« Le mot écologie est vidé de son sens » : Renaud Garcia et la Bibliothèque verte

« Le mot écologie est vidé de son sens » : Renaud Garcia et la Bibliothèque verte

En cou­ver­ture, une aigrette tri­co­lore (Egret­ta tri­co­lor) des­si­née par Jean-Jacques Audubon.

Dans Notre Biblio­thèque verte, Renaud Gar­cia, pro­fes­seur de phi­lo­so­phie — à la ville comme dans les Calanques —, et biblio­thé­caire à ses heures, pro­pose des notices de lec­ture brillantes, enle­vées et éru­dites, dont le style marque par sa lim­pi­di­té. Intro­duits par les ani­maux poli­tiques de Pièces et Main d’œuvre, ces textes pro­posent un chant poly­pho­nique dans lequel les membres d’une même famille d’âme et de cœur incarnent l’écologie sans par­fois même le savoir. Pour se bâtir une culture natu­rienne digne de ce nom, rien de plus facile, il suf­fit de lire ces textes, pour par­tie publiés en deux tomes et tous acces­sibles en ligne.

Mat­thieu Delau­nay : Quelle est la genèse de cet objet lit­té­raire inédit ?

Renaud Gar­cia : Dans ce pro­jet de texte, je suis l’exécutant, le biblio­thé­caire. L’i­dée a ger­mé du cer­veau fécond de Pièces et main d’œuvre, suite à un constat par­ta­gé. Depuis quelques années, des figures de l’écologie dite radi­cale émergent. Il est tou­jours inté­res­sant de voir com­ment se déve­loppe un champ dis­ci­pli­naire, poli­tique et mili­tant. Pour cela, il est utile de gar­der un œil sur ce que le jour­nal Le Monde fait res­sor­tir comme pen­sée impor­tante. Depuis quelques années donc, des dis­cours à pré­ten­tion éco­lo­giste prennent de plus en plus de place dans les colonnes de la presse autorisée.

Il y a eu l’ex­plo­sion édi­to­riale des dis­cours sur l’ef­fon­dre­ment, sous le nom de « col­lap­so­lo­gie », de 2017 jus­qu’au Covid, sorte de réa­li­sa­tion pré­coce de la pro­phé­tie. Ensuite, il y a eu les dis­ciples de Bru­no Latour — « nous n’a­vons jamais été modernes », le rap­port à Gaïa — et de Phi­lippe Des­co­la qui ont tra­vaillé au dépas­se­ment du « grand par­tage » entre nature et culture. Dans le milieu plus mili­tant, avec l’écosocialisme, on trouve une ten­ta­tive pour main­te­nir les bases d’un socia­lisme mar­xi­sant en le tein­tant d’é­co­lo­gie : réap­pro­pria­tion des éner­gies, nou­velles formes de col­lec­ti­vi­sa­tion, reprise et cri­tique du « muni­ci­pa­lisme liber­taire » de Book­chin, etc. Et puis, enfin, du léni­nisme vert dont la figure de proue est Andreas Malm — sans oublier un Fré­dé­ric Lor­don, qui a récem­ment ver­di son dis­cours en se démar­quant des « pleur­ni­cheurs du vivant ». Tous ces élé­ments, aus­si dis­pa­rates puissent-ils paraître, sont par­tie pre­nante d’une nou­velle vision de l’é­co­lo­gie  ; et si tous se disent éco­lo­gistes, d’une manière ou d’une autre ils sont sur­tout technologistes.

Nous avons eu le sen­ti­ment que ces ten­dances nous volaient une his­toire com­men­cée avec les pre­miers mou­ve­ments en France contre le nucléaire, en 1971. Fina­le­ment, sur les 50 der­nières années, et peut-être faute de mieux, un mot a ser­vi à dési­gner la cri­tique du monde indus­triel, de la volon­té de puis­sance et de la réduc­tion de l’hu­ma­ni­té au sta­tut de rouage d’une machine glo­bale. Ce mot, c’est le mot « éco­lo­gie », vidé de son sens, pillé par des gens qui remon­taient essen­tiel­le­ment aux études du Club de Rome, pas plus loin.

« Les limites de la Crois­sance », le fameux rap­port Mea­dows de 1972 dont beau­coup se réclament en effet, est, soit dit en pas­sant, un rap­port finan­cé par Fiat, Ford, Volks­wa­gen et d’autres multinationales.

Voi­là qui illustre une manière de conce­voir l’é­co­lo­gie, le rap­port à la nature, d’une façon tech­no­cra­tique, basée sur le contrôle des res­sources et des popu­la­tions. En fait, sur la ges­tion. L’é­mer­gence de l’é­co­lo­gie aujourd’­hui s’ef­fec­tue comme un grand retour­ne­ment, trou­vant sa racine dans le Club de Rome. Sau­tant par-des­sus les mul­tiples échelles de rela­tions avec le milieu natu­rel, elle prône plu­tôt le res­pect d’un englo­bant : Gaïa, le cli­mat, etc., bref des enti­tés énormes qui ne sont pas du tout à l’é­chelle de l’individu ou d’une com­mu­nau­té. Cette éco­lo­gie vend un contrôle glo­bal et tech­no­cra­tique (appe­lez-la aus­si bien gou­ver­nance mon­diale ou bureau­cra­tie verte).

C’est ce qu’on voit d’ailleurs en France, si on songe à ce concept fourre-tout et fumeux de rési­lience qui englobe à la fois le minis­tère de l’En­vi­ron­ne­ment et de l’In­té­rieur : se pré­mu­nir des catas­trophes et orga­ni­ser la socié­té en pré­vi­sion des catas­trophes. Donc cette généa­lo­gie n’est pas la vôtre. Quelle est-elle ?

Nous ne défen­dons pas une concep­tion scien­ti­fique de l’« éco­lo­gie », terme intro­duit en 1866 par l’Allemand Ernst Hae­ckel, dis­ciple de Dar­win — par ailleurs raciste, colo­nia­liste, eugé­niste notoire. Nous nous sen­tons au contraire une dette envers des auteurs, phi­lo­sophes, écri­vains, artistes et poètes qui avaient d’a­bord un sen­ti­ment du lien de l’humain avec la nature. L’humain né de la nature (le latin nas­cor nous dit cette proxi­mi­té) et faillible pour la même rai­son. Avant tout, ils voyaient dans la nature une occa­sion de liber­té. Beau­coup d’entre eux, c’est pour cela que nous fonc­tion­nons par paires dans ces notices, forment une sorte de famille éparse à tra­vers le temps. Ce n’est pas un par­ti, une orga­ni­sa­tion fédé­rée, et beau­coup d’entre eux sont sans doute des éco­lo­gistes sans le savoir.

Com­ment ?

En actes, dans leur manière d’être. Avant d’être un dis­cours tech­nique sur la ges­tion de la pénu­rie et du désastre ou « la nou­velle conscience du vivant », l’écologie sup­pose d’a­bord des manières d’être et de se com­por­ter envers les autres, soi-même et le monde. Nous avons donc sou­hai­té nous réap­pro­prier notre his­toire, savoir d’où nous venons pour aller quelque part. Ensuite, la créa­tion de la biblio­thèque s’est faite de manière aléa­toire, en décou­vrant des choses que nous n’au­rions pas pen­sé trou­ver au départ. « Qui va avec qui ? Com­ment faire entrer en réso­nance tel ou tel per­son­nage ? » Sou­vent, en tra­vaillant les œuvres, l’in­tui­tion se véri­fie et tout cela paraît après-coup rele­ver de l’évidence. Nous nous inté­res­sons tout autant aux idées qu’à la façon dont ont vécu ces gens-là, qui donnent beau­coup d’exemples de rup­ture avec son temps. En écri­vant ces notices de lec­ture, je suis tom­bé dans des abîmes de culture, avec des façons de réflé­chir et de com­po­ser une exis­tence extrê­me­ment variée. Comme quoi, « nature » et « culture » sont tou­jours déjà entrelacées.

Léon Tol­stoï, Épi­cure, Simone Weil, Éli­sée Reclus, Hésiode, Edward Abbey, Romain Gary, Jack Kerouac, Nino Fer­rer… Que du beau linge ! Vous don­nez en fin de notice des recom­man­da­tions de textes à lire sur les auteurs que vous pré­sen­tez. Il y aurait de quoi gar­nir une biblio­thèque ! Mais s’ils n’en res­taient que quelques-uns, Saint-Exu­pé­ry serait de ceux-là. Qui était-il ?

Dans tous ces por­traits, l’angle pris per­met de voir le per­son­nage sous des facettes nou­velles. Pour Saint-Exu­pé­ry, je res­tais sur l’i­dée com­mune qui en fait le repré­sen­tant typique de l’hu­ma­nisme mou, illus­tré par Le Petit prince. Michel Fou­cault range d’ailleurs Saint-Exu­pé­ry par­mi les tenants de cet huma­nisme, une des « figures pâles de notre culture », selon une de ses for­mules déci­sives qui font le régal des uni­ver­si­taires à qui on ne la fait pas (Dits et Écrits, « L’homme est-il mort ? », entre­tien avec C. Bon­ne­foy, Arts et Loi­sirs, n°38, 15–21 juin 1968). Voi­là encore com­ment, par défor­ma­tion uni­ver­si­taire, on prend de haut la pseu­do-phi­lo­so­phie mora­liste… En réa­li­té, Saint-Ex, comme sou­vent dans cette biblio­thèque verte, vous prend aux tripes.

Sa famille était aris­to­cra­tique, il était un élève peu brillant. Rap­port dif­fi­cile aux femmes. Fina­le­ment, il par­vient à entrer dans l’a­via­tion, puis devient mili­taire. Ce que j’ai trou­vé sai­sis­sant tient dans le contraste qui construit ses livres, entre pics d’action et moments de réflexion. Il n’y a pas plus tech­nique que l’a­via­tion, pour­tant, le fait d’être en l’air a sans doute fait aus­si décol­ler sa pen­sée. Si quel­qu’un veut voir un autre Saint Ex que celui de Terre des hommes ou Le Petit prince, ses Car­nets de guerre sont excep­tion­nels. On y voit à l’œuvre le désir qui anime les Natu­riens : vivre en humain libre dans une nature vive. D’au­cun par­ti et essayant de se battre pour résis­ter, sau­ve­gar­der l’hu­ma­ni­té à laquelle il croyait, il était tota­le­ment anti­hit­lé­rien, mais voyait dans la per­son­na­li­té de De Gaulle un être qui vou­lait riva­li­ser de puis­sance, ce qu’il ne sou­te­nait pas. La phrase de De Gaulle au moment de l’Appel du 18 juin, qui orien­te­ra tout le déve­lop­pe­ment nucléaire fran­çais dans les décen­nies sui­vantes, disant qu’on ne « peut vaincre le feu que par une puis­sance de feu supé­rieure », cette sur­en­chère dans la puis­sance était tota­le­ment étran­gère à Saint-Exu­pé­ry, qui le lui fit savoir.

Je le cite : « Dites la véri­té, géné­ral, nous avons per­du la guerre. Nos alliés la gagne­ront. » Pour avoir tenu ces pro­pos et ren­con­tré le géné­ral Giraud (rival de De Gaulle, ndlr), en 1943, il est rayé de la liste des écri­vains résis­tants par le chef de la France Libre. Donc ni gaul­liste, ni vichyste, ni socia­liste et anti­com­mu­niste. Qui était-il ?

Un des der­niers aris­to­crates : libre dans sa manière d’être. Ce qui lui importe, c’est de se battre contre l’é­cra­se­ment de l’hu­ma­ni­té. Pour lui, l’ac­cueil des autres, le rap­port aux autres ne sont pas des prin­cipes. Ce sont des choses qu’il incarne : dans les bases aériennes notam­ment où il était mélan­gé avec des humbles et se retrou­vait dans cette fra­ter­ni­té vécue ; après un crash en Libye où il est sau­vé avec son méca­ni­cien par un bédouin. Quant à la cen­sure, il sera effec­ti­ve­ment cen­su­ré dans l’Algérie libre (où se trou­vait le Géné­ral Giraud) pen­dant que ses édi­teurs amé­ri­cains vont pro­mou­voir notam­ment son Pilote de guerre. Cela ali­men­te­ra ain­si les sus­pi­cions de ceux qui aiment faire dans l’im­pu­ta­tion et l’ac­cu­sa­tion à charge. « Il a des accoin­tances avec les Amé­ri­cains », disait-on…

Cela révèle aus­si le carac­tère d’homme d’É­tat de De Gaulle, qui der­rière sa gran­deur pré­ten­du­ment au-des­sus des par­tis, n’a pas renon­cé aux expé­dients de petite politique.

Du moins pas si l’on écoute Saint-Exu­pé­ry, qui a aus­si subi des attaques de la part d’An­dré Bre­ton qui essayait de le décré­di­bi­li­ser. Il s’est donc retrou­vé en butte aux pres­sions mul­tiples qui l’exhortaient à choi­sir son camp, celui du bien évi­dem­ment. Il y a un carac­tère qui se dégage des auteurs de Notre biblio­thèque verte : ce sont des esprits libres. Cita­delle, son livre post­hume, est très inté­res­sant, mais sou­vent mal com­pris. On se dit qu’il défend farou­che­ment les valeurs hié­rar­chiques, mais en réa­li­té, il défend plu­tôt les modèles qui per­mettent à l’être humain de don­ner ce qu’il peut de plus noble et de se rap­pro­cher d’une forme de sacra­li­té. Évi­dem­ment, avec nos yeux pétris de mili­tan­tisme farou­che­ment éga­li­ta­riste, cela fait tache, mais c’est une défor­ma­tion inepte de le lire ain­si. La com­plé­men­ta­ri­té entre le pilote qui aime la tech­nique et les réflexions que cette der­nière lui pro­cure vis-à-vis de la puis­sance, telle est la gran­deur de ce personnage.

Plu­tôt que la hié­rar­chie, cet athée ne défen­dait-il pas plu­tôt la transcendance ?

Oui, ce quelque chose qui nous dépasse, qui est plus grand que nous, et qui n’a pas néces­sai­re­ment à prendre le visage de Dieu. Nous ne sommes pas seuls, et la moindre des poli­tesses est d’en faire cas. Cela fait écho à un autre por­trait, celui de Ber­na­nos, condis­ciple de De Gaulle, qui va opter pour le retrait de la puis­sance. De Gaulle, en tant que chef d’É­tat, avait cette éthique de la gran­deur évi­dente, mais tra­duite poli­ti­que­ment c’é­tait une éthique de la puis­sance. Ou bien encore Romain Gary, défen­seur des élé­phants d’Afrique dans son chef‑d’œuvre Les Racines du ciel, où tous les per­son­nages qui gra­vitent autour des pro­blèmes posés par l’industrialisme se retrouvent. Gary, un autre avia­teur, déco­ré de la Croix de la Libé­ra­tion, admi­ra­teur abso­lu de De Gaulle, mais pas des gaul­listes. Ce qui démontre, s’il le fal­lait, qu’avec Pièces et main d’œuvre, nous ne défen­dons dans ce tra­vail aucune ligne de par­ti. Nous nous recon­nais­sons dans des indi­vi­dus qui, cha­cun dans leur contexte, sont par­ve­nus mieux que d’autres à com­prendre le genre de monde dans lequel il leur était échu de vivre, et d’en refu­ser les ten­dances hos­tiles à la vie.

En tant qu’an­ti-indus­triels, notre dilemme fon­da­men­tal est celui de la puis­sance. Pour Saint-Ex, pour Ber­na­nos, pour Gary, où était la solu­tion ? Face aux guerres, avec leurs moyens, leurs orga­ni­sa­tions, ces four­mi­lières mobi­li­sées face à face, seule la logique de la course à la puis­sance tient. Et une fois la Seconde Guerre mon­diale pas­sée, quelle solu­tion a été adop­tée ? Gou­ver­ner une four­mi­lière mon­diale de façon tech­no­cra­tique. Ne pas renon­cer à l’ef­fi­cience et la puis­sance place l’anti-industriel, ou natu­rien, dans une impasse, c’est ce que Saint-Exu­pé­ry aura por­té toute sa vie. Sa fin est très belle : il ne peut plus voler, car trop vieux et bles­sé. Il reprend pour­tant des vols, n’é­coute pas le com­man­de­ment et va jusqu’à se sacri­fier, pris en chasse et des­cen­du par l’ennemi, au large de Mar­seille. C’est ain­si qu’il pour­rait avoir réso­lu son dilemme. Il par­ti­ci­pait au déploie­ment de la puis­sance et a fait le choix de res­ter noble jusqu’au bout.

Nous pour­rions par­ler encore des heures de tous ces auteurs essen­tiels, mais puisqu’il faut choi­sir, raconte-nous Simone Weil.

C’est un peu le même genre de per­son­nage, d’une extrême noblesse. Voi­là encore quel­qu’un qui pen­sait qu’il exis­tait plus haut que soi (sa conver­sion au catho­li­cisme est tar­dive, on trouve ce trait de carac­tère dès le départ chez elle). Sur­douée intel­lec­tuel­le­ment, elle venait d’une famille gâtée, puisque André Weil, son frère, fut un des plus émi­nents mathé­ma­ti­ciens du XXe siècle en France. Elle fit le choix de mettre sa pro­fon­deur phi­lo­so­phique, ser­vie par un style cris­tal­lin, au ser­vice de l’é­man­ci­pa­tion sociale et des ouvriers. Elle tra­vaille donc avec Boris Sou­va­rine, un cri­tique du sta­li­nisme dans les années 30 dans la revue Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne. Puis, elle va en Espagne en 1936 pour se battre. Si elle prend les armes pour lut­ter contre le fran­quisme et le natio­na­lisme, elle com­prend que, même par­mi les anar­chistes et les répu­bli­cains, il se trouve des san­gui­naires. Sa détes­ta­tion pour la vio­lence de l’esprit de par­ti lui fera cri­ti­quer les consé­quences de l’ap­par­te­nance idéo­lo­gique. C’est pour cela qu’elle écri­ra une lettre à George Ber­na­nos, que ce der­nier gar­da tou­jours sur lui. Ber­na­nos, qui lui aus­si avait com­pris dans Les Grands cime­tières sous la lune à quel point le fran­quisme, sup­po­sé­ment plus proche de lui, pou­vait être meur­trier, impi­toyable et anti­chré­tien. C’est pour cela qu’il se rap­pro­cha des anar­chistes. Et Weil de saluer en Ber­na­nos cet esprit : « Vous avez été roya­liste, vous êtes d’un autre bord que moi, pour­tant je me sens infi­ni­ment plus proche de vous que les gens de mon bord qui font preuve d’un aveu­gle­ment bru­tal pour la cause. » Ayant rejoint l’Angleterre, elle mour­ra pen­dant la Seconde Guerre mon­diale, dans un sana­to­rium du Kent, vic­time d’épuisement. Dans les ser­vices d’in­fir­me­rie où elle offi­cia, elle envi­sa­geait la créa­tion d’un groupe d’intervention de pre­mière ligne. De Gaulle dira : « Sor­tez-moi cette folle d’i­ci ! » Elle était capable de prendre ses tickets de ration­ne­ment et de les don­ner, en encou­ra­geant tout le monde à le faire, pour sou­la­ger les pauvres direc­te­ment, notam­ment les femmes et les enfants. Avec son idéo­lo­gie sacri­fi­cielle, elle était en train de retour­ner une branche de l’ar­mée contre elle-même.

Toute sa courte vie, elle aura mili­té pour la pré­ser­va­tion de la liber­té et de la non-puis­sance. Elle expose cette pen­sée dans ses Réflexions sur les causes de la liber­té et de l’op­pres­sion sociale, un texte majeur qui date de 1934. Avec L’En­ra­ci­ne­ment, elle tra­vaille sur les besoins de l’âme, avec une approche com­plète de la vie humaine, qui a besoin de liber­té comme de l’attachement. Elle remet en ques­tion les habi­tudes sclé­ro­sées, mais célèbre aus­si l’en­ra­ci­ne­ment dans un lieu, car cha­cun a besoin d’un topos pour déployer sa liber­té. Et puis elle arrive à sa conver­sion et rejoint la sphère de la trans­cen­dance. Son rap­port au colo­nia­lisme est enfin pas­sion­nant et trou­blant, notam­ment ce qu’elle écrit sur l’i­dée de repen­tance : « Je ne pour­rai plus croi­ser un Algé­rien ou un Afri­cain sans avoir honte pour notre pays. » Il y avait cer­tai­ne­ment des aspects exces­sifs dans ce per­son­nage, mais elle est allée très loin dans la défense de la failli­bi­li­té humaine et de l’i­dée de véri­té contre toutes les falsifications.

Elle aus­si exé­crait toute logique d’en­fer­me­ment dans un parti. 

Son texte Note sur la sup­pres­sion géné­rale de par­tis poli­tiques est un bré­viaire de l’es­prit libre et de la lutte contre toutes les formes de pres­sion idéo­lo­gique, au nom de la simple et seule lumière natu­relle. Elle conçoit le Par­ti comme une machine. Appa­rat­chik ou jeune adhé­rent, le but n’est pas de déve­lop­per ses idées, mais de mon­ter en grade et d’a­voir de plus en plus d’adhé­rents. Ce fonc­tion­ne­ment par auto-accrois­se­ment est très sem­blable au déve­lop­pe­ment d’une machine : de plus en plus de car­bu­rant pour être de plus en plus effi­cace. Et puis elle a vu arri­ver dès les années 30 la tech­no­cra­tie, par-delà l’opposition entre le sta­li­nisme et la puis­sance amé­ri­caine maquillée par son concept de démo­cra­tie. À lire Simone Weil, et d’autres de la Biblio­thèque verte, on ne pour­ra plus dire qu’on ne savait pas.

Qu’est-ce qui fai­sait d’elle ou de Saint-Exu­pé­ry des naturiens ?

Simone Weil ren­voie dos-à-dos la bureau­cra­tie sovié­tique et la socié­té de consom­ma­tion amé­ri­caine. Pour elle, ces deux socié­tés vont gérer les besoins et trans­for­mer les humains en uni­tés fonc­tion­nelles. Ensuite elle médite sur la force col­lec­tive que patrons comme ouvriers, pris dans la lutte de classes, veulent de toute manière exer­cer contre la nature. Dès 1934, elle cri­tique la recherche d’une source mira­cu­leuse d’énergie per­met­tant de déli­vrer les humains de l’effort et du contact labo­rieux — for­cé­ment limi­té dans ses résul­tats — avec la nature.

À par­tir de ces textes, nous qui essayons de retour­ner le terme « éco­lo­gie » dans le bon sens, ten­tons de for­ger le terme « natu­rien ». Il décrit cette volon­té de rup­ture par rap­port à un type de vie orien­té vers l’ac­cu­mu­la­tion sys­té­ma­tique de puis­sance, la maî­trise abso­lue et la peur de la failli­bi­li­té humaine. Encore une fois, il n’y a pas que des phi­lo­sophes dans cette Biblio­thèque Verte, mais des artistes comme les peintres impres­sion­nistes, car être natu­rien, c’est mani­fes­ter un plai­sir sen­so­riel et esthé­tique au contact de la libre nature. À chaque fois, ces auteurs nous rap­pellent que la défense de la nature et d’une forme de culture dif­fé­rente sont liées. Le plus ancien, Hésiode, ne parle pas de la nature (le concept n’existe évi­dem­ment pas à son époque, au VIIIe siècle av. J‑C, sous la forme que nous connais­sons), mais il déploie toute une ima­ge­rie de la force et de la fai­blesse. Nous retrou­vons chez lui les mythes de Gaïa et d’Ouranos, de Pan­dore, de Pro­mé­thée, et le récit de la for­ma­tion du Cos­mos issu du Chaos. Il pense la mesure d’une vie agri­cole, en retrait des séduc­tions de la ville. Il dis­suade son frère Per­sès de se lais­ser prendre aux sen­tences des rhé­teurs, des hommes poli­tiques, des tri­bu­naux, de ceux qui per­ver­tissent la conscience des indi­vi­dus pour les faire aspi­rer à plus de gran­deur au lieu de s’oc­cu­per de leur jar­din. Bref, tous ces auteurs de la biblio­thèque verte parlent d’un même élan de la culture humaine et de la nature, et du soin à exer­cer à leur égard, face aux moyens de la puissance.

Print Friendly, PDF & Email

Adblock test (Why?)

Source: Lire l'article complet de Le Partage

À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You