Camille Étienne et la récupération de la technocritique (par Nicolas casaux)

Camille Étienne et la récupération de la technocritique (par Nicolas casaux)

Comme le notait feu Jaime Sem­prun il y a près de 50 ans dans son Pré­cis de récu­pé­ra­tion (1976),

« S’il est une lec­ture plus propre à per­sua­der de l’inéluctable effon­dre­ment de cette socié­té que celle des très nom­breux ouvrages en expo­sant les diverses tares, c’est bien celle de ceux, plus nom­breux encore, qui s’avisent d’y pro­po­ser quelque remède. Ma supé­rio­ri­té évi­dente, dont le lec­teur appré­cie­ra bien vite tous les avan­tages, est de ne pré­sen­ter aucune solu­tion : j’attaque le pro­blème en la per­sonne de ceux qui s’efforcent déses­pé­ré­ment d’en maquiller l’énoncé. »

Sem­prun pro­po­sait une cri­tique acerbe de « ceux qui tiennent actuel­le­ment le mar­ché de la récupération » :

« Le récu­pé­ra­teur traite la seule matière pre­mière que cette socié­té n’épuise pas mais accu­mule tou­jours plus mas­si­ve­ment : l’insatisfaction devant ses résul­tats désas­treux. Mais n’étant lui-même qu’un frag­ment déri­soire de ces résul­tats désas­treux, il la traite de manière insa­tis­fai­sante. Son public est donc très exac­te­ment com­po­sé par ceux qui peuvent faire sem­blant de se satis­faire de ses fausses audaces, comme ils font sem­blant d’être satis­faits par toutes les mar­chan­dises qu’ils consomment : les cadres, qui veulent aujourd’hui, comme n’importe quel Lyo­tard, pos­sé­der à la fois le bon­heur de la sou­mis­sion et le pres­tige du refus. Et leur bon­heur est aus­si faux que leur refus, et aus­si mal simu­lé. Mais si le récu­pé­ra­teur pense pour les cadres, il n’est lui-même qu’un cadre qui pense : c’est tout dire.

[…] le récu­pé­ra­teur moderne ne fait que s’agiter bruyam­ment à l’intérieur d’une contra­dic­tion inso­luble : assu­rant la relève de cette pen­sée du spec­tacle entiè­re­ment condi­tion­née par le fait qu’elle ne peut ni ne veut pen­ser sa propre base maté­rielle dans le sys­tème spec­ta­cu­laire, il doit en même temps rendre compte de la faillite de ce sys­tème, et du mou­ve­ment his­to­rique qui le dis­sout. Ain­si, ce qu’il récu­père, il ne peut rien en dire : pour­tant il ne peut par­ler d’autre chose. Et voi­là pour­quoi le récu­pé­ra­teur bégaye. De l’irrationalisme affi­ché de la néo-phi­lo­so­phie uni­ver­si­taire aux son­ge­ries de ratio­na­li­sa­tion impos­sible de la néo-éco­no­mie éco­lo­gique, c’est le même brui­tage confu­sion­niste sans convic­tion, qui n’assourdit que ceux qui le font. Ce qui n’a jamais été ration­nel a sim­ple­ment per­du les moyens de le paraître. »

Le mar­ché de la récu­pé­ra­tion, par­ti­cu­liè­re­ment satu­ré, compte aujourd’hui Camille Étienne par­mi ses prin­ci­pales figures. Comme tous les récu­pé­ra­teurs, Camille Étienne nous assure, gros­so modo, qu’une autre civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle est pos­sible — voir ici :

Camille Étienne & les égé­ries nulles du « mou­ve­ment cli­mat » (par Nico­las Casaux)

Mais, chose nou­velle, Camille Étienne récu­père désor­mais la cri­tique de la tech­no­lo­gie dans son discours.

En effet, dans son der­nier livre, inti­tu­lé Pour un sou­lè­ve­ment éco­lo­gique, paru le mois der­nier aux pres­ti­gieuses édi­tions du Seuil, Camille Étienne men­tionne Hans Jonas, Ivan Illich, André Gorz, Gün­ther Anders et même Jacques Ellul à l’appui de l’idée selon laquelle la tech­no­lo­gie, tout de même, pose un peu pro­blème : « Les socié­tés occi­den­tales ont ain­si fait de la tech­nique à la fois un outil et une fina­li­té » ; « L’outil nous échappe. Et ce qui était cen­sé nous libé­rer, aliène. »

Mais selon Camille Étienne, le pro­blème que pose la tech­no­lo­gie s’avère fina­le­ment assez peu pro­fond, puisqu’en conce­vant une « éthique […] adap­tée à notre civi­li­sa­tion tech­no­lo­gi­que­ment très déve­lop­pée », une éthique du bon usage de la (haute) tech­no­lo­gie, nous rede­vien­drons maitres de nos outils, nous par­vien­drons « à une réap­pro­pria­tion de l’outil afin qu’il ne soit pas une menace à notre auto­no­mie mais un moyen de liber­té », et tout ira bien qui fini­ra bien. Car la tech­no­lo­gie ne pose pas pro­blème en elle-même, le seul pro­blème, c’est le cadre de son uti­li­sa­tion (et ses déve­lop­pe­ments par­fois super­flus) : Camille Étienne serine elle aus­si le mythe de la « neu­tra­li­té » de la tech­no­lo­gie (que cri­ti­quait ver­te­ment Jacques Ellul).

La récu­pé­ra­tion super­fi­cielle de quelques cri­tiques de la tech­no­lo­gie et de l’industrialisme abou­tit dans son dis­cours à un appel à une meilleure ges­tion de la tech­no­lo­gie. (On note­ra au pas­sage qu’Ellul, Illich, Gorz, Anders et Jonas ont ça en com­mun, mal­gré leur impor­tante cri­tique de la tech­no­lo­gie à laquelle Camille Étienne ne rend clai­re­ment pas jus­tice, d’avoir cru qu’un sys­tème hau­te­ment tech­no­lo­gique pour­rait être com­pa­tible avec une socié­té réel­le­ment démo­cra­tique ; cer­tains, comme Gorz, s’imaginaient que l’informatique pou­vait ser­vir l’émancipation humaine.)

En outre, Camille Étienne, qui dénonce ici et là le capi­ta­lisme (sans jamais le défi­nir, sans jamais expli­ci­ter ce qu’elle entend par là), pro­meut dans son livre les mys­ti­fi­ca­tions de la « Théo­rie du Donut » de l’économiste Kate Raworth, une sorte de plai­doyer en faveur du ver­dis­se­ment du capi­ta­lisme tech­no­lo­gique — comme le note ici Yves-Marie Abraham :

Beigne per­du. À pro­pos de : Kate Raworth, « La théo­rie du donut. L’économie de demain en sept prin­cipes », Plon, 2018.

Une grande par­tie de la confu­sion de Camille Étienne s’exprime par exemple dans cette phrase :

« Déman­te­ler une socié­té tech­no-indus­trielle, sevrer une addic­tion civi­li­sa­tion­nelle aux éner­gies fos­siles et à l’extractivisme prend du temps. »

D’un côté, elle sou­tient que la tech­no­lo­gie n’est pas la solu­tion, que les renou­ve­lables peuvent être une nui­sance, de l’autre elle pré­sente les renou­ve­lables comme une solu­tion (« les éoliennes peuvent être utiles », il s’agit juste de les ins­tal­ler là où elles ne gêne­ront rien ni per­sonne, mais leur pro­duc­tion, en elle-même, ne semble rien impli­quer de pro­blé­ma­tique, à l’instar de la pro­duc­tion indus­trielle en géné­ral). D’un côté il faut déman­te­ler la socié­té tech­no-indus­trielle, de l’autre il s’a­git juste de la sevrer des « éner­gies fossiles ».

Camille Étienne incarne donc une double récu­pé­ra­tion, à la fois de la cri­tique du capi­ta­lisme (réduite à sa coquille habi­tuelle, une dénon­cia­tion de pro­fits exces­sifs, de « super­pro­fits », voire de « méga­pro­fits extrac­ti­vistes ») et de la cri­tique de la tech­no­lo­gie (réduite à une cri­tique des mau­vais usages de la tech­no­lo­gie et de son déve­lop­pe­ment un peu trop déré­gu­lé). Double récu­pé­ra­tion qui débouche sur un dis­cours en faveur de l’avènement d’un capi­ta­lisme tech­no­lo­gique sobre, auto­li­mi­té, éco­lo­gique et réel­le­ment démo­cra­tique (admi­nis­tré par un bon État, qui serait rede­ve­nu ce qu’il est appa­rem­ment cen­sé être selon Camille Étienne, à savoir une forme d’organisation sociale au ser­vice des individus).

Une confu­sion déma­go­gique typique de la récu­pé­ra­tion. Dire un peu tout, et un peu son contraire. Ten­ter de plaire à tout le monde. Mal­gré les nou­veaux atours dont se pare son dis­cours, son essence demeure inchan­gée. Il s’agit tou­jours de pré­tendre qu’une autre civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle est pos­sible, bio et démo­cra­tique, vers laquelle nous devrions tendre. Des boni­ments pour civilisés.

Nico­las Casaux

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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