Etat de droit et raison d’Etat : Justice pour Julian Assange — Christophe Peschoux

Etat de droit et raison d’Etat : Justice pour Julian Assange  — Christophe Peschoux

Monsieur le Haut Commissaire,

Les 20-21 février prochains, une Haute Cour à Londres décidera du sort de Julian Assange : la liberté ou la mort. Deux juges trancheront si le fondateur de Wikileaks pourra encore interjeter un ultime appel, ou terminera ses jours dans une geôle américaine.

M. Assange n’a commis aucun crime. Son seul forfait est d’avoir dévoilé quelques-uns des crimes des puissants de ce temps. Lèse majesté.

Les guerres américaines en Irak, en Afghanistan et ailleurs, ont détruit des millions de vies et ruiné ces pays pour plusieurs générations. Personne n’a été poursuivi. Au contraire ces crimes sont ouvertement couverts en toute impunité aux Etats-Unis, alors que M. Assange est puni pour avoir publié des preuves de certains d’entre eux. Justice politique.

Il est inculpé en vertu d’une loi sur la trahison datant de 1917. Peut-on trahir les lois d’un pays qui n’est pas le nôtre ? La loi américaine serait-elle universelle ? L’accepter ouvrirait dangereusement la porte à l’arbitraire que donne le pouvoir sans contrôle : demain, un autre Etat puissant pourrait s’arroger le droit, en vertu de la loi du plus fort, de poursuivre un journaliste, un chercheur ou un militant des droits étrangers, accusés d’avoir enfreint sa loi.

Priver quelqu’un de sa liberté est en droit international une décision exceptionnelle, qui doit être dûment motivée pour garantir une justice équitable. Or M. Assange est emprisonné sans procès depuis près de cinq ans comme un dangereux criminel dans une prison de haute sécurité près de Londres. Alors qu’il pourrait être libéré sous caution et placé sous contrôle judiciaire, en attendant l’issue d’une procédure qui de tout évidence traîne les pieds et prend ses aises avec le temps – le temps bref de la vie d’un homme.

Pourquoi le maintenir en prison ? Pour l’empêcher d’échapper à une justice d’évidence politique. Les juges anglais qui ont prêté leur nom à cette parodie de justice et l’ont jeté en prison, comme un ennemi public, se demandent-ils pourquoi leurs décisions sont frappées de soupçon ? Présomption d’innocence ? Certes, mais il doit d’abord être puni.

Aux Etats Unis il est inculpé de 18 chefs d’accusation passibles de 175 ans de prison. Extradé, il aura peu de chances d’avoir un procès équitable. Le tribunal qui le jugera est situé à deux pas de la CIA, dans un Etat peuplé par les employés de ces « services » dont Wikileaks a révélé certaines des pratiques criminelles. Lors de la procédure d’exception qui lui sera impose, son droit à la défense sera compromis.

Ceux qui depuis 14 ans le trainent dans la boue et le pourchassent, grâce aux puissants relais d’une presse serviles, n’ont aucun intérêt à un procès public qui ouvrirait la boîte à Pandore des innombrables crimes de l’Amérique. Ils l’ont accusé de viols et d’avoir mis en danger des vies américaines. Ces deux charges n’ont pas résisté à l’épreuve des faits.

D’autres avant lui jugés gênants, comme Jeffrey Epstein ou son complice en France, ont été retrouvés « suicidés » dans leur cellule dans des circonstances douteuses. Il sera facile de mettre sa mort sur le compte de l’épuisement et du désespoir d’une vie amputée, privée de sens et de liberté. Et quand bien même il mettrait fin à ses jours, ou que son cœur s’arrête, il s’agira encore d’une mort programmée.

Aucun des Etats européens qui prônent l’Etat de droit, la démocratie et les droits de l’homme, alors qu’ils les piétinent tous les jours, n’a offert l’asile politique à M. Assange. Laisser sans mot dire ces Etats extrader cet homme, au nom d’une justice qui n’est pas la nôtre, mais la robe noire du pouvoir, c’est consentir à s’en faire complice.

Pourquoi cet acharnement de la part de l’ensemble des Etats occidentaux à violer toutes les normes nationales et internationales des droits de l’homme ? Est-ce pour faire un exemple pour dissuader quiconque serait tenté de divulguer les crimes de certains Etats ?

Monsieur le Haut commissaire,

M. Assange est un défenseur des droits de l’homme ; un journaliste et un éditeur créatif innovant ; et l’un des nôtres. Il devrait être parmi nous dans le feu de l’action. N’est-il pas persécuté pour avoir fait ce que doit faire tout journaliste d’investigation, tout enquêteur des droits de l’homme, tout ce que nous faisons, nous, au quotidien dans ce bureau : documenter les crimes des États et promouvoir la vérité, la responsabilité et la justice ?

La lutte pour sa liberté n’est pas seulement une bataille pour la libération d’un homme, indûment cloué au pilori public par nos inquisitions modernes. Elle est une des batailles emblématiques de notre époque : celle du droit contre la raison d’État ; de la vérité contre le mensonge ; d’une information libre et vérifiée sans laquelle il ne saurait y avoir de citoyenneté, contre le devoir de transparence qui incombe à tout gouvernement démocratique. Elle est aussi emblématique de cette fracture qui creuse sa béance au cœur de nos sociétés, et prépare les tyrannies qui viennent et les révoltes qui grondent.

C’est l’affrontement de « nous, les peuples » (comme commence la Charte de l’ONU) contre la violence et l’arrogance des « élites » de ce monde, de plus en plus dissociées de la société et pour qui les droits de l’homme sont devenus un embarras « has been ». De cette lutte sont nés les droits de l’homme.

Tous les groupes de défense de la liberté de presse et des droits de l’homme considèrent l’inculpation de M. Assange comme la menace la plus grave pour la liberté de la presse aux Etats-Unis et ailleurs. Notre bureau, lui, est resté silencieux. Comment se fait-il que les deux derniers hauts commissaires aient botté en touche et n’aient osé dire un mot pour le défendre ?

Monsieur le Haut-commissaire,

Je n’ai pas attendu de partir à la retraite pour informer le bureau sur les menaces que sa persécution faisait poser sur nos droits et nos libertés. J’ai tenu au courant l’équipe dirigeante sur la base d’informations vérifiées. J’ai beaucoup travaillé, sur mon temps libre, et avec plusieurs Rapporteurs spéciaux pour que l’ONU prenne la parole et dise le droit. Mes mémos successifs restant sans réponse, j’ai composé et envoyé à Madame Bachelet, puis à vous–même, le poème en annexe à cette lettre : « Un quart d’heure avant minuit ». A votre silence a répondu celui de la plupart de mes collègues. Il règne ? Mr High Commissionner, la peur et la lâcheté au bureau des droits de l’homme. 

Je sais bien que votre poste est l’un des plus difficiles au sein de ces nations désunies, chacune tirant à soi la feuille de vigne des droits de l’homme pour cacher ses pudeurs.

Je sais aussi que le financement de ce bureau est politique et que ce sont les Etats les plus riches qui tiennent les cordons de nos bourses. Mais si ce bureau manque des ressources à la mesure des défis qui sont les siens – le droit est partout sur la défensive – compromettre son indépendance et son impartialité pour quelques dollars est un calcul douteux. Ne vaut-il pas mieux un petit bateau navigant vaillamment sur les crêtes des normes internationales, qu’un grand paquebot sans âme ? Plus que d’argent, le monde aujourd’hui, a besoin d’autorité morale, pour redresser la barre et éviter le pire – autorité qui ne s’acquiert que par l’intégrité, le courage et l’exemple.

Vous n’avez que quatre ans, Monsieur le Haut-commissaire pour « faire une différence » dans le monde réel. Quoi que vous fassiez, à l’issue de votre mandat, les pouvoirs qui vous ont choisis vous cracheront comme un noyau de cerise. N’échangez pas ce qui reste d’âme à ce bureau, dont le monde a besoin, pour un mirages 2.0.

Dénoncer le vrai ne doit pas devenir un crime.

N’est-il pas grand temps que ce bureau fasse entendre, au-dessus des compromis et des intérêts à court terme qui étouffent la vie, une voix libre qui demande, sans pudeur, la liberté de M. Assange pour le salut de la nôtre ? Il est déjà très tard, Monsieur le Haut-commissaire, minuit moins le quart passés…

Minuit moins le quart…

Il est grand temps mes amis
De réaliser
Que la persécution
De Julian est la nôtre

Qu’il est notre frère
D’arme et de parole
Et l’un des éclaireurs
Des crimes de ce temps
Commis en notre nom…

Prisonnier d’opinion
Au cœur dévoyé 
De nos démocraties
Qui montrent par son supplice
Ce qu’elles sont sous leur masque…

Sa persécution
Est une attaque frontale
Portée à la racine
De nos régimes
Et de nos droits :

Notre droit à penser
A réfléchir
A nous informer
A échanger, partager
Et à construire ensemble
De nos mains, de nos cœurs
Et de nos esprits libres
Le monde dans lequel
Nous voulons vivre et aimer…

Je dis le monde dans lequel
Nous voulons vivre

Et pas seulement rêver et passer…

Qu’est-ce qu’il a défendu ?
O presque rien !

La liberté d’expression
D’information d’une presse
Qui est encore
Libre et indépendante…

Le droit des citoyens
A la vérité
Notre devoir de savoir
Ce que les gouvernants
Que nous élisons
Font en notre nom

Surtout lorsque dans l’ombre
Dont ils ont tant besoin
Ils commettent leurs crimes…

Le droit des journalistes
Celui de tout chercheur
D’enquêter librement
Sur toute question
D’intérêt public
Et de protéger
Soigneusement leurs sources…

Le droit des lanceurs d’alerte
De divulguer des faits
Qui heurtent leur conscience
Sans peur de représailles
Et le devoir de les protéger
Par le droit, la justice
S’ils sont attaqués…

La protection
De notre vie privée
Indispensable à l’éclosion
De notre être humain…

Le droit à un procès
Juste et équitable
Et à ne pas être privé
De sa liberté
Arbitrairement…

Le droit de ne pas être
Soumis au supplice
Pour avoir agi
En son âme et conscience…

Et le droit au respect
Et à la protection 
Par le droit, la justice
Pour avoir osé dire
La vérité…

N’est-ce pas ce que nous
« Aux droits de l’homme »
Des Nations sans amour
Faisons tous les jours ?

Documenter les crimes
Des Etats et des autres
Exposer leurs mensonges
Promouvoir la justice ?

N’est-ce pas la vocation
De cette institution
Et la raison d’être
De notre engagement
Pour un peu plus d’être
Et monde moins sombre ?

A travers la persécution
De Julian Assange
Ce sont nos libertés
Qui sont menacées
Les fondements mêmes
De cette démocratie
Qui reste le moins pire
Espace de liberté

Malgré ses souillures
Ses perversions, ses vices
Et ses caricatures
Ses crimes innombrables
Epouvantables
Commis en notre nom…

Combien de pays
Ont été dévastés
De peuples martyrisés
Depuis trop de siècles
Par ce monde chrétien
Qui se prétend libre ?

Ce sont ces fondements
Moraux de notre vie
Qui sont visés au nom
De la raison d’Etat
De la sécurité nationale
Désormais en sursis
Pour combien de temps encore ?

Il est minuit moins le quart…

Par solidarité
Avec celui qui paye
De sa vie, de sa liberté
Depuis dix ans déjà
Le crime d’avoir dit
Quelques vérités crues
Et d’avoir mis à nu
Certains de nos pouvoirs

Nous avons le devoir
De nous opposer
A son extradition
Qui signera, honteusement
Sa sentence de mort
Dans les caveaux du droit
De qui est le plus fort… 

Les voyous qui le réclament
De procédure en procédure
Au nom d’une justice
Qui n’est pas la nôtre
Le garderont à vue
Le reste de sa vie…

S’il ne meurt pas avant
D’épuisement
Et de désespoir
Pour avoir trop cru
A la lumière
Au pouvoir du droit
De la vérité
Et de la justice
Que nos institutions
Sont censées protéger…

S’il ne met pas lui-même
Fin à cette non-vie
Qu’est devenue la sienne
Ayant perdu espoir
De revoir le soleil
Et le bonheur de vivre
Enfin avec les siens…

Il est fort à craindre
Qu’il soit aussi
Retrouvé un matin
Sans vie dans sa cellule
« Suicidé » comme d’autres
Devenus trop embarrassants…

Ceux qui le réclament
Pour avoir mis à nu
Certains de leurs secrets
N’ont pas intérêt
A ce que son procès
Ouvre la boite
A Pandore de leurs crimes…

N’ajoutons pas à son supplice
Le poids de notre indifférence…

Il sera vain ensuite
De pleurer sur ses pas
De demander pardon
De ne pas lui avoir
Tendu la main à temps…

Julian n’a nul besoin
De larmes de crocodiles…

Ce dont il a besoin
C’est de notre fraternité
De notre solidarité
Consciente et active
Et désormais urgente
Chaque minute compte

Il est déjà
Minuit moins le quart…
    
Ce poème vous invite
A vous joindre en chœur
A cette supplique
Adressée aux iniques
Qui tiennent en leurs serres
La vie de Julian
Pour exiger sa liberté
Et à travers la sienne
Défendre la nôtre…

Cela nous le devons
Non seulement à Julian
Mais aussi à ces valeurs
Précieuses, universelles
Auxquelles nous croyons
Et sommes attachés
Et qui donnent sens
Et beauté à nos vies…

Christophe Peschoux
(Avril 2022, revu février 2024)

L’auteur de cette lettre a été l’un des enquêteurs les plus expérimentés du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme (HCDH). Il est l’auteur de deux livres et de plusieurs articles sur l’histoire moderne des Khmer rouges. Il a pris sa retraite en octobre dernier.

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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