À propos de quelques naïvetés bien trop répandues
Aujourd’hui, en France et ailleurs, la plupart des « écologistes » non seulement ne s’opposent (évidemment) pas à la civilisation, à l’industrie, au capitalisme et à l’État, comptant même sur ce dernier pour résoudre les problèmes des temps présents — tels qu’ils les perçoivent et définissent. C’est-à-dire qu’en général, ils espèrent que les dirigeants politiques fassent en sorte que les émissions de gaz à effet de serre diminuent drastiquement, « décarbonent » l’économie, ordonnent un grand chantier national de BTP de « rénovation thermique » de tous les logements, instaurent tout un ensemble de mesures visant à limiter et réduire les émissions de GES, développent massivement les « énergies renouvelables » (fassent construire plein de centrales de production d’énergie dite verte/propre/renouvelable) et autres technologies dites vertes.
L’iniquité fondamentale de la propriété privée, foncière, héréditaire, le caractère anti-écologique de toutes les industries existantes, y compris des industries qui produisent les appareils à produire de l’énergie verte/propre/renouvelable (industries des panneaux solaires photovoltaïques, des éoliennes, des barrages hydroélectriques, etc.), le caractère hiérarchique de la société de masse fabriquée par l’État, la dépossession, l’aliénation, la servitude salariale, la voracité infinie du capitalisme, le caractère autoritaire de la technologie, etc., bref, l’essentiel du désastre leur passe, semble-t-il, à côté.
Mais arrêtons-nous ici sur un point spécifique : leur rapport à l’État — leur croyance à l’État. L’historien Howard Zinn s’efforçait de rappeler (il emploie le terme « gouvernement », mais « l’État » fonctionnerait tout aussi bien) :
« Les gouvernements ne s’en chargeront jamais ! Il ne faut jamais compter sur les gouvernements pour faire avancer les causes de la paix, de la justice, des droits humains ! Au cours de l’histoire humaine, on n’a jamais pu compter sur les gouvernements pour s’occuper des besoins fondamentaux des gens. Après tout, les gouvernements n’ont pas été créés pour cela. Les gouvernements ont été instaurés pour servir certains intérêts, qui ne sont pas ceux des populations. Il est très important que les gens comprennent cela ! Ceux qui ont des croyances naïves, celles avec lesquelles on grandit souvent dans ce pays, comme quoi “le gouvernement est notre ami”… Non ! Le gouvernement n’est pas notre ami ! »
Effectivement, le gouvernement, ou l’État, est notre ennemi. Il a toujours été l’ennemi des populations. Et dans l’ensemble, tous les écolos (ou les socialistes) qui ont un jour cru possible de « changer les choses de l’intérieur », de faire en sorte que l’État fasse le bien (ils ont été un certain nombre, déjà, depuis des décennies), ont pitoyablement échoué — mais ont parfois réussi à obtenir quelques miettes de notoriété, quelques postes au sein de l’appareil du pouvoir, et à gratter des thunes leur permettant de mener une existence confortable.
Ce qu’il semble souvent manquer aux écologistes type « mouvement climat » et autres partisans d’une civilisation industrielle verte et bio, c’est donc, tout simplement, une compréhension sérieuse de ce qu’est l’État (Frédéric Dufoing propose ici des rappels importants).
Plusieurs choses peuvent nous aider à dissiper les illusions et naïvetés communes au sujet de l’État (français, par exemple). D’abord, l’étude de l’histoire de sa formation (depuis le Royaume de France jusqu’à la première « République ») : des violences, des guerres, des violences, et davantage de violences. Ensuite, l’étude de la manière dont il a toujours traité les populations pauvres à l’intérieur de ses frontières : des violences, des violences et davantage de violences. Aussi, la manière dont il a assuré (et dont il assure) sa prospérité au moyen de la colonisation (Françafrique, etc.) : des violences, des guerres, des violences et davantage de violences.
On en voit d’ailleurs, ces temps-ci, qui, réagissant à l’actualité, en profitent pour souligner combien il fait meilleur vivre en France qu’au Talibanistan, combien il serait absurde de qualifier de « dictature » cette douce France en regard de la dictature des Talibans en Afghanistan. C’est en partie vrai, et en partie idiot. Comme le note Zygmunt Bauman, depuis la mondialisation du système capitaliste, de l’économie :
« […] tout ce qui se produit à un endroit donné influe sur la vie, les espoirs et les attentes des hommes dans le reste du monde. Rien ne peut être raisonnablement considéré comme appartenant à un “ailleurs” matériel. Rien n’est réellement ou ne peut demeurer longtemps hors d’atteinte, indifférent à tout le reste. Le bien-être d’une société n’est jamais sans lien avec la misère d’une autre. Pour reprendre la formule succincte de Milan Kundera, cette “unité de l’humanité” qu’entraîne la mondialisation signifie surtout que “personne ne peut s’échapper nulle part”. »
Autrement dit, d’une certaine manière, il n’existe plus qu’un seul gigantesque système social, planétaire, qui s’avère moins dur, moins violent, moins ostensiblement autoritaire dans certains endroits parce qu’il l’est davantage dans d’autres. Pour le dire encore autrement, ceux qui chantent les louanges du régime politique français pour la raison qu’il serait moins pire que d’autres ailleurs sont en réalité en train de se réjouir des terribles exactions de ces régimes pires qui existent ailleurs : la glorieuse France ne serait pas ce qu’elle est sans ses colonies (ou néocolonies) africaines, sans les horreurs (commanditées par la France) qui s’y sont produites, et qui continuent de s’y produire. Mondialisation oblige, la France commerce d’ailleurs depuis longtemps avec l’Afghanistan :
« Le commerce bilatéral franco-afghan demeure faible en raison principalement des conditions de sécurité. Il génère néanmoins un solde positif depuis 2001. Après des baisses en 2013 et 2014 (45 millions d’euros en 2012 ; 25 millions d’euros en 2013 ; 17 millions d’euros en 2014), les exportations françaises vers l’Afghanistan ont repris en 2015, atteignant 21,8 millions d’euros. Les trois principaux postes français à l’exportation vers Afghanistan sont les produits des industries agroalimentaires, les produits pharmaceutiques et équipements. »
En outre, la France entretient d’importantes relations marchandes avec les Émirats arabes unis (lesquels constituent le principal partenaire commercial de l’Afghanistan : « En 2019, l’Afghanistan a exporté près d’un milliard de dollars d’or vers les Émirats arabes unis ») :
« Les relations [entre la France et les Émirats arabes unis], dans un premier temps limitées aux hydrocarbures et aux coopérations de sécurité, couvrent aujourd’hui un large spectre : coopération culturelle et universitaire, stationnement de forces françaises permanentes à Abou Dabi, projets conjoints dans le domaine des énergies renouvelables, coopération dans les domaines des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle, de la sécurité alimentaire, de la santé et du spatial, etc. Les consultations au plus haut niveau sont régulières et le Dialogue stratégique mis en place en 2012 permet un suivi opérationnel des principaux projets structurant la relation bilatérale. Le 3 juin 2020, la France et les Émirats arabes unis ont ainsi adopté une nouvelle feuille de route pour la prochaine décennie de leur partenariat stratégique (2020–2030). […] Avec 3,3 milliards d’euros d’exportations françaises vers les Émirats, la Fédération est notre 2ème débouché dans le Golfe. Le volume des échanges commerciaux bilatéraux s’est établi à 4,8 milliards d’euros en 2019, en hausse après cinq années de baisse consécutive. Nos exportations vers les Émirats sont diversifiées : les trois premiers secteurs exportateurs (plus de 70 % de nos ventes) sont les biens d’équipements, les produits chimiques, parfums et cosmétiques et enfin les produits textiles et habillement. A l’inverse, les importations (estimées à 1,5 milliard d’euros) sont dominées par les hydrocarbures. Les Émirats accueillent aujourd’hui plus de 600 implantations de sociétés françaises (+10% par an), dont la majorité des grands groupes du CAC 40. En France, les Émirats sont le deuxième pays investisseur du Conseil de coopération du Golfe après le Qatar. »
La France entretient également d’excellentes relations commerciales avec le Qatar (petite dictature entretenant de bonnes relations avec les Talibans), ses « échanges commerciaux avec le Qatar se sont élevés à 4,5 Mds EUR en 2019, un montant en hausse de 28% par rapport à 2018 faisant du Qatar le 2e client de la France au Proche et Moyen-Orient. Avec 3,2 Mds EUR d’excédent commercial, l’émirat constitue le cinquième excédent commercial français. La France demeure également un récipiendaire important des investissements directs qatariens (environ 25 Mds d’euros), derrière le Royaume-Unis mais devant les États-Unis. Le fonds d’investissements bilatéral “Future French Champions”, doté de 300 millions d’euros et dont l’un des objectifs est d’investir dans les PME et ETI françaises innovantes, a été créé en 2013. Il s’agit d’un partenariat entre la Bpifrance (ex-CDC IC dont les activités ont été transférées à Bpifrance fin 2018) et le fonds souverain Qatar Investment Authority. À ce jour, plus de 120 implantations françaises sont recensées au Qatar dont une grande partie des entreprises du CAC 40 et des grands groupes français. »
Les amis de nos amis sont-ils nos ennemis ? Quoi qu’il en soit, une chose est sûre. Le coût réel, les coûts sociaux et environnementaux de la formidable liberté des Français sont innombrables et impliquent de diverses manières les régimes politiques horribles que certains déplorent comme s’ils n’avaient rien à voir avec.
D’ailleurs, si l’on se base sur la définition de « dictature » que donne le dictionnaire, soit un « régime politique dans lequel le pouvoir est entre les mains d’un seul homme ou d’un groupe restreint qui en use de manière discrétionnaire » (CNRTL), il ne paraît pas effarant de considérer que cela caractérise relativement bien l’État français — comme tous les autres États, comme l’État en général et, plus largement, comme la civilisation industrielle mondialisée. Certes, en France, le « groupe restreint » qui possède le « pouvoir » ne peut en user de manière totalement discrétionnaire — sans doute beaucoup moins que les dirigeants talibans. Peut-être serait-il plus judicieux de considérer qu’il existe des dictatures plus ou moins violentes, plus ou moins dures, que de refuser catégoriquement de considérer la France comme une dictature pour la seule raison qu’on y est plus en sécurité et plus libre qu’en Afghanistan. « Ce n’est pas une dictature ici parce que c’est pire là-bas », c’est assez léger.
Au bout du compte, ceux qui exaltent le régime politique français en comparaison de l’afghan se réjouissent du fait de vivre dans une dictature douce, impérialiste, matrice du genre de dictatures dures qu’ils déplorent (c’est à cause de la France que nombre de dictatures dures virent le jour et se perpétuèrent en Afrique). Mieux vaut vivre dans les pays (France ou États-Unis) — dictatures douces — qui fabriquent des dictatures dures que dans ces dictatures dures ! Oui, certes ! (Réjouissons-nous car nous ne savons pas ce que fomentent actuellement les services secrets de l’État français !)
Mais laissons ici cette digression. Pour en revenir à la nature de l’État (par exemple français) : il importe également de considérer la manière dont il a toujours réprimé les mouvements sociaux cherchant à s’opposer aux injustices qu’il impose au quotidien : des violences, des violences et davantage de violences. Le déferlement de violences à l’encontre des gilets jaunes est également instructif. Le fait est que l’État n’hésite jamais à employer la violence contre ceux qui dérangent ses plans.
Alors, bien entendu, si votre objectif consiste simplement à réclamer ce que l’État compte de toutes façons imposer (le développement des énergies dites vertes ou propres, la « carboneutralité », etc.), vous n’avez pas beaucoup de souci à vous faire.
Mais dès lors qu’on souhaite s’opposer de quelque manière à ses plans, à des projets industriels (prétendument verts ou non), ou qu’on souhaite réellement mettre un terme au désastre social et écologique, il faut bien réaliser que cela implique, selon toute probabilité, un combat révolutionnaire contre l’État (visant non pas à s’emparer de l’État, comme le souhaite la gauche « néoléniniste » à la Andreas Malm et Frédéric Lordon, mais à le détruire).
Nicolas Casaux
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