aisés, qui peuvent le mieux subvenir à leurs besoins. Or les hommes les plus riches, qui sont généralement les plus âgés, ont une qualité de sperme inférieure comparativement aux hommes plus jeunes, ce qui est également contre-évolutif.
Le couple monogamique que le système patriarcal impose aux femmes est également contre-évolutif : du point de vue de la qualité optimale du sperme fécondant l’ovule, l’obligation de la monogamie pour les femmes supprime toute compétition entre spermatozoïdes de mâles différents, tandis que la pratique de la polygamie par les femelles assure que c’est le sperme de meilleure qualité qui fécondera l’ovule. Les femelles primates le savent instinctivement, c’est pourquoi elles copulent avec de nombreux mâles en période de rut.
Aussi, la polygamie des femelles est pro-évolutive chez les primates dans la mesure où, quand une femelle a des rapports sexuels avec plusieurs mâles, ces mâles imaginent être les géniteurs de ses petits. Ils se montrent donc moins agressifs avec eux, et n’essaient pas de les maltraiter et de les tuer. Comme je l’ai souligné plusieurs fois, le couple monogame est très rare chez les animaux, il n’est relativement fréquent que chez les oiseaux, pas chez les mammifères. Et encore. Les femelles oiseaux « trompent » le mâle du couple avec d’autres mâles.
La prise de pouvoir par les mâles humains sur les femmes il y a des milliers d’années a été faite au détriment de l’intérêt collectif de l’espèce, ces mâles ayant fait passer l’intérêt de leur catégorie XY avant l’autonomie et la santé des femelles — dont dépend la survie de l’espèce.
Contrairement à ce que prétend la sociobiologie, qui est essentiellement une projection anthropomorphique inversive, la domination des mâles sur les femelles est antinaturelle et anti-évolutive. En traitant la nature et les femelles comme des ressources à leur disposition, les mâles bouleversent catastrophiquement les processus naturels de renouvellement de l’environnement et des espèces animales (dont nous faisons partie), et ainsi s’autodétruisent. Les animaux, guidés par leur instinct, ne sont pas autodestructeurs comme nous, et ils se conduisent entre eux de façon infiniment plus sensée. Il y a très peu de violences intraspécifique chez les mammifères, et encore moins de violences des mâles sur les femelles. La destruction de la planète n’est que la conséquence ultime de l’institution planétaire de la domination patriarcale, c’est-à-dire du modèle relationnel de conquête/exploitation/destruction que les hommes patriarcaux appliquent à tout ce qui les entoure.
Notes
- https://www.humanite.fr/feminisme/egalite-femmes-hommes/36-de-lhemicycle-ou-sont-passees-les-femmes-a-lassemblee-nationale ↑
- https://www.lagbd.org/Se_plaindre_de_harc%C3%A8lement_sans_tomber_dans_la_diffamation_:_les_limites_%C3%A0_ne_pas_d%C3%A9passer_(fr) ↑
- https://www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/harcelement-sexuel-pourquoi-plus-de-90-des-plaintes-sont-classees-sans-suite-7790557354 ↑
- https://shs.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2022–2‑page-113?lang=fr ↑
- https://books.openedition.org/pur/125079?lang=fr ↑
- https://revolutionfeministe.wordpress.com/2021/05/23/rehabilitation-des-hommes-violents-efficace-ou-poudre-aux-yeux/ ↑
- https://www.nytimes.com/2017/02/14/world/asia/china-men-marriage-gender-gap.html ↑
- https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/japon-face-au-declin-demographique-la-mairie-de-tokyo-lance-une-application-de-rencontre-20240606_4JFC44JLNBB3TPHIBGODRQL46E/ ↑
- Dès la naissance, et même avant, les garçons causent plus de problèmes que les filles : Les garçons ont 70% de chance de plus que les filles de naître avant terme, tandis que les femmes donnant naissance à des garçons ont 10% de chance de plus de subir une césarienne et 50% de chance de plus de connaître un accouchement compliqué que pour les filles, précise cette étude. Les filles « produisent » davantage de pré-éclampsie et les garçons d’hypotrophie, trouble par ailleurs le plus dangereux pour le fœtus et le nouveau-né. Le risque de diabète gestationel pour une femme enceinte d’un garçon est supérieur de 4 % à celui d’une femme qui attend une fille. (https://www.magicmaman.com/,grossesse-les-garcons-risquent-plus-de-complications-in-utero-que-les-filles,3390048.asp et https://www.slate.fr/story/164744/fille-ou-garcon-risques-sante-mere-enfant-differents) ↑
- https://shs.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2003–2‑page-174?lang=fr ↑
- https://revolutionfeministe.wordpress.com/2021/07/11/le-mythe-de-la-libido-feminine-faible/ ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage