Une nouvelle superproduction signée Netflix et encensée par les médias de masse nous « alerte sur l’état de la planète » (Télérama) : Don’t Look Up : Déni cosmique, avec Leonardo DiCaprio, Jennifer Lawrence, Meryl Streep, Cate Blanchett, etc. On l’a vu. Nous voilà alertés. Non sans ironie, le sort de ce film illustrera très certainement ce qu’il dénonce : la destruction de la planète, tout le monde s’en fout, on passera à autre chose, on a d’autres choses à faire, un nouveau chef suprême à élire, un grand remplacement nous menace, etc.
Concernant son contenu (si vous ne voulez pas savoir, scrollez votre chemin) : la métaphore du réchauffement climatique qu’il propose — sous la forme d’une comète menaçant de s’écraser sur Terre — est assez mauvaise. Une partie de l’humanité — les humaindustriels, les habitants de la civilisation industrielle — est directement responsable du réchauffement climatique. Une comète qui menace de frapper la Terre, ça ne marche pas (sauf si on prend la comète pour une métaphore de la civilisation industrielle elle-même : on se retrouve alors avec la civilisation industrielle luttant contre la civilisation industrielle, ce qui se tient, vu que c’est un peu ce qui se passe réellement… mais, bon, ce n’est pas ce qui est suggéré). Le réchauffement climatique est relativement graduel, une comète qui s’écraserait sur Terre, assez peu. (Au passage, on note l’habituelle réduction du problème écologiste à celui du seul réchauffement climatique.) L’endiguement — mieux encore, l’inversion — du réchauffement climatique implique d’en finir avec la civilisation industrielle, de mettre un terme à l’industrialisme, de désindustrialiser, détechnologiser le monde. La préservation de la vie sur Terre menacée par une comète implique au contraire de recourir aux technologies les plus avancées, d’utiliser toutes les ressources produites par la civilisation industrielle. Bref, une métaphore ratée.
Bien entendu, le film ne propose aucune critique de l’État, du capitalisme, de l’industrialisme ou du patriarcat. Le problème ? Des dirigeants terriblement stupides, profondément incapables (et des médias à l’avenant). La solution (implicitement suggérée) ? Élire de meilleurs chefs (qui écouteront les sachants de la caste des scientifiques, lesquels savent comment rendre durable la civilisation techno-industrielle ; formulent des recommandations qui ne remettent évidemment jamais en question les institutions qui les financent et les forment, le technocapitalisme et l’État). Mais comment faire avec — ainsi que le film le dépeint, de manière relativement réaliste — une population lourdement composée d’abrutis, le cerveau câblé sur les mass-médias, notamment télévisuels avec leurs émissions grand public au contenu désespérément stupide, obnubilés par les aventures des célébrités et autres influenceurs (ou ‑ceuses) qui sévissent dans les cyber-asiles psychiatriques (Instagram, TikTok, Twitter, Snapchat, Facebook, etc.), accros à la technologie, aux « mèmes » sur internet, bernés par le populisme de richissimes crapules encourageant les conflits identitaires ou encore persuadés que des reptiliens se cachent parmi nous et que Bill Gates est l’un des leurs qui a pour objectif de tous nous donner à manger à une cabale constituée de juifs et d’aliens crudivores, etc. ? Malheureusement, le film ne nous aide pas à répondre à cette question.
Cela dit, il a au moins le mérite de souligner ce fait que la véritable catastrophe, la première catastrophe, qui n’est pas une menace lointaine, qui est en cours depuis des siècles, est sociale. Le premier désastre, c’est la société humaine (« la » parce qu’à bien des égards il n’en existe grosso modo plus qu’une seule, planétaire, industrialisée, capitaliste, étatique, patriarcale). La catastrophe écologique — qui ne se limite certainement pas au réchauffement climatique mais comprend la pollution et la destruction inexorable des écosystèmes depuis déjà des siècles, le ravage des habitats de toutes les espèces, du paysage planétaire — n’est qu’une conséquence de la catastrophe sociale.
Et cette catastrophe sociale n’a rien à voir avec de mauvais dirigeants. Elle correspond à — et découle de — l’existence même de dirigeants, de « décideurs politiques », de « chefs d’État », de (premiers) ministres, etc. Elle correspond à — et découle de — la délégation obligatoire de notre pouvoir au travers de l’élection, soit l’aliénation obligatoire de notre droit légitime à participer nous-mêmes, directement, à la fabrique de la société dans laquelle on vit, à la fabrique de notre quotidien. Elle correspond à — et découle de — la propagande massive qui nous fait prendre des systèmes sociaux oligarchiques, autocratiques, pour des « démocraties » ; la domination la plus écrasante — la dépossession la plus étendue — que l’humanité ait jamais souffert pour le summum de la liberté humaine ; une institution établie afin de « diriger les opinions politiques et morales » des individus (l’école, dixit son père fondateur, Napoléon) pour un formidable organisme d’émancipation visant à « apprendre à chacun à penser par soi-même » ; etc.
La catastrophe, c’est que la plupart des « écologistes » ne comprennent pas les origines (sociales) du désastre qu’ils ne perçoivent que partiellement et auxquels ils espèrent alors remédier sans s’attaquer à ses causes réelles.
Le « mouvement climat » possède désormais son film. Les politiciens actuels sont des incapables, il faut les secouer, il en faut de meilleurs, qui « écoutent la science », « écoutent les scientifiques », afin qu’enfin les plans technocratiques visant à rendre durable (décarboner) la civilisation industrielle soient appliqués. Faute de quoi on va tous crever. Ou plutôt, faute de quoi la civilisation industrielle risque de s’effondrer.
Décarboner l’exploitation et la domination sociale, décarboner l’exploitation (la destruction) de la nature. Décarboner le technocapitalisme. Quelle riche idée.
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D’aucuns prétendent voir dans Don’t Look Up une critique du capitalisme, voire du capitalisme technologique — oubliant un peu rapidement qu’ils l’interprètent ainsi à la lumière de leurs propres connaissances : tous les spectateurs netflixiens n’ont pas lu la Société du spectacle de Debord ou Le Sens des limites de Renaud Garcia. À d’autres, on rappellera que le fait de compter parmi ses protagonistes un chef d’entreprise avide, avare et irresponsable ou de mauvais industriels, mégalomaniaques, sans scrupules, etc., ne fait évidemment pas d’un film une critique du capitalisme. Le capitalisme, c’est un vaste système d’entr’exploitation sociale fondé sur la propriété privée, l’argent (notamment comme équivalent/aplatisseur universel), le travail, le salariat, la marchandise, la production de survaleur, l’État, etc. Pour la même raison, une critique de la finance, ou de quelque secteur industriel ou même de plusieurs secteurs industriels n’est pas une critique du capitalisme. Tout comme dénoncer la bêtise de certains dirigeants politiques voire de tout une classe politique n’est pas une critique de l’État (seulement de ces dirigeants ou de cette classe politique).
Il est assez consternant de voir nombre de soi-disant écologistes s’imaginer qu’une superproduction signée Netflix (ou Hollywood) pourrait bien être une critique pertinente du capitalisme, de l’État, de la technologie ou de quoi que ce soit. Il en va du cinéma, du film, comme de l’agroalimentaire : la grande industrie produit essentiellement, voire uniquement de la merde.
Enfin, fort aimablement, afin d’éviter de prendre nos désirs pour des réalités, nos interprétations subjectives pour des généralités, Leonardo DiCaprio nous résume le film. Il s’agit, nous dit-il, d’une « analogie de la société moderne et de notre incapacité à entendre et à écouter la vérité scientifique » (autrement dit : de l’incapacité de nos dirigeants à suivre, encore une fois, les recommandations technocratiques élaborées par les scientifiques afin de sauver la civilisation industrielle et ses scientifiques, à entamer une grande décarbonation de l’exploitation, de la dépossession et de la domination sociale, etc.). Soit, sans surprise, le credo du « mouvement climat » — mouvement essentiellement apolitique, antipolitique, regroupant aussi bien des jeunes étudiants d’ici et de là, des acteurs hollywoodiens, des maires de villes majeures, etc., un grand rassemblement d’idiots utiles du technocapitalisme.
Adam McKay, le réalisateur du film, explique, lui, que si le film a initialement été pensé comme une métaphore du comportement de la société industrielle face au réchauffement climatique, « ensuite, la pandémie a frappé. Cela a fait ressortir ce dont parle vraiment le film, à savoir la façon dont nous communiquons les uns avec les autres. Nous ne parvenons même plus à nous parler. Nous n’arrivons même plus à nous entendre. Il s’agit donc du changement climatique, mais au-delà, il s’agit de ce que l’internet, les téléphones portables, le monde moderne ont fait à notre façon de communiquer. »
S’il est bien sûr louable de dénoncer « ce que l’internet, les téléphones portables, le monde moderne ont fait à notre façon de communiquer », il y a différentes manières de le faire, plus ou moins superficielles, touchant plus ou moins au cœur de l’affaire, ou se contentant, comme le font les rares critiques grand public de ce problème, comme ce film, de suggérer un mésusage de ces instruments techniques (les téléphones portables, l’internet, etc.). La critique superficielle (tronquée) des téléphones portables et de l’internet, qui ne parvient pas à faire comprendre — ou occulte — en quoi ces appareils posent fondamentalement problème, pourquoi il ne s’agit pas d’un problème de mésusage, pose elle-même problème dans la mesure où elle induit en erreur, où elle ignore l’essentiel : à savoir que la technologie n’est pas neutre, qu’aucune technologie n’est neutre, que toute technologie possède des implications sociales et matérielles et que les hautes technologiques sont par définition, constitutivement, synonymes d’iniquités sociales et de nuisances écologiques.
Sortir un film fort confus, basé sur des idées capitalo- et techno-compatibles, avec un casting d’immenses stars, sur Netflix, le jour de Noël, pour (mal) dénoncer les problèmes de la communication modernes est incroyablement hypocrite. En tant que média et industrie de masse, le cinéma, et la culture de la célébrité qu’il favorise, participent lourdement à la propagande contemporaine, à l’entreprise d’abêtissement généralisée de la civilisation industrielle. Avec Don’t Look Up, la notoriété de richissimes icônes du star-system technocapitaliste va s’accroitre, Netflix va empocher un pognon de dingue, et la propagande absurde du « mouvement climat » va se propager davantage.
Le « mouvement climat » contre le mouvement écologiste
Le « mouvement climat » est né entre 2000 et 2010, avec la création de plusieurs ONG d’un nouveau genre, focalisées sur la « question climatique », comme 350 (.org), notamment fondée grâce à l’argent d’une des plus grandes familles de philanthrocapitalistes états-unien, les Rockefeller, ou comme le Global Call for Climate Action, également financé par les Rockefeller mais aussi par des fondations figurant elles-mêmes parmi les plus richement subventionnées (par des riches et des entreprises et d’autres fondations privées) au monde, comme la European Climate Foundation (financée, entre autres, par la William and Flora Hewlett Foundation, la Bloomberg Family Foundation, le Rockefeller Brothers Fund, la IKEA Foundation, etc.) ou la ClimateWorks Foundation (également financée par la William and Flora Hewlett Foundation, mais aussi par la David and Lucile Packard Foundation, le Bezos Earth Fund, Bloomberg Philanthropies, la fondation Ford, la IKEA Foundation, etc.).
Autrement dit, l’argent des ultra-riches et des multinationales qu’ils possèdent a permis, voire fabriqué ce « mouvement climat », ses marches hautement médiatiques (les médias appartiennent sinon aux mêmes intérêts financiers, au moins à la même classe sociale), etc.
Cela étant, l’argent des ultra-riches finançait déjà, avait déjà réussi à coopter une partie du mouvement écologiste, ou, disons, à créer de toutes pièces un mouvement écologiste d’un certain type. Les Amis de la Terre ont été créés en 1969 aux USA grâce au soutien financier de Robert O. Anderson, le fondateur et propriétaire de la compagnie pétrolière américaine ARCO. Le WWF a directement été pensé et créé (en 1961) par des riches, financé par des princes, etc.
Mais en parallèle (et aux antipodes) de cet écologisme lourdement financé existait, depuis les années 1930 en France, et sans doute ailleurs, un mouvement écologiste aux idées et aspirations réellement subversives, anticapitaliste, anti-industriel même (en partie), qui aspirait à préserver la nature (y compris pour elle-même), centré sur le vivant et non sur la civilisation, qu’incarnaient Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Pierre Fournier, le journal La Gueule Ouverte, la revue Survivre… et vivre fondée par Alexandre Grothendieck et ses amis, l’écoféminisme de Maria Mies et Vandana Shiva, etc.
Aujourd’hui, dans l’ensemble, il ne reste plus que le « mouvement climat ». Les grandes ONGE (les ONG environnementales) se sont plus ou moins alignées dessus. De richissimes acteurs hollywoodiens (netflixiens) comme Leonardo DiCaprio s’en réclament, le rejoignent. Ce qui n’a rien d’étonnant. Le « mouvement climat » n’a essentiellement aucune revendication anticapitaliste, ne s’intéresse pas vraiment à l’exploitation et à la domination sociale, aux classes sociales — il se contente de bavarder de quelque « justice sociale » derrière laquelle on trouve tout et rien. Adam McKay, le réalisateur de Don’t Look Up, fait partie de ce « mouvement climat », dont voici les principaux griefs et les principales revendications :
Nos dirigeants n’agissent pas comme il faut pour endiguer la crise climatique, ou pour adapter nos sociétés, la civilisation industrielle, au réchauffement climatique (c’est selon, parfois les deux mélangés). Ils n’écoutent pas la science. Ils n’écoutent pas les scientifiques. Ils ne développent pas assez vite et massivement les industries de production d’énergie dite renouvelable, verte, propre, décarbonée ou bas-carbone, l’industrie de capture et stockage du carbone. Ils ne désinvestissent pas assez vite des énergies fossiles. Le nucléaire, bon, pourquoi pas.
C’est-à-dire que ce mouvement d’imbéciles ne voit aucun problème fondamental dans le capitalisme, l’industrialisme, la technologie, la science, etc. Ce qui explique son financement, sa composition et sa présence médiatique. Les patrons de multinationales, les ultra-riches, les journalistes des grands médias comme le Guardian, le New York Times, les stars d’Hollywood, etc., ne sont évidemment pas anticapitalistes. Tous ces gens-là ont donc créé un mouvement écocapitaliste (pour un capitalisme industriel durable, vert, carboneutre), qui occupe tout le maigre espace médiatique alloué à l’écologie, et auquel, tristement, mais sans surprise, des gens de toutes conditions adhèrent (sans surprise étant donné que, comme l’ont noté Marx et Engels il y a longtemps : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toute époque, les pensées dominantes, autrement dit la classe matériellement dominante de la société y est aussi la puissance spirituellement dominante »).
Ce que tout ça signifie, pour faire au plus clair, c’est que Don’t Look Up est un film financé et réalisé par des écocapitalistes, pour des écocapitalistes, et encensé dans les médias écocapitalistes. Que le « mouvement climat » (mouvement écocapitaliste) n’a aucune chance de jamais mettre un terme au désastre écologique en cours, qu’il ne comprend que très partiellement, puisqu’il ne souhaite pas s’attaquer à ses causes mais au contraire encourage sa continuation sous couvert de lutte contre le réchauffement climatique, de rendre durable la civilisation industrielle — la principale chose qu’il essaie de sauver.
On rappellera, pour finir, que la science et les scientifiques, qu’Adam McKay et le mouvement climat célèbrent, sont responsables du réchauffement climatique qu’ils déplorent aujourd’hui, et plus généralement du ravage du monde et de l’expansion, de l’approfondissement et du renforcement modernes de l’exploitation sociale. Sans science et scientifiques, pas de hautes technologies, pas de voitures, pas de chevalets à pomper le pétrole, pas d’ordinateurs, pas de bombes atomiques, pas de tronçonneuses, pas de caméras de vidéosurveillance, pas de LBD, pas de gaz lacrymogènes, etc.
& aussi que ce n’est pas un hasard si la question posée à McKay indique une inquiétude pour « la survie de l’espèce humaine » plutôt que pour celle des forêts anciennes, plutôt que pour la préservation de la nature, l’arrêt de la destruction du monde. En outre, par « l’espèce humaine » McKay et son interviewer entendent évidemment « la civilisation » : peu leur importe les humains qui vivent en dehors de la société technologique. D’où la réponse de McKay centrée sur la science et la technologie.
Nicolas Casaux
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