Cartes sur table

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23 juillet 2023 (18H30) – On pourrait commencer ce ‘Rapport de Situation’ sur ‘Ukrisis’, – qui n’est justement plus dans la seule Ukraine, ce dont on se doute depuis un certain temps mais qui s’anoblit d’une déclaration officielle, – par deux remarques qui pourraient être dites sous forme de questions du genre bien connu du “poser la question c’est y répondre”. On préciserait également que les deux remarques-‘questions’ se complètent tout à fait, mais d’une façon assez peu académique et certainement pas selon la démarche d’un expert.

Note de PhG-Bis : « On s’en doutait, parce que PhG n’est ni académique ni un expert. Il se méfie des deux, il s’en défie même avec horreur. On n’étonnera personne en disant cela, et l’on comprendra mieux certaines de ses réactions, notamment dans ce texte… »

• La première des deux remarques peut effectivement être dite sous forme de question consistant à s’interroger : Poutine ne vient-il pas de montrer la justesse du titre d’il y a trois jours, poussé lui aussi par la fatigue qu’il ressent à supporter ce ‘Ukrisis’ sans fin et insupportable avec tous ces mensonges, ces tueries, ces vaines supputations ?

• La seconde sera dite également sous forme de question, pour garder le rythme du faux-suspens : Poutine ne vient-il pas de modifier complètement l’événement, passant d’une guerre limitée à l’Ukraine à une guerre à potentialité générale en menaçant directement un autre pays que l’Ukraine ?

On comprend évidemment que je veux ici parler de cet « échange fascinant » (selon Mercouris) entre le chef du FSB, Narichkine, et le président de la Fédération de Russie. La chose a été dite lors de cette réunion de jeudi, dont Larry Johnson par exemple, donnait un compte-rendu dès vendredi, en traduction le lendemain par ‘Réseau International’). Ce même 22 juillet au soir, Mercouris a fait un long commentaire sur cet échange Narichkine-Poutine, qu’il présenta de cette façon :

« Notez que cet échange [entre le chef du FSB et Poutine] a eu lieu lors d’une séance du Conseil National de Sécurité et d’habitude, ces séances se tiennent en privé. Les commentaires de Poutine font partie d’un échange [avec Narichkine]… Là, je dois affirmer clairement que cet échange a été clairement préparé à l’avance dans le but d’être publié. Ainsi, les Russes voulaient faire connaître l’échange entre Narichkine [exposant la situation] et la réponse de Poutine, et les deux interventions ont été préparées dans ce but… »

Ici, il est intéressant de noter que 1) nous avons fort bien (mieux qu’à l’habitude) compris le message et que 2) la mise en scène faisant office de medium était extrêmement originale et efficace ; suffisamment originale et efficace pour que des gens d’esprits assez proches dans le genre de la dissidence-résistante aient eu des réactions complètement opposées. Ainsi, au contraire de ce que dit Mercouris, et montrant effectivement la réussite formelle de l’exercice, Larry Johnson écrit pour présenter le passage le plus important de l’intervention de Poutine :

« Poutine a répondu longuement à l’exposé de Narichkine. Cela ne ressemble pas à des remarques préparées à l’avance. Il semble s’exprimer de manière extemporanée et tracer des lignes rouges très claires pour l’OTAN. »

(Dans l’un ou l’autre cas, – Mercouris ou Johnson, – on en déduira des qualités remarquables de Poutine au niveau du jeu oratoire dans un développement assez long et extrêmement riche en références historiques.)

Poutine l’historien

Tout le monde connaît aujourd’hui le contenu de l’intervention de Poutine, très détaillé, très structuré, et rigoureusement placé dans son contexte historique. Du Poutine pur et dur, reconnu pour sa puissance logique et toujours historiquement habillé ; cela n’a pas échappé à Mercouris, qui nous dit souvent, avec élégance mais la plus grande netteté, ce qu’il pense du niveau intellectuel général et des connaissances des “grands de ce monde” :

« Et voici bien entendu ce Poutine-là, qui est sans doute le dirigeant politique dans le monde le plus tourné vers les références historiques, revenant d’une façon insistante à des événements de la période, – et, soit dit en passant, en cela il est très exemplaire de sa propre nation… Peu de nations sont plus “tournées vers les références historiques”, surtout de leurs périodes récentes, que la Russie… »

Ainsi Poutine évoque-t-il dans son long commentaire les épisodes des années 1917-1921, avec la révolution bolchévique, le traité honteux de Brest-Litovsk, la guerre civile russo-soviétique, la guerre entre l’URSS et la Pologne ; puis également la période de la Seconde Guerre mondiale, où la Pologne joua à sa manière, dans la façon de complexifier les choses, un rôle d’une extrême importance.

Les détails abondent dans cette évocation, définie de la sorte par Mercouris, avec un brin d’humour attendri, – comme « une évocation historique qui n’est pas factuellement fausse mais qui constitue néanmoins une évocation très sélective ». Poutine entend montrer par cette sélectivité combien l’histoire a divisé et opposé ceux qui prétendent aujourd’hui agir de concert (Lituanie, Pologne, Ukraine), et combien la Pologne qui ne cesse d’accuser l’impérialisme russe n’a jamais manqué de développer le sien dès que l’occasion s’en présentait. Chacun se sert donc de l’histoire.

Pour autant, cette évocation donne un peu le vertige, comme si l’on découvrait que cette zone de confrontation des empires et des ambitions, de la Baltique et des terres continentales adjacentes, était une sorte de Balkans nordiques ! Ce que Poutine résume de la sorte : si les Polonais ont oublié toutes ces péripéties, voilà que nous les leur rappellerons, – la fleur au fusil nucléaire si nécessaire… D’où ce morceau final de la tirade où les cartes sont mises sur la table, – où l’on voit que si la défiance russe des Polonais est considérable, le mépris russe pour l’actuelle direction ukrainienne dépasse tout ce qu’on pouvait imaginer, – ce qui laisse augurer on vous laisse deviner quoi pour ceux qui espéreraient malgré tout des négociations :

« Nos amis de Varsovie l’ont-ils oublié ? Nous le leur rappellerons.

» Aujourd’hui, nous constatons que le régime de Kiev est prêt à tout pour sauver sa peau de traître et prolonger son existence. Ils ne se soucient ni du peuple ukrainien, ni de la souveraineté ukrainienne, ni des intérêts nationaux.

» Ils sont prêts à vendre n’importe quoi, notamment des personnes et des terres, tout comme leurs ancêtres idéologiques dirigés par Petlyura, qui ont signé les soi-disant conventions secrètes avec la Pologne en 1920, en vertu desquelles ils ont cédé la Galicie et la Volhynie occidentale à la Pologne en échange d’un soutien militaire. Des traîtres comme eux sont maintenant prêts à ouvrir la porte à leurs manipulateurs étrangers et à vendre à nouveau l’Ukraine.

» Quant aux dirigeants polonais, ils espèrent probablement former une coalition sous l’égide de l’OTAN afin d’intervenir directement dans le conflit en Ukraine et de mordre le plus possible, de “regagner”, comme ils l’entendent, leurs territoires historiques, c’est-à-dire l’Ukraine occidentale actuelle. Il est également de notoriété publique qu’ils rêvent de terres biélorusses.

» Quant à la politique du régime ukrainien, elle ne nous concerne pas. S’ils veulent abandonner ou vendre quelque chose pour payer leurs patrons, comme le font généralement les traîtres, c’est leur affaire. Nous n’interviendrons pas.

» Mais la Biélorussie fait partie de l’Union des États [de l’ex-URSS] et lancer une agression contre la Biélorussie reviendrait à lancer une agression contre la Fédération de Russie. Nous y répondrons avec toutes les ressources dont nous disposons.

» Les autorités polonaises, qui nourrissent leurs ambitions revanchardes, cachent la vérité à leur peuple. La vérité, c’est que la chair à canon ukrainienne ne suffit plus à l’Occident. C’est pourquoi il prévoit d’utiliser d’autres éléments sacrifiables – les Polonais, les Lituaniens et toutes les autres personnes dont il ne se soucie pas… »

Nombre de commentateurs ont bien entendu noté le « toutes les ressources » de la phrase « Nous y répondrons avec toutes les ressources dont nous disposons » ; et de rappeler la décision récente de déploiement de bombes nucléaires tactiques russes dans des bases en Biélorussie. Ceci a bien entendu un rapport avec cela, toutes les décisions de Poutine répondant à une logique en général extrêmement ferme : ainsi Poutine fait-il parler et se rappeler à chacun de son arsenal nucléaire et des liens établis avec la Biélorussie de ce point de vue, sans en dire un seul mot.

Vigueur de la riposte polonaise

La Pologne a réagi vigoureusement aux vigoureux propos de Poutine. C’est surtout une expression qui a heurté la sensibilité, manifestement dite par Poutine avec l’intention d’irriter par le mépris implicite qu’elle exprime, – et justement provoquer une réaction. Il s’agit, cela se devine, de l’expression de “cadeau de Staline” à propos des terres allemandes de l’Est rattachées en 1945 à l’Ouest de la Pologne, dans ce paragraphe :

« Je voudrais également vous rappeler les conséquences de la politique agressive de la Pologne. Elle a conduit à la tragédie nationale de 1939, lorsque les alliés occidentaux de la Pologne l’ont jetée en pâture au loup allemand, à la machine militaire allemande. La Pologne a perdu son indépendance et son statut d’État, qui n’ont été restaurés que grâce à l’Union soviétique. C’est également grâce à l’Union soviétique et à la position de Staline que la Pologne a acquis un territoire important à l’ouest, le territoire allemand. C’est un fait que les terres occidentales de la Pologne sont un cadeau de Staline. »

Le Premier ministre polonais a donc réagi sur son compte tweeter, d’une manière finalement inhabituelle depuis le début de la guerre tant on a perdu l’habitude de voir une sorte de dialogue, – bien entendu, celui de l’invective et de la haine, – ne plus exister entre certains pays, selon la logique carnivore de la diabolisation et de la cancellation. Dans tous les cas, il est bien question d’un rejet furieux, qui sera signifié à l’ambassadeur de la Fédération de Russie toujours en poste à Varsovie, de l’image du “cadeau de Staline”.

« “C'est un fait que les terres occidentales de la Pologne sont un cadeau de Staline”, a souligné le dirigeant russe.

» En réponse, le Premier ministre Morawiecki a qualifié le défunt dirigeant soviétique de “criminel de guerre coupable de la mort de centaines de milliers de Polonais”.

» “La vérité historique est indiscutable. L'ambassadeur de la Fédération de Russie sera convoqué au ministère des affaires étrangères”, a-t-il écrit sur Twitter vendredi. »

Comment une guerre change de nature

Bien entendu, l’intervention de Poutine a été aussitôt considérée comme un événement important. Cette perception s’est très aisément imposée, dans le sens même d’une adresse menaçante à la Pologne et à ses ambitions. Selon cette interprétation, la séquence constituait un événement important mais simplement un évènement de plus dans la guerre commencée le 24 février 2022.

Du moins l’ai-je ainsi et d’abord considéré, expliquant par conséquent une certaine indifférence de ma part pour cet “événement important”. Peut-être l’idée de cette “fatigue-Ukrisis” agissait-elle réellement sur moi, jusqu'à d’ailleurs imaginer qu’elle agissait également sur Poutine, poussé ainsi à sortir du seul cadre ukrainien ? Je dois dire, – pour en recommander l’audition, certes, – que la petite causerie de Mercouris (les 15-20 dernières minutes de sa vidéo du 22 juillet) a joué son rôle sans doute involontairement. Son irrésistible phrasé britannique, sa façon d’employer certaines exclamations emphatiques et formidables avec une sorte de flegme gréco-britannique, son goût incroyable du détail, des mots et des textes comme des villages ukrainiens, comme s’il appliquait jusqu’au bout la fameuse maxime du “the devil in the detail”, tout cela a pour effet dans certaines circonstances d’éveiller chez l’auditeur une perception inattendue, comme une vérité révélée simplement par la fameuse transcendance des mots du logocrate. Ne pourrait-on parler pour l’occasion de vérité-de-situation ?

Toujours est-il qu’est née chez moi l’idée que “l’événement important” n’avait pas à voir précisément avec la Pologne, bien que ce fut le cas, mais avec le fait de l’extension involontaire de la crise-‘Ukrisis’ hors du seul cadre de l’Ukraine ; et disant “involontaire”, je ne dis pas que Poutine n’a pas réalisé que la Pologne était hors du champ ukrainien, mais plutôt qu’il n’a pas exactement réalisé l’importance capitale de la sortie du seul champ ukrainien, passant du cadre d’une guerre régionale limitée à un pays identifiée, à la possibilité d’une guerre générale en y impliquant un de ses voisins par le simple dévoilement de ses ambitions et peut-être de ses machinations ; c’est-à-dire qu’on parlerait alors, non pas d’une étape supplémentaire de la guerre, mais bien d’un changement ontologique de nature de la guerre… Mais peut-être est-ce le vrai ? Je veux dire : peut-être s’agit-il vraiment, chez Poutine également, de l’effet de la “fatigue-Ukrisis” ?

Je me trouve là complètement dans la psychologie, à laquelle je fais appel pour tenter d’expliquer cette importance très particulière de cet “évènement important”, passage d’un cadre restreint à un cadre général, trouvant ainsi une nouvelle nature de soi. Je précise aussitôt, d’ailleurs après m’être moi-même référé à cette idée, qu’il ne s’agit pas nécessairement de l’élargissement de la guerre, mais certainement de l’élargissement de la crise, – la vraie, celle qui dépasse les Ursula et les Josep Borrell.

Là encore, j’en reviens à Mercouris qui, commentant cette affaire des frontières orientales de la Pologne constituant pour les Polonais l’enjeu d’une pression vers l’Ukraine et la Biélorussie, a fait l’hypothèse que cet aspect pourrait éveiller, de l’autre côté, à l’Ouest, l’affaire de la “ligne Oder-Neisse”, soit de la frontière entre l’Allemagne et la Pologne grosse du “cadeau de Staline”. Les Allemands qui sont régulièrement confrontés depuis deux ans à des demandes polonaises de réparations de guerre, ne pourraient-ils pas juger habile de riposter en réclamant la révision de l’accord sur la frontière Oder-Neisse ?

Mais je musarde, certes… Il reste que l’ambition prêtée aux Polonais, et qu’eux-mêmes ne se cachent pas de caresser par instants, enflammée par ce qui est une véritable menace de Poutine, un véritable avertissement pour le coup, élargit brutalement le champ des possibles. On passe brutalement de ces interminables et sanglantes batailles autour de la terrible et indestructible ligne Sourovikine, dans les  champs ukrainiens semés de mines et de mensonges, à des perspectives nouvelles, – du type Extension du domaine de la crise, comme disait à peu près, et presque prémonitoirement, le devin Houellebecq.

Source: Lire l'article complet de Dedefensa.org

À propos de l'auteur Dedefensa.org

« La crisologie de notre temps » • Nous estimons que la situation de la politique générale et des relations internationales, autant que celle des psychologies et des esprits, est devenue entièrement crisique. • La “crise” est aujourd’hui substance et essence même du monde, et c’est elle qui doit constituer l’objet de notre attention constante, de notre analyse et de notre intuition. • Dans l’esprit de la chose, elle doit figurer avec le nom du site, comme devise pour donner tout son sens à ce nom.

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