L’autrice est retraitée de la Commission canadienne des droits de la personne. Elle écrit à titre personnel. Elle a récemment publié La petite histoire de la Loi sur la laïcité de l’État et de sa contestation juridique. Sous l’angle de l’égalité des sexes au Québec (Éditions du Renouveau québécois)
La liberté d’opinion et d’expression fait partie des droits protégés par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Il s’agit du droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et du droit de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, des informations et des idées, par quelque moyen d’expression que ce soit.
Or, cette liberté d’expression heurte les tenants de dogmes religieux, qui ont recours aux accusations de blasphème pour faire taire les personnes mettant en question leurs croyances. À preuve, la résolution non contraignante du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, adoptée en juillet 2023, qui demande aux États de condamner tout plaidoyer et manifestation publique et préméditée de profanation du Coran.
De tout temps les religions revendiquent le droit d’être protégées contre le blasphème, soit une parole, un discours ou un geste qui outrage un ou plusieurs de leurs aspects.
Dans les sociétés de droit, cette requête s’appuie de nos jours sur trois éléments. À savoir : la liberté de religion ; la protection de la société et de l’ordre public ; la religion comme élément intrinsèque et indissociable de la personne.
Dans le premier cas, la demande d’interdiction du blasphème présume que la liberté de religion vise la protection des croyances et des sentiments religieux des expressions jugées offensantes. Il incomberait ainsi à l’État d’intervenir pour contrer les critiques de dogmes religieux, ce qui semble contradictoire avec le principe de séparation de la religion et de l’État, de la liberté d’expression et de la liberté de conscience des citoyens.
La deuxième justification concerne la protection de la société et de l’ordre public. Il s’agit là d’une question brûlante d’actualité en Suède et au Danemark, à la suite des crises diplomatiques avec les pays musulmans qu’ont provoquées les récents autodafés du Coran survenus sur leurs territoires respectifs. Sans parler d’interdiction du blasphème, en tout respect de la liberté d’expression, ces pays explorent aujourd’hui des solutions juridiques qui pourraient permettre d’interdire certaines manifestations offensantes afin de contrer une situation jugée « dangereuse pour la sécurité nationale ».
Il s’agit d’une question délicate puisqu’elle remet en question leur autonomie nationale quant au modèle de société choisi démocratiquement. D’ailleurs, n’est-ce pas cette autonomie par rapport aux accusations de blasphème de pays tiers qui a permis de protéger l’écrivain britannique Salman Rushdie d’une fatwa appelant à la mort ? Voire encore celle qui a permis au Canada d’accueillir la Pakistanaise Asia Bibi, accusée de blasphème dans la foulée d’une dispute autour d’un verre d’eau en 2019 ?
La troisième justification mise en avant pour interdire le blasphème vient de l’idée que les individus et leurs croyances forment un tout indissociable, et que le respect des uns implique obligatoirement le respect des autres. Les accusations d’islamophobie s’appuient sur ce principe en confondant critique de dogmes religieux et propos offensants à l’égard d’une personne. Cette conception d’un tout identitaire immuable soulève cependant la question de la liberté, pour les croyants, de se conformer ou non aux dogmes religieux, de la liberté de croire ou de ne pas croire, de la liberté d’association et de la liberté d’expression.
La situation au Canada
Le Canada a décriminalisé le blasphème en 2018. La liberté d’expression défendue par le Canada est cependant limitée par la criminalisation des discours qui incitent à la violence contre un groupe identifiable. Le défi consiste donc à départager un propos critique à l’égard d’une religion de ce qui relève du discours haineux visant un groupe en particulier, c’est-à-dire qui incite à détester des personnes.
En 2020, à la suite de l’assassinat de l’enseignant français Samuel Paty pour avoir montré des caricatures jugées blasphématoires par une partie de la communauté musulmane, le premier ministre canadien, Justin Trudeau, avait ainsi créé toute une polémique en associant le respect d’un dogme au respect de la personne : il avait alors affirmé qu’il ne fallait pas chercher à « blesser, de façon arbitraire ou inutile, ceux avec qui on est en train de partager une société et une planète ». Ces déclarations semblaient aller au-delà du concept de propos haineux qui limite la liberté d’expression au Canada.
Est-ce la perception de ce supposé lien indissociable entre religion et croyants qui a motivé le premier ministre à nommer, en 2023, une commissaire chargée de la lutte contre l’islamophobie ? N’y a-t-il pas là confusion entre le respect de la personne musulmane et le respect absolu des préceptes de l’islam ?
Rappelons que c’est la liberté d’expression qui a notamment permis les avancées scientifiques contraires aux dogmes religieux (on n’a qu’à penser à l’origine de la vie) ou à la reconnaissance du droit des femmes à l’égalité.
Aujourd’hui, le Canada semble errer en souscrivant au concept d’islamophobie par respect et pour éviter de blesser des sensibilités d’une certaine communauté. Comme la Cour européenne des droits de l’homme l’a rappelé en 1994 : « Ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion, qu’ils le fassent en tant que membres d’une majorité ou d’une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s’attendre à être exemptés de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le déni… Et même la propagation par d’autres de doctrines hostiles à leur foi. »
Toute critique des religions ne constitue pas en soi une incitation à la violence ou à la discrimination.
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