À propos du livre L’Emballement du monde : énergie et domination dans l’histoire des sociétés humaines de Victor Court (Écosociété, 2022)
Un bouquin de plus sur l’écologie, oui. Le monde va mal, le vivant est gravement menacé et la civilisation industrielle poursuit sans relâche son entreprise de destruction. L’idée tend à s’imposer, maintenant que les privilégiés du système écocide (à savoir les habitants aisés des pays riches) commencent à en imaginer les répercussions possibles sur leur confort personnel. Et puisque le désastre commence à atteindre les dominants, il concerne désormais toute l’humanité : nous voici dans l’Anthropocène, « l’époque de l’humain ». L’impact de l’espèce humaine sur la planète est tellement grand qu’il aurait provoqué l’avènement d’une nouvelle ère géologique. Le choix du terme est malhonnête et Victor Court ne s’y trompe pas. Il choisit néanmoins de s’appuyer dessus en tant que base d’une réflexion visant à déterminer comment l’humanité a pu en arriver au point de convoquer un concept d’apparence aussi puissante : « Comment rendre compte de l’évolution de notre espèce depuis l’état de chasseurs-cueilleurs à celui de force biogéophysique d’envergure globale ? ». Quelles sont les dynamiques qui ont sous-tendu cette évolution ? Peut-on imputer la responsabilité de ce phénomène à l’humanité en tant qu’ensemble homogène ? Ou bien le mode de production capitaliste est-il la source de tous nos maux ? La justesse de l’analyse dépend de la pertinence des questions, fait encore trop oublié dans la pensée écologiste, et Victor Court fait le choix sensé de ne pas s’arrêter aux 200 dernières années de l’histoire humaine ou au simple taux d’émission de CO2 : L’emballement du monde est l’ambitieux projet d’un examen sociohistorique des dynamiques qui ont animé l’histoire de l’espèce humaine depuis l’apparition de la lignée hominine, il y a environ 7 millions d’années, jusqu’à nos jours. L’ouvrage est très dense, on s’attachera donc ici à n’en retranscrire que la démarche globale ainsi que les points les plus importants du développement et les éléments qui pourraient éventuellement justifier de son acquisition (27€, tout de même).
L’énergie comme fil conducteur
Un tel projet n’est évidemment pas original, de nombreuses tentatives l’ont déjà précédé. Mais si son premier essai est déjà hautement ambitieux, l’auteur n’a cependant pas l’arrogance de prétendre à l’écriture d’une histoire de l’humanité. La particularité de sa tentative consiste à utiliser le concept d’énergie comme prisme d’analyse des dynamiques d’évolutions des sociétés humaines, choix qu’il justifie ainsi : « En vérité, la manifestation de l’énergie est absolument omniprésente, et même universelle : de la rotation des galaxies aux réactions thermonucléaires dans les étoiles, du mouvement des plaques tectoniques à la dynamique des écosystèmes naturels, du fonctionnement des usines produisant nos vêtements à l’activité des serveurs et des réseaux disséminant nos messages électroniques, l’énergie est partout, tout le temps. Au sens physique le plus élémentaire, tous les processus naturels et toutes les actions humaines sont des transformations énergétiques, ce qui fait réellement de l’énergie la source de tous les changements. » Ambitieux, donc, mais justifié.
L’énergie peut ainsi être définie comme « la capacité d’un système à provoquer un changement ». Elle se manifeste par le biais de conversions, opérées par des convertisseurs énergétiques : les plantes convertissent l’énergie solaire en énergie chimique, les muscles convertissent l’énergie chimique en énergie mécanique, la machine à vapeur l’énergie thermique en énergie mécanique, etc. Enfin, les systèmes énergétiques désignent des « combinaisons originales de diverses filières de convertisseurs qui se caractérisent par la mise en œuvre de certaines sources d’énergie et par leur interdépendance, à l’initiative et sous le contrôle de classes ou de groupes sociaux, lesquels se développent et se renforcent sur la base de ce contrôle ». Appréhender la dynamique des changements sociohistoriques à partir de la mesure même du changement dans la nature semble pertinent. Ainsi, en se fondant sur ces concepts énergétiques, Victor Court propose un découpage historique en trois temps et deux transitions : « le temps des collecteurs », « le temps des moissonneurs » et enfin « le temps des extracteurs ». Cette division est évidemment arbitraire, schématique et instrumentale, mais reconnue en tant que telle : on appréciera l’humilité de l’auteur face au caractère ambitieux de son projet et les nombreuses précautions prises en introduction au regard des limites et écueils qui en découlent nécessairement. Les ressources bibliographiques mobilisées sont denses, variées et témoignent de l’intention d’interdisciplinarité au cœur de ce projet. Et pour finir cette introduction avec ses propres mots : « Ce livre n’est donc pas une histoire de l’énergie, ni même une histoire de l’humanité en tant que telle, mais bien un essai sur l’histoire des sociétés humaines et sur la façon dont l’énergie et les rapports de domination s’y entrelacent. Par une synthèse originale et interdisciplinaire, nous tâcherons de saisir les tendances les plus générales de l’histoire, en faisant de l’utilisation des différentes formes de l’énergie notre fil conducteur. »
« Le temps des collecteurs »
« Le temps des collecteurs » correspond à la plus longue des trois périodes distinguées par l’auteur : elle s’étend de l’apparition d’Homo sapiens il y a environ 300 000 ans avant l’ère commune (AEC), jusqu’à 10 000 ans AEC. Cela signifie que pendant 96% de son histoire, l’espèce humaine a vécu, s’est organisée, nourrie, déplacée selon le même système énergétique : la chasse-cueillette et l’utilisation du feu. Cette première partie constitue une bonne introduction anthropologique et paléontologique pour celle ou celui qui aurait la bonne idée de s’intéresser à la richesse et la complexité de l’histoire humaine dans son ensemble. De l’utilisation du feu à l’apparition d’homo sapiens jusqu’à l’émergence de l’agriculture comme système énergétique dominant, l’auteur démystifie un certain nombre de préjugés sur le mode de vie de nos ancêtres, qui semble bien plus enviable que le nôtre à bien des égards.
L’émergence d’homo sapiens
Il est bon de rappeler qu’homo sapiens ne fût pas la seule espèce humaine à arpenter la Terre. L’espèce humaine est issue de la lignée hominine, qui se distingue de celle des panines il y a environ 9,3 à 6,5 millions d’années. Elle se caractérise d’abord par une locomotion de type bipède et une réduction de la taille des canines. Le genre Australopithecus apparaît il y a au moins 4,2 millions d’années et utilise déjà différents types d’outils. Le genre humain émerge quant à lui il y a environ 2,8 millions d’années alors que le climat du continent africain devient plus aride et variable et que les savanes prennent progressivement la place des forêts. Son premier représentant, homo ergaster, semble constituer une réponse adaptative à ce changement environnemental, en raison de son alimentation variée (comprenant de la viande) et de son aptitude à la prédation, qui combine les avantages de la course bipédique à l’utilisation d’outils. En s’appuyant sur les travaux de Baptiste Morizot, l’auteur insiste sur l’importance qu’ont sans doute eue les premières formes de chasse d’épuisement dans le développement cognitif de l’espèce humaine, en permettant l’élaboration d’un certain nombre de compétences fondamentales telles que la communication, l’induction, la déduction, l’observation de signes ou la spéculation. Enfin, l’événement le plus marquant précédant l’apparition d’homo sapiens, et peut-être le plus déterminant dans l’histoire de l’humanité, est évidemment la maîtrise du feu il y a environ 400 000 ans. D’une part, son utilisation a profondément modifié le rapport de nos ancêtres à leur environnement : chaleur, lumière, protection, agencement du paysage, etc. D’autre part, son utilisation pour la cuisson des aliments a permis au cerveau de se développer davantage en compensant sa croissance par la réduction de la demande énergétique du système digestif. Le feu représente alors « une amélioration du combustible pour le seul convertisseur énergétique de l’époque : le muscle ».
La vie au Paléolithique
On estime l’apparition d’homo sapiens à 300 000 ans AEC environ, et sa stabilisation anatomique et génétique à 100 000 ans AEC. En atteignant les Amériques par la Sibérie, l’espèce humaine est présente sur tous les continents (sauf l’Antarctique) à partir de 25 000 ans AEC. Comme l’explique l’Annexe 2 du livre, il est extrêmement difficile de présenter une image précise et non tronquée des sociétés premières, mais nous pouvons tout de même nous en faire une idée en suivant certains principes de précaution. Tout porte à croire que ces groupements humains étaient généralement constitués de 25 à 50 individus et composés de plusieurs cellules familiales. La mise en commun et la redistribution égalitaire des ressources étaient très probablement la norme. L’enjeu principal de ces individus organisés était évidemment la recherche de nourriture, d’abri et d’une source d’eau. Mais contre le préjugé commun d’une vie de labeur et de stress alimentaire permanent, Victor Court rappelle que pour des anthropologues comme Marshall Sahlins, les chasseurs-cueilleurs de cette époque vivaient davantage dans une forme « d’abondance sans richesse ». En effet, les moyens techniques étaient adaptés à des besoins rapidement couverts qui laissaient place à « de longues périodes de temps pour s’adonner à des activités moins immédiatement vitales, comme l’apprentissage, les discussions, les rituels, les cérémonies et même la contemplation ». De plus, les affrontements entre groupes étaient probablement rares du fait de la faible densité démographique et de la quantité de ressources à disposition, de même que les meurtres intracommunautaires. Ce chapitre permet également de remettre en question plusieurs idées reçues sur le partage sexué des tâches (les hommes à la chasse et les femmes au foyer), l’existence d’une nécessaire économie de marché basée sur le troc, l’existence de hiérarchies strictes, ou encore la violence permanente du fameux « état de nature ».
Ainsi, pour l’auteur, si l’on doit retenir quelque chose des sociétés de cette époque, c’est avant tout leur grande diversité culturelle. On pourrait imaginer autant de règles, de comportements, de rituels, de cérémonies et de formes d’alimentations que de groupements humains dans l’espace et dans le temps. Mais tout porterait à croire que ces sociétés, capables d’une grande variation dans leurs organisations politiques et d’une étonnante plasticité institutionnelle, auraient pour point commun leurs stratégies d’empêchement d’émergence de l’autorité (Clastres), combinée à une capacité de mise en place de hiérarchies contextuelles temporaires. (On rappellera néanmoins que ces images de la vie au paléolithique, bien que séduisantes, possibles, voire probables, relèvent néanmoins de l’hypothèse et de l’interprétation.)
La « révolution néolithique »
Ce que l’on nomme traditionnellement « révolution néolithique », et qui représente la première transition énergétique identifiée par l’auteur, désigne généralement l’adoption de la pratique de domestication des plantes et des animaux par l’humain, qui se serait généralisée il y a environ 10 000 ans AEC. Mais plutôt qu’un événement daté et localisé, cette « révolution » est en réalité « un processus progressif et chaotique » qui s’étend sur plusieurs millénaires. La transition vers l’agriculture est le résultat d’une convergence d’éléments techniques, cognitifs, culturels, géographiques et climatiques comme autant de prérequis, tels que la capacité de stockage (Alain Testart) et la sédentarité, la « révolution cognitive » et ses conséquences sur la manière de se figurer le vivant, ou encore la période de réchauffement climatique qui fait suite à un refroidissement à la fin de la période glaciaire de Würm. Pris isolément, ces quelques éléments ne permettent pas d’expliquer ce changement majeur de système énergétique : c’est leur combinaison inédite à l’échelle de l’histoire du vivant qui mène à ce deuxième temps de l’histoire humaine, celui des « moissonneurs ». Et si ce nouveau modèle est en partie une réponse adaptative au changement environnemental, permettant une certaine sécurité alimentaire, Victor Court rappelle à juste titre ses nombreuses conséquences dramatiques pour les sociétés humaines : développement de nouvelles maladies et épidémies, diminution de la diversité du régime alimentaire et augmentation des carences, « déqualification » des individus (James Scott), travail répétitif, augmentation de la mortalité et baisse de la santé, sécularisation des inégalités de sexe et de classe et ainsi de suite…
« Le temps des moissonneurs »
Le « temps des moissonneurs » correspond à la deuxième période énergétique de l’histoire humaine. Elle s’étend de la révolution néolithique il y a environ 10 000 ans jusqu’à la révolution industrielle aux alentours de 1800, et est caractérisée par la prédominance de l’agriculture comme système énergétique et les débuts de l’exploitation des forces du vent et de l’eau. Bien que courte à l’échelle de l’histoire humaine (environ 4%), cette période est rythmée par l’émergence des premières sociétés étatiques, la naissance et la mort d’empires, un foisonnement d’innovations énergétiques et institutionnelles et par les débuts de l’interconnexion mondiale et de la colonisation.
Naissance de l’État
Plusieurs millénaires séparent l’avènement des sociétés sédentaires et agraires de la naissance des premières formes étatiques. On peut donc imaginer l’existence d’une pluralité de formes hybrides sur cette période. On prendra tout de même soin de rester prudent quant aux nombreuses références faites par l’auteur aux travaux de Graeber et Wengrow, qui soutiennent par exemple que « de très nombreuses preuves archéologiques et anthropologiques démontrent que les humains sont capables de s’organiser en très grand nombre sans recourir à une forme de gouvernement centralisé et autoritaire ». (L’historien Walter Scheidel ainsi que d’autres spécialistes ont souligné un certain nombre d’incohérences et d’erreurs dans le dernier livre de Graeber et Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité ; la très bonne chaine YouTube anglophone What Is Politics discute des principaux problèmes de l’ouvrage dans plusieurs podcasts d’environ une heure chacun.)
On pourrait simplement se contenter de dire que si le lien de causalité entre agriculture/sédentarité et développement d’un pouvoir centralisé est avéré (dans plusieurs régions du monde), il n’est peut-être pas nécessaire.
Quoiqu’il en soit, la sédentarisation de plusieurs sociétés humaines, désormais totalement dépendantes de l’agriculture, dans diverses régions, a plusieurs conséquences. Face à l’augmentation de la densité des populations et donc à la pression démographique sur le territoire, ces sociétés développent de nouvelles techniques basées sur l’exploitation du cuivre, du bronze, puis du fer, qui servent tant aux champs qu’à la guerre. Les échanges et les conflits s’intensifient, tout comme les hiérarchies et les multiples formes d’inégalités. Et, « sous la conjonction de plusieurs facteurs bien particuliers – forte densité de population, présence de ressources métalliques, guerres fréquentes, possibilité d’une céréaliculture intense, augmentation temporaire de l’aridité – de nouvelles formes d’organisation sociale, regroupées sous le nom d’État, apparaissent ». Cette partie du livre comporte un travail intéressant de développement des facteurs d’apparition de l’État, de ses principes fondamentaux et de ses instruments institutionnels, techniques et idéologiques de coercition. Il serait trop long de le détailler ici mais il peut valoir la peine de s’y pencher plus en détail.
Essor et effondrement des États et des empires.
C’est au cours du 1er millénaire que les premiers empires émergent (la « période axiale » de Karl Jaspers). Il s’agit d’États qui sont parvenus à projeter leur domination « sur des espaces additionnels de grandeur variable », généralement portés « par une religion ou une philosophie dont la vocation est d’être universelle ». Au-delà de son espace géographique, l’empire se caractérise par les trois tâches de son centre politique : « affronter et contenir les ennemis extérieurs, prévenir et écraser les forces internes qui menacent la survie de l’empire, et entretenir la dimension sacrée du pouvoir ». Ces tâches reposent sur quatre fonctions cardinales : « militaire, idéologique, administrative et fiscale ». Mais cette forme politique est intrinsèquement instable et doit recourir à diverses stratégies pour se maintenir dans le temps. En s’appuyant sur différents travaux (principalement ceux de Joseph Tainter), l’auteur propose une analyse énergétique des dynamiques des sociétés étatiques avec pour étude de cas l’Empire romain et l’Empire byzantin. Pour Tainter, la société étatique est constamment confrontée à divers problèmes et doit élaborer des stratégies (techniques, fiscales, institutionnelles, etc.) pour y remédier. Ces stratégies, sources de changements sociohistoriques, ont des coûts énergétiques et représentent une forme d’investissement qui vise à dégager davantage d’énergie utile afin de répondre à un problème contextuel particulier. Mais celles-ci sont en réalité une fuite en avant, ne pouvant aboutir qu’au délitement de ces sociétés, du fait de la « loi des rendements marginaux décroissants » qui stipule que « les investissements nécessaires à la mise en place et à l’entretien d’innovations techniques, d’outils économiques ou d’institutions politiques ont généralement des coûts qui croissent plus vite que leurs bénéfices ». Ainsi, l’organisation étatique, exacerbée sous sa forme impériale, court nécessairement à sa perte et doit faire face à des problèmes de plus en plus complexes à mesure qu’elle repousse l’inévitable par l’innovation technique, organisationnelle, ou par de nouvelles conquêtes (par la guerre ou par le marché). Une fois le rapport coût-bénéfice nul ou négatif, de multiples facteurs sont susceptibles de provoquer un effondrement ou une désagrégation (attaque extérieure, épidémie, révolte, problème environnemental, etc.)
Moyen Âge, innovations énergétiques et interconnexion des mondes
Contre un certain nombre d’idées reçues, l’auteur s’attache à montrer que l’époque médiévale, qui s’étend sur environ dix siècles, est en réalité une période d’importants bouleversements techniques, énergétiques et sociopolitiques (opérés pour la plupart en Chine avec un millénaire d’avance). En Europe de l’Ouest, les nouveaux royaumes développent le système féodal en réponse aux pressions exercées aux frontières (Vikings, Sarazins, Magyars, etc.) et connaissent une importante croissance démographique suite à l’introduction de nouvelles techniques agricoles. « Cette importante croissance de la population et la montée en puissance des élites féodales ont deux conséquences majeures sur le plan matériel : une pression accrue sur les ressources forestières et minières, ainsi qu’une gestion plus intensive de l’environnement et des aléas climatiques. » C’est dans ce contexte que se généralise l’utilisation des roues à aubes et des moulins à vent (déjà connus depuis plusieurs siècles dans diverses régions du monde), qui entraîne d’importants gains de productivités dans des domaines variés (« broyage des minerais, activation des soufflets de forge, pompage de l’eau », etc.). Le dynamisme économique issu de ces gains de productivité provoque une expansion inédite du commerce international et fait progressivement émerger les conditions d’avènement du capitalisme et de la société de consommation. Un nouveau cap est franchi lorsque Christophe Colomb pose le pied (par accident) sur le continent américain. « L’Échange colombien » (Alfred Crosby) qui s’ensuit, et qui débute par le massacre de dizaines d’autochtones, donne lieu à une réorganisation écologique d’une intensité sans précédent : « Ce brassage intercontinental de dizaines d’espèces végétales et animales a permis aux humains d’augmenter de façon considérable la productivité des systèmes agricoles de l’Ancien et du Nouveau Monde, et donc d’exploiter encore plus qu’auparavant l’énergie solaire parvenant à la surface de la Terre. En conséquence, le capitalisme marchand de l’Ancien Monde s’est développé dans des proportions inédites, au détriment bien évidemment des ressources humaines et naturelles d’une grande partie de l’Asie, de l’Afrique et des Amériques ». Enfin, L’État moderne émerge en Europe sous la contrainte des guerres multilatérales incessantes, qui poussent ses protagonistes à produire de nouvelles innovations technologiques, militaires, fiscales, bureaucratiques et politiques. L’État moderne et la sédimentation conjointe du capitalisme marchand et de la société de consommation constituent alors un terreau fertile pour la « Révolution industrielle » à venir.
« Le temps des extracteurs »
La révolution industrielle, seconde grande transition énergétique de l’histoire, donne naissance à un nouveau système énergétique d’une puissance extraordinaire reposant sur l’exploitation d’immenses gisements d’énergie solaire fossilisée : le charbon, puis le gaz et le pétrole. C’est le « temps des extracteurs ».
La naissance de l’économie fossile
À partir du XVIe siècle, la Grande-Bretagne commence à manquer de bois sur son territoire et doit trouver un substitut pour alimenter les forges et chauffer les foyers. L’exploitation du charbon, dont elle dispose en grandes quantités, prend rapidement d’importantes dimensions (tout comme les nuisances qui l’accompagnent). Mais contrairement à la Chine ou aux Pays-Bas qui ont connu le même phénomène, la Grande-Bretagne voit naître sur ses terres un nouveau convertisseur énergétique déterminant : la machine à vapeur de Thomas Newcomen, perfectionnée par James Watt. La machine à vapeur, qui permet d’abord une exploitation accrue des mines de charbon en pompant l’eau, connaît très rapidement de nombreuses innovations qui permettent son application à de nombreux domaines : industrie textile, chemins de fer, bateaux à vapeur, fabrication de briques et d’acier, produits manufacturés, etc. Cette expansion n’aurait évidemment jamais été possible sans l’existence d’immenses sources de capitaux financiers et de matières premières issues de la domination du commerce international, de la colonisation et de l’esclavage. Par ailleurs, Victor Court rappelle avec justesse le rôle de l’État moderne dans le développement du capitalisme par l’investissement public, la création d’infrastructures, la production d’un prolétariat discipliné au sein du système éducatif (Hartmut Rosa), les mesures protectionnistes, etc. L’industrialisation a bien sûr de nombreuses conséquences sociales et environnementales plus que connues : intensification de l’urbanisation, prolétarisation, pollutions multiples, entre autres. Ce modèle est rapidement assimilé et reproduit par les autres nations européennes, qui s’en serviront pour asseoir leur domination brutale sur le reste du monde.
L’évolution des mégamachines fossiles
Rapidement, la machine capitaliste industrielle occidentale trouve de nouveaux moyens d’étendre sa voracité énergétique. Elle monopolise les ressources en matières premières du reste du monde et endigue le développement technique des autres sociétés par la force ou par le marché et les principes de « libre-échange » (imposés par la force de toute façon). Sur leurs territoires respectifs, les États européens élaborent de nouveaux outils fiscaux pour soutenir la folle course du capital, et investissent dans un appareil de propagande visant à maintenir leur légitimité face aux bouleversements sociopolitiques rapides. Cette propagande s’incarne à travers le concept (ou le mythe) de la nation, porté notamment par le système éducatif de masse et l’administration nationale. Progressivement, à la dépendance au charbon s’ajoute la dépendance à d’autres sources d’énergie comme le gaz naturel, mais surtout le pétrole. Et tandis que le moteur à combustion révolutionne le domaine des transports (voitures, bateaux, puis avions), l’utilisation de l’électricité, d’abord pour l’éclairage, change profondément le mode de consommation et le paysage urbain. En effet, la « fée électricité », au-delà d’éclairer les villes, ateliers, usines et foyers, permet surtout, en tant que vecteur énergétique, de dissocier la production d’énergie de son utilisation. Cette dissociation à des conséquences tant matérielles que mentales, puisque les nuisances associées à l’extraction de charbon, de gaz ou de pétrole peuvent désormais être exportées et masquées.
La compétition économique et impérialiste entre États (l’Europe contrôle 85% du monde en 1914), animée par une idéologie raciste et eugéniste, culmine avec les deux guerres mondiales qui exposent de manière brutale le potentiel destructeur atteint par la civilisation industrielle. « Les excès de capacité résultant de la mobilisation industrielle pour la guerre sont alors absorbés par de nouveaux marchés, que ce soit au travers du productivisme soviétique ou du consumérisme occidental ». Et le pétrole, qui s’était progressivement imposé comme une ressource stratégique cardinale pendant la guerre, s’impose comme la clef de voûte du capitalisme fossile mondial. Par ailleurs, le pétrole possède un autre atout pour les élites du fait de ses propriétés physiques : facilement transportable par bateaux ou oléoducs, et généralement extrait en surface par des ouvriers qualifiés davantage contrôlables, « le pétrole comme source prédominante d’énergie a donc considérablement réduit la capacité de perturbation du monde ouvrier sur les flux d’énergie. Ce sont au contraire les grandes compagnies pétrolières qui ont accaparé ce pouvoir, et elles se sont ainsi retrouvées à pouvoir dicter la politique des pays dans lesquelles elles opèrent, notamment en ce qui concerne les affaires étrangères. » (Sont cités à ce sujet les travaux de Timothy Mitchell et Michel Callon). Enfin, la « Grande accélération » de l’après-guerre est évidemment accompagnée de nombreux phénomènes nuisibles également bien connus : pollutions en tous genres, mondialisation effrénée, mécanisation, augmentation de la consommation, écocide, etc.
Les métamorphoses de la modernité tardive
Les deux chocs pétroliers de 1973 et 1978–79 mettent fin à la période dite des « Trente glorieuses ». L’annexe III, en se basant sur les travaux de Matthieu Auzanneau, propose un éclaircissement intéressant des véritables causes de cette crise énergétique (qu’on ne trouve évidemment pas dans les manuels scolaires). Quoiqu’il en soit, l’économie occidentale en subit lourdement les conséquences et la consommation énergétique chute, mais pour un temps seulement. Des énergies de substitution sont déployées ou revitalisées (charbon, gaz, nucléaire) et l’efficacité énergétique connaît d’importantes avancées, notamment grâce à l’électronique. Et même si les populations subissent le coût social du nouveau paradigme néolibéral (inflation, dette, chômage, inégalités croissantes, dégradation des conditions de travail, etc.), la consommation reprend (ainsi que le saccage du vivant qui lui est directement associé). La chute de l’URSS contribue à la création du mythe d’une « fin de l’histoire » et du mirage d’un monde meilleur et fini. La modernité trouve son paradigme dans la combinaison entre société capitaliste de consommation, « démocratie » représentative et culte du progrès. Cette société idéale est en fait le théâtre absurde de l’aliénation et de la dépression de l’individu atomisé, piégée dans un état de compétition permanente. L’exploitation du « Sud global » prend de nouvelles formes, tout comme celle des minorités au sein des populations occidentales, tandis que le désastre écologique progresse invariablement.
Conclusion et perspectives
L’analyse historique des sociétés humaines du point de vue énergétique esquissée par Victor Court permet donc de rendre visibles des dynamiques communes et des variations particulières. Ainsi, on peut dire que « la dynamique de développement des sociétés sur le très long terme a été régie par une boucle de rétroaction positive agissant en quelques générations de la manière suivante : plus d’énergie disponible autorise plus de production économique avec moins de travail humain (gain de productivité), ce qui permet d’allouer des travailleurs à des tâches plus spécialisées ou même complètement nouvelles (division du travail) ; les travailleurs devenant plus spécialisés ont alors plus d’occasions pour mieux réaliser les tâches qui leur incombent (“changement technique par apprentissage”), au point que certains d’entre eux parviennent même à faire des découvertes importantes si on leur laisse assez de temps et de moyens pour cela (“changement technique par recherche et développement”) et, au bout du compte, tout cela permet d’aller exploiter des types plus variés et des quantités plus importantes de matériaux et d’énergie ; et on retourne ensuite au début du cycle. » Ce cycle connaît évidemment des variations de rythme et de conditions en fonction des sociétés dans l’espace et dans le temps. Cette vision de la dynamique des sociétés humaine par leur développement technico-économique est complétée par la mobilisation d’un second concept emprunté à Richard Lipsey, les « techniques à but généraux » : « Une TBG est une technologie générique unique, reconnaissable comme telle sur toute sa durée de vie, qui a initialement beaucoup de possibilités d’amélioration et finit par être largement utilisée, dans des secteurs très divers et en générant de nombreux effets d’entrainement. »
En mobilisant ces deux concepts, l’auteur choisit d’expliquer trois faits majeurs : « 1) le très lent développement technico-économique de toutes les sociétés jusqu’au XVIIIe siècle ; 2) le décollage économique précoce de la Grande-Bretagne au moment de la révolution industrielle ; et 3) la très forte croissance permise par le régime industriel fossile, ainsi que son essoufflement dans la période plus récente. » On pourrait pourtant remarquer autre chose de tout à fait évident, mis en lumière par la qualité du développement de cet essai, mais qui n’apparaît pourtant qu’en filigrane dans sa conclusion. En effet, ce modèle du développement technico-économique des sociétés humaines ne s’applique pas à toutes les sociétés humaines dans l’espace et dans le temps, puisqu’il repose sur un certain nombre de caractéristiques propres à un type particulier d’organisation sociopolitique : la société étatique. De fait, le surplus de production, la division et spécialisation du travail et l’existence de formes de « recherche et développement » n’existent que (et ne peuvent exister que) dans des sociétés sédentaires, avec une importante densité de population, des hiérarchies permanentes et une autorité centralisée et autoritaire : autrement dit au sein d’une organisation humaine nommée État. Considérer que les groupements humains du paléolithique (qui représente, on le rappelle, 96% de l’histoire de l’humanité) pourraient être inclus dans ce modèle nécessiterait de s’appuyer sur une idéologie bancale de sens de l’histoire, pourtant plusieurs fois rejetée avec justesse par l’auteur. Une telle vision serait de toute manière réfutée par la persistance jusqu’à nos jours de sociétés qui échappent à ce modèle, à moins de verser dans le racisme et l’ethnocentrisme en affirmant que celles-ci sont simplement arriérées ou primitives.
Pourtant, en revenant sur le débat de la pertinence du terme « anthropocène », qui constituait le point de départ de l’essai, Victor Court écrit : « Quels sont ceux qui mettent en mouvement la destruction du système Terre ? Et depuis quand ? À l’issue de ce livre, la réponse qui devrait nous venir en tête est : tous ceux qui ont gouverné les États agraires du début de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge, qui animent les économies fossiles depuis les 200 dernières années, et qui continueront dans le futur à être agités par leur volonté d’accaparement de la nature, que ce soit ou non dans un système capitaliste, et à l’aide ou non de l’énergie fossile. » Il ajoute : « Ce livre a en effet montré que, si l’idéologie extractiviste se manifeste clairement depuis l’émergence du capitalisme fossile, on ne peut pas nier que certains individus aient commencé à se penser explicitement supérieurs à la nature peu après l’émergence des premiers États – en vérité, cette conception de la dichotomie nature/culture a sans doute émergé avec l’agriculture, mais il est très difficile, sinon impossible, de le prouver. » Avec ce constat, dont on ne peut que partager la pertinence, il soutient que le terme d’« oliganthropocène » (Erik Swyngedouw) serait plus approprié afin de souligner que le désastre écologique est en réalité la responsabilité d’une fraction de l’humanité et non de sa totalité. Il déclare finalement préférer conserver le terme « imparfait » d’Anthropocène, « désormais bien installé dans le jargon universitaire » et « plus compréhensible pour le grand public », en le subdivisant en deux sous-époques : « l’Agroligarkhien » (l’époque des oligarchies agraires) et le « Thermoligarkhien » (l’époque des oligarchies thermo-industrielles). Malgré cela, Victor Court ne parvient étonnamment pas à remettre explicitement en question l’organisation étatique et aboutit à une conclusion dont l’absurdité contraste avec la pertinence de l’analyse, en soutenant que « la seule piste réellement envisageable pour l’avenir des sociétés humaines [est] celle de la sobriété ».
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C’est souvent dans la partie perspectives et solutions possibles que le bât blesse dans la pensée écologiste (dans le meilleur des cas). Victor Court n’échappe pas à la règle. Plutôt que de s’arrêter sur une analyse originale, riche en informations et plutôt pertinente, il fait le choix de s’aventurer sans grande conviction dans une ébauche de solution qui ne résulte qu’en une série de contradictions. Il revient d’abord dans cette dernière partie sur le constat du désastre écologique en cours, sur lequel nous ne nous attarderons pas. Il explique ensuite avec justesse l’imposture des « énergies vertes » et du technosolutionnisme, en ne les abordant toutefois que sous le prisme écologique et non des conditions politiques et sociales nécessaires à leur production (ce qui est déjà pas mal, il faut le reconnaître). Finalement, après une brève critique de la collapsologie et des « écocatastrophistes », Victor Court aboutit à une observation d’une étincelante absurdité : « Plutôt que de tomber dans le piège des fausses solutions technocratiques, et plutôt que de tout miser sur une révolution aussi verte que rouge qui risquerait de simplement se solder par un “changement de propriétaire” (on ne sait pas trop pourquoi ni comment), il se pourrait que ce soit d’abord à chacun, individuellement ou entouré de sa famille et de ses amis, de faire le choix de la sobriété heureuse. » On en reste sans voix. Mais ce n’est pas fini, le suspense est réalimenté lorsqu’il explique qu’en fait « initier ces choix individuels ne sera jamais suffisant » (ouf !), et qu’il faut « arracher du pouvoir aux mégamachines technocratiques partout où cela est possible, en passant s’il le faut par de la désobéissance civile » (carrément !).
On alterne ainsi sur plusieurs pages entre des conseils colibristes telles que « trouver la force d’ignorer cette envie de voyage en avion », « diminuer les loisirs énergivores (karting, scooter des mers, ski, etc.) » ou « s’opposer à ces formulaires inutiles de suivi de projet et de gestion du temps » ; et des retours à la réalité qui viennent démonter les affirmations qui les précèdent ou les suivent, comme : « avouons d’ailleurs qu’il paraît illusoire de penser que la totalité de l’humanité pourrait arriver à surmonter les contradictions de la modernité pour opérer collectivement une décroissance rapide et équitable de son empreinte écologique », et « il paraît inenvisageable qu’un projet de société basé sur une décroissance consentie de la consommation matérielle puisse aboutir ». Il aboutit finalement à la conclusion que : « Dans un monde idéal en phase avec les limites de la biogéosphère, il faudrait que l’État, les entreprises et les territoires joignent leurs forces au sein d’une planification écologique à long terme. » Un projet qui ne pourrait être accompli que sur la base « d’un réveil citoyen » (Philippe Bihoux) et d’un « sursaut moral de la part de chaque individu ».
Victor Court aurait peut-être dû relire son livre un fois ou deux avant de se lancer dans sa conclusion, à moins qu’il ne faille en fait le lire à l’envers et commencer par la fin. Essayons toutefois de ne pas prendre son exemple et de finir sur une bonne note, en rappelant que L’Emballement du monde propose une analyse pertinente, riche en détails sur différentes périodes et évènements de l’histoire, impossible à tous retranscrire ici, et qui s’appuie sur une grande variété de ressources bibliographiques issues de différentes disciplines (avec peut-être parfois un manque de recul critique). Enfin, on appréciera particulièrement la première partie consacrée au « temps des collecteurs » qui constitue une bonne introduction, claire et accessible, tout en permettant démonter de nombreux préjugés sur cette période encore trop peu connue de l’histoire de l’humanité, et qui pourrait pourtant bien se révéler être la plus importante.
Zed
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