Une brève histoire du gras, du sucre, de la malbouffe et de l’obésité industrielle

Une brève histoire du gras, du sucre, de la malbouffe et de l’obésité industrielle

Aujourd’hui encore, l’opinion col­lec­tive consi­dère les graisses, indis­tinc­te­ment satu­rées, insa­tu­rées ou trans, comme étant « mau­vaises pour la san­té », fac­teurs de « mau­vais cho­les­té­rol » et de sur­poids. Outre une igno­rance du méta­bo­lisme du corps humain, ces croyances ont sur­tout été induites par une alliance entre le gou­ver­ne­ment des États-Unis et le lob­bying nais­sant de l’industrie agroa­li­men­taire durant la guerre froide. En effet, l’origine du déve­lop­pe­ment de l’industrie des ali­ments hyper­trans­for­més à base de sirop de glu­cose-fruc­tose, autre­ment connue sous l’appellation de « junk food », est à cher­cher du côté des poli­tiques de sou­tien à l’effort mili­taire de la Seconde Guerre mon­diale et des mani­gances élec­to­rales de Richard Nixon durant la guerre froide.

Le pre­mier texte qui suit est une tra­duc­tion d’un extrait du pre­mier cha­pitre du livre Sacred Cow, The Case for (bet­ter) Meat (non tra­duit : « Vache sacrée : plai­doyer pour une (meilleure) viande »), écrit par Dia­na Rod­gers et Robb Wolf et paru en 2020.


Petite histoire des humains et de la nourriture

La viande est forte. Elle est rouge, san­glante, pos­sède une riche saveur et a été, tout au long de notre his­toire, asso­ciée à la chasse, aux rituels, au pou­voir, à la vita­li­té, à la sexua­li­té et à la richesse. Comme nous le ver­rons plus tard (au cha­pitre 6), les nutri­ments des pro­duits ani­maux sont vitaux pour les humains. Mal­gré les grandes qua­li­tés nutri­tion­nelles de la viande, l’opinion col­lec­tive consi­dère les pro­téines végé­tales comme étant « pures » et « propres », tan­dis que la viande et les pro­duits ani­maux sont qua­li­fiés de sales, de mal­sains et d’immoraux. Beau­coup de gens caté­go­risent leur régime ali­men­taire en fonc­tion de la quan­ti­té de viande qu’il com­prend (car­ni­vore, omni­vore, végé­ta­rien, flexi­ta­rien ou végé­ta­lien), et par­mi ces tri­bus ali­men­taires, cer­taines jugent très sévè­re­ment les autres.

Ce phé­no­mène n’est pas nou­veau. Au sein des reli­gions abra­ha­miques, les divers tabous ali­men­taires ont contri­bué à for­ger la culture et à dis­tin­guer les groupes d’obédience reli­gieuse des groupes exté­rieurs. Mais « nous » sommes des modernes, des gens civi­li­sés et sophis­ti­qués. Assu­ré­ment, ces ten­dances ances­trales à défi­nir le bien et le mal ou à jus­ti­fier la vio­lence envers un autre groupe en fonc­tion de l’alimentation appar­tiennent au pas­sé, et n’ont pas de place dans notre futur, n’est-ce pas ? Alors com­ment la viande est-elle ain­si pas­sée du sta­tut de néces­si­té à celui d’un inter­dit craint par de nom­breuses per­sonnes, allant même jusqu’à les dégoûter ?

Fré­dé­ric Leroy, cher­cheur en sciences de l’alimentation et micro­bio­lo­giste à la Vrije Uni­ver­si­teit de Bruxelles, a mené des recherches sur la viande et sur l’évolution de la per­cep­tion que nous en avons. Leroy a exa­mi­né com­ment la viande était deve­nue un « phar­ma­kon », cette notion grecque qui peut aus­si bien dési­gner un remède qu’un poi­son, ain­si qu’un « phar­ma­kos », un bouc émis­saire[1] [le phar­ma­kos est le jeune homme qui sera sacri­fié à la place du roi dans les rituels ou sacres du prin­temps, pour que la nature renaisse, et de manière à pré­ser­ver le pou­voir patriar­cal (NdT)]. Cette idée s’est déve­lop­pée conjoin­te­ment aux pré­oc­cu­pa­tions crois­santes au sujet de notre san­té et de l’environnement, et prend sans doute sa source dans notre décon­nexion géné­rale de la manière dont nos ali­ments sont pro­duits — la viande tout par­ti­cu­liè­re­ment. Ce livre aurait d’ailleurs pu s’appeler Bouc émis­saire, étant don­né que la viande est jugée res­pon­sable de tout ce qui ne va pas dans le monde moderne, y com­pris des pro­blèmes de san­té indi­vi­duels, des pri­vi­lèges des riches et de la « des­truc­tion de la pla­nète ». En effet, aucun autre ali­ment ne déchaîne à ce point les pas­sions. Nous appro­fon­di­rons cette idée au cha­pitre qua­torze, mais il importe de noter que les sen­ti­ments que nous éprou­vons à l’égard de la mise à mort des ani­maux sont pro­fon­dé­ment ancrés dans notre culture, au point d’avoir influen­cé les poli­tiques ali­men­taire et environnementale.

Les humains n’ont pas tou­jours vécu sépa­rés de la nature, du moins, pas comme les Occi­den­taux se repré­sentent désor­mais le pro­blème. Ayant vécu en tant que chas­seurs-cueilleurs pen­dant la majeure par­tie de notre exis­tence sur Terre, nous avions alors des visions du monde bien dif­fé­rentes. Les recherches actuelles sug­gèrent que les pro­duits ani­maux sont deve­nus une part impor­tante du régime ali­men­taire des homi­nines[2] il y a au moins 2,6 mil­lions d’années. Nous étions capables de mani­pu­ler la viande crue en uti­li­sant des outils pour la cou­per et l’attendrir. Et même si nous ne cui­sons la viande que depuis envi­ron un demi-mil­lion d’années [voire 780 000 ans d’après une étude récente (NdT)], les nutri­ments que nous avons obte­nus de la viande crue et de la graisse ont consti­tué pour nous un immense trem­plin, per­met­tant le déve­lop­pe­ment de cer­veaux plus gros, plus intel­li­gents et de cordes vocales avan­cées[3]. La consom­ma­tion de viande nous a éga­le­ment libé­rés du fas­ti­dieux pro­ces­sus de la cueillette des plantes et de leur mas­ti­ca­tion. Sur le plan calo­rique, les pro­duits ani­maux sont bien plus nutri­tifs que n’importe quelle matière végé­tale, et les plantes brutes, non trans­for­mées, demandent bien plus d’énergie et de res­sources pour être digé­rées, c’est pour­quoi les pro­duits ani­maux étaient très pri­sés. Nous chas­sions ce dont nous avions besoin et uti­li­sions toutes les par­ties de l’animal. La viande était impor­tante pour nous, tant sur le plan phy­sique qu’au niveau du fonc­tion­ne­ment de la communauté.

Il y a envi­ron dix mille ans, lors de la pre­mière révo­lu­tion agri­cole, les socié­tés humaines sont pro­gres­si­ve­ment pas­sées de la chasse et de la cueillette à l’agriculture.

[Que le cli­mat se sta­bi­lise n’explique en rien l’adoption et la dif­fu­sion pro­gres­sive de l’agriculture. Aucun groupe humain n’adopte volon­tai­re­ment l’agriculture. La docu­men­ta­tion sur les chas­seurs-cueilleurs qui se sont par­fois tour­nés tem­po­rai­re­ment vers l’agriculture relate que ceux-ci ne le fai­saient qu’en der­nier recours pour la sur­vie (si leurs ter­ri­toires étaient pris dans des guerres, tou­chés par la séche­resse et autres cala­mi­tés pro­vo­quées par les « pro­jets de déve­lop­pe­ment » capi­ta­listes de l’Occident), et qu’ils retour­naient à leur mode de vie pri­vi­lé­gié dès que les condi­tions le leur per­met­taient. L’agriculture, vue par les chas­seurs-cueilleurs, est érein­tante, ingrate, ennuyeuse. Demeu­rer sur les mêmes lopins de terre toute la jour­née pour y effec­tuer des tâches répé­ti­tives et mono­tones, et pour obte­nir de la nour­ri­ture tout aus­si ennuyeuse et inva­riée n’est pas leur idée d’une bonne vie. (NdT)]

Les ani­maux étant valo­ri­sés en tant que main‑d’œuvre (bœufs pour le labour) et les céréales étant moins chères, la consom­ma­tion de viande revê­tit un aspect plus sym­bo­lique, et fut pro­gres­si­ve­ment réser­vée aux fes­ti­vi­tés et aux sacri­fices. Elle devint un ali­ment que seules les classes aisées pou­vaient s’offrir et se trou­va de plus en plus asso­ciée au pou­voir. Avec l’agriculture, nous dis­po­sions d’un appro­vi­sion­ne­ment ali­men­taire suf­fi­sam­ment fiable pour sou­te­nir des popu­la­tions crois­santes et de plus en plus denses, de sorte que les petits groupes de peu­ple­ment se trans­for­mèrent pro­gres­si­ve­ment en villes.

La san­té humaine com­men­ça à décli­ner. Nous tra­vail­lions davan­tage en nous effor­çant de pro­duire plus de nour­ri­ture que néces­saire. Des sys­tèmes de classes se for­mèrent, avec les pro­prié­taires ter­riens au som­met et celles et ceux qui tra­vaillaient pour pro­duire la nour­ri­ture au niveau infé­rieur de cette hié­rar­chie. Nous vivions plus près les uns des autres, ce qui per­mit un déve­lop­pe­ment cultu­rel cer­tain, mais aus­si la pro­pa­ga­tion rapide de maladies.

Tout comme aujourd’hui, les inno­va­tions tech­no­lo­giques qui faci­li­tèrent l’agriculture et la ren­dirent plus pro­duc­tive cau­sèrent éga­le­ment la dégra­da­tion de la terre. Le déve­lop­pe­ment des sys­tèmes d’irrigation (il y a envi­ron huit mille ans) et de la char­rue (il y a envi­ron cinq mille ans) nous per­mit de pro­duire beau­coup plus de nour­ri­ture, mais au prix de la fer­ti­li­té des sols.

Cette aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion ali­men­taire entraî­na une explo­sion de la popu­la­tion humaine. Sur une période éton­nam­ment courte de l’histoire — de 1900 à 2011 — la popu­la­tion mon­diale pas­sa de 1,6 à 7 mil­liards d’habitants. Entre les années 1950 et la fin des années 1960, une série d’innovations (engrais, pes­ti­cides et cultures à haut ren­de­ment) géné­ra une aug­men­ta­tion consi­dé­rable de la pro­duc­tion agri­cole, connue sous le nom de Révo­lu­tion verte. Les chan­ge­ments dans la façon dont nous pro­dui­sons et dis­tri­buons la nour­ri­ture nous ont, dans l’ensemble, aidés à aug­men­ter notre appro­vi­sion­ne­ment ali­men­taire pour sou­te­nir l’augmentation de la popu­la­tion mon­diale (même si, bien sûr, le manque de nour­ri­ture demeure un pro­blème majeur dans cer­taines régions). Nous vivons désor­mais à l’époque de l’agriculture indus­trielle. À mesure que nous avan­cions dans l’ère indus­trielle et que nous nous entas­sions dans les villes, la pro­duc­tion de viande et l’abattage, en revanche, se sont de plus en plus éloi­gnés des centres urbains. De reli­gieux réfor­ma­teurs du sys­tème de san­té essayèrent d’endiguer les vagues de com­por­te­ments immo­raux et de mala­dies trans­mis­sibles en pro­mou­vant des régimes fades, évi­tant les ali­ments cor­rom­pus comme l’alcool, le sucre et la viande. Ils asso­ciaient la consom­ma­tion de viande à des « pen­sées impures », notam­ment la mas­tur­ba­tion, consi­dé­rée comme un acte abject et un péché. À l’inverse, l’adoption du « régime du jar­din d’Éden » don­né par Dieu (fruits, noix, légumes et graines) était consi­dé­rée comme un moyen d’accéder au salut.

À mesure que la culture occi­den­tale se mon­dia­li­sait et que les ali­ments occi­den­taux péné­traient les pays « en déve­lop­pe­ment » [les pays colo­ni­sés et exploi­tés par le nord éco­no­mique ; déve­lop­pe­ment est un euphé­misme ser­vant à mas­quer cette réa­li­té (NdT)], le monde entier s’est mis à adop­ter un régime occi­den­tal. Par­tout, les ali­ments tra­di­tion­nels et sains comme la viande et les graisses tra­di­tion­nelles sont aban­don­nés au pro­fit d’huiles végé­tales ultra-trans­for­mées et de blé, de maïs et de soja hau­te­ment raffinés.

La réfri­gé­ra­tion nous per­met de conser­ver nos ali­ments plus long­temps et de les trans­por­ter plus loin. Et, notam­ment, l’invention des engrais syn­thé­tiques per­met d’augmenter de façon spec­ta­cu­laire le ren­de­ment des cultures — bien que tout cela ce ne soit pas sans consé­quences, comme nous le ver­rons. Aujourd’hui, les ali­ments hau­te­ment trans­for­més et raf­fi­nés sont de plus en plus cou­rants ; dans les rayons des super­mar­chés et dans nos foyers, du moins en Occi­dent, ces pro­duits trans­for­més ont pris la place des ali­ments frais entiers. […] 

Et désor­mais, dans ce que l’on peut consi­dé­rer comme une socié­té « post-domes­tique » [« domes­tique » se réfère aux ani­maux de la ferme et de la bas­se­cour (NdT)], beau­coup consi­dèrent l’acte de man­ger de la viande comme bar­bare. La viande est qua­li­fiée de mal­saine, jugée non durable et de mora­le­ment répré­hen­sible. Ces atti­tudes découlent de notre perte de lien avec la pro­duc­tion ali­men­taire et avec la nature elle-même, mais les direc­tives gou­ver­ne­men­tales qui sou­tiennent l’agriculture indus­trielle et ren­forcent les recherches scien­ti­fiques par­ti­sanes sont éga­le­ment à blâmer.

L’histoire de la façon dont les ali­ments hyper­trans­for­més en sont venus à occu­per une telle place dans notre sys­tème ali­men­taire n’est pas aus­si pas­sion­nante qu’un bon roman d’espionnage, mais elle com­prend tout de même une bonne dose de mani­gances poli­tiques, ain­si que la menace exis­ten­tielle d’annihilation nucléaire posée par la guerre froide.

Des snacks pour la guerre froide

Pour les per­sonnes qui ont vécu ses hor­reurs, la Seconde Guerre mon­diale fut une bataille ran­gée pour l’existence. À mesure que l’effort de guerre s’intensifiait, toutes les pro­duc­tions indus­trielles pas­saient en demande urgente : les métaux, y com­pris le fer pour les chars d’assaut, le lai­ton pour les balles, le caou­tchouc pour les pneus et les tuyaux et, bien sûr, la nour­ri­ture (comme le dit le dic­ton, « une armée marche sur son esto­mac »). Dans le but d’approvisionner et de nour­rir nos mili­taires, ain­si que nos nom­breux alliés, le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain mit en place une série de pro­grammes d’incitations finan­cières appe­lés « sub­ven­tions » visant à encou­ra­ger les agri­cul­teurs à pro­duire autant de nour­ri­ture que possible.

Le stra­ta­gème fonc­tion­na, mani­fes­te­ment. Mais après la guerre, le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain ten­ta de réduire les pro­grammes de sub­ven­tions — cette pro­po­si­tion fut très impo­pu­laire auprès des agri­cul­teurs qui s’en sor­taient plu­tôt bien avec le contrôle des prix qui leur étaient favo­rables. Cer­taines sub­ven­tions furent sup­pri­mées, mais beau­coup sont res­tées en place jusqu’à aujourd’hui.

Et puis vint la guerre froide, incroya­ble­ment coû­teuse pour les États-Unis et l’URSS, et qui aurait pu éra­di­quer la tota­li­té de la vie sur terre à tra­vers un acci­dent ou un inci­dent ther­mo­nu­cléaire. À l’étranger, les États-Unis étaient empê­trés dans la guerre du Viêt Nam, tan­dis qu’à l’intérieur du pays, les prix des den­rées ali­men­taires et de la plu­part des autres pro­duits de base aug­men­taient à un rythme insoutenable.

Il peut paraître exa­gé­ré de lier la guerre froide à notre épi­dé­mie d’obésité actuelle et à l’industrie de la junk food qui se chiffre en mil­liards de dol­lars, mais dans un fas­ci­nant article publié dans le Guar­dian, le jour­na­liste d’investigation Jacques Per­et­ti fait remon­ter le pro­blème aux manœuvres de Richard Nixon durant la guerre froide[4]. Per­et­ti raconte com­ment Richard Nixon, embour­bé dans la contro­verse, tant dans les affaires inté­rieures qu’étrangères, avait besoin que l’économie s’améliore (ou du moins semble s’améliorer) afin de s’assurer des voix. Pour faire bais­ser les prix des den­rées ali­men­taires, il fal­lait que les agri­cul­teurs amé­ri­cains se ral­lient der­rière lui ; il char­gea un uni­ver­si­taire de l’Indiana, Earl Butz, d’élaborer un plan.

La solu­tion de Butz ? Payer les agri­cul­teurs pour qu’ils pro­duisent des excé­dents mas­sifs de céréales. La sur­abon­dance de maïs, de blé et d’autres cultures sub­ven­tion­nées fit bais­ser les prix (si l’on ferme les yeux sur l’affectation des recettes des impôts dans un tel sys­tème) et valut à Nixon la loyau­té du bloc élec­to­ral conser­va­teur, lar­ge­ment repré­sen­té par les agri­cul­teurs. Tri­cky Dick [le petit nom don­né à Nixon en réfé­rence à son machia­vé­lisme] obtint ses votes, les citoyens amé­ri­cains avaient main­te­nant accès à une nour­ri­ture bon mar­ché, et tel­le­ment abon­dante que les gens durent faire preuve de créa­ti­vi­té pour savoir quoi en faire. Per­et­ti écrit :

« Au milieu des années 70, il y avait un sur­plus de maïs. Butz s’est envo­lé pour le Japon afin d’étudier une inno­va­tion scien­ti­fique qui allait tout chan­ger : le déve­lop­pe­ment en masse du sirop de maïs à haute teneur en fruc­tose (HFCS), ou sirop de glu­cose-fruc­tose comme on l’appelle au Royaume-Uni, un sirop très sucré et vis­queux, pro­duit à par­tir de sur­plus de maïs, qui était éga­le­ment incroya­ble­ment bon mar­ché. Le HFCS fut décou­vert dans les années 50, mais ce n’est que dans les années 70 qu’un pro­cé­dé a été trou­vé pour l’exploiter en vue d’une pro­duc­tion de masse. L’HFCS a rapi­de­ment été injec­té dans tous les ali­ments ima­gi­nables : piz­zas, salades de chou, viandes. Il don­nait cette tex­ture “tout juste sor­tis du four” au pain et aux gâteaux, ren­dait tout plus sucré et pro­lon­geait la durée de conser­va­tion des pro­duits de quelques jours à plu­sieurs années. »

À la même époque (comme nous le ver­rons au cha­pitre 4 ), les consom­ma­teurs se détour­naient des pro­duits d’origine ani­male, convain­cus que les graisses satu­rées étaient dan­ge­reuses pour leur san­té. Selon Per­et­ti, « l’industrie ali­men­taire avait les yeux rivés sur la créa­tion d’un nou­veau type d’aliments, quelque chose qu’elle savait que le public adop­te­rait avec un fort enthou­siasme, croyant que c’était meilleur pour la san­té : les pro­duits allé­gés dits “faibles en matières grasses” ». Per­et­ti pour­suit en fai­sant le lien entre notre nou­velle soif de sucre, l’essor du mou­ve­ment des pro­duits allé­gés et la catas­trophe en chaîne d’un désastre ali­men­taire : les gens gros­sis­saient, et per­sonne ne savait pour­quoi. Les graisses ali­men­taires étaient vili­pen­dées, en par­ti­cu­lier les graisses d’origine ani­male. La prin­ci­pale solu­tion consis­tait alors à consom­mer davan­tage de glu­cides et d’huiles végé­tales. Comme par hasard, le gou­ver­ne­ment com­men­ça éga­le­ment à sub­ven­tion­ner le maïs et d’autres pro­duits de base faci­le­ment trans­for­mables en junk food extrê­me­ment appé­tis­sants, qui tiennent long­temps en rayon et génèrent de fortes marges de profits.

Fina­le­ment, asso­cier la guerre froide à l’industrie de la junk food n’est peut-être pas une si folle idée.

Tous ces évé­ne­ments et ces déci­sions poli­tiques eurent d’importantes consé­quences inat­ten­dues, que nous exa­mi­ne­rons plus en détail dans les cha­pitres suivants.

Dia­na Rod­gers & Robb Wolf

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Pour com­plé­ter ce texte, voi­ci une tra­duc­tion de l’enquête menée par le jour­na­liste d’investigation Jacques Per­et­ti, ini­tia­le­ment publiée, en anglais, dans le quo­ti­dien bri­tan­nique The Guar­dian en 2012, et tou­jours tris­te­ment d’actualité.

Pourquoi notre alimentation nous fait grossir

Nous pesons, en moyenne, 20 kg de plus que dans les années 60. Et ce n’est pas parce que nous man­geons plus ou fai­sons moins d’exercice — nous sommes deve­nus, sans le vou­loir, accros au sucre.

Au som­met d’un esca­lier bran­lant du Newarke Houses Museum de Lei­ces­ter, en Angle­terre, est accro­ché le por­trait du pre­mier homme obèse de Grande-Bre­tagne, peint en 1806. Daniel Lam­bert pesait 335 kg et était consi­dé­ré comme un phé­no­mène de foire médi­cal. Trop lourd pour tra­vailler, Lam­bert eut une idée ingé­nieuse : faire payer les gens un shil­ling pour le voir. Lam­bert fit for­tune, et son por­trait le montre à la fin de sa vie : riche et res­pec­té — un enfant célèbre de Leicester.

Deux cents ans plus tard, je me trouve dans une ambu­lance baria­trique (un terme alter­na­tif pour dési­gner l’obésité, pri­vi­lé­gié par le monde médi­cal parce qu’il est moins hon­teux pour les patients) dans le cadre de mon enquête sur ce qui a conduit le Royaume-Uni dans une crise de l’obésité. L’équipe fait mon­ter une dou­zaine de Daniel Lam­bert à bord de l’ambulance chaque semaine. Trois cent trente-cinq kilos, ça n’a rien d’exceptionnel ; c’est le bas de l’échelle des poids, et seuls les 80 pre­miers patients méritent d’être men­tion­nés à la fin d’une garde. L’ambulance, spé­cia­le­ment conçue, trans­porte toute une série d’appareils baria­triques, dont une « spa­tule » pour aider les per­sonnes tom­bées du lit ou, récem­ment, un homme obèse qui est res­té coin­cé entre les deux murs de son cou­loir. En plus de l’ambulance, il y a un convoi de véhi­cules de sou­tien, dont un treuil pour sou­le­ver les patients sur un bran­card ren­for­cé. Dans les cas extrêmes, le coût du trans­fert d’un patient à l’hôpital peut atteindre 115 000 euros, comme l’a mon­tré le cas récent de Geor­gia Davis, une ado­les­cente de 400 kilos.

Mais le cœur de la crise de l’obésité n’est pas à cher­cher chez ces per­sonnes. En moyenne, au Royaume-Uni, nous pesons tous — hommes, femmes et enfants — 20 kg de plus qu’au milieu des années 60. Nous ne l’avons pas remar­qué, mais cette évo­lu­tion effroyable a géné­ré des sièges de voi­ture plus grands, des cabines de nata­tion plus larges, des pan­ta­lons XL deve­nus L (et L deve­nu M). Nous sommes une nation élas­tique avec un sens de la nor­ma­li­té en expan­sion constante.

Pour­quoi sommes-nous si gros ? Nous ne sommes pas deve­nus plus avides en tant qu’espèce. Nous ne sommes pas, contrai­re­ment à la croyance popu­laire, moins actifs non plus — une étude sur 12 ans, qui a débu­té en 2000 à l’hôpital de Ply­mouth, a mesu­ré l’activité phy­sique des enfants et a révé­lé qu’elle était la même qu’il y a 50 ans [cette affir­ma­tion est pro­ba­ble­ment fausse, de nom­breuses études sug­gèrent le contraire, l’OMS le sou­ligne (NdT)]. Mais quelque chose a bien chan­gé : et ce quelque chose est très simple. Il s’agit de la nour­ri­ture que nous man­geons. Plus pré­ci­sé­ment, la quan­ti­té de sucre conte­nue dans les ali­ments, sucre dont nous n’avons sou­vent pas conscience.

L’histoire com­mence en 1971. Richard Nixon est en passe d’être réélu. La guerre du Viêt Nam menace sa courbe de popu­la­ri­té aux États-Unis, mais la flam­bée des prix des den­rées ali­men­taires est un pro­blème tout aus­si impor­tant pour les élec­teurs. Si Nixon veut sur­vivre, il doit par­ve­nir à bais­ser l’inflation qui touche les den­rées ali­men­taires, ce qui implique de ral­lier un lob­by très puis­sant : les agri­cul­teurs. Nixon nomme Earl Butz, un uni­ver­si­taire ori­gi­naire du cœur agri­cole de l’Indiana, pour négo­cier un com­pro­mis. Butz, un expert en agri­cul­ture, avait un plan radi­cal qui trans­for­me­rait la nour­ri­ture que nous man­geons et, ce fai­sant, la mor­pho­lo­gie de l’espèce humaine.

Butz pousse les agri­cul­teurs à adop­ter une nou­velle échelle de pro­duc­tion, la pro­duc­tion indus­trielle, et à culti­ver une plante en par­ti­cu­lier : le maïs. Le bétail amé­ri­cain com­mence alors à être engrais­sé par les immenses aug­men­ta­tions de la pro­duc­tion de maïs. Les ham­bur­gers deviennent plus gros et les frites, frites dans l’huile de maïs, plus grasses. Le maïs fut le moteur de l’augmentation mas­sive des quan­ti­tés d’aliments bas de gamme four­nis aux super­mar­chés amé­ri­cains : le maïs fut uti­li­sé pour pro­duire d’innombrables pro­duits ali­men­taires, des céréales aux bis­cuits en pas­sant par la farine. Grâce aux réformes du libre mar­ché mises en œuvre par Butz, les agri­cul­teurs amé­ri­cains pas­sèrent, presque du jour au len­de­main, du sta­tut de petits exploi­tants parois­siaux à celui d’hommes d’affaires mul­ti­mil­lion­naires dis­po­sant d’un mar­ché mon­dial. Un agri­cul­teur de l’Indiana disait que les États-Unis auraient pu gagner la guerre froide en se conten­tant de pri­ver les Russes de maïs. Mais au lieu de cela, ils ont pré­fé­ré faire de l’argent.

Au milieu des années 70, il y eut un sur­plus de maïs. Butz s’envola pour le Japon afin de s’enquérir d’une inno­va­tion scien­ti­fique qui allait tout chan­ger : le déve­lop­pe­ment mas­sif du sirop de maïs à haute teneur en fruc­tose (HFCS, high fruc­tose corn syrup) — ou sirop de glu­cose-fruc­tose comme on l’appelle sou­vent au Royaume-Uni — un sirop très sucré et vis­queux, pro­duit à par­tir d’un sur­plus de maïs, et incroya­ble­ment bon mar­ché. Le HFCS fut décou­vert dans les années 50, mais ce n’est que dans les années 70 qu’un pro­cé­dé fut trou­vé pour l’exploiter en vue d’une pro­duc­tion de masse. Le HFCS fut rapi­de­ment incor­po­ré dans tous les ali­ments ima­gi­nables : piz­zas, salade de chou, viande. Il don­nait cet aspect « tout juste sor­ti du four » au pain et aux gâteaux, ren­dait tout plus sucré et pro­lon­geait la durée de conser­va­tion des pro­duits de quelques jours à plu­sieurs années. Une révo­lu­tion silen­cieuse de la quan­ti­té de sucre qui entrait dans notre corps était en train de se pro­duire. En Grande-Bre­tagne, les ali­ments que l’on retrou­vait dans nos assiettes devinrent de purs pro­duits de la science — chaque mil­li­gramme trans­for­mé était minu­tieu­se­ment tra­vaillé et enri­chi en sucre pour un maxi­mum de goût. Le grand public fut tenu dans l’ignorance de ces changements.

Un pro­duit en par­ti­cu­lier connut un effet dra­ma­tique — les sodas. Hank Car­del­lo, ancien res­pon­sable du mar­ke­ting chez Coca-Cola, me confia qu’en 1984, aux États-Unis, le Coca était pas­sé du sucre au HFCS (au Royaume-Uni, ils ont conti­nué à uti­li­ser du sucre). En tant que lea­der du mar­ché, la déci­sion de Coca-Cola envoya un mes­sage de vali­da­tion au reste de l’industrie, qui lui emboî­ta rapi­de­ment le pas. Il n’y avait « aucun incon­vé­nient » au HFCS, affirme Car­del­lo. De deux tiers moins chers que le sucre, le risque d’altérer le goût était un risque qui valait la peine d’être pris compte tenu de la marge de pro­fit, d’autant plus qu’il n’y avait aucun risque appa­rent pour la san­té. À l’époque, « l’obésité n’était pas dans notre col­li­ma­teur », explique Cardello.

Mais un autre pro­blème de san­té était déjà sur­veillé : les mala­dies car­diaques. Au milieu des années 70, un débat achar­né sur leurs causes fit rage der­rière les portes closes de l’académie. Un nutri­tion­niste amé­ri­cain, Ancel Keys, accu­sait les graisses, tan­dis qu’un cher­cheur bri­tan­nique de l’université de Londres, le pro­fes­seur John Yud­kin, accu­sait le sucre. Cepen­dant, les tra­vaux de Yud­kin furent vili­pen­dés par ce que beau­coup, notam­ment le pro­fes­seur Robert Lus­tig, l’un des endo­cri­no­logues les plus répu­tés au monde, consi­dèrent comme une cam­pagne concer­tée visant à dis­cré­di­ter Yud­kin. La plu­part des cri­tiques éma­naient de col­lègues uni­ver­si­taires, dont les recherches s’alignaient bien plus étroi­te­ment sur la stra­té­gie que l’industrie ali­men­taire était en train de mettre en place. Le Dr Richard Bru­ck­dor­fer, de l’UCL (Uni­ver­si­ty Col­lege Lon­don), qui était le col­lègue de Yud­kin à l’époque, déclare : « L’industrie [ali­men­taire], en par­ti­cu­lier l’industrie sucrière, s’était orga­ni­sée en un énorme lob­by ; Yud­kin réa­li­sa amè­re­ment qu’elle déna­tu­rait cer­taines de ses idées. ». Selon Lus­tig , Yud­kin fut tout sim­ple­ment « mis au pla­card », parce qu’il y avait énor­mé­ment d’argent à gagner en dési­gnant la graisse, et non le sucre, comme cou­pable des mala­dies cardiaques.

L’industrie ali­men­taire était concen­trée sur la créa­tion d’un nou­veau type d’aliments que le public adop­te­rait avec beau­coup d’enthousiasme, s’imaginant qu’il était meilleur pour la san­té : les pro­duits allé­gés dits « faibles en matières grasses ». Cela ouvrait d’immenses oppor­tu­ni­tés com­mer­ciales sous le pré­texte de com­battre les mala­dies car­diaques. Mais, selon Lus­tig, il y avait un pro­blème. « Lorsque vous sup­pri­mez la graisse d’une recette, la nour­ri­ture a un goût de car­ton, il vous faut la rem­pla­cer par quelque chose — ce quelque chose étant le sucre. »

Du jour au len­de­main, de nou­veaux pro­duits arri­vèrent en rayons, bien trop beaux pour être vrais. Des yaourts allé­gés, des pâtes à tar­ti­ner allé­gées et même des des­serts et des bis­cuits allé­gés. La graisse avait été reti­rée et rem­pla­cée par du sucre. La Grande-Bre­tagne est l’un des pays qui adop­ta avec le plus d’enthousiasme ce que le cri­tique gas­tro­no­mique Gary Taubes, auteur de Why We Get Fat (« Pour­quoi nous gros­sis­sons » — et de The case against sugar, « Contre le sucre ») appelle « le dogme de l’allégé », et les ventes explosèrent.

Au milieu des années 80, des experts de la san­té tels que le pro­fes­seur Phi­lip James, un scien­ti­fique bri­tan­nique de renom­mée mon­diale et l’un des pre­miers à consi­dé­rer l’obésité comme un pro­blème, ont remar­qué que les gens gros­sis­saient sans que per­sonne ne puisse expli­quer pour­quoi. L’industrie ali­men­taire est prompte à sou­li­gner que les indi­vi­dus doivent être tenus pour res­pon­sables de leur propre consom­ma­tion de calo­ries, pour­tant, même ceux qui fai­saient de l’exercice et consom­maient des pro­duits pauvres en graisses pre­naient du poids. En 1966, la pro­por­tion de per­sonnes ayant un IMC supé­rieur à 30 (consi­dé­rées comme obèses) n’était que de 1,2 % pour les hommes et de 1,8 % pour les femmes. En 1989, ces chiffres étaient pas­sés à 10,6 % pour les hommes et 14 % pour les femmes. Et per­sonne ne fai­sait le lien entre le HFCS et la prise de poids.

En outre, quelque chose d’autre se pro­dui­sait. Plus on man­geait de sucre, plus on en vou­lait et plus on avait faim. À l’université de New York, le pro­fes­seur Antho­ny Scla­fa­ni, un nutri­tion­niste qui étu­die l’appétit et la prise de poids, a remar­qué qu’un phé­no­mène étrange se pro­dui­sait chez ses rats de labo­ra­toire. Lorsqu’ils man­geaient de la nour­ri­ture pour rats, ils pre­naient du poids nor­ma­le­ment. Mais lorsqu’ils man­geaient des ali­ments trans­for­més pro­ve­nant d’un super­mar­ché, ils gros­sis­saient en quelques jours. Leur appé­tit pour les ali­ments sucrés était insa­tiable : ils conti­nuaient à man­ger sans satiété.

Selon le pro­fes­seur Jean-Marc Schwarz de l’hôpital de San Fran­cis­co, qui étu­die actuel­le­ment la manière pré­cise dont les prin­ci­paux organes du corps méta­bo­lisent le sucre, cet afflux crée un « tsu­na­mi » de sucre. Les scien­ti­fiques com­mencent seule­ment à com­prendre l’effet de ce phé­no­mène sur les dif­fé­rents organes du corps. Autour du foie, le sucre se concentre sous forme de graisse, ce qui génère des mala­dies telles que le dia­bète de type 2. D’autres études ont mon­tré que le sucre pou­vait même enro­ber le sperme et rendre les hommes obèses moins fer­tiles. Un cher­cheur m’a dit qu’en fin de compte, il n’y a peut-être rien besoin de faire contre l’obésité, car les per­sonnes obèses s’élimineront d’elles-mêmes.

Tou­te­fois, l’organe le plus inté­res­sant est l’intestin. Selon Schwarz et Scla­fa­ni, l’intestin est un sys­tème ner­veux très com­plexe. Il s’agit du « deuxième cer­veau » de l’organisme. Or, ce deuxième cer­veau finit par être condi­tion­né à vou­loir tou­jours plus de sucre, envoyant au cer­veau des mes­sages irrépressibles.

L’Association du sucre (Sugar Asso­cia­tion) pré­tend que la seule consom­ma­tion de sucre « n’est liée à aucune mala­die de mode de vie ». Mais les preuves du contraire com­mencent à émer­ger. En février, Lus­tig, Lau­ra Schmidt et Claire Brin­dis, de l’université de Cali­for­nie, ont écrit un article d’opinion pour la revue Nature, citant le nombre crois­sant de preuves scien­ti­fiques qui montrent que le fruc­tose est sus­cep­tible de déclen­cher des pro­ces­sus condui­sant à une toxi­ci­té hépa­tique et à une foule d’autres mala­dies chro­niques. En outre, le New York Times a fait état en mars d’une étude publiée dans la revue Cir­cu­la­tion selon laquelle les hommes qui buvaient le plus sou­vent des bois­sons sucrées avaient 20 % de chances en plus d’avoir eu une crise car­diaque que ceux qui en buvaient le moins. David Kess­ler, ancien direc­teur de la plus puis­sante agence ali­men­taire du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain, la FDA [Food and Drug Admi­nis­tra­tion, l’équivalent — doté de bien plus de moyens — de notre Haute Auto­ri­té de San­té fran­çaise (NdT)], et res­pon­sable de l’affichage des aver­tis­se­ments sur les paquets de ciga­rettes au début des années 90, estime que le sucre, au tra­vers de sa méta­bo­li­sa­tion par l’intestin et donc par le cer­veau, crée une dépen­dance extrême, tout comme les ciga­rettes ou l’alcool. Il pense que le sucre est hédo­nique — le fait d’en man­ger est « hau­te­ment plai­sant. Cela vous pro­cure un sen­ti­ment de bon­heur immé­diat. Lorsque vous man­gez des ali­ments hau­te­ment hédo­niques, ils prennent en quelque sorte le contrôle de votre cerveau ».

À Londres, le Dr Tony Gold­stone car­to­gra­phie les par­ties spé­ci­fiques du cer­veau sti­mu­lées par ce pro­ces­sus. Selon le Gold­stone, à cause de l’obésité, une hor­mone appe­lée lep­tine cesse de fonc­tion­ner cor­rec­te­ment. Nor­ma­le­ment, la lep­tine est pro­duite par le corps pour vous indi­quer que vous êtes ras­sa­sié. Cepen­dant, chez les per­sonnes obèses, cette hor­mone est for­te­ment caren­cée, et l’on pense qu’une consom­ma­tion éle­vée de sucre en est la rai­son prin­ci­pale. Lorsque la lep­tine ne fonc­tionne pas, le corps ne se rend tout sim­ple­ment pas compte qu’il lui faut arrê­ter de manger.

La lep­tine sou­lève une grande ques­tion : l’industrie ali­men­taire a‑t-elle sciem­ment fabri­qué des ali­ments qui créent une dépen­dance, qui vous donnent l’impression de ne jamais être satis­fait et d’en vou­loir tou­jours plus ? Kess­ler est pru­dent dans sa réponse : « Com­pre­naient-ils la neu­ros­cience à l’œuvre ? Non. Mais ils ont appris par l’expérience que cela fonc­tion­nait. » Ce point est très contro­ver­sé. Si l’on pou­vait prou­ver qu’à un moment don­né, l’industrie ali­men­taire a effec­ti­ve­ment pris conscience des effets néfastes à long terme de ses pro­duits sur le public et qu’elle a conti­nué à les déve­lop­per et à les vendre, le scan­dale attein­drait sans doute les pro­por­tions de celui de l’industrie du tabac.

La défense de l’industrie ali­men­taire a tou­jours été que la science ne per­met­tait pas de prou­ver sa culpa­bi­li­té. Susan Nee­ly, pré­si­dente de l’American Beve­rage Asso­cia­tion, un lob­by de l’industrie des sodas, déclare : « Il y a beau­coup de tra­vail pour essayer d’établir un lien de cau­sa­li­té, et je ne crois pas avoir vu une seule étude qui y par­vienne. » Mais il semble que les choses sont en train de chan­ger. Selon le pro­fes­seur Kel­ly Brow­nell de l’université de Yale [il quit­ta Yale un an après l’entretien pour rejoindre l’université de Duke, en tant que direc­teur de l’école des poli­tiques publiques de Stan­ford], l’un des plus grands spé­cia­listes mon­diaux de l’obésité et de ses causes, la science sera bien­tôt irré­fu­table. Nous pour­rions nous trou­ver à quelques années, à peine, de gagner un pre­mier pro­cès contre l’industrie alimentaire.

Mais la rela­tion entre l’industrie ali­men­taire et les scien­ti­fiques qui conduisent des recherches sur l’obésité se com­plexi­fie avec la ques­tion des finan­ce­ments. Comme il n’y a pas assez d’argent public consa­cré à ces tra­vaux, l’industrie ali­men­taire est deve­nue une source vitale de reve­nus. Mais cela signi­fie que la même science uti­li­sée pour com­battre l’obésité pour­rait éga­le­ment être uti­li­sée pour per­fec­tion­ner les pro­duits qui nous rendent obèses. De nom­breux scien­ti­fiques avec les­quels je me suis entre­te­nu hésitent à s’exprimer sur le sujet par crainte de perdre leurs financements.

Les rela­tions entre le gou­ver­ne­ment et l’industrie ali­men­taire sont éga­le­ment loin d’être simples. Le secré­taire d’État à la san­té, Andrew Lans­ley, a tra­vaillé jusqu’en 2009 en tant que direc­teur non exé­cu­tif de Pro­fe­ro, une agence de mar­ke­ting qui compte par­mi ses clients Piz­za Hut, Mars et Pep­si­Co. Dans l’opposition, Lans­ley a deman­dé au pro­fes­seur Simon Cape­well, expert en san­té publique, de contri­buer à la future poli­tique publique sur l’obésité. Cape­well a été éton­né de voir à quel point l’industrie ali­men­taire était éga­le­ment consul­tée, com­pa­rant cette asso­cia­tion au fait, dit-il, « de mettre Dra­cu­la en charge de la banque du sang ». Lans­ley ne cher­cha pas à cacher son tra­vail pour Pro­fe­ro et nia tout conflit d’intérêts, affir­mant qu’il ne tra­vaillait pas direc­te­ment avec les clients de la socié­té. Le gou­ver­ne­ment fait valoir, non sans rai­son, qu’il est essen­tiel d’avoir l’industrie de leur côté pour pou­voir obte­nir des résul­tats. Cepen­dant, ces rela­tions ne sont pas tou­jours clai­re­ment déter­mi­nées. Le pro­fes­seur James fai­sait par­tie d’un comi­té de l’OMS char­gé des recom­man­da­tions mon­diales sur les doses limites de sucre en 1990. Alors que le rap­port était en cours de rédac­tion, un évé­ne­ment extra­or­di­naire s’est pro­duit : le secré­taire d’État amé­ri­cain à la san­té, Tom­my Thomp­son, s’est ren­du à Genève pour faire pres­sion au nom de l’industrie sucrière. « Ces recom­man­da­tions n’ont jamais été for­mu­lées », déclare James.

À New York, le maire Bloom­berg envi­sage actuel­le­ment [en 2012] de réduire la taille des sodas, tan­dis que la semaine der­nière, Todd Put­man, un ancien cadre de Coca-Cola, s’est expri­mé publi­que­ment sur la néces­si­té pour les entre­prises de sodas de se concen­trer sur des « pro­duits sains ». Mais le chan­ge­ment ne sera pas facile à mettre en œuvre. Une pré­cé­dente ten­ta­tive d’instaurer une taxe sur les sodas avait déjà été stop­pée par un lob­bying intense au Capi­tole. Au lieu de cela, l’industrie des sodas avait finan­cé l’ouverture d’une nou­velle aile à l’hôpital pour enfants de Phi­la­del­phie, et la taxe avait dis­pa­ru. Le ser­vice en ques­tion pre­nait en charge les enfants obèses.

Pour­quoi Kess­ler, qui a connu un tel suc­cès avec ses aver­tis­se­ments sur les paquets de ciga­rettes, n’a‑t-il pas fait la même chose pour les ali­ments trans­for­més riches en sucre ? Parce que, me dit-il, lorsque les aver­tis­se­ments ont été appo­sés sur les ciga­rettes, les jeux étaient déjà faits en Occi­dent pour l’industrie du tabac. Leurs nou­veaux mar­chés étaient l’Extrême-Orient, l’Inde et la Chine. En fait, ce n’était pas du tout une conces­sion de la part de l’industrie du tabac. Il en va autre­ment de l’industrie ali­men­taire. D’une part, le lob­by de l’alimentation est plus puis­sant que celui du tabac. L’industrie ali­men­taire est liée à une myriade d’autres inté­rêts : médi­ca­ments, pro­duits chi­miques et même pro­duits dié­té­tiques. La pano­plie d’industries connexes qui tirent pro­fit de l’obésité signi­fie que la rela­tion entre l’industrie ali­men­taire et l’obésité est incroya­ble­ment complexe.

Anne Mil­ton, [jadis] ministre de la San­té publique, me dit qu’une légis­la­tion contre l’industrie ali­men­taire n’est pas exclue, en rai­son de l’escalade des coûts pour le NHS [le sys­tème de san­té bri­tan­nique]. Les gou­ver­ne­ments pré­cé­dents ont tou­jours choi­si la voie du par­te­na­riat. Pour­quoi ? Parce que l’industrie ali­men­taire four­nit des cen­taines de mil­liers d’emplois et des mil­liards de reve­nus. Elle est immen­sé­ment puis­sante. Le poli­ti­cien qui s’y attaque doit le faire à ses risques et périls. « Met­tons une chose au clair », me dit-elle cepen­dant. « Je n’ai pas peur de l’industrie alimentaire. »

Et je la crois, parce que désor­mais, quelque chose de bien plus ter­ri­fiant devrait nous inquié­ter. Nous allons finir par atteindre le point où le coût de l’obésité pour le NHS, qui s’élève aujourd’hui à 5,8 mil­liards d’euros par an [7,5 mil­liards en 2020], dépas­se­ra les reve­nus du mar­ché bri­tan­nique des snacks et des confi­se­ries, qui s’élèvent actuel­le­ment à envi­ron 9,3 mil­liards d’euros par an. La solu­tion à l’obésité devien­dra alors très simple.

[Il sem­ble­rait que l’obésité demeure ren­table pour le gou­ver­ne­ment du Royaume-Uni en 2022, avec les 14.62 mil­liards d’€ de reve­nus de l’industrie ali­men­taire « snack et confi­se­rie » en 2022. Les pour­par­lers pour une taxe sur la junk­food ont conti­nué, pro­po­sant de la mettre en place avec les lois de finan­ce­ment de 2024. Mais rien n’est moins sûr. (NdT)]

Jacques Per­et­ti


Tra­duc­tion : Audrey A.

  1. Fré­dé­ric Leroy, ‘Chap­ter Eight – M eat as a Phar­ma­kon : An Explo­ra­tion of the Bio­so­cial Com­plexi­ties of Meat Consump­tion,’ Advances in Food and Nutri­tion Research 87 (2019): 409–446, doi.org/10.1016/bs.afnr.2018.07.002.
  2. Jef­frey Klu­ger, “Sor­ry Vegans : Here’s How Meat-Eating Made Us Human,” Time, March 9, 2016, time.com/4252373/meat-eating-veganism-evolution.
  3. Kathe­rine D. Zink and Daniel E. Lie­ber­man, ‘Impact of Meat and Lower Paleo­li­thic Food Pro­ces­sing Tech­niques on Che­wing in Humans,’ Nature 531 (2016): 500–3, www.nature.com/articles/nature16990.
  4. Jacques Per­et­ti, ‘Why Our Food Is Making Us Fat,’ The Guar­dian, June 11, 2012, www.theguardian.com/business/2012/jun/11/why-our-food-is-making-us-fat. [Nous avons tra­duit cet article pas­sion­nant et le pré­sen­tons à la suite]
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