Nous vous proposons l’introduction du livre de Christopher Ryan intitulé Civilisés à en mourir, qui vient de paraître aux Éditions Libre (à commander en cliquant sur le lien suivant).
Quelle ingratitude ! J’ai des plombages dans les dents, de la bière artisanale au frigo et tout un monde de musique dans la poche. Je conduis une voiture japonaise avec régulateur de vitesse, direction assistée et des airbags pour me protéger en cas d’accident. Je porte des lunettes allemandes pour me prémunir contre le soleil californien et j’écris ces mots sur un ordinateur plus fin et léger que le livre qui en résultera. J’apprécie la compagnie d’amis que j’aurais perdus s’ils n’avaient été sauvés par quelque opération chirurgicale et, depuis dix-sept ans, le sang de mon père est filtré par le foie d’un homme appelé Chuck Zoerner, décédé en 2002. J’ai toutes les raisons du monde d’apprécier les nombreuses merveilles de la civilisation. Et pourtant.
Lorsque l’auteur anglais G. K. Chesterton arriva aux USA, en 1921, ses hôtes l’emmenèrent voir Times Square la nuit. Chesterton observa l’endroit, sans rien dire, pendant un long moment d’embarras. Lorsque quelqu’un se décida à lui demander ce qu’il en pensait, Chesterton répondit : « Je me disais que cet endroit serait vraiment magnifique si je ne savais pas lire. »
À l’instar de Chesterton, nous savons lire, nous pouvons voir ce qui se passe, et qui n’augure rien de bon. Les publicités invasives et tapageuses ne parviennent plus à nous détourner de ce que beaucoup comprennent et que la plupart redoutent : nous approchons de la fin de la route. La croyance au Progrès – prémisse et promesse de la civilisation – fond comme les glaciers.
Mais, et les antibiotiques alors ? Et les avions, les droits des femmes, le mariage gay ? Certes. Seulement, en nous y intéressant de plus près, nous réalisons que la plupart des supposés bienfaits de la civilisation ne sont que de maigres compensations pour ce que nous avons perdu, ou causent au moins autant de problèmes qu’ils n’en résolvent.
La plupart des maladies infectieuses dont les vaccins nous protègent, par exemple, ont émergé parce que les humains se sont mis à vivre aux côtés de nombreux animaux domestiques dont les élevages constituent de véritables boites de pétri pour virus et autres pathogènes passant de leurs espèces à la nôtre. La grippe, la varicelle, la tuberculose, le choléra, les maladies cardiaques, la dépression, le paludisme, la carie dentaire, la plupart des types de cancer et l’immense majorité des maladies et problèmes sanitaires dont souffre notre espèce sont des produits de divers aspects de la civilisation : la domestication des animaux, le fait de vivre dans des villes densément peuplées, les égouts à ciel ouvert, les aliments contaminés par des pesticides, le détraquement de notre microbiote, et ainsi de suite.
Quelques années, à peine, après avoir découvert le miracle du vol, les pilotes volaient d’une main et, de l’autre, larguaient des bombes sur des civils. Et ce n’est que dans les sociétés modernes les plus progressistes que les personnes LGBTQ et les femmes retrouvent l’acceptation et le respect qu’elles recevaient habituellement dans la plupart des sociétés de fourrageage[1]. Les histoires de progrès ont tendance à être largement exagérées et acceptées de manière irréfléchie, tandis que ceux qui osent remettre en question les bienfaits de la civilisation sont souvent qualifiés de cyniques, d’utopistes ou d’une sorte de mélange des deux.
« Une époque peut être considérée comme révolue, a dit Arthur Miller, lorsque ses illusions fondamentales sont éreintées. » Le progrès, l’illusion fondamentale de notre époque, est certainement éreinté. Les scénarios dystopiques se multiplient à mesure que les pêcheries s’effondrent, que les niveaux de CO2 augmentent et que des nuages de vapeur radioactive s’échappent de centrales nucléaires « parfaitement sûres ». Le pétrole contamine les océans, les pathogènes en mutation neutralisent les derniers antibiotiques efficaces, et les morts-vivants s’immiscent dans notre inconscient collectif. Chaque année qui passe est la plus chaude jamais enregistrée et de nouvelles guerres larvées ne cessent de naître sur les braises de celles qui les précèdent, tandis que les partis politiques nomment des charlatans incapables de se mettre d’accord sur le ou les problèmes de notre temps, et encore moins sur ce qu’il faut faire pour y remédier. Malgré les merveilles de notre époque – ou peut-être à cause d’elles, du moins en partie –, nous vivons des temps très sombres.
Régulièrement, d’aucuns se demandent quels sages conseils un émissaire en provenance du futur pourrait nous apporter afin de nous aider à choisir la meilleure voie à suivre. Mais considérons plutôt l’inverse. Comment une voyageuse en provenance des temps du passé préhistorique pourrait-elle évaluer l’état et la trajectoire du monde moderne ? Elle serait sans doute impressionnée par la plupart des choses qu’elle rencontrerait ici, mais une fois son étonnement pour les téléphones portables, les voyages en avion et les voitures sans conducteur dissipé, que penserait-elle de la substance et du sens de notre vie ? Serait-elle davantage impressionnée par nos techno-gadgets que consternée par ce que nous avons perdu dans notre course vers un avenir de plus en plus précaire ?
Cette question n’est pas aussi hypothétique qu’il n’y paraît. Missionnaires, explorateurs, aventuriers et anthropologues ont toujours été déconcertés et déçus par le rejet du confort et des contraintes de la civilisation qu’exprimaient les peuples autochtones. « Pourquoi devrais-je apprendre à cultiver alors qu’il y a tant de noix de mongongo dans le monde ? » se demande un !Kung. Dans une lettre à l’un de ses amis, Benjamin Franklin notait le peu d’intérêt des Indiens pour la civilisation : « Ils n’ont jamais eu envie de troquer leur mode de vie pour le nôtre. Quand un enfant indien élevé parmi nous, ayant appris notre langue et s’étant habitué à nos coutumes retourne voir ses parents, se promène un temps avec eux, il n’y a pas moyen de le persuader de revenir, jamais. » Inversement, selon Franklin toujours, quand les enfants blancs goûtent à la vie indienne (généralement après avoir été kidnappés), ils la préfèrent aussi. Après leur retour au bercail, « en peu de temps, ils se dégoûtent de notre mode de vie, des attentions et des peines qu’il implique, et profitent de la première bonne occasion pour s’échapper à nouveau dans les bois ».
Charles Darwin put lui-même constater à quel point il était difficile de vendre la civilisation aux autochtones. En passant par la Terre de Feu, sur le Beagle, il fut choqué par la misère et la dégradation de ceux qui vivent à l’extrémité sud, froide et orageuse, des Amériques. Dans une lettre à un ami, Darwin écrit : « Je n’ai jamais rien connu de plus incroyable que cette première rencontre d’un Sauvage ; un Fuégien nu, aux longs cheveux ondulants, son visage couvert de peinture. » Dans son journal, il écrivit : « Même si l’on cherchait dans le monde entier, on ne trouverait pas d’homme de qualité inférieure. »
Lors d’un précédent voyage, le capitaine du Beagle, Robert FitzRoy, avait kidnappé trois Fuégiens, deux enfants – que les Britanniques appelèrent Fuegia Basket et Jemmy Button – et un jeune homme qu’ils nommèrent York Minister. L’enlèvement était justifié, estima M. FitzRoy, parce que « les avantages ultimes découlant de leur connaissance de nos habitudes et de notre langue compenseraient la séparation temporaire de leur propre pays ». FitzRoy les ramena en Angleterre, où ils passèrent plus d’un an à subir l’endoctrinement qui devait les civiliser – durant leur séjour, ils rencontrèrent même le roi Guillaume IV et la reine Adelaïde. Désormais informés de la supériorité évidente de la société européenne, ils accompagnaient Darwin à bord du Beagle pour vanter la grandeur de la civilisation auprès de leur peuple originel, en Terre de Feu.
Mais lorsque le Beagle retourna à la baie de Woolya, près de ce qui s’appelle maintenant le mont Darwin, un an après les y avoir déposés, Jemmy, York et Fuegia furent introuvables. Les huttes et les jardins que les marins britanniques avaient construits pour les trois Fuégiens étaient déserts et envahis par la végétation. Finalement, Jemmy fut retrouvé. Il se joignit à Darwin et FitzRoy pour dîner, sur le navire, et il leur confirma que les Fuégiens avaient abandonné leurs manières civilisées. Accablé de tristesse, Darwin écrivit qu’il n’avait jamais été témoin d’un « changement aussi radical et douloureux » et que « c’était très triste à constater ». (Darwin nota cependant que Jemmy n’avait pas oublié comment utiliser correctement un couteau et une fourchette.) Lorsque le capitaine FitzRoy proposa de retourner en Angleterre, Jemmy refusa, au motif qu’il n’avait « pas le moindre désir de retourner en Angleterre », car il était heureux et content avec « beaucoup de fruits », « beaucoup de poissons » et « beaucoup d’oiseaux »[2].
Carl Jung déplorait notre « perte de relation avec le passé » et cette « perte de racines » qui menaient les gens à vivre davantage « dans l’avenir, avec ses promesses chimériques d’âge d’or, que dans ce présent, que l’arrière-plan d’évolution historique n’a pas encore atteint ». Dans Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, Jung dénonce cet égarement de notre espèce dans un futur fantasmé : « Nous nous précipitons sans entraves dans le nouveau, poussés par un sentiment croissant de malaise, de mécontentement, d’agitation. Nous ne vivons plus de ce que nous possédons, mais de promesses ; non plus à la lumière du jour présent, mais dans l’ombre de l’avenir où nous attendons le véritable lever du soleil. Nous ne voulons pas comprendre que le meilleur est toujours compensé par le plus mauvais. »
Dans un essai de 1928 intitulé Perspectives économiques pour nos petits-enfants, le célèbre économiste John Maynard Keynes tentait d’imaginer à quoi ressemblerait le monde un siècle plus tard. Les choses seront si bonnes, prédisait-il, que personne n’aurait à s’inquiéter de gagner de l’argent. Le principal problème auquel les gens seraient confrontés consisterait à savoir quoi faire de tout leur temps libre : « Ainsi, pour la première fois depuis sa création, écrivit-il, l’homme fera-t-il face à son problème véritable et permanent : comment employer la liberté arrachée aux contraintes économiques ? Comment occuper les loisirs que la science et les intérêts composés auront conquis pour lui, de manière agréable, sage et bonne ? »
Eh bien, nous voici dans cet avenir tant attendu. Cependant, contrairement à ses fantasmes, l’Américain moyen, qui travaille autant d’heures aujourd’hui qu’en 1970, et peut s’estimer chanceux s’il bénéficie de quelques semaines de congé par an, est plus épuisé et désespéré que jamais. Il est techniquement vrai que la quantité de richesse mondiale a augmenté au cours des dernières décennies, mais, du moins en Europe et aux États-Unis, presque toute la richesse excédentaire est allée à ceux qui en ont le moins besoin, au détriment de tous les autres.
Et en réalité, même les plus chanceux d’entre nous ne sont pas vraiment tranquilles. 44 % des Américains qui gagnent entre 40 000 $ et 100 000 $ par an ont expliqué à des chercheurs qu’ils ne seraient pas en mesure de débourser 400 $ en cas d’urgence. 27 % de ceux qui gagnent plus de 100 000 $ ont dit la même chose. Globalement, le produit intérieur brut (PIB) a augmenté de 271 pour cent entre 1990 et 2014, mais le nombre de personnes vivant avec moins de cinq dollars par jour a augmenté de 10 % sur la même période, et le nombre de personnes souffrant de la faim a augmenté de 9 %.
Ah, ce si glorieux et si formidable avenir – qui ne vient jamais, mais nous attend toujours un peu plus loin. Vous pensez que je suis trop dur ? Le biologiste évolutionniste Stephen Jay Gould a qualifié la notion de Progrès « d’idée nocive, sociocentrée, impossible à évaluer, non opérationnelle, insoluble, devant être remplacée si nous voulons comprendre les modèles de l’histoire ». Un peu plus diplomate, Jared Diamond n’est pas non plus convaincu par la propagande en faveur du Progrès. Il considère que des termes comme « civilisation » et des expressions comme « l’avènement de la civilisation » impliquent trompeusement « que la civilisation est bonne, que les chasseurs-cueilleurs tribaux sont malheureux et que l’histoire des 13 000 dernières années est celle des progrès du bonheur humain qui, ainsi, aurait augmenté ». Mais Diamond n’y croit pas : « Je ne pense pas que les États industrialisés soient “meilleurs” que les tribus de chasseurs-cueilleurs, ni que l’abandon du mode de vie des chasseurs-cueilleurs pour la rigidité de l’État constitue un “progrès” ni qu’il conduise à une augmentation du bonheur humain. »
Mais j’entends déjà les amoureux du progrès, les fanatiques de cette idée-qui-va-de-soi selon laquelle nous accomplissons notre destinée en tant qu’espèce élue de la planète en nous rapprochant perpétuellement de quelque objectif asymptotique – que nous ne parvenons jamais à atteindre. Je ne conteste pas la réalité du progrès dans certains contextes, mais j’ai des doutes sur la façon de l’évaluer et de le mesurer. Nous avons tendance à confondre progrès et adaptation, par exemple. L’adaptation – et, par extension, l’évolution – ne présuppose pas qu’une espèce s’améliore à mesure qu’elle évolue, mais simplement qu’elle s’adapte à son environnement. Le « plus apte » peut survivre et se reproduire, mais l’aptitude est un concept qui n’existe que dans un contexte écologique spécifique, sans signification ou valeur absolue, abstraite, non contextuelle. Les vautours égyptiens mâles, par exemple, enduisent leurs visages d’excréments, probablement pour démontrer leurs prouesses immunologiques aux femelles. Cette aptitude physique particulière n’est probablement pas aussi efficace chez d’autres espèces.
Il me semble souvent que nous progressons soit vers une reconstruction moderne de notre passé lointain, soit vers un précipice. Nos pérégrinations désespérées visent à trouver un endroit semblable à la maison que nous avons quittée lorsque nous sommes sortis de l’Éden et que nous avons commencé à cultiver. Nos rêves les plus pressants ne reflètent peut-être rien d’autre que le monde tel qu’il était avant que nous nous endormions.
Peut-être nous approchons-nous de la prétendue singularité, lors de laquelle nos corps confortablement atrophiés se fondront dans les écrans que nous passons une si grande partie de notre vie à regarder. Ou peut-être que la colonisation d’autres planètes permettra à nos descendants de vivre dans de lointains dômes parrainés par Apple, Tesla et Caesars Palace. Si, comme Keynes, vous espériez une société égalitaire de plénitude partagée et beaucoup de temps libre pour profiter de la compagnie de ceux que vous aimez, sachez que nos ancêtres ont plus ou moins vécu dans une telle société jusqu’à l’avènement de l’agriculture et de ce que l’on a appelé la « civilisation » il y a environ dix mille ans, et que depuis, nous nous en éloignons « progressivement ».
Lorsque vous n’allez pas dans la bonne direction, le progrès est tout sauf souhaitable. Le « progrès » qui caractérise notre temps semble souvent plus proche de celui d’une maladie que de sa remédiation. La civilisation parait accélérer sans cesse à la manière d’un maelstrom. Se pourrait-il que l’ardente croyance au Progrès constitue une sorte d’antalgique – une drogue nous permettant de croire en un futur merveilleux afin que nous ne contemplions pas ce présent trop terrifiant ?
Je sais, il y a toujours eu des fous pour nous dire que la fin était proche, et que : « Cette fois c’est différent ! ». Mais sérieusement, cette fois, c’est différent. Des quotidiens parmi les plus célèbres affichent des unes telles que « Nous sommes condamnés. Que faire ? ». Le climat planétaire sombre comme la cargaison d’un navire prenant l’eau. Le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés rapporte qu’à la fin de 2015, le nombre de personnes déplacées de force par les guerres, les conflits et les persécutions a atteint le chiffre stupéfiant de 65,3 millions, contre 37,5 millions en 2004. Des volées entières d’oiseaux tombent, morts, du ciel. Le bourdonnement des abeilles s’estompe, les migrations des papillons ont cessé et des courants océaniques vitaux ralentissent. Les espèces disparaissent à un rythme jamais vu depuis la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années. Des masses de plastiques agrégés de la taille du Texas étouffent les océans qui s’acidifient pendant que les nappes d’eau douce souterraines sont surexploitées et épuisées les unes après les autres. Les calottes glaciaires fondent au fur et à mesure que des nuages de méthane jaillissent des profondeurs, accélérant ainsi le cycle de destruction planétaire. Les gouvernements détournent le regard pendant que Wall Street extirpe les derniers lambeaux de richesse de la carcasse de la classe moyenne et que les compagnies d’énergie fracturent la terre, pompant des poisons secrets dans des aquifères dont nous dépendons tous, mais que nous ne savons pas comment protéger. Pas étonnant que la dépression soit la principale cause d’invalidité dans le monde, et qu’elle s’étende rapidement.
L’état des choses est choquant et inquiétant, mais il ne devrait pas nous surprendre. Toutes les civilisations qui ont existé se sont effondrées dans le chaos et la confusion. Pourquoi présumer que la nôtre fera exception ? Mais il y a une différence : tandis que l’effondrement de Rome, Sumer, de la civilisation maya, de l’Égypte ancienne, et des autres civilisations ne s’est produit qu’à une échelle locale, régionale, celle qui implose autour de nous est mondialisée. Ainsi que l’historien canadien Ronald Wright l’a formulé : « Chaque fois que l’histoire se répète, le prix augmente. »
Peut-être estimez-vous que la fin du monde est hors de propos. Peut-être que la sublime beauté des quatuors tardifs de Beethoven, les photos de la Terre prises de l’espace ou la connaissance de la structure de l’ADN valent le prix que nous — et les autres créatures de cette planète — payons. Peut-être que votre vie, ou celle de quelqu’un que vous aimez, a été sauvée par la médecine technologique – ce qui rend à la fois déroutant et désagréable pour vous le fait ou la seule idée d’être autre chose qu’un fervent supporter du progrès. Peut-être croyez-vous que des personnes intelligentes et honnêtes trouveront un moyen de faire en sorte que des mèmes correctifs deviennent viraux – infusant rapidement et juste à temps un minimum de bon sens à notre espèce.
La question de savoir si les merveilles de notre époque valent leur coût exorbitant est une question à laquelle chacun d’entre nous doit finalement répondre par lui-même. Mais avant de commencer à essayer de répondre à une question aussi cruciale, nous devons d’abord nous défaire des illusions de la propagande en faveur du Progrès qui nous mystifie depuis des siècles, afin de parvenir à deux choses : forger une analyse plus complète de la civilisation, comprenant ses coûts et ses victimes, et réfléchir sérieusement au sens et à la plénitude que les « merveilles modernes » apportent réellement dans notre vie. Si tout est si incroyable, pourquoi sommes-nous si profondément malheureux ?
La croyance répandue selon laquelle la vie humaine non civilisée était et est toujours une lutte désespérée pour la survie s’accompagne d’un mépris hautain des « sauvages » non civilisés, si commun aux siècles précédents. Mais au-delà de son inexactitude et de ses teintes racistes, cette idée implique présentement des conséquences désastreuses. Des décisions médicales cruciales sont improprement prises sur la base d’hypothèses erronées concernant les capacités du corps humain, des relations se disloquent à cause d’attentes irréalistes, des systèmes juridiques fondés sur des notions inexactes de quelque « nature humaine » engendrent la souffrance qu’ils sont censés éviter, des établissements d’enseignement étouffent la curiosité innée des étudiants, etc. En effet, presque tous les aspects de notre vie (et de notre mort) sont déformés par une mauvaise conception de la nature de notre espèce, l’animal Homo sapiens.
Le docteur Jonas Salk, célèbre pour avoir inventé le vaccin contre la polio, l’a formulé de façon mémorable : « Il est maintenant nécessaire non seulement de “se connaître soi-même”, mais aussi de “connaître son espèce” et de comprendre la “sagesse” de la nature, et en particulier de la nature vivante, si nous voulons comprendre et aider l’homme à développer sa propre sagesse d’une manière qui conduise à une vie d’une qualité telle qu’elle devienne une expérience désirable et épanouissante. »
Mais combien d’entre nous connaissent assez bien notre espèce pour se connaître eux-mêmes ? Pendant des siècles, nous avons été mal renseignés sur le genre de créature que nous étions, que nous sommes et que nous pouvons être. La confusion qui en résulte nuit à nos tentatives de vivre une vie « désirable et épanouissante ». Des mensonges nous sont assénés si fréquemment que nous finissons par y croire : La civilisation est le plus grand accomplissement de l’humanité. Le progrès est indéniable. Tu as de la chance d’être en vie ici et maintenant. Tout doute, désespoir ou déception que tu pourrais ressentir serait de ta faute. Accepte-le. Va te promener, ça passera. Prends une pilule et arrête de te plaindre.
Soyons clairs, je ne me berce d’aucune illusion concernant les « nobles sauvages[3] » ou quelque « retour au jardin ». Si les sauvages sont ou ont jamais été véritablement nobles, nous verrons que c’est parce que leurs sociétés prospéraient en favorisant la générosité, l’honnêteté et le respect mutuel – des valeurs qui, et cela n’a rien d’un hasard, sont encore chères à la plupart des humains modernes. Si nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, hautement interdépendants, honoraient ces valeurs et caractéristiques personnelles – et si l’évolution les a propagées par le biais de la sélection sexuelle — c’est qu’il y avait de bonnes raisons, fondées sur la survie. Quant au Paradis, il est bétonné depuis longtemps. Nous sommes allés trop loin, et il n’y a pas de retour en arrière. La démographie humaine a depuis longtemps dépassé la capacité de charge de la planète pour des sociétés de chasseurs-cueilleurs, qui exigent des densités de population inférieures à une personne par kilomètre carré dans la plupart des écosystèmes. En tout cas, nous ne sommes plus les êtres non domestiqués qu’étaient nos ancêtres préhistoriques. Nous avons perdu trop de connaissances et de condition physique pour vivre confortablement sous les étoiles. Si nos ancêtres étaient des loups ou des coyotes, la plupart d’entre nous sont plus proches des carlins ou des caniches.
Il y a des années, je suis tombé sur ce qui pourrait bien être le zoo le plus triste du monde, à Bukittinggi, sur l’île indonésienne de Sumatra. Un agrégat de cages de béton lugubres dans lesquelles languissaient quelques orangs-outans condamnés. Je n’oublierai jamais leur regard, lorsqu’ils m’ont tendu la main derrière des barreaux de fer rouillés, me suppliant de les libérer, ou peut-être de les tuer, ou encore recherchant simplement le contact… n’importe quoi pourvu que leur cauchemar prenne fin. Après cette rencontre intime avec des animaux souffrant, comme je l’appris ultérieurement, de ce que d’aucuns appellent une « zoochose », je n’ai plus approché du moindre zoo pendant des décennies. Cependant, un ami a fini par me persuader d’aller voir les bonobos du zoo de San Diego. Le fait que l’on qualifie ces établissements des « zoos » témoigne sans doute d’une lacune langagière. Quelles que soient vos opinions concernant les animaux en captivité, le zoo de San Diego reflète une véritable volonté de recréer un monde artificiel aussi proche que possible des environnements dans lesquels chaque espèce a évolué. Les concepteurs de ses enclos avaient manifestement étudié les contextes naturels et le comportement des animaux destinés à y vivre. Les habitats naturels des espèces ont été recréés, permettant au moins un simulacre de vie sauvage à l’intérieur des murs.
Il n’est pas simple de mettre le doigt sur l’élément distinguant Homo sapiens sapiens de tous les autres animaux. La liste est longue des propositions ayant été recalées. Elle comprend des choses comme l’utilisation d’outils, l’élevage d’autres espèces à des fins alimentaires, le comportement sexuel non reproductif, le contact visuel pendant les rapports sexuels, l’orgasme féminin, les conflits organisés entre groupes et la transmission de connaissances d’une génération à l’autre. Voici ma proposition : nous sommes la seule espèce vivant dans des zoos de notre propre conception. Chaque jour, nous créons le monde que nous allons habiter, ainsi que nos descendants. Si nous voulons que ce monde ressemble davantage au zoo de San Diego qu’au mausolée animalier de Bukittinggi, il nous faut mieux comprendre ce qu’était la vie humaine avant que nos ancêtres ne se réveillent dans des cages pour la première fois. Il nous faut connaître notre espèce.
- J’utiliserai indifféremment les expressions « fourrageurs », « chasseurs-cueilleurs », « non-civilisés » et « incivilisés » afin d’éviter les répétitions. Dans tous les cas, sauf indication contraire, je fais référence à ces groupes de chasseurs-cueilleurs qui, selon les anthropologues, recourent à une manière de se nourrir dite « à retour immédiat », n’accumulant pas de nourriture, consommant ce qu’ils trouvent au fur et à mesure. ↑
- Vingt-cinq ans plus tard, à la fin de l’année 1859, quelques jours après la publication de L’Origine des espèces, Jemmy Button mena une attaque contre un groupe de missionnaires chrétiens en Terre de Feu, tuant huit d’entre eux. Et FitzRoy ? Après avoir ramené le jeune Charles Darwin et ses idées révolutionnaires en Angleterre, le capitaine FitzRoy inventa la science des prévisions météorologiques et provoqua une révolution dans le domaine de la météorologie. Mais malgré toutes ses réalisations scientifiques, FitzRoy resta un homme profondément pieux, que la publication de L’Origine des Espèces mortifia. ↑
- En langue anglaise, on parle de « nobles sauvages » et pas de « bons sauvages », mais l’idée est la même. Cependant, j’utiliserai « noble » dans ma traduction, pour des raisons que vous comprendrez en lisant le premier chapitre de ce livre. NdT ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage