Ou plus précisément : « Oui, mais avec les transports modernes, l’avion, le train, etc., on a permis aux gens de voyager, de se déplacer bien plus librement, de découvrir le monde comme jamais auparavant. »
Tout est faux dans cette idée.
D’abord, selon une récente étude, la grande majorité de la population mondiale, soit près de 90 % des gens, ne monte pratiquement jamais à bord d’un avion. Seuls les riches, les classes supérieures, utilisent ce moyen de transport.
Par ailleurs, selon l’observatoire des inégalités, près de la moitié des Français ne partent pas en vacances. Selon un rapport du ministère de l’économie, en 2015, « un Français sur quatre n’est pas parti en voyage et moins d’un Français sur deux est parti au moins une semaine l’été ». En 2023, selon une enquête, les trois quarts des Français qui envisageaient de partir en vacances comptaient rester dans le pays. Et on parle de la France, un des pays les plus riches du monde.
On pourrait continuer à lister ce genre de statistiques. Le fait est que proportionnellement, les transports modernes de voyage longue distance bénéficient à une minorité de la population. La plupart des gens, dans la civilisation industrielle, ne voyagent pas ou peu. Ils n’ont pas les thunes, et/ou pas le temps.
En outre, l’idée selon laquelle le voyage permet de découvrir le monde est hautement douteuse. Se rendre à l’autre bout du monde pour y trouver les mêmes Starbucks, les mêmes McDonald’s, les mêmes centres commerciaux, les mêmes humains nez rivés sur les mêmes téléphones, le même genre d’immeubles, de routes, de monocultures, suivre des parcours touristiques tout tracés, etc., on peut se demander à quoi bon ?! Tandis qu’elle rendait les déplacements à l’autre bout du monde plus simples (mais seulement pour une minorité), la civilisation industrielle leur ôtait aussi une grande partie de leur intérêt en imposant partout sur Terre un même mode de vie, une même culture de masse, en détruisant la diversité des sociétés humaines en même temps que celle des milieux naturels. Participer à l’industrie touristique, c’est participer à faire tourner une des pires industries du monde, une des plus destructrices, de la nature comme des sociétés humaines. Hip Hip Hip, Hourra, n’est-ce pas ? Vive les transports et les technologies modernes !
L’autre versant de cette idée reçue, c’est l’idée selon laquelle avant, on ne voyageait pas. C’est évidemment faux. Après avoir passé du temps auprès des Mbendjele BaYaka, une des dernières sociétés de chasse-cueillette évoluant au Nord de la République du Congo, Cecilia Padilla-Iglesias, doctorante en anthropologie à Zurich, explique — dans un article publié le 5 mars 2024 sur le site du magazine Aeon — comment les membres de cette société entreprennent :
« régulièrement de longs voyages de plusieurs jours et de centaines de kilomètres pour chasser ou pêcher sans changer de campement. Et certains déplacements n’ont rien à voir avec les ressources. Les Mbendjele BaYaka peuvent quitter leur camp pour rechercher leur conjoint, nouer des amitiés ou participer à de grandes cérémonies commémoratives appelées eboka, au cours desquelles les gens chantent ensemble et achètent les uns aux autres des mokondi masanas (rituels centrés sur les esprits de la forêt).
Ce phénomène n’est pas nouveau. Jacques Lalouel, médecin et anthropologue ayant travaillé avec les BaYaka dans les années 1940 et 1950, rapporte avoir rencontré des individus qui revenaient de voyages de 800 km aller-retour. Les recherches génétiques et anthropologiques de notre groupe ont mis en évidence ce type d’interaction sociale à des échelles de temps encore plus profondes : bien qu’elles aient vécu séparées les unes des autres pendant des milliers d’années, plusieurs communautés de chasse-cueillette du bassin du Congo se sont régulièrement mélangées et ont échangé des objets culturels, comme des instruments de musique, des milliers d’années avant que l’expansion de l’agriculture n’ait commencé dans la région. Sur la base de ces preuves, il s’avère que les Mbendjele BaYaka et d’autres groupes du bassin du Congo ne se déplaçaient pas simplement parce qu’il n’y avait plus de nourriture. Ils se déplaçaient parce qu’ils faisaient partie d’une société mobile, complexe et dispersée sur le territoire. »
En outre :
« Il existe des preuves d’une dynamique similaire chez des sociétés de chasse-cueillette dans d’autres régions d’Afrique. En 2022, une comparaison des variations des perles en coquille d’œuf d’autruche entre l’Afrique orientale et l’Afrique australe a révélé l’existence d’un réseau d’échange vieux de 50 000 ans reliant ces deux régions et impliquant des personnes parcourant des centaines de kilomètres pour échanger des perles et d’autres objets. Des systèmes similaires ont également existé chez les sociétés de chasse-cueillette d’autres régions du monde, comme les Aborigènes d’Australie ou les sociétés Wendat d’Amérique du Nord. Il semble que, tout au long de notre histoire évolutive, le mouvement n’ait jamais été qu’un simple moyen de trouver de la nourriture, mais qu’il était aussi un moyen de se retrouver les uns les autres sur des continents entiers. »
Et les motifs de déplacements pouvaient inclure toutes sortes de choses, y compris le fait qu’un fruit savoureux, que les enfants apprécient beaucoup, pousse à tel endroit à tel moment. Ou le plaisir de voir ou revoir tel ou tel paysage qu’on apprécie, ou d’en découvrir d’autres.
David Graeber et David Wengrow, dans leur ouvrage à succès, Au commencement était…, soulignent eux aussi que durant la préhistoire, « de nombreux indices témoignent qu’hommes et femmes pouvaient voyager sur de très longues distances à divers moments de leur vie », et que les relations sociales qu’entretenaient les humains pouvaient couvrir « des continents entiers ». « Au premier abord, ajoutent-ils, cet aspect parait largement contre-intuitif : nous pensons généralement que le progrès technologique tend à contracter le monde. Sur le plan purement physique, c’est évidemment le cas : il est indéniable que la domestication des chevaux et le perfectionnement continu des techniques de navigation, pour ne prendre que ces deux exemples, ont grandement facilité les déplacements. Mais l’augmentation numérique des populations humaines semble avoir eu l’effet inverse. Plus l’histoire avance, moins on voit d’êtres humains entreprendre de grands voyages ou partir vivre très loin de chez eux. Observé sur le temps long, le rayon de déploiement des relations sociales se rétrécit bien plus qu’il ne s’étend. »
En outre, les déplacements sur des centaines ou des milliers de kilomètres, à une époque où les forêts et les prairies anciennes n’avaient pas été toutes détruites, à travers des paysages qui n’avaient pas encore été saturés de routes, de voies ferrées, de bâtiments, de béton, de clôtures, de barrières, de murs, de « propriétés privées », de monocultures, à travers des paysages où vivaient encore une abondance d’espèces animales et végétales, et où les sociétés humaines étaient encore innombrables et hautement bigarrées, ça devait être autre chose que le train ou l’avion et le Club Med ou AirBnB.
(ET BIEN SÛR, les voyages de nos lointains ancêtres pouvaient impliquer davantage de risques, de dangers, pas d’antibiotiques, des animaux potentiellement dangereux, etc. Mais la liberté et la sécurité ne vont pas toujours de pair. Dans certains domaines, à un certain niveau, elles s’opposent même radicalement. Et la manière dont on appréhende ces dangers est largement culturelle. D’après ce que les ethnographies rapportent et ce qu’ils rapportent eux-mêmes, la majorité sinon la plupart des membres des sociétés de chasse-cueillette apprécient (beaucoup) ce mode de vie, en sont (très) heureux. Au vu de nos consommations d’hypnotiques, d’anxiolytiques, d’antidépresseurs, du stress généralisé, des burn-out, des bore-out, des troubles psychiques en tous genres, etc., il semblerait qu’on ne puisse pas en dire autant de notre mode de vie.)
Nicolas Casaux
Et aussi :
À propos de la suppression de notre vagilité (par Frank Forencich)
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