« Diego Landivar, Alexandre Monnin et Emmanuel Bonnet sont tous trois enseignants chercheurs au Groupe ESC Clermont (respectivement en Economie/SHS, Philosophie, Sciences de Gestion). Ils sont membres d’Origens Media Lab, laboratoire de recherches et d’enquêtes sur l’Anthropocène où ils pilotent le projet Closing Worlds. Ce projet explore comment les organisations et institutions, et plus largement le “monde organisé” négocient, domestiquent ou subissent l’irruption de l’anthropocène. »
Il y a plus de 40 ans, dans son Précis de récupération publié en 1976, Jaime Semprun s’attaquait aux nombreux « récupérateurs » du moment, c’est-à-dire aux individus bien en vus, souvent en poste dans quelque institution prestigieuse (université, grandes écoles, etc.), qui se targuent de professer une analyse radicale des problèmes sociaux (mais souvent au moyen de propos forts obscurs, et en pillant, au passage, certains éléments de la critique révolutionnaire), et de formuler des solutions pour y remédier. Il notait :
« S’il est une lecture plus propre à persuader de l’inéluctable effondrement de cette société que celle des très nombreux ouvrages en exposant les diverses tares, c’est bien celle de ceux, plus nombreux encore, qui s’avisent d’y proposer quelque remède. »
Le remède, d’après nos trois experts de l’ESC Clermont ? « la fermeture, qui appelle un “art de la destauration”, à la fois savoir et pratique, visant à ne pas faire advenir certaines virtualités et à miner l’intensité de réalités existantes, à proposer une rupture avec les régimes sémiotiques du capitalisme qui projettent des mondes, ou encore à déployer des contre-enquêtes dans le sillage d’une dark ANT – une théorie renversée de l’acteur-réseau de Bruno Latour. » (Héritage et fermeture)
C’est-à-dire que l’optique « déconnexionniste et technosphérique » qu’ils nous proposent « invite ainsi à prolonger et actualiser la théorie de l’acteur-réseau. Mais cela suppose au préalable une série de torsions pour faire coïncider les exigences épistémiques de l’Anthropocène avec les opportunités natives de l’enquête sur la socio-matérialité. Alors que cette dernière avait, en partie du moins, vocation à expliquer l’innovation technologique, “ce qui advient” ou est “en train de se faire”, dans une filiation pragmatiste, dans un cadre où la maintenance et la panne, en tant que discontinuités provisoires, révélaient justement les concaténations socio-matérielles, la version dark ou “à rebours” de la théorie de l’acteur-réseau (ANT pour actor-network theory) proposée ici engage plutôt à repenser les infrastructures comme des objets à “détricoter” : un monde à défaire, et en train de se défaire, plutôt qu’un monde “en action” et continuellement en train de surgir. » (Héritage et fermeture)
Ce, car : « La Dark ANT permet ainsi d’appliquer les modes d’accès aux discontinuités matérielles (ce que Bruno Latour appelle les modes d’existence de la Référence et de la Reproduction) en les associant à un objectif de non-avènement. Le but n’est plus de comprendre pourquoi les choses arrivent, sont en action (la science, la technologie, le marché, etc., sur les terrains classiques de l’ANT), mais pourquoi elles n’arrivent pas. Notre intuition consiste ici à penser qu’il existe des actants bloquants dans différents terrains (autochtones ou modernes pour aller vite), limitant l’expansion (voire l’extractivisme) cosmologique des projets collectifs. À la différence des actants du schéma actantiel et des structures du récit dans la sémiotique, qui font tenir les cours d’action, les missions ou encore les projets nécessitant des rôles humains et non-humains ontologiquement stables, ces actants viennent plutôt faire échouer les histoires, voire soutenir des bifurcations dans la manière de penser l’action d’une histoire. Ces actants bloquants sont davantage que des discontinuités dans une concaténation d’humains et non-humains. Ce sont des entités qui cassent les associations et les empêchent de se déployer à l’infini : ils mettent en échec le schéma actantiel, en empêchant autant le réseau d’associations de se faire que les projections expansionnistes de déboucher. Ils sont les garants d’une sobriété cosmologique en quelque sorte. » (Héritage et fermeture)
Je vous rassure : les humains du futur ne comprendront pas plus que nous ces étonnants hiéroglyphes universitaires.
Dans une tribune publiée sur le site du quotidien Le Monde, dans laquelle ils s’efforcent de faire plus clair, nos spécialistes en défuturation affirment que « plus que d’un renversement théorique ou d’une réforme impossible du capitalisme, nous avons besoin de le fermer concrètement ». « Fermer » le capitalisme. C’est osé. On approuve. Seulement, un peu plus loin dans la même tribune, ils écrivent : « Nos institutions démocratiques, nos systèmes assurantiels, mutualistes ou encore nos services publics devront désormais être reconfigurés pour cette nouvelle ère climatique. » Or « reconfigurer », ce n’est pas « fermer ». Il aura suffi de quelques lignes. (Et aussi, quelles « institutions démocratiques » ?!)
Cette ambiguïté (ou ce double langage, selon qu’on leur laisse ou non le bénéfice du doute) se retrouve partout dans leurs ouvrages et leurs tribunes. D’un côté il faudrait « fermer » des choses, voire le capitalisme lui-même, peut-être même l’État, mais rien n’est très sûr. De l’autre il s’agit de « réorienter », de « reconfigurer », de « réaffecter », d’adopter une « optique redirectionniste ».
Jaime Semprun ajoutait, à propos du « récupérateur » typique qu’il traite « la seule matière première que cette société n’épuise pas mais accumule toujours plus massivement : l’insatisfaction devant ses résultats désastreux. Mais n’étant lui-même qu’un fragment dérisoire de ces résultats désastreux, il la traite de manière insatisfaisante. Son public est donc très exactement composé par ceux qui peuvent faire semblant de se satisfaire de ses fausses audaces, comme ils font semblant d’être satisfaits par toutes les marchandises qu’ils consomment : les cadres, qui veulent aujourd’hui […] posséder à la fois le bonheur de la soumission et le prestige du refus. Et leur bonheur est aussi faux que leur refus, et aussi mal simulé. Mais si le récupérateur pense pour les cadres, il n’est lui-même qu’un cadre qui pense, c’est tout dire. »
Il remarquait aussi que puisqu’il « faut tout de même prendre la nouveauté là où elle se trouve, la récupération procède en isolant un aspect de la critique révolutionnaire, propre à être figé en nouveau système d’analyse […]. » Mais si les récupérateurs pillent la critique révolutionnaire, ils affirment néanmoins « l’impossibilité et l’inutilité de la révolution sociale, que les masses malencontreusement assez abusées pour la désirer feraient mieux de remplacer sans tarder par l’adhésion à leurs débiles gimmicks […]. »
Les experts en « désinnovation » de l’ESC Clermont ne dérogent pas à la règle. Ils soutiennent dans leur livre Héritage et fermeture que « la technique révolutionnaire est en crise. Moins parce que les instruments de l’insurrection sont épuisés (nous n’adresserons pas ici de critique aux modes d’action révolutionnaires ou insurrectionnels), que parce que les formes révolutionnaires offrent peu de pistes techniques pour le démantèlement et la fermeture dans un monde à la fois hyper-colonisé, comme nous venons de le voir, et en ruines. »
La révolution, non, bien entendu, surtout pas. L’important est de « de faire émerger des leviers concrets, dont – on le voit bien à travers nos enquêtes – les organisations et les institutions, en particulier les collectivités publiques, ont besoin ». Car les organisations, les institutions et les collectivités publiques (l’État ?) sont nos alliées, et souhaitent ou vont certainement toutes vouloir s’autodémanteler intégralement. Bon sang, mais c’est bien sûr.
« Pour nous auto-caricaturer, nous demandons aux entreprises qu’elles nous financent pour les fermer », explique Alexandre Monnin, juste avant d’ajouter qu’il s’agit, « plus précisément » de « désaffecter ce qui, chez elle, n’est plus soutenable, pour le réaffecter à autre chose ». « Fermer » et « réaffecter », est-ce bien la même chose ? Grotesque usage d’une prétention à la radicalité (la « fermeture »), toute de façade, qui ne dissimule même pas vraiment une proposition finalement banale de « réorientation ».
D’ailleurs, nous explique Monnin : « Cela a finalement abouti à la création d’un nouveau master, “Stratégie et design pour l’anthropocène”, prévu pour la rentrée 2020. Cette formation, soutenue par 17 organisations dont l’ONU, Michelin, la région Bretagne, le Shift Projet ou le Low Tech Lab, aura pour objectif de faire émerger des profils de “redirectionnistes” dans les entreprises, pour y piloter les transformations écologiques de rupture. L’idée est que ces futurs collaborateurs ne soient pas simplement des chargés de RSE, mais des personnes en mesure de porter des questions de stratégie, avec l’Anthropocène pour horizon. Comment passer d’une boite de high tech à une boîte de low tech ? Comment transformer une entreprise qui fait du lean management en une entreprise qui aligne sa production sur la disponibilité des matières premières locales, et sur les limites planétaires globales ? »
« Nos clients sont les patrons effondrés », explique Alexandre Monnin. C’est-à-dire, explicite Hubert Guillaud pour InternetActu, « ceux qui commencent à comprendre et à vivre l’effroi catastrophique, à l’image du PDG d’Axa, qui, dès 2015, soulignait qu’un monde à +4 degrés ne serait plus assurable ». Mince alors ! Pauvres assureurs !
La « voie redictionniste » que proposent Landivar, Monnin et Bonnet « nécessite la création de nouvelles prises conceptuelles (la désinnovation, la déscalarité, la délogistisation, la dé-organisation, etc.), de nouvelles techniques, de nouveaux métiers, de nouvelles formes administratives, mais aussi de nouvelles formes d’action publique (de nouveaux régimes assurantiels, de nouvelles solidarités, etc.) ». Parce qu’il faut, bien entendu, innover dans l’anti-innovation (la « désinnovation »). Ou comment s’inscrire dans la fameuse « destruction créatrice » (ou création destructrice) du capitalisme. « Les grandes écoles doivent former à la “redirection écologique” », expliquent-ils dans une autre tribune publiée sur le site web du journal Le Monde.
(Ce qui rappelle la proposition hautement judicieuse de ces autres chercheurs dans un texte pourtant intitulé « Désétatiser nos imaginaires politiques et nos savoirs scientifiques » publié sur le site de la revue Terrestres : « Si nous voulons combattre la situation d’effondrement environnemental en donnant des outils conceptuels et pratiques aux générations qui auront à affronter ce défi, alors nous devons repenser intégralement l’enseignement de l’école primaire au supérieur. » On se demande alors si ces gens, ces universitaires, réalisent ce qu’est l’institution scolaire, quelle est sa raison d’être, qui elle sert, ce qu’elle sert. Comment ne voient-ils pas que de tels souhaits ne valent pas beaucoup plus qu’une lettre au père Noël ?!)
Somme toute, derrière les prétentions radicales de « fermeture » du capitalisme et le baratin académique illisible de nos champions de la « désincubation » se trouve surtout un appel à « faire atterrir » la société industrielle (c’est-à-dire le capitalisme), « dans le périmètre des limites planétaires ». Autrement dit, il s’agit pour l’essentiel de propositions destinées aux patrons et aux institutions visant à rendre le capitalisme compatible avec les « limites planétaires », les ressources finies de la Terre.
Bien entendu, les patrons et les institutions n’ont, pour l’essentiel, pas grand-chose à faire de telles propositions. Certains apprécieront cependant l’offre et sponsoriseront, comme l’ONU et Michelin, leur master en « stratégie et design pour l’anthropocène » se proposant de « répondre à un impératif d’anticipation qui touche l’ensemble des activités socio-économiques, en formant des professionnels de différents domaines principalement associés au design et la gestion stratégique avec pour objectif : de développer des moyens d’action pour transformer les organisations, d’adopter une approche prospective, de prendre en compte les perturbations écologiques liées à l’anthropocène. »
Ce qui, certes, nous fait une belle jambe. Mais rien de très sérieux pour envisager de mettre un terme au désastre en cours. Désastre qui ne relève pas simplement d’une incompatibilité du capitalisme avec l’écologie planétaire, mais de l’existence tout entière du capitalisme et des institutions dominantes, États y compris, en raison de tout ce qu’elle implique de dépossession, d’injustices, etc. Mais bon, il faut bien manger. Et force est de reconnaitre que les institutions et les entreprises payent davantage que le travail révolutionnaire (ingrat, fastidieux, complexe). René Riesel et Jaime Semprun observaient, dans leur livre ‘Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable’, que ceux qui formulent des propositions ou des appels comme ceux de nos trois réorienteurs de l’ESC Clermont, « forts de leur expérience dans l’Université, l’industrie ou l’expertise (c’est, comme on s’en félicite, la même chose), […] rêvent seulement d’être nommés à la tête d’institutions ad hoc » — ou d’être embauchés par quelque institution ou entreprise en vue de l’aider à s’adapter aux défis de « l’anthropocène ».
Bien entendu, ces trois défutureurs de l’ESC Clermont sont loin d’être les pires ennemis du genre humain. Démanteler le capitalisme, la société industrielle, fermer le capitalisme, serait extrêmement souhaitable. Mais s’il importe de discuter leurs propos, comme ceux des « récupérateurs » en général, c’est justement parce qu’ils flirtent avec des revendications réellement radicales qu’ils rejettent cependant au profit de banalités relativement inoffensives.
Selon toute logique, si nous voulons résoudre les problèmes présents, nous devons commencer par les saisir, les définir de manière suffisamment claire. Saisir ce qui pose problème, pourquoi cela pose problème, et ce qui peut être fait. Le capitalisme pose-t-il problème ? Et d’ailleurs qu’est-ce exactement que le capitalisme ? Nos seuls problèmes sont-ils d’ordre écologique ou y a‑t-il autre chose ? Existe-t-il des dénominateurs communs aux nombreux problèmes d’aujourd’hui ? Peut-on compter sur les organisations, les institutions et les collectivités publiques pour résoudre les problèmes qu’elles causent manifestement ? Le livre de Landivar, Monnin et Bonnet ne répond pas à ces questions, ne les pose même pas.
Et si nous devions bel et bien parvenir à la conclusion que le capitalisme (ou la civilisation industrielle, il s’agit, présentement, d’une seule et même chose dans la perspective analytique à laquelle j’adhère) pose fondamentalement problème, que nous souhaitons réellement le « fermer » (pas le « réorienter », le « réaffecter », le « déscalariser » ou le « reconfigurer »), il nous faudrait aussi réaliser que seul un mouvement social révolutionnaire puissant et déterminé pourrait en venir à bout. (Déterminé, entre autres choses, à s’opposer aux institutions auxquelles les « désincubateurs » font appel ou qui les salarient.)
Nicolas Casaux
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