1312 RAISONS D’ABOLIR LA POLICE

1312 RAISONS D’ABOLIR LA POLICE

À quoi sert la police si elle ne nous protège pas ? Comment dépasser sa simple critique pour en finir avec elle ? Gwenola Ricordeau, enseignante en criminologie à la California State University, présente et commente cette anthologie de textes de militant·e·s et d’universitaires francophones et anglophones qui dessinent une généalogie des mouvements contemporains pour l’abolition de la police, explore leurs propositions stratégiques, leurs expériences et les débats qui les traversent.

En introduction, elle ne mâche pas ses mots pour en finir une bonne fois avec l’approche critique de la police : « Dans une société capitaliste, raciste et patriarcale, choisir le camp des opprimé·e·s, des exploité·e·s et des tyrannisé·e·s, c’est compter la police parmi ses ennemis. » La dangerosité prétendue de leur métier est « sans commune mesure avec celle des métiers ouvriers » et même, au vu du nombre de personnes qu’ils tuent, « les policiers sont de véritables “dangers publics“ ». Aux États-Unis, une enquête avance que 40% des policiers seraient abusifs avec leur partenaire ou leur enfant et que les violences domestiques seraient 15 fois plus fréquentes dans leurs foyer que chez le reste de la population ! La pratique policière raciste du profilage ethnique et le racisme policier en général, au-delà des explications sociologiques (socialisation professionnelle, recrutement, etc) s’inscrivent dans le racisme structurel, ne sont pas du tout des pratiques accidentelles et inappropriées qui pourraient être corrigées. Elles confirment la centralisé de l’esclavage et de l’impérialisme dans l’histoire du maintien de l’ordre aux États-Unis et du colonialisme en France. « Les homicides policiers sont, de loin, le plus fréquent type de meurtres d’État en Occident. » Si les critiques de la police progressent, leur réduction au seul champ de la violence tend cependant à éclipser « l’ampleur des nuisances causées par son existence ». L’impunité dont elle bénéficie est abondamment documentée et dénoncée. La privatisation croissante de la sécurité démontre que loin d’être un « service public », les forces de l’ordre publiques comme privées sont surtout profitables au capitalisme. Quant à sa militarisation, elle est loin d’être nouvelle. L’histoire des institutions militaires et policières est faite d’échanges constants, notamment sur le plan technique. Gwenola Ricordeau met à mal le mythe selon lequel les policiers sont chargés de notre sécurité, alimenté par nombre de productions culturelles, désigné en anglais par le terme copaganda. Aux États-Unis, moins de 3% des appels concernent la criminalité et ils ne lui consacreraient que 10 à 17% de leur temps de travail. « La police n’empêche pas la criminalité », laquelle a des causes sociales, et faillit souvent à sa mission d’investigation. En France en 2019, la résolution des taux d’homicides s’élevait à 72% au bout d’un an, à 56% pour les violences sexuelles et 8% pour les cambriolages.
Si la diffusion des images de violences policières contribue à nourrir des mobilisations, elles sont souvent « neutralisées au gré de cycles politicomédiatiques aujourd’hui bien connus », par la mise en place de réformes dont les effets sont limités.
L’augmentation phénoménale des budgets de la police, s’est accompagnée de la diminution de ceux de la santé, de l’éducation et du social, avec le « tournant punitif des années 1970-1980 ».
«  La police incarne l’État et elle sert donc à le protéger et à maintenir son autorité. Mais si on considère le rôle de l’État dans le maintien de l’ordre social, la fonction de la police apparaît plus précisément être la défense de la propriété privée et de la structure sociale, notamment la structure de classe. »
Les luttes visant explicitement l’abolition de la police émergent aux États-Unis à partir des années 2010, mais leurs racines remontent au milieu des années 1960 avec les analyses et les tactiques conçues par le Black Panther Party. La politique anti immigré·e·s de Donald Trump a entraîné une radicalisation des mobilisations, tout comme la dynamique politique de Black Lives Matter. L’abolitionnisme de la police et l’abolitionnisme pénal en général considèrent les institutions pénales comme des nuisances répondant mal à certains besoins individuels et collectifs. « En procédant à “une critique de la critique“, l’abolitionnisme rompt avec l’angle des dysfonctionnements (comme les violences policières) sous lequel elles [les institutions] sont souvent appréhendées. Il soutient qu’elles fonctionnent très bien compte tenu de ce qui est attendu d’elles, et qu’elles constituent en soi le problème. » Il dénonce l’illusion selon laquelle la police serait « perfectible » et « réformable ».

Robyn Maynard et Kristian Williams échangent sur les similarités et les différences entre les luttes abolitionnistes au Canada et aux États-Unis. Ils s’accordent tout d’abord sur une définition de l’abolition : « l’élimination des institutions de surveillance, de contrôle et d’enfermement, autrement dit la police et les prisons », ce qui nécessite de se demander comment répondre
à la violence et aux préjudices en général, sans reproduire les logiques de ces institutions. Ce mouvement milite pour une redirection des fonds alloués à la police, pour une réduction des espaces où celle-ci est présente, notamment les écoles.

ROMPRE AVEC LE RÉFORMISME
Les propositions progressistes d’une supervision de la police, méconnaissent la nature réelle du maintien de l’ordre, tout comme la limitation de l’usage de la force ignore combien celui-ci « relève du fonctionnement ordinaire de la police dans un système capitaliste, raciste et patriarcal » , le « dialogue » avec la population par la police de proximité, constitue une technique de contre-insurrection et les luttes judiciaires entérinent le mythe d’une police perfectible.
Le travail abolitionniste anticolonial, présenté par le collectif Free Land Free People, attribue « une fonction génocidaire au système de “justice“canadien », lequel contrevient au droit fondamental à l’autodétermination des peuples autochtones, va à l’encontre de leur forme de justice non carcérale qui privilégie la responsabilisation par le souci de l’autre et la relationalité, et contribue à la poursuite et à l’expansion du colonialisme de peuplement. « Le maintien de l’ordre au soi-disant Canada vise non seulement à éliminer toute résistance sociale, légale et politique autochtone contre les ravages continus du colonialisme, mais aussi à mettre en péril la survie des peuples eux-mêmes. » Les liens entre la prison et le système des pensionnats, dont l’objectif est de « tuer l’indien dans l’enfant », sont mis en évidence. Les personnes autochtones représentent 5 % de la population totale mais 30 % de celle des prisons fédérales, et entre 75 et 90% à certains endroits, preuve que le système protège les intérêts et la propriété des Blancs. En juin 2020, le gouvernement provinciale de l’Alberta a adopté un projet de loi pour punir les défenseurs des terre qui bloquent ou endommagent des pipelines ou d’autres infrastructures.
Yannick Marshall explique pourquoi et comment l’injonction « La police doit rendre des comptes » est surtout « un instrument de maintien de l’ordre fort utile ».
Rémy-Paulin Twahirwa montre comment la frontière a cessé d’être  « une fiction (discursive, politique, économique) sur le territoire issu de la fabrique à nations », pour s’étendre à l’extérieur et à l’intérieur des territoires, jusque dans le quotidien des migrants. La crimimmigration relève davantage du spectacle populiste que d’une manière efficace de répondre au problème que l’État prétend résoudre : en considérant la traversée « régulière » des frontières comme un crime, les autorités nourrissent les obsessions et les fantasmes racistes. Même les humanitaires sont criminalisés pour « délits de solidarité ». « La résistance à la police doit rompre avec le citoyennisme, c’est-à-dire les approches centrées sur les droits des citoyen·ne·s, précisément parce que ses droits sont fondés sur l’exclusion des non-citoyen·ne·s. » Les mouvements de population sont un phénomène plus ancien que les institutions frontalières qui sert une vision du monde forgée par des intérêts capitalistes, coloniaux et impériaux.
Mad Résistance rappelle que « les origines du maintien de l’ordre sont inextricablement liées aux patrouilles de chasse aux esclaves et au Ku Kux Klan (KKK), et les meurtres actuels par la police s’inscrivent dans la continuité des pratiques de lynchage et du génocide des peuples autochtones. » Il s’attache à décrire l’incarcération massive et la violence de l’État que subissent les personnes folles, handies et leurs communautés. « Le système de santé mentale fonctionne selon une logique carcérale. » L’approche biomédicale de la « maladie mentale » était, dans les années 1950, « un outil du patriarcat blanc dont l’utilisation était surtout réservée aux femmes au foyer désobéissantes », puis à partir de 1968, un moyen d’associer la colère de dissidents politiques à une pathologie : la schizophrénie est alors dépistée chez un nombre disproportionné d’hommes noirs. Un rapport des Nations unies a noté en 2020 que, incapables de cerner les causes profondes de la détresse, ces méthodes apportent des « réponses humaines à des facteurs sociaux sous-jacents et nuisibles (les inégalités, la discrimination, la violence, etc.) considérés comme autant de “troubles“ exigeant un traitement ».
Les violences faites aux femmes sont un des premiers motifs invoqués pour justifier la police et le système pénal, lesquels seraient également destinés à protéger de la violence et de l’exploitation les travailleuses du sexe, argument qui permet de justifier en réalité la répression de leurs activités et de leurs corps, comme l’expliquent Adore Goldman et Melina May.

CONSTRUIRE L’ABOLITION
Gwenola Ricordeau distingue trois stratégies abolitionnistes : la destruction, associée aux courants insurrectionnalistes, l’autonomie qui privilégie les ressources et les liens communautaires pour rendre la police inutile ou obsolète, et le démontage par le définancement et la réallocation des budgets vers d’autres secteurs, l’opposition à la construction d’écoles de police.
Considérant que le maintien de l’ordre aux États-Unis est devenu l’unique réponse au problème relevant de l’assistance ou de la santé publique, Alex S. Vitale préconise de faire appel à des spécialistes en santé mentale et des travailleurs sociaux pour apaiser les situations tendues, des interventions communautaires ciblées pour désamorcer les conflits et prévenir la violence par arme à feu, de faire intervenir des patrouilles non armées lors de problèmes de circulation, de conflits conjugaux ou de voisinage, et dans les transports, etc.
Cameron Rasmussen et Kirk « Jae » James estiment que les services sociaux se sont alignés sur les systèmes et les structures du pouvoir, en acceptant de situer la source des problèmes sociaux et de la « criminalité » dans l’individu. Selon eux, la promotion d’un travail social abolitionniste exige d’arracher jusqu’à la racine les idéologies (suprémacisme blanc, racisme antinoir, colonialisme, cis-hétéro-patriarcat) sur lesquelles sont fondées les pratiques des systèmes carcéraux et qui imprègnent la philosophie du travail social.
Pour sa part, Dylan Rodriguez explique comment « par le biais d’injonctions dogmatiques et simplistes à la “non-violence“, au gradualisme et à l’obéissance, le réformisme diffère, élude, voire criminalise, les efforts mis en œuvre par des gens pour susciter des changements substantiels à un ordre établi. » « La réforme constitue au mieux un mode de gestion des victimes ; le réformisme, quant à lui, s’apparente à une contre insurrection visant les personnes qui osent imaginer, instaurer et expérimenter des formes abolitionnistes de communauté, de puissance collective et de futurité. »

LUTTER CONTRE LA POLICE
La ville de Camden est souvent citée, jusque par Obama, comme modèle de pacification mais Brendan McQuade démontre qu’il vise avant tout « à éviter toute véritable reconnaissance des échecs de la police et du capitalisme » et mise sur la surveillance de masse pour servir les intérêts du monde des affaires. Tasasha Henderson documente le mouvement pour des écoles sans police et Kristian Williams le copwatching, tout en montrant que celui-ci demeure trop souvent insuffisant et que l’emploi de la force s’avère nécessaire.

Gwenola Ricordeau conclu qu’« étant donné la fonction de la police, penser son abolition séparément de celle du système qu’elle protège et auquel elle contribue est illusoire. Il ne peut pas y avoir une abolition de la police sans abolition de la propriété privée et de la société de classes qui résulte du capitalisme, du racisme et du patriarcat. L’abolitionnisme doit donc être révolutionnaire et, en ce sens, s’affirmer aussi comme anticolonial, anti-impérialiste, internationaliste et écologiste. » En donnant aux non-anglophones accès aux réflexions et aux mobilisations actuelles pour l’abolition de la police en Amérique du Nord, Gwenola Ricordeau ouvre un débat tabou et limité à la marge de la marge des milieux militants.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

1312 RAISONS D’ABOLIR LA POLICE
Gwenola Ricardeau
352 pages – 20 euros
Éditions Lux – Montréal – Janvier 2023
luxediteur.com/catalogue/1312-raisons-dabolir-la-police/

Source : Bibliothequefahrenheit

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À propos de l'auteur Profession Gendarme

L'Association Professionnelle Gendarmerie (APG) a pour objet l’expression, l’information et la défense des droits et intérêts matériels et moraux des personnels militaires de la gendarmerie et de toutes les Forces de l'ordre.Éditeur : Ronald Guillaumont

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