Dans son livre Physique et philosophie, le physicien allemand Werner Heisenberg, qui mena des recherches dans le domaine du nucléaire, collabora potentiellement avec les nazis (le sujet est controversé), et compta parmi les fondateurs de la mécanique quantique (reçut pour ça le prix Nobel de physique en 1932), affirme, à propos du développement de la science et de la technologie et de l’expansion de la civilisation industrielle :
« L’immense succès de cet agrégat de science et de technique conduisit à une forte prépondérance des nations et communautés où prospérait ce genre d’activité humaine ; il s’ensuivit, conséquence bien normale, que les nations que leurs traditions n’auraient pas poussées vers ces sciences et techniques durent s’y livrer aussi. Les moyens modernes de communication et de commerce international complétèrent enfin ce processus de développement de la civilisation technique. Il est indubitable que cette civilisation a changé fondamentalement les conditions de vie sur notre globe, qu’on l’approuve ou non, qu’on considère cela comme un danger ou un progrès, il faut bien admettre que ce processus a depuis longtemps échappé à tout contrôle des forces humaines. Il faut plutôt le considérer comme un processus biologique à immense échelle par lequel les structures actives de l’organisme humain empiètent sur de plus grands domaines de la matière et transforment celle-ci en un état qui convient à la population humaine croissante. »
Dans un autre livre, publié en français sous le titre La Partie et le tout, il s’appuie sur cette croyance en une sorte de fatalité du cours des choses pour dédouaner le scientifique de toute responsabilité quant à ses agissements :
« L’après-midi du 6 août 1945, Karl Wirtz vint brusquement me trouver [ils étaient alors prisonniers des Alliés] en me disant qu’il venait d’entendre à la radio qu’une bombe atomique avait été lancée sur la ville japonaise d’Hiroshima. Tout d’abord, je ne voulus pas croire à cette nouvelle ; car j’étais certain que, pour fabriquer des bombes atomiques, un énorme effort technique, coûtant peut-être de nombreux milliards de dollars, aurait été nécessaire. Psychologiquement aussi, je trouvais improbable que les atomistes américains, que je connaissais bien, eussent pu mettre toutes leurs forces au service d’un tel projet ; j’étais donc disposé à croire les physiciens américains chargés de nous interroger, plutôt qu’un speaker de la radio qui était peut-être chargé en l’occurrence de diffuser une propagande quelconque. D’autre part, on m’avait dit que le mot “uranium” n’avait pas été utilisé dans l’information donnée par la radio. Ce fait me semblait suggérer que, en parlant de “bombe atomique”, on avait peut-être voulu parler d’autre chose. Ce ne fut que le soir, lorsque le speaker se mit à décrire l’immense effort technique qui avait été accompli pour fabriquer la bombe, que je dus me résigner au fait que les progrès de la physique atomique, progrès auxquels j’avais été associé pendant vingt-cinq ans, venaient d’entraîner la mort de plus de cent mille êtres humains.
Comme on peut le comprendre, c’est Otto Hahn qui était de nous tous le plus profondément affecté. La fission de l’uranium avait été sa plus importante découverte scientifique ; elle avait constitué le pas décisif, et jusque-là tout à fait imprévu, en direction de la technique atomique. Et ce pas venait maintenant d’avoir pour conséquence la destruction, dans des circonstances horribles, d’une grande ville et de sa population, d’êtres humains désarmés dont la plupart n’étaient pas coupables d’avoir déclenché la guerre. Hahn se retira dans sa chambre, très ébranlé, et nous nous demandâmes réellement avec inquiétude s’il n’essaierait pas d’attenter à ses jours. Dans notre excitation, nous prononçâmes sans doute ce soir-là mainte parole irréfléchie. Ce n’est que le jour suivant que nous réussîmes à mettre de l’ordre dans nos pensées, et à discuter de façon plus raisonnable de ce qui s’était produit.
Derrière la maison de Farm-Hall, une vieille bâtisse en briques rouges, se trouvait une pelouse quelque peu négligée où nous avions l’habitude de jouer au ballon. Entre cette pelouse et le mur couvert de lierre, qui séparait la propriété du jardin voisin, se trouvait un long parterre de roses dont l’entretien était assuré en particulier par Gerlach. Le chemin entourant ce parterre de roses jouait pour nous prisonniers un rôle à peu près semblable à celui du chemin de croix dans les cloîtres du Moyen Âge. C’était le meilleur endroit pour des conversations à deux. Pendant la matinée du lendemain de la terrible nouvelle, Carl Friedrich et moi nous y promenâmes longtemps en réfléchissant et en discutant. La conversation commença par tourner autour de nos préoccupations concernant Otto Hahn. Carl Friedrich m’adressa une question difficile :
“On comprend bien qu’Otto Hahn soit désespéré de ce que sa plus grande découverte scientifique soit maintenant marquée du sceau de cette catastrophe inimaginable. Mais a‑t-il un motif de se sentir coupable à un titre quelconque ? Doit-il se sentir plus coupable que n’importe lequel d’entre nous qui avons tous travaillé en physique atomique ? Portons-nous tous une certaine responsabilité dans ce malheur, et quelle est cette responsabilité ?”
— Je ne crois pas, essayai-je de répondre, que cela ait un sens d’employer ici le mot “coupable”, même si d’une certaine façon nous sommes effectivement impliqués dans toute cette relation de cause à effet. Otto Hahn et nous tous avons participé au développement de la science moderne. Ce développement constitue un processus vital que l’humanité, du moins en Europe, a décidé d’assumer — ou, disons plus prudemment, a accepté d’assumer — depuis plusieurs siècles déjà. Nous savons par expérience que ce processus peut avoir des conséquences bonnes ou mauvaises. Mais nous étions convaincus — et c’était là en particulier la croyance au progrès du XIXe siècle — que, à mesure que notre savoir s’accroîtrait, le bien l’emporterait sur le mal, et que d’éventuelles conséquences néfastes pourraient être neutralisées. Avant la découverte de Hahn, ni celui-ci ni aucun autre d’entre nous n’a pu songer sérieusement à la possibilité de bombes atomiques, car la physique d’alors ne faisait apparaitre aucun chemin dans une telle direction. D’avoir participé à ce processus vital du développement de la science ne peut pas être regardé comme une action coupable. […] si nous regardons le développement de la science comme un processus historique à l’échelle mondiale, ta question évoque le vieux problème concernant le rôle de l’individu dans l’histoire. Certainement, là aussi, il faut admettre qu’au fond les individus sont dans une large mesure remplaçables. Si Einstein n’avait pas découvert la théorie de la relativité, elle aurait peut-être été plus tard formulée par d’autres, peut-être par Poincaré ou par Lorentz. Si Hahn n’avait pas trouvé la fission de l’uranium, Fermi ou Joliot aurait peut-être découvert ce phénomène quelques années plus tard. Je crois qu’on ne diminue pas les grandes performances des individus en faisant une constatation semblable. Mais, dès lots, on ne peut pas attribuer à l’individu qui accomplit réellement le pas décisif une responsabilité plus grande, en ce qui concerne les conséquences de sa découverte, qu’à tous les autres qui, peut-être, auraient pu aussi bien faire ce pas. »
L’absurdité et l’immoralité de ce raisonnement, sorte de défausse sur l’autel du destin, de démission face à une puissance perçue comme surnaturelle, surhumaine, qui ne constitue pourtant que la somme de telles démissions humaines devant l’ordre qu’imposent certains êtres humains, devraient sauter aux yeux. Le « processus » dont parle Heisenberg — l’expansion de la civilisation technologique — n’a pas « depuis longtemps échappé à tout contrôle des forces humaines ». Une telle idée revient à l’imaginer animé d’une volonté propre, à lui conférer une vie propre, occulte et nie ce fait pourtant évident qu’il découle de volontés spécifiques d’êtres humains spécifiques. Non, ce « processus », la majorité des êtres humains ont depuis longtemps renoncé à le contrôler, y renoncent encore, choisissent plutôt de se soumettre aux dynamiques existantes, de ne pas s’opposer à la fuite en avant chaotiquement orchestrée par les gouvernants, chefs d’État et grands patrons. Il n’a rien d’inéluctable, de surnaturel.
Bernard Charbonneau notait que « c’est sous la forme de la démission que se manifeste la vie politique : démission du peuple entre les mains de ses représentants, démission de la majorité parlementaire entre les mains de son gouvernement, démission des hommes de gouvernement devant la nécessité politique incarnée par les grands commis de l’administration » (L’État). « L’État totalitaire n’est pas autre chose qu’une concrétisation de la démission totale de l’homme. » Son ami Jacques Ellul remarquait pareillement : « L’État s’est développé par soi exactement dans la mesure où l’homme a cédé, bien plus : a désiré qu’il en soit ainsi. La force des choses fonctionne, aveugle, dans l’exacte mesure où l’homme démissionne. »
À propos du bombardement atomique du Japon, Charbonneau observait :
« Si les Japonais n’ont pas bombardé les villes des États-Unis, c’est faute de moyens et si les États-Unis ont lancé la bombe sur Hiroshima, c’est bien pour l’avoir inventée. Pour donner tout sens à la machine la plus terrible de la guerre, il fallait qu’elle fût conçue par les politiciens et les savants d’une nation dite chrétienne. Il fallait qu’elle fût lancée au nom du bonheur des hommes. Il n’y a pas de Japonais, il n’y a pas d’Américains, il y a la bombe, il y a la guerre et ses moyens de plus en plus perfectionnés. Le peuple qui les accepte n’est plus qu’un instrument et l’homme le rouage de la machine à faire le mal. À qui la faute ? Au pilote de l’avion ? Il n’a pas lancé la bombe. Au bombardier ? C’est le pilote qui l’avait mené. Au général ? Il ne faisait qu’exécuter un ordre supérieur et justement ce jour-là, il était malade : c’est un sous-ordre qui … Au président Truman ? C’était Roosevelt qui avait mis les choses en train, et il était bien obligé d’agir puisqu’il était dans les intentions d’Hitler… Aux ouvriers ? Là aussi le travail était trop divisé et ils ignoraient qu’ils fabriquaient la bombe. La chose s’est faite automatiquement. Qui peut-on qualifier de responsable ? Tous ceux qui n’ont pas voulu devenir responsables. »
Que chacun soit tenu responsable des actes qu’il a entrepris, qu’il entreprend, qu’il ordonne. Ce faisant, la responsabilité écrasante de certains — présidents, chefs d’État, gouvernants divers et variés, dirigeants d’entreprises — dans le présent désastre apparaitrait nettement. Charbonneau ajoutait :
« Il nous faut reprendre la maîtrise de nos moyens. Si nous ne réduisons pas le progrès technique au rang d’instrument, et c’est cela la signification de la bombe atomique, nous périrons broyés par les forces que nous aurons déchaînées. […] Nous devons réapprendre à considérer les techniques (et même la politique, cette technique) comme des moyens. Non pas contre l’État, contre la Machine, car ce serait leur reconnaître une divinité diabolique que les choses mortes n’ont point, mais contre l’attitude humaine qui les accepte comme un donné incontrôlable, comme la structure et le sens de la vie, contre ceux qui confondent l’accroissement de puissance qu’elles nous accordent et le perfectionnement humain. »
Nicolas Casaux
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