Une brève histoire du « père du développement durable » (par Nicolas Casaux)

Une brève histoire du « père du développement durable » (par Nicolas Casaux)

En cou­ver­ture : Mau­rice Strong accueille la Pre­mière ministre indienne, Indi­ra Gand­hi, lors de la confé­rence de Stock­holm de 1972.


Mau­rice Strong naît le 29 avril 1929 à Oak Lake, dans le Mani­to­ba, au Cana­da. À 18 ans, il se fait embau­cher par la plus grande com­pa­gnie pétro­lière cana­dienne, McColl-Fron­te­nac, qui appar­tient à Texa­co depuis 1941.

En 1947, Strong fait la connais­sance de David Rocke­fel­ler, le petit-fils de l’immense John D. Rocke­fel­ler, ce qui marque le début d’une rela­tion de longue durée avec cette puis­sante famille.

Après avoir été ini­tié à l’industrie pétro­lière chez McColl-Fron­te­nac, Strong est embau­ché par un cer­tain John Gal­la­gher, patron de la com­pa­gnie Dome Petro­leum. Strong com­mence comme assis­tant – pro­ba­ble­ment à l’âge de 21 ans –, et devien­dra vice-pré­sident, en charge des finances. De son côté, Gal­la­gher devien­dra un pion­nier de la recherche pétro­lière dans l’Arctique, notam­ment dans la mer de Beaufort.

Après Dome Petro­leum, Strong « part à la fin de 1952 avec sa femme pour un long voyage de deux ans, qui le mène en Afrique. Au Kenya, centre névral­gique où les com­pa­gnies pétro­lières bri­tan­niques, fran­çaises, amé­ri­caines se livrent à des com­bats pour s’emparer de nou­veaux mar­chés. Les indé­pen­dances ne sont plus très loin. Strong tra­vaille sur place pour la Cal­tex, joint-ven­ture de Texa­co – le pro­prié­taire de McColl-Fron­te­nac, sou­ve­nez-vous –, et d’un groupe issu du déman­tè­le­ment de la Stan­dard Oil, et qui devien­dra Che­vron. Son tra­vail doit avoir une cer­taine impor­tance, car il voyage en Éry­thrée, à Zan­zi­bar, en Tan­za­nie – où il s’intéresse de près à une mine de gra­phite –, en Ougan­da, à Mau­rice, à Mada­gas­car, au Zaïre. Strong laisse dire qu’il déve­lop­pe­ra aus­si le réseau de sta­tions-ser­vice dans tout le Kenya, dont ont dû bien pro­fi­ter élé­phants et girafes.

À son retour en Amé­rique, Strong crée sa propre com­pa­gnie, M.F. Strong Mana­ge­ment, qui aide des inves­tis­seurs à bien choi­sir leurs forages pétro­liers et gaziers, puis dans les années 50 – il n’a guère plus de 28 ans –, il achète une petite com­pa­gnie gazière et pétro­lière, Ajax Petro­leum. Il va la trans­for­mer en l’une des plus puis­santes entre­prises cana­diennes, Nor­cen Resources. » (Fabrice Nico­li­no, Le Grand sabo­tage cli­ma­tique, 2023)

En 1960, la sur­puis­sante Power Cor­po­ra­tion embauche Strong, direc­te­ment comme vice-pré­sident. « En 1961 – il a 42 ans –, il devient même le pré­sident de cet énorme conglo­mé­rat, mêlant gaz, pétrole, hydro-élec­tri­ci­té, finance. Et poli­tique ? Et poli­tique. Power Cor­po­ra­tion emploie­ra au fil des années de futurs Pre­miers ministres, comme Jean Chré­tien ou Pierre Tru­deau, et bien d’autres res­pon­sables pro­vin­ciaux. Le cas le plus saillant est celui de Paul Mar­tin, fils de l’autre, que Mau­rice Strong fait entrer à Power Cor­po­ra­tion au début des années soixante. Ce Mar­tin-là, qui sera Pre­mier ministre en 2003, n’hésitera jamais à recon­naître en Mau­rice Strong un men­tor. Power Cor­po­ra­tion, fai­seur de rois à la tête du Cana­da. » (Nico­li­no, ibid.)

En juin 1966, Strong quitte son poste, et devient secré­taire d’État de l’aide publique au déve­lop­pe­ment, qui dépend direc­te­ment de Paul Mar­tin – père –, alors ministre des Affaires étran­gères. En 1968, il crée l’Agence cana­dienne de déve­lop­pe­ment international.

« Dans son plai­doyer pro domo déjà abon­dam­ment uti­li­sé, Strong fait un aveu invo­lon­taire qui ne lui coûte pas grand-chose quelques décen­nies plus tard. Il note qu’il “fut trou­blé par les effets envi­ron­ne­men­taux et sociaux néfastes pro­vo­qués par les grands pro­jets d’infrastructure que l’ACDI [sa propre orga­ni­sa­tion] sou­te­nait”. Était-il sin­cère ? C’est dou­teux, car sans le crier sur les toits, l’Agence cana­dienne de déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal a pas­sé un accord avec un groupe pri­vé d’ingénierie, SNC, qui sera à l’œuvre dans tous les tra­vaux de “déve­lop­pe­ment”, notam­ment en Afrique. Ce n’est inju­rier per­sonne que de rap­pe­ler l’évidence : bureaux d’études et d’ingénierie n’ont jamais eu qu’une rai­son d’être. Et c’est de faire cou­ler du béton. » (Nico­li­no, ibid.)

En 1968, tou­jours, Strong « inves­tit avec un ami dans une socié­té de Toron­to, Plu­ral Pro­per­ties, puis dans une autre, M.N.S. Invest­ments, dont un tiers appar­tient à Paul Mar­tin père, l’ancien ministre des Affaires étran­gères. Comme on se retrouve. Il va ensuite nouer des liens directs avec les fon­da­tions Ford et Rocke­fel­ler. Qui le condui­ront au conseil d’administration de la fon­da­tion Rocke­fel­ler dès 1971. Et cela mérite un déve­lop­pe­ment. Qui s’appelle la “Révo­lu­tion verte”. En 1943, la fon­da­tion Rocke­fel­ler passe un accord avec le gou­ver­ne­ment mexi­cain, et lance avec lui l’Office of Spe­cial Stu­dies. Il s’agit de trou­ver des semences plus pro­duc­tives de céréales comme le blé ou le maïs par la géné­tique. Et ça marche. Nor­man Bor­laug, un cher­cheur, obtien­dra en 1970 un prix Nobel pour ses tra­vaux. La fon­da­tion Ford fera de même en Inde, où la pro­duc­tion de blé aug­mente, elle aus­si. Beaucoup.

Je ne peux entrer dans les détails, mais les vrais résul­tats de l’entreprise sont catas­tro­phiques. De très nom­breux éco­lo­gistes – et par­mi eux, des scien­ti­fiques – parlent à son pro­pos de guerre contre le vivant. Et les vivants. Certes, les ren­de­ments ont aug­men­té, mais sans résoudre une seule seconde – on le sau­rait – le pro­blème de la faim ou de la mal­nu­tri­tion. L’affaire, car c’en est une, aura sur­tout ser­vi de tête de pont à l’industrie agro­chi­mique mon­diale – engrais de syn­thèse et pes­ti­cides – et à des tra­vaux d’ingénierie qui auront sur­dé­ve­lop­pé une irri­ga­tion folle, très dis­pen­dieuse en eau. La “Révo­lu­tion verte” est un modèle clé en mains, celui de l’agriculture indus­trielle amé­ri­caine. En Inde par exemple, les expor­ta­tions de blé ont bon­di, dans le même temps que 300 mil­lions de pay­sans pauvres n’avaient pas assez à man­ger. Dres­ser la liste de toutes les consé­quences néga­tives de ce grand saut “phi­lan­thro­pique” n’est pas pos­sible ici, qui com­prennent une consi­dé­rable perte de bio­di­ver­si­té agri­cole, la sali­ni­sa­tion mas­sive de terres, l’épuisement de nappes phréa­tiques – phé­no­mène lié –, une grave dégra­da­tion de la fer­ti­li­té des sols, un déve­lop­pe­ment para­doxal de l’insécurité ali­men­taire. Bien sûr, on pou­vait en 1971 avoir quelque illu­sion. Mais au point d’entrer au conseil d’administration de la fon­da­tion Rockefeller ?

[…] En 1969, l’assemblée géné­rale de l’ONU décide la tenue d’une confé­rence inter­na­tio­nale sur l’environnement. Elle devien­dra le pre­mier Som­met de la Terre de Stock­holm, en 1972. Mais qui pour­rait s’en occu­per ? Selon Strong lui-même, qu’on n’est pas obli­gé de croire sur parole, tout serait venu d’un gou­ver­ne­ment sué­dois inquiet, en 1970, que per­sonne n’ait été encore dési­gné pour la pré­pa­ra­tion. Alors, l’ambassadeur sué­dois à l’ONU, Sver­ker Astrom, aurait contac­té Strong, recom­man­dé par un ami mutuel, Wayne Kines. Et un joli miracle se serait pro­duit : Astrom, séduit, recom­mande Strong au Fran­çais Phi­lippe de Seyne, sous-secré­taire géné­ral pour les affaires éco­no­miques et sociales. Les deux hommes se ren­contrent, et de Seyne recom­mande Strong au secré­taire géné­ral de l’ONU, le Bir­man U Thant. Lequel lui pro­pose la place, et le nomme dans la fou­lée sous-secré­taire géné­ral de l’ONU. Hum.

Le mys­tère est d’autant plus épais qu’à cette date, Strong n’a encore jamais mar­qué le moindre inté­rêt pour la nature et les éco­sys­tèmes. C’est un busi­ness­man, qui n’a ces­sé depuis bien­tôt trente ans de faire des affaires, le plus sou­vent dans le pétrole. N’y avait-il pas moyen de trou­ver mieux ? Appa­rem­ment, non. Strong com­mence alors sa car­rière de grand défen­seur de l’environnement et de la nature. Est-il de ces conver­tis tar­difs, tar­difs et repen­tants ? Pas vrai­ment, mais on y revien­dra. Après avoir créé et diri­gé le PNUE [Pro­gramme des Nations unies pour l’environnement] en 1972, il repart vers une car­rière dans l’industrie pétro­lière. Il devient en jan­vier 1976 le patron de Petro-Cana­da. Une com­pa­gnie d’État en charge de l’exploration et de l’exploitation du pétrole. » (Nico­li­no, ibid.)

En 1977, Mau­rice Strong fait son entrée à l’UICN (Union inter­na­tio­nale pour la conser­va­tion de la nature). Il devient même le patron du bureau de l’UICN, poste-clé de la structure.

« En 1978, il laisse Petro Cana­da pour diri­ger une autre com­pa­gnie qu’il a ache­tée. AZL Resources, basée à Den­ver (États-Unis) recherche du pétrole par­tout dans le monde, des Rocheuses en Aus­tra­lie, en pas­sant par le Congo. Chiffre d’affaires en 1981 : 125 mil­lions de dol­lars. Ce n’est pas la Shell, mais c’est loin d’être une bou­tique. Cette même année, AZL Resources crée une entre­prise com­mune avec Kuwait Petro­leum Corp., dotée d’un capi­tal de 100 mil­lions de dol­lars. Basée au Koweït, elle est la pro­prié­té d’un mil­liar­daire saou­dien, Adnan Kha­shog­gi, éga­le­ment mar­chand d’armes inter­na­tio­nal. No com­ment.

Retour à l’État cana­dien, sur lequel règnent tous ses amis. Entre 1982 et 1984, il devient le patron d’une hol­ding en charge des inté­rêts com­mer­ciaux de ce der­nier. The Cana­da Deve­lop­ment Invest­ment Cor­po­ra­tion s’intéresse sur­tout à l’énergie, et donc, fata­le­ment, au pétrole et au gaz. La hol­ding pos­sède ain­si le pipe­line Trans Moun­tain, construit en 1951, qui a trans­por­té des mil­lions de barils de pétrole depuis l’Alberta jusqu’en Colom­bie-Bri­tan­nique, via les Rocheuses. Il pour­rait être dou­blé pro­chai­ne­ment, de manière à trans­por­ter 325 mil­lions de barils de pétrole par an, pro­ve­nant de gise­ments de sable bitu­mi­neux, una­ni­me­ment consi­dé­rés comme les plus dan­ge­reux pour le climat.

Dans les années sui­vantes, Strong fusionne AZL, qu’il dirige en même temps, avec un autre groupe pétro­lier – sans doute le plus grand des “petits” –, Tos­co Cor­po­ra­tion, ce qui le rend pro­prié­taire de 40 000 hec­tares – cer­taines sources évoquent même 65 000 hec­tares – dans le Colo­ra­do. Que faire ? Lais­ser vivre la nature ? Strong crée en 1986 une socié­té, Ame­ri­can Water Deve­lop­ment Inc. – avec un groupe d’investisseurs, dont l’ancien gou­ver­neur du Colo­ra­do, Dick Lamm. Pour quelle rai­son ? Strong a appris qu’une nappe phréa­tique très impor­tante cou­rait sous son domaine de la San Luis Val­ley, et a déci­dé un plan de “déve­lop­pe­ment”. Il s’agirait de creu­ser 117 puits, avant d’expédier l’eau extraite par des réseaux de tuyau­te­ries, en direc­tion des villes de l’Ouest, qui s’étendent à perte de vue. Dont Las Vegas. Pas un peu. Beau­coup. Envi­ron 300 mil­lions de m3 par an.

Mais ça ne passe pas. Des struc­tures aus­si solides que le Colo­ra­do Depart­ment of Natu­ral Resources – pro­tec­teur des eaux du Colo­ra­do – ou le Natio­nal Park Ser­vice – il gère les parcs natio­naux –, éta­blissent sans mal que le pro­jet s’en pren­drait aux droits de l’eau d’autres com­mu­nau­tés. Mais sur­tout, qu’il cau­se­rait des dom­mages éco­lo­giques aux fra­giles éco­sys­tèmes de dunes de sable, ain­si qu’aux zones humides de la région.

Les rive­rains et pay­sans locaux, sou­te­nus par des éco­lo­gistes, se lancent dans une longue bataille. Et, fina­le­ment, en 1991, le tri­bu­nal de l’eau enterre défi­ni­ti­ve­ment le pro­jet, décré­tant que l’eau sou­ter­raine convoi­tée par Strong est “affluente de cours d’eau natu­rels”. Comme on le savait déjà par des études, la nappe com­mu­nique avec d’autres nappes, ali­men­tant les rivières. Par la suite, Strong fera du Baca Ranch – le nom de sa pro­prié­té – un lieu de res­sour­ce­ment et de spi­ri­tua­li­té, avec golf, pis­cine et temple tibé­tain. Ô séré­ni­té. » (Nico­li­no, ibid.)

En 1990, Strong ren­contre Ste­phan Schmid­hei­ny, auquel il confie un poste stra­té­gique dans la pré­pa­ra­tion du Som­met de la Terre de 1992 orga­ni­sé à Rio : Conseiller en chef pour les entre­prises et l’in­dus­trie. Ste­phan Ernst Schmid­hei­ny, né en 1947, fait par­tie de la qua­trième géné­ra­tion de l’une des prin­ci­pales familles indus­trielles de Suisse. Comme on peut le lire sur son site per­son­nel : « L’entrepreneuriat est ins­crit dans l’ADN de la dynas­tie Schmid­hei­ny. Comme nulle autre famille, les Schmid­hei­ny ont empreint l’histoire éco­no­mique de la Suisse. »

Ste­phan Schmid­hei­ny est le fils de Max Schmid­hei­ny, un indus­triel du sec­teur de la construc­tion, qui crée entre autres l’entreprise Eter­nit Suisse. « En 1984, son père Max pro­cède au par­tage de la suc­ces­sion. Tan­dis que Ste­phan Schmid­hei­ny reçoit le Groupe Eter­nit Suisse, son frère Tho­mas Schmid­hei­ny reprend les rênes de la socié­té Hol­der­bank active dans l’industrie du ciment, aujourd’hui connue sous le nom de LafargeHolcim. »

Un article publié en 2014 dans Le Monde, inti­tu­lé « Le clan Schmid­hei­ny, cœur du pou­voir suisse hel­vé­tique », rap­porte que « Max, le père de Tho­mas et Ste­phan, a pré­si­dé l’en­tre­prise d’élec­tro­tech­nique Brown Bove­ri Com­pa­ny (BBC), qui fusion­ne­ra, en 1988, avec la socié­té sué­doise ASEA pour deve­nir le géant mon­dial ABB. Ste­phan fut un temps le prin­ci­pal action­naire de la socié­té de comp­teurs élec­triques Lan­dis & Gyr. Il a aus­si marié la socié­té d’op­tique Wild, éta­blie dans le ber­ceau du clan à Heer­brugg, avec Leitz et Cam­bridge Ins­tru­ments pour créer Leica. »

En juin 1992, à 63 ans, Strong est donc le Secré­taire géné­ral du Som­met de la Terre orga­ni­sé à Rio (20 ans après avoir été le Secré­taire géné­ral du Som­met de la Terre de Stock­holm). La même année, il prend la tête d’un empire indus­triel cana­dien, Ontario-Hydro.

« Onta­rio-Hydro gère 69 usines hydro­élec­triques, 8 cen­trales au char­bon ou au gaz, et 16 réac­teurs nucléaires, les­quels ont les­té l’entreprise d’une dette si éle­vée – 34 mil­liards de dol­lars. Strong, embau­ché pour cela, licen­cie 7 000 employés. Il laisse son poste en 1995, non sans avoir fait ache­ter à l’entreprise 12 500 hec­tares de forêt tro­pi­cale au Cos­ta Rica. Pour “com­pen­ser” – le mot n’est pas encore uti­li­sé – les émis­sions de car­bone d’Ontario-Hydro. » (Nico­li­no, ibid.)

En 1995, Ste­phan Schimd­hei­ny crée le World Busi­ness Coun­cil for Sus­tai­nable Deve­lop­ment (WBCSD, Conseil mon­dial des affaires pour le déve­lop­pe­ment durable), qui entre­tient depuis des liens étroits avec l’ONU en géné­ral, et qui est tou­jours pré­sent lors des COP. Le WBCSD ras­semble aujourd’hui les diri­geants de plus de 200 entre­prises par­mi les plus impor­tantes du monde : Ama­zon, Ali­ba­ba, ADNOC (Abu Dha­bi Natio­nal Oil Com­pa­ny), Arce­lor­Mit­tal, BASF, Bayer, BMW, BP, Car­gill, Che­vron, Dow, Dupont, EDF, Engie, Eni, Google, Hita­chi, Hon­da, IBM, Ikea, etc.

Au début des années 1990, Strong fait construire un ensemble hôte­lier de luxe au Cos­ta Rica, à l’intérieur de la réserve natu­relle Gan­do­ca-Man­za­nillo, hau­te­ment pro­té­gée, avec une entre­prise spé­cia­le­ment créée pour l’occasion, Desa­rol­los Ecologicos.

« Vil­las del Caribe aurait coû­té 35 mil­lions de dol­lars à Mau­rice Strong, qui en don­ne­ra la ges­tion à son fils. L’affaire est loin d’être claire, et les Indiens Kekol­di n’auraient pas don­né leur auto­ri­sa­tion à cette construc­tion. Une plainte aurait même été dépo­sée, sans suite. On ima­gine que les rela­tions très cor­diales nouées par Strong avec la dynas­tie cos­ta­ri­caine des Figueres ne lui auront en tout cas pas nui.

Fin de l’activité indus­trielle de Strong, que l’on sache, du moins. Pas­sons à la recon­nais­sance, mul­ti­forme. Strong ne s’est pas conten­té d’être le patron de grandes entre­prises. Il a éga­le­ment par­ti­ci­pé, au som­met, à l’épanouissement du sys­tème éco­no­mique mon­dial. Au moment de sa mort le 28 novembre 2015, l’Allemand Klaus Schwab écrit sur le site du Forum éco­no­mique de Davos une émou­vante nécrologie :

“Il a pro­fon­dé­ment pris en compte la mis­sion du Forum éco­no­mique mon­dial, qui est d’améliorer l’état du monde. C’était un grand vision­naire, tou­jours en avance sur notre temps dans sa pen­sée. Il a été mon men­tor depuis la créa­tion du Forum ; un grand ami ; un conseiller indis­pen­sable ; et, pen­dant de nom­breuses années, il a été membre de notre Conseil des fon­da­teurs. Sans lui, le Forum n’aurait pas atteint son impor­tance actuelle.”

Qui est Schwab ? Le créa­teur en 1987 de ce que l’on appelle le Forum de Davos. Chaque année, en Suisse, des patrons de trans­na­tio­nales, des mil­liar­daires, des ban­quiers, des res­pon­sables poli­tiques se retrouvent pour par­ler entre puis­sants des affaires du monde. Sur les mil­liers de par­ti­ci­pants, la moi­tié arrivent en jet pri­vé. Offi­ciel­le­ment, le but de ces ren­contres est “Impro­ving the state of the world”. Amé­lio­rer l’état du monde. D’innombrables articles, repor­tages et com­men­taires montrent qu’elles servent sur­tout aux affaires, aux deals, au lob­bying, et… aux fêtes. Il n’y a pas de rai­son de se faire du mal. Le conseil d’administration, sans sur­prise, compte des mil­liar­daires et des ban­quiers cen­traux. On fête les “nou­veaux cham­pions”, les “Young Glo­bal Lea­ders”, et bien d’autres pro­messes d’un ave­nir pro­fi­table. Évi­dem­ment, tous les grands prêtres de la mon­dia­li­sa­tion – Banque mon­diale, OCDE, FMI, Orga­ni­sa­tion mon­diale du com­merce (OMC) – sont aux pre­mières loges. Faut-il insis­ter ? Davos est l’épicentre de la des­truc­tion des écosystèmes.

Il n’y a pas que Davos. En 1995, le pré­sident de la Banque mon­diale, Jim Wol­fen­sohn, fait de Strong son conseiller proche. Sur l’un des sites de cette ins­ti­tu­tion, on peut lire fin novembre 2015 : “Avec sa mort, nous avons per­du un géant de l’environnement et de la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique.” Et Toyo­ta aus­si, bien que je n’aie pas retrou­vé de faire-part de la firme auto­mo­bile japo­naise. Strong était l’un de ses conseillers offi­ciels. De même, il a été le conseiller en chef d’une entre­prise très impor­tante de ser­vices aux entre­prises et aux villes, CH2M Hill. On n’a pas dû bien l’écouter, car CH2M Hill a été mêlée à un nombre impor­tant de scan­dales mêlant pol­lu­tions et cor­rup­tion. » (Nico­li­no, ibid.)

En 2003, sur demande du secré­taire géné­ral de l’ONU, Kofi Annan, Strong devient envoyé spé­cial de l’ONU en Corée du Nord. Mais le 20 avril 2005, l’O­NU annonce la démis­sion de Mau­rice Strong, visé per­son­nel­le­ment par l’en­quête sur le scan­dale du pro­gramme « Pétrole contre nour­ri­ture » de l’O­NU en Irak. Strong a en effet encais­sé un chèque de 988 885 dol­lars émis par une banque jor­da­nienne et signé de la main de Tong­sun Park, un homme d’af­faires sud-coréen incul­pé en 2006 par la Cour Fédé­rale de New York dans le détour­ne­ment du pro­gramme en faveur de Sad­dam Hus­sein. Après avoir quit­té ses fonc­tions, Strong s’exile en Chine où il pos­sède un appartement.

Le 13 février 2012, le tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Turin, en Ita­lie, condamne Ste­phan Schmid­hei­ny à 16 ans de pri­son ferme, car il a été jugé res­pon­sable de la mort d’environ 3 000 ouvriers ita­liens, expo­sés à l’amiante dans les usines Eter­nit. Schmid­hei­ny n’a jamais dai­gné venir s’expliquer devant le tri­bu­nal de Turin, lais­sant une armée d’avocats défendre sa cause. Depuis la confir­ma­tion de sa peine en appel, en juin 2013, Schmid­hei­ny évite l’Italie, mais peut en revanche pas­ser du Cos­ta Rica à la Suisse sans aucun pro­blème. Pas de man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal pour ce cri­mi­nel de masse.

Voi­là pour un bref aper­çu de l’histoire du « père du déve­lop­pe­ment durable », ain­si sur­nom­mé en rai­son du rôle majeur qu’il a joué dans les pre­miers Som­mets de la Terre, dans les dif­fé­rentes agences et évè­ne­ments onu­siens dédiés à la pré­ser­va­tion de l’environnement. Strong eut une influence majeure sur la « Com­mis­sion mon­diale sur l’environnement et le déve­lop­pe­ment » créée en 1983 par l’ONU, sous la direc­tion de l’ancienne Pre­mière ministre nor­vé­gienne, Gro Har­lem Brundt­land. Or c’est cette com­mis­sion, sur­nom­mée « Com­mis­sion Brundt­land », qui est à l’origine de la popu­la­ri­sa­tion du concept du « déve­lop­pe­ment durable », lequel figure à de nom­breuses reprises dans le prin­ci­pal texte issu des tra­vaux de la Com­mis­sion, paru en fran­çais sous le titre Notre ave­nir à tous en 1987.

Une his­toire signi­fi­ca­tive, sym­bo­lique, odieu­se­ment illus­tra­trice de ce qu’est le « déve­lop­pe­ment durable » : une fumis­te­rie, un men­songe pro­mu par des bureau­crates, des fonc­tion­naires, des chefs d’États et d’entreprises prin­ci­pa­le­ment inté­res­sés par la per­pé­tua­tion du capi­ta­lisme indus­triel, des États, de l’ordre dominant.

Nico­las Casaux

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