La langue est notre manière d’habiter le monde

L’auteur est enseignant de littérature au Cégep de Lévis.
 

Le français va très bien, merci. C’est sous cet étendard frondeur que des linguistes des quatre horizons de la francophonie battent la campagne pour bouter les complexes linguistiques hors de nos champs liserés. Il faut convenir que ce tract publié chez Gallimard le mois dernier n’est pas dénué d’intérêt, puisqu’il a le mérite de pourfendre certaines idées reçues telle la croyance selon laquelle « on écrivait mieux » avant ou celle qui veut que les variantes du français hors Hexagone ne seraient qu’autant de dialectes abâtardis d’une « langue pure ».
 

Transfert linguistique

Là où la pédagogie de l’ouvrage donne de la bande, c’est lorsqu’il est question du rôle de l’anglais dans l’état de la langue au Québec. Ainsi, dans une entrevue donnée à Radio-Canada dans la foulée de la publication de l’ouvrage, l’une des autrices se fend de ce verdict : « La proportion de Québécois qui parlent français à la maison continue de diminuer, mais ce n’est pas au profit de l’anglais. »

Les données de Statistique Canada offrent cependant un ciel moins radieux au mathématicien Charles Castonguay : « Entre les recensements de 2016 et 2021, le poids de la minorité de langue d’usage anglaise a de nouveau augmenté, tandis que celui de la majorité a encore reculé […] au point que la question de l’anglicisation des Québécois francophones eux-mêmes vient de surpasser en importance celle de l’orientation linguistique des allophones. »

Castonguay a même démontré que parmi les jeunes de 25 à 35 ans résidant sur l’île de Montréal se déclarant francophones en 2016, 5 % se déclaraient anglophones en 2021.

Est-ce à dire qu’ils ont rayé le français de leur carte-mère mentale ? Naturellement non. Mais ces calculs révèlent que bien que les anglicismes et l’alternance codique n’exerceraient aucune incidence directe sur l’anglicisation, comme en attestent les travaux empiriques de la linguiste Shana Poplack, l’avenir y pourvoira, puisqu’un anglophone même francophone de naissance inclinera naturellement à léguer l’idiome qu’il jugera le plus utile (à savoir le plus lucratif) à sa progéniture comme langue d’appartenance.

C’est du moins la conclusion à laquelle se rend l’éminent linguiste Jacques Leclerc. Il n’y a qu’à regarder du côté de l’Ukraine pour constater la rapidité avec laquelle une langue dominée politiquement et économiquement peut en venir à s’abolir dans l’autre.
 

« Speak white / soyez à l’aise dans vos mots »

« En étrange pays dans mon pays lui-même », écrivait Aragon.

J’ai passé l’été en France. Je me suis surpris à m’y sentir plus à l’aise, plus entier dans ma langue qu’au Québec, sans rien raboter de ma parlure rugueuse.

Je m’explique : chez nous, j’ai l’impression que dès qu’une émotion nous submerge, surtout chez les moins de 40 ans, c’est l’anglais qui rompt la digue : « Cute ! » ; « Chu fucking pissed ! » ; « Le dude m’a flabbergast ! » ; « ’Tu down ? ». « C’est ben awkward ! ». Alors que là-bas, les chats sont mignons, les keums sont trop cheloux, font péter les plombs ou sont chauds, qu’ils les vénèrent ou pas.

Personne ne jette des yeux hallucinés au ciel au moindre accroc au « bon usage » de crainte que la coupole de l’Académie ne lui tombe sur la tête. L’émotion plie la langue comme du verre en verlan, embrassant toutes les nuances de la réalité sans sacrifier spontanément au sabir univoque de la technosphère. Des emprunts ? Bien sûr. Mais le « kif » est en fait plutôt à l’arabe. Ainsi, des phrases comme « Wesh, frère : c’est la hess, comment j’ai le seum ! » sont monnaie courante chez les lycéens de tous poils.

Si les Français avancent sans complexe dans leurs mots, pourquoi ne le pourrions-nous pas ? C’est que notre anglomanie lexicale doit tout autant à la proximité du réacteur culturel américain qu’à un profond malaise identitaire qu’on aurait avantage à reconnaître plutôt qu’à en faire lâchement porter l’odieux à Richelieu ou à Vaugelas.

C’est chose acquise aujourd’hui, mais des termes aussi communs que « dépanneur », « espadrille » (dont l’usage a supplanté running shoe), « pourvoirie » et « traversier » se sont progressivement greffés à notre courtepointe verbale sous l’impulsion de l’Office québécois de la langue française en réponse à un besoin de s’appartenir dans tous les aspects de notre réalité.

De la fondation des Universités du Québec à l’adoption de la loi 101 jusqu’à l’imposition de l’épreuve uniforme de français, toute l’histoire du Québec moderne s’est tendue vers un renforcement du français et il faudrait maintenant confier à la main invisible de l’usage et aux lois du marché des langues la pérennité identitaire de deux pour cent de la population de l’Amérique du Nord ? On se croirait en plein caucus caquiste ou gueuleton de la chambre de commerce.

Elle est loin cette époque du « McGill français » soulevé par une gauche qui comprenait que l’état de la langue au Québec reflétait ses dynamiques sociales.

Aux linguistes atterrés qui chargent la norme de terrorisme linguistique, je répondrai qu’ils prennent pour conséquence la cause, et que c’est plutôt notre complexe d’infériorité identitaire qui normalise nos petites démissions tranquilles.

Un Québec qui n’est pas à l’aise dans ses mots empruntera ceux de son voisin pour s’en faire un manteau. La langue est notre manière d’habiter le monde : voulons-nous l’habiter nous-mêmes, ou le laisser à d’autres ?
 

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