Le pouvoir de la bourse — Prabhat PATNAIK

Le pouvoir de la bourse — Prabhat PATNAIK

On peut penser que le fascisme communautaire n’est pas désidéologisant ; il introduit dans l’esprit des gens une idéologie communautaire, qui est une idéologie comme une autre. Mais c’est une erreur.

Il est communément admis que, quel que soit le nombre de sièges obtenus lors des prochaines élections législatives, le prochain gouvernement au centre sera formé par le parti ayant la plus grosse bourse en attirant dans son camp un nombre suffisant de législateurs nouvellement élus. Cette perception découle de ce qui s’est passé récemment dans plusieurs États, et qui représente la marchandisation de la politique. Cette marchandisation implique que le pouvoir politique revient au parti qui a le plus gros budget ; peu importe qui les gens élisent, puisqu’un grand nombre des élus finissent par se retrouver dans le camp du parti qui a le plus gros budget. L’importance de l’argent dans les élections, dans la détermination de leur résultat, non seulement en Inde mais aussi ailleurs, est un fait bien connu depuis longtemps ; ce qui est nouveau, avec la marchandisation de la politique, c’est que le résultat des élections lui-même n’a plus d’importance.

L’expansion de la marchandisation est immanente au capitalisme ; son éventuelle incursion dans la politique n’est donc pas surprenante. Elle représente une inversion complète de la «nouvelle» idéologie libérale, par opposition au libéralisme classique, qui a émergé avec John Maynard Keynes et a été largement répandue depuis lors. Selon cette idéologie, si le capitalisme de laissez-faire est imparfait, notamment parce qu’il maintient de grandes masses de travailleurs au chômage, l’intervention d’un État démocratique peut corriger ses défauts ; le capitalisme peut être modifié pour devenir plus humain grâce à l’intervention de l’État.

Cette idéologie, bien sûr, est en recul depuis un certain temps, avec l’affirmation néolibérale, un retour au libéralisme classique, selon laquelle les défauts du capitalisme sont largement exagérés et que le chômage n’est pas dû au fonctionnement de marchés libres, mais au fait que les marchés ne sont pas autorisés à fonctionner librement. Si on les laissait fonctionner librement, les soi-disant défauts du capitalisme disparaîtraient. Les marchés doivent donc être libérés : l’intervention de l’État n’est pas seulement inutile, elle aggrave la situation en imposant des restrictions au fonctionnement des marchés.

Ce faux argument (ce n’est pas le lieu d’examiner cette fausseté) a été utilisé récemment pour faire reculer l’intervention de l’État ; mais le néolibéralisme et le libéralisme keynésien ont tous deux pris pour point de départ un État démocratique. Avec la marchandisation de la politique, cependant, nous sommes dans un monde différent : avec la taille du porte-monnaie qui détermine quel parti détient le pouvoir politique, nous sommes dans une situation où le capitalisme sape le processus démocratique plutôt que le processus démocratique qui contrôle le capitalisme pour surmonter ses défauts. Et avec la récente déclaration du conseiller économique en chef du ministère des finances selon laquelle le gouvernement ne peut rien faire contre le chômage, cette inversion de Keynes a atteint sa limite : nous aurons un capitalisme débridé qui contrôlera nos vies, y compris le scénario politique dans lequel nous vivons ; si ce contrôle produit un chômage de masse, qu’il en soit ainsi. Il n’est même pas question de prétendre, comme avec le néolibéralisme, qu’il ne produirait pas de chômage de masse.

La politique en tant que marchandise représente la négation apparente de la politique en tant que lutte des classes (bien qu’il s’agisse d’une lutte des classes camouflée) ; elle représente la relégation à l’arrière-plan de la politique idéologique (idéologique non pas dans le mauvais sens de non-scientifique). Cette relégation à l’arrière-plan était l’une des caractéristiques du fascisme dans les années 1930 ; elle est aujourd’hui de retour dans le néo-fascisme contemporain. La désidéologisation de la politique et sa réduction à un spectacle, avec des marches et des rassemblements éclairés aux flambeaux, des affiches et des statues emblématiques, et des films documentaires tels que ceux de Leni Riefenstahl, avaient caractérisé l’Allemagne nazie ; et Walter Benjamin, le philosophe allemand, avait vu dans ce spectacle une manifestation de la marchandisation, puisque la marchandise elle-même, à la différence des objets simplement utiles, représente un spectacle. Aujourd’hui, sous le néo-fascisme, la politique n’est plus marchandisée en tant que spectacle, mais sous sa forme la plus banale, à savoir l’acquisition de législateurs élus.

On peut penser que le fascisme communautaire n’est pas désidéologisant ; il introduit dans l’esprit des gens une idéologie communautaire, qui est une idéologie comme une autre. Mais c’est une erreur. Elle est aussi désidéologisante que n’importe quelle «idéologie» fasciste, telle que l’»idéologie» nazie mentionnée plus haut. En outre, le fait de traiter les représentants élus du peuple comme des marchandises qui peuvent être acquises exige que le peuple lui-même accepte tacitement cette acquisition comme un phénomène de routine ; c’est à la fois ce que l’on présume et ce que l’on cherche à réaliser. En bref, elle tente de réduire le peuple de sujets actifs, comme cela devrait être le cas dans toute démocratie, à des objets passifs.

La marchandisation de la politique présuppose donc une objectivation du peuple, qui n’est pas seulement désidéologisante, au sens où elle empêche toute réflexion authentique de sa part, mais aussi déshumanisante, car elle implique une manipulation cynique du peuple. Cette manipulation, dont l’une des composantes est d’inculquer l’»Autre» d’une minorité infortunée dont les soi-disant «ancêtres» sont censés avoir commis des injustices il y a des siècles pour lesquelles les «descendants» sont censés payer aujourd’hui, va également jusqu’à inculquer au peuple l’acceptation du phénomène de l’acquisition des représentants élus. La manipulation du public est donc un complément nécessaire de la marchandisation de la politique.

L’autre complément de la marchandisation de la politique est la généralisation de la répression. La marchandisation n’est jamais entièrement volontaire. La production de marchandises dans l’économie coloniale avait été introduite par le biais d’un système d’imposition qui obligeait les paysans à contracter des prêts auprès de négociants pour produire des cultures spécifiques à des prix fixés à l’avance ; il s’agissait d’une marchandisation forcée. L’opposition à la marchandisation, qui existe invariablement, est toujours réprimée par la coercition. Le régime néo-fasciste qui marchandise la politique la complète également, sans surprise, par une répression massive. Il faut s’opposer à la marchandisation de la politique, mais toute opposition digne de ce nom doit entraîner une renaissance de la politique fondée sur l’idéologie.

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Prabhat Patnaik est professeur émérite au Centre d’études économiques et de planification de l’université Jawaharlal Nehru, à New Delhi.

Il a été vice-président du Conseil de planification de l’État du Kerala de juin 2006 à mai 2011. Prabhat Patnaik est un fervent critique des politiques économiques néolibérales et de l’hindutva, et est connu comme un chercheur en sciences sociales d’obédience marxiste-léniniste. Selon lui, en Inde, l’augmentation de la croissance économique s’est accompagnée d’une augmentation de l’ampleur de la pauvreté absolue. La seule solution consiste à modifier l’orientation de classe de l’État indien.

»» https://italienpcf.blogspot.com/2024/04/le-pouvoir-de-la-bourse.html

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À propos de l'auteur Le Grand Soir

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