Idée reçue n°15645 : les transports modernes, c’est le progrès et la liberté (par Nicolas Casaux)

Idée reçue n°15645 : les transports modernes, c’est le progrès et la liberté (par Nicolas Casaux)

Ou plus pré­ci­sé­ment : « Oui, mais avec les trans­ports modernes, l’avion, le train, etc., on a per­mis aux gens de voya­ger, de se dépla­cer bien plus libre­ment, de décou­vrir le monde comme jamais auparavant. »

Tout est faux dans cette idée.

D’abord, selon une récente étude, la grande majo­ri­té de la popu­la­tion mon­diale, soit près de 90 % des gens, ne monte pra­ti­que­ment jamais à bord d’un avion. Seuls les riches, les classes supé­rieures, uti­lisent ce moyen de transport.

Par ailleurs, selon l’observatoire des inéga­li­tés, près de la moi­tié des Fran­çais ne partent pas en vacances. Selon un rap­port du minis­tère de l’économie, en 2015, « un Fran­çais sur quatre n’est pas par­ti en voyage et moins d’un Fran­çais sur deux est par­ti au moins une semaine l’été ». En 2023, selon une enquête, les trois quarts des Fran­çais qui envi­sa­geaient de par­tir en vacances comp­taient res­ter dans le pays. Et on parle de la France, un des pays les plus riches du monde.

On pour­rait conti­nuer à lis­ter ce genre de sta­tis­tiques. Le fait est que pro­por­tion­nel­le­ment, les trans­ports modernes de voyage longue dis­tance béné­fi­cient à une mino­ri­té de la popu­la­tion. La plu­part des gens, dans la civi­li­sa­tion indus­trielle, ne voyagent pas ou peu. Ils n’ont pas les thunes, et/ou pas le temps.

En outre, l’idée selon laquelle le voyage per­met de décou­vrir le monde est hau­te­ment dou­teuse. Se rendre à l’autre bout du monde pour y trou­ver les mêmes Star­bucks, les mêmes McDonald’s, les mêmes centres com­mer­ciaux, les mêmes humains nez rivés sur les mêmes télé­phones, le même genre d’immeubles, de routes, de mono­cul­tures, suivre des par­cours tou­ris­tiques tout tra­cés, etc., on peut se deman­der à quoi bon ?! Tan­dis qu’elle ren­dait les dépla­ce­ments à l’autre bout du monde plus simples (mais seule­ment pour une mino­ri­té), la civi­li­sa­tion indus­trielle leur ôtait aus­si une grande par­tie de leur inté­rêt en impo­sant par­tout sur Terre un même mode de vie, une même culture de masse, en détrui­sant la diver­si­té des socié­tés humaines en même temps que celle des milieux natu­rels. Par­ti­ci­per à l’industrie tou­ris­tique, c’est par­ti­ci­per à faire tour­ner une des pires indus­tries du monde, une des plus des­truc­trices, de la nature comme des socié­tés humaines. Hip Hip Hip, Hour­ra, n’est-ce pas ? Vive les trans­ports et les tech­no­lo­gies modernes !

Sur les effets nui­sibles du tou­risme, on peut conseiller ces livres.

L’autre ver­sant de cette idée reçue, c’est l’idée selon laquelle avant, on ne voya­geait pas. C’est évi­dem­ment faux. Après avoir pas­sé du temps auprès des Mbend­jele BaYa­ka, une des der­nières socié­tés de chasse-cueillette évo­luant au Nord de la Répu­blique du Congo, Ceci­lia Padilla-Igle­sias, doc­to­rante en anthro­po­lo­gie à Zurich, explique — dans un article publié le 5 mars 2024 sur le site du maga­zine Aeon — com­ment les membres de cette socié­té entreprennent :

« régu­liè­re­ment de longs voyages de plu­sieurs jours et de cen­taines de kilo­mètres pour chas­ser ou pêcher sans chan­ger de cam­pe­ment. Et cer­tains dépla­ce­ments n’ont rien à voir avec les res­sources. Les Mbend­jele BaYa­ka peuvent quit­ter leur camp pour recher­cher leur conjoint, nouer des ami­tiés ou par­ti­ci­per à de grandes céré­mo­nies com­mé­mo­ra­tives appe­lées ebo­ka, au cours des­quelles les gens chantent ensemble et achètent les uns aux autres des mokon­di masa­nas (rituels cen­trés sur les esprits de la forêt).

Ce phé­no­mène n’est pas nou­veau. Jacques Lalouel, méde­cin et anthro­po­logue ayant tra­vaillé avec les BaYa­ka dans les années 1940 et 1950, rap­porte avoir ren­con­tré des indi­vi­dus qui reve­naient de voyages de 800 km aller-retour. Les recherches géné­tiques et anthro­po­lo­giques de notre groupe ont mis en évi­dence ce type d’in­te­rac­tion sociale à des échelles de temps encore plus pro­fondes : bien qu’elles aient vécu sépa­rées les unes des autres pen­dant des mil­liers d’an­nées, plu­sieurs com­mu­nau­tés de chasse-cueillette du bas­sin du Congo se sont régu­liè­re­ment mélan­gées et ont échan­gé des objets cultu­rels, comme des ins­tru­ments de musique, des mil­liers d’an­nées avant que l’ex­pan­sion de l’a­gri­cul­ture n’ait com­men­cé dans la région. Sur la base de ces preuves, il s’avère que les Mbend­jele BaYa­ka et d’autres groupes du bas­sin du Congo ne se dépla­çaient pas sim­ple­ment parce qu’il n’y avait plus de nour­ri­ture. Ils se dépla­çaient parce qu’ils fai­saient par­tie d’une socié­té mobile, com­plexe et dis­per­sée sur le territoire. »

En outre :

« Il existe des preuves d’une dyna­mique simi­laire chez des socié­tés de chasse-cueillette dans d’autres régions d’A­frique. En 2022, une com­pa­rai­son des varia­tions des perles en coquille d’œuf d’au­truche entre l’A­frique orien­tale et l’A­frique aus­trale a révé­lé l’exis­tence d’un réseau d’é­change vieux de 50 000 ans reliant ces deux régions et impli­quant des per­sonnes par­cou­rant des cen­taines de kilo­mètres pour échan­ger des perles et d’autres objets. Des sys­tèmes simi­laires ont éga­le­ment exis­té chez les socié­tés de chasse-cueillette d’autres régions du monde, comme les Abo­ri­gènes d’Aus­tra­lie ou les socié­tés Wen­dat d’A­mé­rique du Nord. Il semble que, tout au long de notre his­toire évo­lu­tive, le mou­ve­ment n’ait jamais été qu’un simple moyen de trou­ver de la nour­ri­ture, mais qu’il était aus­si un moyen de se retrou­ver les uns les autres sur des conti­nents entiers. »

Et les motifs de dépla­ce­ments pou­vaient inclure toutes sortes de choses, y com­pris le fait qu’un fruit savou­reux, que les enfants appré­cient beau­coup, pousse à tel endroit à tel moment. Ou le plai­sir de voir ou revoir tel ou tel pay­sage qu’on appré­cie, ou d’en décou­vrir d’autres.

David Grae­ber et David Wen­grow, dans leur ouvrage à suc­cès, Au com­men­ce­ment était…, sou­lignent eux aus­si que durant la pré­his­toire, « de nom­breux indices témoignent qu’hommes et femmes pou­vaient voya­ger sur de très longues dis­tances à divers moments de leur vie », et que les rela­tions sociales qu’entretenaient les humains pou­vaient cou­vrir « des conti­nents entiers ». « Au pre­mier abord, ajoutent-ils, cet aspect parait lar­ge­ment contre-intui­tif : nous pen­sons géné­ra­le­ment que le pro­grès tech­no­lo­gique tend à contrac­ter le monde. Sur le plan pure­ment phy­sique, c’est évi­dem­ment le cas : il est indé­niable que la domes­ti­ca­tion des che­vaux et le per­fec­tion­ne­ment conti­nu des tech­niques de navi­ga­tion, pour ne prendre que ces deux exemples, ont gran­de­ment faci­li­té les dépla­ce­ments. Mais l’augmentation numé­rique des popu­la­tions humaines semble avoir eu l’effet inverse. Plus l’histoire avance, moins on voit d’êtres humains entre­prendre de grands voyages ou par­tir vivre très loin de chez eux. Obser­vé sur le temps long, le rayon de déploie­ment des rela­tions sociales se rétré­cit bien plus qu’il ne s’étend. »

En outre, les dépla­ce­ments sur des cen­taines ou des mil­liers de kilo­mètres, à une époque où les forêts et les prai­ries anciennes n’avaient pas été toutes détruites, à tra­vers des pay­sages qui n’avaient pas encore été satu­rés de routes, de voies fer­rées, de bâti­ments, de béton, de clô­tures, de bar­rières, de murs, de « pro­prié­tés pri­vées », de mono­cul­tures, à tra­vers des pay­sages où vivaient encore une abon­dance d’espèces ani­males et végé­tales, et où les socié­tés humaines étaient encore innom­brables et hau­te­ment bigar­rées, ça devait être autre chose que le train ou l’avion et le Club Med ou AirBnB.

(ET BIEN SÛR, les voyages de nos loin­tains ancêtres pou­vaient impli­quer davan­tage de risques, de dan­gers, pas d’antibiotiques, des ani­maux poten­tiel­le­ment dan­ge­reux, etc. Mais la liber­té et la sécu­ri­té ne vont pas tou­jours de pair. Dans cer­tains domaines, à un cer­tain niveau, elles s’opposent même radi­ca­le­ment. Et la manière dont on appré­hende ces dan­gers est lar­ge­ment cultu­relle. D’après ce que les eth­no­gra­phies rap­portent et ce qu’ils rap­portent eux-mêmes, la majo­ri­té sinon la plu­part des membres des socié­tés de chasse-cueillette appré­cient (beau­coup) ce mode de vie, en sont (très) heu­reux. Au vu de nos consom­ma­tions d’hypnotiques, d’anxiolytiques, d’antidépresseurs, du stress géné­ra­li­sé, des burn-out, des bore-out, des troubles psy­chiques en tous genres, etc., il sem­ble­rait qu’on ne puisse pas en dire autant de notre mode de vie.)

Nico­las Casaux

Et aus­si :

À pro­pos de la sup­pres­sion de notre vagi­li­té (par Frank Forencich)

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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