Aujourd’hui encore, l’opinion collective considère les graisses, indistinctement saturées, insaturées ou trans, comme étant « mauvaises pour la santé », facteurs de « mauvais cholestérol » et de surpoids. Outre une ignorance du métabolisme du corps humain, ces croyances ont surtout été induites par une alliance entre le gouvernement des États-Unis et le lobbying naissant de l’industrie agroalimentaire durant la guerre froide. En effet, l’origine du développement de l’industrie des aliments hypertransformés à base de sirop de glucose-fructose, autrement connue sous l’appellation de « junk food », est à chercher du côté des politiques de soutien à l’effort militaire de la Seconde Guerre mondiale et des manigances électorales de Richard Nixon durant la guerre froide.
Le premier texte qui suit est une traduction d’un extrait du premier chapitre du livre Sacred Cow, The Case for (better) Meat (non traduit : « Vache sacrée : plaidoyer pour une (meilleure) viande »), écrit par Diana Rodgers et Robb Wolf et paru en 2020.
Petite histoire des humains et de la nourriture
La viande est forte. Elle est rouge, sanglante, possède une riche saveur et a été, tout au long de notre histoire, associée à la chasse, aux rituels, au pouvoir, à la vitalité, à la sexualité et à la richesse. Comme nous le verrons plus tard (au chapitre 6), les nutriments des produits animaux sont vitaux pour les humains. Malgré les grandes qualités nutritionnelles de la viande, l’opinion collective considère les protéines végétales comme étant « pures » et « propres », tandis que la viande et les produits animaux sont qualifiés de sales, de malsains et d’immoraux. Beaucoup de gens catégorisent leur régime alimentaire en fonction de la quantité de viande qu’il comprend (carnivore, omnivore, végétarien, flexitarien ou végétalien), et parmi ces tribus alimentaires, certaines jugent très sévèrement les autres.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Au sein des religions abrahamiques, les divers tabous alimentaires ont contribué à forger la culture et à distinguer les groupes d’obédience religieuse des groupes extérieurs. Mais « nous » sommes des modernes, des gens civilisés et sophistiqués. Assurément, ces tendances ancestrales à définir le bien et le mal ou à justifier la violence envers un autre groupe en fonction de l’alimentation appartiennent au passé, et n’ont pas de place dans notre futur, n’est-ce pas ? Alors comment la viande est-elle ainsi passée du statut de nécessité à celui d’un interdit craint par de nombreuses personnes, allant même jusqu’à les dégoûter ?
Frédéric Leroy, chercheur en sciences de l’alimentation et microbiologiste à la Vrije Universiteit de Bruxelles, a mené des recherches sur la viande et sur l’évolution de la perception que nous en avons. Leroy a examiné comment la viande était devenue un « pharmakon », cette notion grecque qui peut aussi bien désigner un remède qu’un poison, ainsi qu’un « pharmakos », un bouc émissaire[1] [le pharmakos est le jeune homme qui sera sacrifié à la place du roi dans les rituels ou sacres du printemps, pour que la nature renaisse, et de manière à préserver le pouvoir patriarcal (NdT)]. Cette idée s’est développée conjointement aux préoccupations croissantes au sujet de notre santé et de l’environnement, et prend sans doute sa source dans notre déconnexion générale de la manière dont nos aliments sont produits — la viande tout particulièrement. Ce livre aurait d’ailleurs pu s’appeler Bouc émissaire, étant donné que la viande est jugée responsable de tout ce qui ne va pas dans le monde moderne, y compris des problèmes de santé individuels, des privilèges des riches et de la « destruction de la planète ». En effet, aucun autre aliment ne déchaîne à ce point les passions. Nous approfondirons cette idée au chapitre quatorze, mais il importe de noter que les sentiments que nous éprouvons à l’égard de la mise à mort des animaux sont profondément ancrés dans notre culture, au point d’avoir influencé les politiques alimentaire et environnementale.
Les humains n’ont pas toujours vécu séparés de la nature, du moins, pas comme les Occidentaux se représentent désormais le problème. Ayant vécu en tant que chasseurs-cueilleurs pendant la majeure partie de notre existence sur Terre, nous avions alors des visions du monde bien différentes. Les recherches actuelles suggèrent que les produits animaux sont devenus une part importante du régime alimentaire des hominines[2] il y a au moins 2,6 millions d’années. Nous étions capables de manipuler la viande crue en utilisant des outils pour la couper et l’attendrir. Et même si nous ne cuisons la viande que depuis environ un demi-million d’années [voire 780 000 ans d’après une étude récente (NdT)], les nutriments que nous avons obtenus de la viande crue et de la graisse ont constitué pour nous un immense tremplin, permettant le développement de cerveaux plus gros, plus intelligents et de cordes vocales avancées[3]. La consommation de viande nous a également libérés du fastidieux processus de la cueillette des plantes et de leur mastication. Sur le plan calorique, les produits animaux sont bien plus nutritifs que n’importe quelle matière végétale, et les plantes brutes, non transformées, demandent bien plus d’énergie et de ressources pour être digérées, c’est pourquoi les produits animaux étaient très prisés. Nous chassions ce dont nous avions besoin et utilisions toutes les parties de l’animal. La viande était importante pour nous, tant sur le plan physique qu’au niveau du fonctionnement de la communauté.
Il y a environ dix mille ans, lors de la première révolution agricole, les sociétés humaines sont progressivement passées de la chasse et de la cueillette à l’agriculture.
[Que le climat se stabilise n’explique en rien l’adoption et la diffusion progressive de l’agriculture. Aucun groupe humain n’adopte volontairement l’agriculture. La documentation sur les chasseurs-cueilleurs qui se sont parfois tournés temporairement vers l’agriculture relate que ceux-ci ne le faisaient qu’en dernier recours pour la survie (si leurs territoires étaient pris dans des guerres, touchés par la sécheresse et autres calamités provoquées par les « projets de développement » capitalistes de l’Occident), et qu’ils retournaient à leur mode de vie privilégié dès que les conditions le leur permettaient. L’agriculture, vue par les chasseurs-cueilleurs, est éreintante, ingrate, ennuyeuse. Demeurer sur les mêmes lopins de terre toute la journée pour y effectuer des tâches répétitives et monotones, et pour obtenir de la nourriture tout aussi ennuyeuse et invariée n’est pas leur idée d’une bonne vie. (NdT)]
Les animaux étant valorisés en tant que main‑d’œuvre (bœufs pour le labour) et les céréales étant moins chères, la consommation de viande revêtit un aspect plus symbolique, et fut progressivement réservée aux festivités et aux sacrifices. Elle devint un aliment que seules les classes aisées pouvaient s’offrir et se trouva de plus en plus associée au pouvoir. Avec l’agriculture, nous disposions d’un approvisionnement alimentaire suffisamment fiable pour soutenir des populations croissantes et de plus en plus denses, de sorte que les petits groupes de peuplement se transformèrent progressivement en villes.
La santé humaine commença à décliner. Nous travaillions davantage en nous efforçant de produire plus de nourriture que nécessaire. Des systèmes de classes se formèrent, avec les propriétaires terriens au sommet et celles et ceux qui travaillaient pour produire la nourriture au niveau inférieur de cette hiérarchie. Nous vivions plus près les uns des autres, ce qui permit un développement culturel certain, mais aussi la propagation rapide de maladies.
Tout comme aujourd’hui, les innovations technologiques qui facilitèrent l’agriculture et la rendirent plus productive causèrent également la dégradation de la terre. Le développement des systèmes d’irrigation (il y a environ huit mille ans) et de la charrue (il y a environ cinq mille ans) nous permit de produire beaucoup plus de nourriture, mais au prix de la fertilité des sols.
Cette augmentation de la production alimentaire entraîna une explosion de la population humaine. Sur une période étonnamment courte de l’histoire — de 1900 à 2011 — la population mondiale passa de 1,6 à 7 milliards d’habitants. Entre les années 1950 et la fin des années 1960, une série d’innovations (engrais, pesticides et cultures à haut rendement) généra une augmentation considérable de la production agricole, connue sous le nom de Révolution verte. Les changements dans la façon dont nous produisons et distribuons la nourriture nous ont, dans l’ensemble, aidés à augmenter notre approvisionnement alimentaire pour soutenir l’augmentation de la population mondiale (même si, bien sûr, le manque de nourriture demeure un problème majeur dans certaines régions). Nous vivons désormais à l’époque de l’agriculture industrielle. À mesure que nous avancions dans l’ère industrielle et que nous nous entassions dans les villes, la production de viande et l’abattage, en revanche, se sont de plus en plus éloignés des centres urbains. De religieux réformateurs du système de santé essayèrent d’endiguer les vagues de comportements immoraux et de maladies transmissibles en promouvant des régimes fades, évitant les aliments corrompus comme l’alcool, le sucre et la viande. Ils associaient la consommation de viande à des « pensées impures », notamment la masturbation, considérée comme un acte abject et un péché. À l’inverse, l’adoption du « régime du jardin d’Éden » donné par Dieu (fruits, noix, légumes et graines) était considérée comme un moyen d’accéder au salut.
À mesure que la culture occidentale se mondialisait et que les aliments occidentaux pénétraient les pays « en développement » [les pays colonisés et exploités par le nord économique ; développement est un euphémisme servant à masquer cette réalité (NdT)], le monde entier s’est mis à adopter un régime occidental. Partout, les aliments traditionnels et sains comme la viande et les graisses traditionnelles sont abandonnés au profit d’huiles végétales ultra-transformées et de blé, de maïs et de soja hautement raffinés.
La réfrigération nous permet de conserver nos aliments plus longtemps et de les transporter plus loin. Et, notamment, l’invention des engrais synthétiques permet d’augmenter de façon spectaculaire le rendement des cultures — bien que tout cela ce ne soit pas sans conséquences, comme nous le verrons. Aujourd’hui, les aliments hautement transformés et raffinés sont de plus en plus courants ; dans les rayons des supermarchés et dans nos foyers, du moins en Occident, ces produits transformés ont pris la place des aliments frais entiers. […]
Et désormais, dans ce que l’on peut considérer comme une société « post-domestique » [« domestique » se réfère aux animaux de la ferme et de la bassecour (NdT)], beaucoup considèrent l’acte de manger de la viande comme barbare. La viande est qualifiée de malsaine, jugée non durable et de moralement répréhensible. Ces attitudes découlent de notre perte de lien avec la production alimentaire et avec la nature elle-même, mais les directives gouvernementales qui soutiennent l’agriculture industrielle et renforcent les recherches scientifiques partisanes sont également à blâmer.
L’histoire de la façon dont les aliments hypertransformés en sont venus à occuper une telle place dans notre système alimentaire n’est pas aussi passionnante qu’un bon roman d’espionnage, mais elle comprend tout de même une bonne dose de manigances politiques, ainsi que la menace existentielle d’annihilation nucléaire posée par la guerre froide.
Des snacks pour la guerre froide
Pour les personnes qui ont vécu ses horreurs, la Seconde Guerre mondiale fut une bataille rangée pour l’existence. À mesure que l’effort de guerre s’intensifiait, toutes les productions industrielles passaient en demande urgente : les métaux, y compris le fer pour les chars d’assaut, le laiton pour les balles, le caoutchouc pour les pneus et les tuyaux et, bien sûr, la nourriture (comme le dit le dicton, « une armée marche sur son estomac »). Dans le but d’approvisionner et de nourrir nos militaires, ainsi que nos nombreux alliés, le gouvernement américain mit en place une série de programmes d’incitations financières appelés « subventions » visant à encourager les agriculteurs à produire autant de nourriture que possible.
Le stratagème fonctionna, manifestement. Mais après la guerre, le gouvernement américain tenta de réduire les programmes de subventions — cette proposition fut très impopulaire auprès des agriculteurs qui s’en sortaient plutôt bien avec le contrôle des prix qui leur étaient favorables. Certaines subventions furent supprimées, mais beaucoup sont restées en place jusqu’à aujourd’hui.
Et puis vint la guerre froide, incroyablement coûteuse pour les États-Unis et l’URSS, et qui aurait pu éradiquer la totalité de la vie sur terre à travers un accident ou un incident thermonucléaire. À l’étranger, les États-Unis étaient empêtrés dans la guerre du Viêt Nam, tandis qu’à l’intérieur du pays, les prix des denrées alimentaires et de la plupart des autres produits de base augmentaient à un rythme insoutenable.
Il peut paraître exagéré de lier la guerre froide à notre épidémie d’obésité actuelle et à l’industrie de la junk food qui se chiffre en milliards de dollars, mais dans un fascinant article publié dans le Guardian, le journaliste d’investigation Jacques Peretti fait remonter le problème aux manœuvres de Richard Nixon durant la guerre froide[4]. Peretti raconte comment Richard Nixon, embourbé dans la controverse, tant dans les affaires intérieures qu’étrangères, avait besoin que l’économie s’améliore (ou du moins semble s’améliorer) afin de s’assurer des voix. Pour faire baisser les prix des denrées alimentaires, il fallait que les agriculteurs américains se rallient derrière lui ; il chargea un universitaire de l’Indiana, Earl Butz, d’élaborer un plan.
La solution de Butz ? Payer les agriculteurs pour qu’ils produisent des excédents massifs de céréales. La surabondance de maïs, de blé et d’autres cultures subventionnées fit baisser les prix (si l’on ferme les yeux sur l’affectation des recettes des impôts dans un tel système) et valut à Nixon la loyauté du bloc électoral conservateur, largement représenté par les agriculteurs. Tricky Dick [le petit nom donné à Nixon en référence à son machiavélisme] obtint ses votes, les citoyens américains avaient maintenant accès à une nourriture bon marché, et tellement abondante que les gens durent faire preuve de créativité pour savoir quoi en faire. Peretti écrit :
« Au milieu des années 70, il y avait un surplus de maïs. Butz s’est envolé pour le Japon afin d’étudier une innovation scientifique qui allait tout changer : le développement en masse du sirop de maïs à haute teneur en fructose (HFCS), ou sirop de glucose-fructose comme on l’appelle au Royaume-Uni, un sirop très sucré et visqueux, produit à partir de surplus de maïs, qui était également incroyablement bon marché. Le HFCS fut découvert dans les années 50, mais ce n’est que dans les années 70 qu’un procédé a été trouvé pour l’exploiter en vue d’une production de masse. L’HFCS a rapidement été injecté dans tous les aliments imaginables : pizzas, salades de chou, viandes. Il donnait cette texture “tout juste sortis du four” au pain et aux gâteaux, rendait tout plus sucré et prolongeait la durée de conservation des produits de quelques jours à plusieurs années. »
À la même époque (comme nous le verrons au chapitre 4 ), les consommateurs se détournaient des produits d’origine animale, convaincus que les graisses saturées étaient dangereuses pour leur santé. Selon Peretti, « l’industrie alimentaire avait les yeux rivés sur la création d’un nouveau type d’aliments, quelque chose qu’elle savait que le public adopterait avec un fort enthousiasme, croyant que c’était meilleur pour la santé : les produits allégés dits “faibles en matières grasses” ». Peretti poursuit en faisant le lien entre notre nouvelle soif de sucre, l’essor du mouvement des produits allégés et la catastrophe en chaîne d’un désastre alimentaire : les gens grossissaient, et personne ne savait pourquoi. Les graisses alimentaires étaient vilipendées, en particulier les graisses d’origine animale. La principale solution consistait alors à consommer davantage de glucides et d’huiles végétales. Comme par hasard, le gouvernement commença également à subventionner le maïs et d’autres produits de base facilement transformables en junk food extrêmement appétissants, qui tiennent longtemps en rayon et génèrent de fortes marges de profits.
Finalement, associer la guerre froide à l’industrie de la junk food n’est peut-être pas une si folle idée.
Tous ces événements et ces décisions politiques eurent d’importantes conséquences inattendues, que nous examinerons plus en détail dans les chapitres suivants.
Diana Rodgers & Robb Wolf
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Pour compléter ce texte, voici une traduction de l’enquête menée par le journaliste d’investigation Jacques Peretti, initialement publiée, en anglais, dans le quotidien britannique The Guardian en 2012, et toujours tristement d’actualité.
Pourquoi notre alimentation nous fait grossir
Nous pesons, en moyenne, 20 kg de plus que dans les années 60. Et ce n’est pas parce que nous mangeons plus ou faisons moins d’exercice — nous sommes devenus, sans le vouloir, accros au sucre.
Au sommet d’un escalier branlant du Newarke Houses Museum de Leicester, en Angleterre, est accroché le portrait du premier homme obèse de Grande-Bretagne, peint en 1806. Daniel Lambert pesait 335 kg et était considéré comme un phénomène de foire médical. Trop lourd pour travailler, Lambert eut une idée ingénieuse : faire payer les gens un shilling pour le voir. Lambert fit fortune, et son portrait le montre à la fin de sa vie : riche et respecté — un enfant célèbre de Leicester.
Deux cents ans plus tard, je me trouve dans une ambulance bariatrique (un terme alternatif pour désigner l’obésité, privilégié par le monde médical parce qu’il est moins honteux pour les patients) dans le cadre de mon enquête sur ce qui a conduit le Royaume-Uni dans une crise de l’obésité. L’équipe fait monter une douzaine de Daniel Lambert à bord de l’ambulance chaque semaine. Trois cent trente-cinq kilos, ça n’a rien d’exceptionnel ; c’est le bas de l’échelle des poids, et seuls les 80 premiers patients méritent d’être mentionnés à la fin d’une garde. L’ambulance, spécialement conçue, transporte toute une série d’appareils bariatriques, dont une « spatule » pour aider les personnes tombées du lit ou, récemment, un homme obèse qui est resté coincé entre les deux murs de son couloir. En plus de l’ambulance, il y a un convoi de véhicules de soutien, dont un treuil pour soulever les patients sur un brancard renforcé. Dans les cas extrêmes, le coût du transfert d’un patient à l’hôpital peut atteindre 115 000 euros, comme l’a montré le cas récent de Georgia Davis, une adolescente de 400 kilos.
Mais le cœur de la crise de l’obésité n’est pas à chercher chez ces personnes. En moyenne, au Royaume-Uni, nous pesons tous — hommes, femmes et enfants — 20 kg de plus qu’au milieu des années 60. Nous ne l’avons pas remarqué, mais cette évolution effroyable a généré des sièges de voiture plus grands, des cabines de natation plus larges, des pantalons XL devenus L (et L devenu M). Nous sommes une nation élastique avec un sens de la normalité en expansion constante.
Pourquoi sommes-nous si gros ? Nous ne sommes pas devenus plus avides en tant qu’espèce. Nous ne sommes pas, contrairement à la croyance populaire, moins actifs non plus — une étude sur 12 ans, qui a débuté en 2000 à l’hôpital de Plymouth, a mesuré l’activité physique des enfants et a révélé qu’elle était la même qu’il y a 50 ans [cette affirmation est probablement fausse, de nombreuses études suggèrent le contraire, l’OMS le souligne (NdT)]. Mais quelque chose a bien changé : et ce quelque chose est très simple. Il s’agit de la nourriture que nous mangeons. Plus précisément, la quantité de sucre contenue dans les aliments, sucre dont nous n’avons souvent pas conscience.
L’histoire commence en 1971. Richard Nixon est en passe d’être réélu. La guerre du Viêt Nam menace sa courbe de popularité aux États-Unis, mais la flambée des prix des denrées alimentaires est un problème tout aussi important pour les électeurs. Si Nixon veut survivre, il doit parvenir à baisser l’inflation qui touche les denrées alimentaires, ce qui implique de rallier un lobby très puissant : les agriculteurs. Nixon nomme Earl Butz, un universitaire originaire du cœur agricole de l’Indiana, pour négocier un compromis. Butz, un expert en agriculture, avait un plan radical qui transformerait la nourriture que nous mangeons et, ce faisant, la morphologie de l’espèce humaine.
Butz pousse les agriculteurs à adopter une nouvelle échelle de production, la production industrielle, et à cultiver une plante en particulier : le maïs. Le bétail américain commence alors à être engraissé par les immenses augmentations de la production de maïs. Les hamburgers deviennent plus gros et les frites, frites dans l’huile de maïs, plus grasses. Le maïs fut le moteur de l’augmentation massive des quantités d’aliments bas de gamme fournis aux supermarchés américains : le maïs fut utilisé pour produire d’innombrables produits alimentaires, des céréales aux biscuits en passant par la farine. Grâce aux réformes du libre marché mises en œuvre par Butz, les agriculteurs américains passèrent, presque du jour au lendemain, du statut de petits exploitants paroissiaux à celui d’hommes d’affaires multimillionnaires disposant d’un marché mondial. Un agriculteur de l’Indiana disait que les États-Unis auraient pu gagner la guerre froide en se contentant de priver les Russes de maïs. Mais au lieu de cela, ils ont préféré faire de l’argent.
Au milieu des années 70, il y eut un surplus de maïs. Butz s’envola pour le Japon afin de s’enquérir d’une innovation scientifique qui allait tout changer : le développement massif du sirop de maïs à haute teneur en fructose (HFCS, high fructose corn syrup) — ou sirop de glucose-fructose comme on l’appelle souvent au Royaume-Uni — un sirop très sucré et visqueux, produit à partir d’un surplus de maïs, et incroyablement bon marché. Le HFCS fut découvert dans les années 50, mais ce n’est que dans les années 70 qu’un procédé fut trouvé pour l’exploiter en vue d’une production de masse. Le HFCS fut rapidement incorporé dans tous les aliments imaginables : pizzas, salade de chou, viande. Il donnait cet aspect « tout juste sorti du four » au pain et aux gâteaux, rendait tout plus sucré et prolongeait la durée de conservation des produits de quelques jours à plusieurs années. Une révolution silencieuse de la quantité de sucre qui entrait dans notre corps était en train de se produire. En Grande-Bretagne, les aliments que l’on retrouvait dans nos assiettes devinrent de purs produits de la science — chaque milligramme transformé était minutieusement travaillé et enrichi en sucre pour un maximum de goût. Le grand public fut tenu dans l’ignorance de ces changements.
Un produit en particulier connut un effet dramatique — les sodas. Hank Cardello, ancien responsable du marketing chez Coca-Cola, me confia qu’en 1984, aux États-Unis, le Coca était passé du sucre au HFCS (au Royaume-Uni, ils ont continué à utiliser du sucre). En tant que leader du marché, la décision de Coca-Cola envoya un message de validation au reste de l’industrie, qui lui emboîta rapidement le pas. Il n’y avait « aucun inconvénient » au HFCS, affirme Cardello. De deux tiers moins chers que le sucre, le risque d’altérer le goût était un risque qui valait la peine d’être pris compte tenu de la marge de profit, d’autant plus qu’il n’y avait aucun risque apparent pour la santé. À l’époque, « l’obésité n’était pas dans notre collimateur », explique Cardello.
Mais un autre problème de santé était déjà surveillé : les maladies cardiaques. Au milieu des années 70, un débat acharné sur leurs causes fit rage derrière les portes closes de l’académie. Un nutritionniste américain, Ancel Keys, accusait les graisses, tandis qu’un chercheur britannique de l’université de Londres, le professeur John Yudkin, accusait le sucre. Cependant, les travaux de Yudkin furent vilipendés par ce que beaucoup, notamment le professeur Robert Lustig, l’un des endocrinologues les plus réputés au monde, considèrent comme une campagne concertée visant à discréditer Yudkin. La plupart des critiques émanaient de collègues universitaires, dont les recherches s’alignaient bien plus étroitement sur la stratégie que l’industrie alimentaire était en train de mettre en place. Le Dr Richard Bruckdorfer, de l’UCL (University College London), qui était le collègue de Yudkin à l’époque, déclare : « L’industrie [alimentaire], en particulier l’industrie sucrière, s’était organisée en un énorme lobby ; Yudkin réalisa amèrement qu’elle dénaturait certaines de ses idées. ». Selon Lustig , Yudkin fut tout simplement « mis au placard », parce qu’il y avait énormément d’argent à gagner en désignant la graisse, et non le sucre, comme coupable des maladies cardiaques.
L’industrie alimentaire était concentrée sur la création d’un nouveau type d’aliments que le public adopterait avec beaucoup d’enthousiasme, s’imaginant qu’il était meilleur pour la santé : les produits allégés dits « faibles en matières grasses ». Cela ouvrait d’immenses opportunités commerciales sous le prétexte de combattre les maladies cardiaques. Mais, selon Lustig, il y avait un problème. « Lorsque vous supprimez la graisse d’une recette, la nourriture a un goût de carton, il vous faut la remplacer par quelque chose — ce quelque chose étant le sucre. »
Du jour au lendemain, de nouveaux produits arrivèrent en rayons, bien trop beaux pour être vrais. Des yaourts allégés, des pâtes à tartiner allégées et même des desserts et des biscuits allégés. La graisse avait été retirée et remplacée par du sucre. La Grande-Bretagne est l’un des pays qui adopta avec le plus d’enthousiasme ce que le critique gastronomique Gary Taubes, auteur de Why We Get Fat (« Pourquoi nous grossissons » — et de The case against sugar, « Contre le sucre ») appelle « le dogme de l’allégé », et les ventes explosèrent.
Au milieu des années 80, des experts de la santé tels que le professeur Philip James, un scientifique britannique de renommée mondiale et l’un des premiers à considérer l’obésité comme un problème, ont remarqué que les gens grossissaient sans que personne ne puisse expliquer pourquoi. L’industrie alimentaire est prompte à souligner que les individus doivent être tenus pour responsables de leur propre consommation de calories, pourtant, même ceux qui faisaient de l’exercice et consommaient des produits pauvres en graisses prenaient du poids. En 1966, la proportion de personnes ayant un IMC supérieur à 30 (considérées comme obèses) n’était que de 1,2 % pour les hommes et de 1,8 % pour les femmes. En 1989, ces chiffres étaient passés à 10,6 % pour les hommes et 14 % pour les femmes. Et personne ne faisait le lien entre le HFCS et la prise de poids.
En outre, quelque chose d’autre se produisait. Plus on mangeait de sucre, plus on en voulait et plus on avait faim. À l’université de New York, le professeur Anthony Sclafani, un nutritionniste qui étudie l’appétit et la prise de poids, a remarqué qu’un phénomène étrange se produisait chez ses rats de laboratoire. Lorsqu’ils mangeaient de la nourriture pour rats, ils prenaient du poids normalement. Mais lorsqu’ils mangeaient des aliments transformés provenant d’un supermarché, ils grossissaient en quelques jours. Leur appétit pour les aliments sucrés était insatiable : ils continuaient à manger sans satiété.
Selon le professeur Jean-Marc Schwarz de l’hôpital de San Francisco, qui étudie actuellement la manière précise dont les principaux organes du corps métabolisent le sucre, cet afflux crée un « tsunami » de sucre. Les scientifiques commencent seulement à comprendre l’effet de ce phénomène sur les différents organes du corps. Autour du foie, le sucre se concentre sous forme de graisse, ce qui génère des maladies telles que le diabète de type 2. D’autres études ont montré que le sucre pouvait même enrober le sperme et rendre les hommes obèses moins fertiles. Un chercheur m’a dit qu’en fin de compte, il n’y a peut-être rien besoin de faire contre l’obésité, car les personnes obèses s’élimineront d’elles-mêmes.
Toutefois, l’organe le plus intéressant est l’intestin. Selon Schwarz et Sclafani, l’intestin est un système nerveux très complexe. Il s’agit du « deuxième cerveau » de l’organisme. Or, ce deuxième cerveau finit par être conditionné à vouloir toujours plus de sucre, envoyant au cerveau des messages irrépressibles.
L’Association du sucre (Sugar Association) prétend que la seule consommation de sucre « n’est liée à aucune maladie de mode de vie ». Mais les preuves du contraire commencent à émerger. En février, Lustig, Laura Schmidt et Claire Brindis, de l’université de Californie, ont écrit un article d’opinion pour la revue Nature, citant le nombre croissant de preuves scientifiques qui montrent que le fructose est susceptible de déclencher des processus conduisant à une toxicité hépatique et à une foule d’autres maladies chroniques. En outre, le New York Times a fait état en mars d’une étude publiée dans la revue Circulation selon laquelle les hommes qui buvaient le plus souvent des boissons sucrées avaient 20 % de chances en plus d’avoir eu une crise cardiaque que ceux qui en buvaient le moins. David Kessler, ancien directeur de la plus puissante agence alimentaire du gouvernement américain, la FDA [Food and Drug Administration, l’équivalent — doté de bien plus de moyens — de notre Haute Autorité de Santé française (NdT)], et responsable de l’affichage des avertissements sur les paquets de cigarettes au début des années 90, estime que le sucre, au travers de sa métabolisation par l’intestin et donc par le cerveau, crée une dépendance extrême, tout comme les cigarettes ou l’alcool. Il pense que le sucre est hédonique — le fait d’en manger est « hautement plaisant. Cela vous procure un sentiment de bonheur immédiat. Lorsque vous mangez des aliments hautement hédoniques, ils prennent en quelque sorte le contrôle de votre cerveau ».
À Londres, le Dr Tony Goldstone cartographie les parties spécifiques du cerveau stimulées par ce processus. Selon le Goldstone, à cause de l’obésité, une hormone appelée leptine cesse de fonctionner correctement. Normalement, la leptine est produite par le corps pour vous indiquer que vous êtes rassasié. Cependant, chez les personnes obèses, cette hormone est fortement carencée, et l’on pense qu’une consommation élevée de sucre en est la raison principale. Lorsque la leptine ne fonctionne pas, le corps ne se rend tout simplement pas compte qu’il lui faut arrêter de manger.
La leptine soulève une grande question : l’industrie alimentaire a‑t-elle sciemment fabriqué des aliments qui créent une dépendance, qui vous donnent l’impression de ne jamais être satisfait et d’en vouloir toujours plus ? Kessler est prudent dans sa réponse : « Comprenaient-ils la neuroscience à l’œuvre ? Non. Mais ils ont appris par l’expérience que cela fonctionnait. » Ce point est très controversé. Si l’on pouvait prouver qu’à un moment donné, l’industrie alimentaire a effectivement pris conscience des effets néfastes à long terme de ses produits sur le public et qu’elle a continué à les développer et à les vendre, le scandale atteindrait sans doute les proportions de celui de l’industrie du tabac.
La défense de l’industrie alimentaire a toujours été que la science ne permettait pas de prouver sa culpabilité. Susan Neely, présidente de l’American Beverage Association, un lobby de l’industrie des sodas, déclare : « Il y a beaucoup de travail pour essayer d’établir un lien de causalité, et je ne crois pas avoir vu une seule étude qui y parvienne. » Mais il semble que les choses sont en train de changer. Selon le professeur Kelly Brownell de l’université de Yale [il quitta Yale un an après l’entretien pour rejoindre l’université de Duke, en tant que directeur de l’école des politiques publiques de Stanford], l’un des plus grands spécialistes mondiaux de l’obésité et de ses causes, la science sera bientôt irréfutable. Nous pourrions nous trouver à quelques années, à peine, de gagner un premier procès contre l’industrie alimentaire.
Mais la relation entre l’industrie alimentaire et les scientifiques qui conduisent des recherches sur l’obésité se complexifie avec la question des financements. Comme il n’y a pas assez d’argent public consacré à ces travaux, l’industrie alimentaire est devenue une source vitale de revenus. Mais cela signifie que la même science utilisée pour combattre l’obésité pourrait également être utilisée pour perfectionner les produits qui nous rendent obèses. De nombreux scientifiques avec lesquels je me suis entretenu hésitent à s’exprimer sur le sujet par crainte de perdre leurs financements.
Les relations entre le gouvernement et l’industrie alimentaire sont également loin d’être simples. Le secrétaire d’État à la santé, Andrew Lansley, a travaillé jusqu’en 2009 en tant que directeur non exécutif de Profero, une agence de marketing qui compte parmi ses clients Pizza Hut, Mars et PepsiCo. Dans l’opposition, Lansley a demandé au professeur Simon Capewell, expert en santé publique, de contribuer à la future politique publique sur l’obésité. Capewell a été étonné de voir à quel point l’industrie alimentaire était également consultée, comparant cette association au fait, dit-il, « de mettre Dracula en charge de la banque du sang ». Lansley ne chercha pas à cacher son travail pour Profero et nia tout conflit d’intérêts, affirmant qu’il ne travaillait pas directement avec les clients de la société. Le gouvernement fait valoir, non sans raison, qu’il est essentiel d’avoir l’industrie de leur côté pour pouvoir obtenir des résultats. Cependant, ces relations ne sont pas toujours clairement déterminées. Le professeur James faisait partie d’un comité de l’OMS chargé des recommandations mondiales sur les doses limites de sucre en 1990. Alors que le rapport était en cours de rédaction, un événement extraordinaire s’est produit : le secrétaire d’État américain à la santé, Tommy Thompson, s’est rendu à Genève pour faire pression au nom de l’industrie sucrière. « Ces recommandations n’ont jamais été formulées », déclare James.
À New York, le maire Bloomberg envisage actuellement [en 2012] de réduire la taille des sodas, tandis que la semaine dernière, Todd Putman, un ancien cadre de Coca-Cola, s’est exprimé publiquement sur la nécessité pour les entreprises de sodas de se concentrer sur des « produits sains ». Mais le changement ne sera pas facile à mettre en œuvre. Une précédente tentative d’instaurer une taxe sur les sodas avait déjà été stoppée par un lobbying intense au Capitole. Au lieu de cela, l’industrie des sodas avait financé l’ouverture d’une nouvelle aile à l’hôpital pour enfants de Philadelphie, et la taxe avait disparu. Le service en question prenait en charge les enfants obèses.
Pourquoi Kessler, qui a connu un tel succès avec ses avertissements sur les paquets de cigarettes, n’a‑t-il pas fait la même chose pour les aliments transformés riches en sucre ? Parce que, me dit-il, lorsque les avertissements ont été apposés sur les cigarettes, les jeux étaient déjà faits en Occident pour l’industrie du tabac. Leurs nouveaux marchés étaient l’Extrême-Orient, l’Inde et la Chine. En fait, ce n’était pas du tout une concession de la part de l’industrie du tabac. Il en va autrement de l’industrie alimentaire. D’une part, le lobby de l’alimentation est plus puissant que celui du tabac. L’industrie alimentaire est liée à une myriade d’autres intérêts : médicaments, produits chimiques et même produits diététiques. La panoplie d’industries connexes qui tirent profit de l’obésité signifie que la relation entre l’industrie alimentaire et l’obésité est incroyablement complexe.
Anne Milton, [jadis] ministre de la Santé publique, me dit qu’une législation contre l’industrie alimentaire n’est pas exclue, en raison de l’escalade des coûts pour le NHS [le système de santé britannique]. Les gouvernements précédents ont toujours choisi la voie du partenariat. Pourquoi ? Parce que l’industrie alimentaire fournit des centaines de milliers d’emplois et des milliards de revenus. Elle est immensément puissante. Le politicien qui s’y attaque doit le faire à ses risques et périls. « Mettons une chose au clair », me dit-elle cependant. « Je n’ai pas peur de l’industrie alimentaire. »
Et je la crois, parce que désormais, quelque chose de bien plus terrifiant devrait nous inquiéter. Nous allons finir par atteindre le point où le coût de l’obésité pour le NHS, qui s’élève aujourd’hui à 5,8 milliards d’euros par an [7,5 milliards en 2020], dépassera les revenus du marché britannique des snacks et des confiseries, qui s’élèvent actuellement à environ 9,3 milliards d’euros par an. La solution à l’obésité deviendra alors très simple.
[Il semblerait que l’obésité demeure rentable pour le gouvernement du Royaume-Uni en 2022, avec les 14.62 milliards d’€ de revenus de l’industrie alimentaire « snack et confiserie » en 2022. Les pourparlers pour une taxe sur la junkfood ont continué, proposant de la mettre en place avec les lois de financement de 2024. Mais rien n’est moins sûr. (NdT)]
Jacques Peretti
Traduction : Audrey A.
- Frédéric Leroy, ‘Chapter Eight – M eat as a Pharmakon : An Exploration of the Biosocial Complexities of Meat Consumption,’ Advances in Food and Nutrition Research 87 (2019): 409–446, doi.org/10.1016/bs.afnr.2018.07.002. ↑
- Jeffrey Kluger, “Sorry Vegans : Here’s How Meat-Eating Made Us Human,” Time, March 9, 2016, time.com/4252373/meat-eating-veganism-evolution. ↑
- Katherine D. Zink and Daniel E. Lieberman, ‘Impact of Meat and Lower Paleolithic Food Processing Techniques on Chewing in Humans,’ Nature 531 (2016): 500–3, www.nature.com/articles/nature16990. ↑
- Jacques Peretti, ‘Why Our Food Is Making Us Fat,’ The Guardian, June 11, 2012, www.theguardian.com/business/2012/jun/11/why-our-food-is-making-us-fat. [Nous avons traduit cet article passionnant et le présentons à la suite] ↑
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