Énergie, domination et « emballement du monde » (par Zed)

Énergie, domination et « emballement du monde » (par Zed)

À propos du livre L’Emballement du monde : énergie et domination dans l’histoire des sociétés humaines de Victor Court (Écosociété, 2022)

Un bou­quin de plus sur l’écologie, oui. Le monde va mal, le vivant est gra­ve­ment mena­cé et la civi­li­sa­tion indus­trielle pour­suit sans relâche son entre­prise de des­truc­tion. L’idée tend à s’imposer, main­te­nant que les pri­vi­lé­giés du sys­tème éco­cide (à savoir les habi­tants aisés des pays riches) com­mencent à en ima­gi­ner les réper­cus­sions pos­sibles sur leur confort per­son­nel. Et puisque le désastre com­mence à atteindre les domi­nants, il concerne désor­mais toute l’humanité : nous voi­ci dans l’Anthro­po­cène, « l’époque de l’humain ». L’impact de l’espèce humaine sur la pla­nète est tel­le­ment grand qu’il aurait pro­vo­qué l’avènement d’une nou­velle ère géo­lo­gique. Le choix du terme est mal­hon­nête et Vic­tor Court ne s’y trompe pas. Il choi­sit néan­moins de s’appuyer des­sus en tant que base d’une réflexion visant à déter­mi­ner com­ment l’humanité a pu en arri­ver au point de convo­quer un concept d’apparence aus­si puis­sante : « Com­ment rendre compte de l’évolution de notre espèce depuis l’état de chas­seurs-cueilleurs à celui de force bio­géo­phy­sique d’envergure glo­bale ? ». Quelles sont les dyna­miques qui ont sous-ten­du cette évo­lu­tion ? Peut-on impu­ter la res­pon­sa­bi­li­té de ce phé­no­mène à l’humanité en tant qu’ensemble homo­gène ? Ou bien le mode de pro­duc­tion capi­ta­liste est-il la source de tous nos maux ? La jus­tesse de l’analyse dépend de la per­ti­nence des ques­tions, fait encore trop oublié dans la pen­sée éco­lo­giste, et Vic­tor Court fait le choix sen­sé de ne pas s’arrêter aux 200 der­nières années de l’histoire humaine ou au simple taux d’émission de CO2 : L’emballement du monde est l’ambitieux pro­jet d’un exa­men socio­his­to­rique des dyna­miques qui ont ani­mé l’histoire de l’espèce humaine depuis l’apparition de la lignée homi­nine, il y a envi­ron 7 mil­lions d’années, jusqu’à nos jours. L’ouvrage est très dense, on s’attachera donc ici à n’en retrans­crire que la démarche glo­bale ain­si que les points les plus impor­tants du déve­lop­pe­ment et les élé­ments qui pour­raient éven­tuel­le­ment jus­ti­fier de son acqui­si­tion (27€, tout de même).

L’énergie comme fil conducteur

Un tel pro­jet n’est évi­dem­ment pas ori­gi­nal, de nom­breuses ten­ta­tives l’ont déjà pré­cé­dé. Mais si son pre­mier essai est déjà hau­te­ment ambi­tieux, l’auteur n’a cepen­dant pas l’arrogance de pré­tendre à l’écriture d’une his­toire de l’humanité. La par­ti­cu­la­ri­té de sa ten­ta­tive consiste à uti­li­ser le concept d’éner­gie comme prisme d’analyse des dyna­miques d’évolutions des socié­tés humaines, choix qu’il jus­ti­fie ain­si : « En véri­té, la mani­fes­ta­tion de l’énergie est abso­lu­ment omni­pré­sente, et même uni­ver­selle : de la rota­tion des galaxies aux réac­tions ther­mo­nu­cléaires dans les étoiles, du mou­ve­ment des plaques tec­to­niques à la dyna­mique des éco­sys­tèmes natu­rels, du fonc­tion­ne­ment des usines pro­dui­sant nos vête­ments à l’activité des ser­veurs et des réseaux dis­sé­mi­nant nos mes­sages élec­tro­niques, l’énergie est par­tout, tout le temps. Au sens phy­sique le plus élé­men­taire, tous les pro­ces­sus natu­rels et toutes les actions humaines sont des trans­for­ma­tions éner­gé­tiques, ce qui fait réel­le­ment de l’énergie la source de tous les chan­ge­ments. » Ambi­tieux, donc, mais justifié.

L’énergie peut ain­si être défi­nie comme « la capa­ci­té d’un sys­tème à pro­vo­quer un chan­ge­ment ». Elle se mani­feste par le biais de conver­sions, opé­rées par des conver­tis­seurs éner­gé­tiques : les plantes conver­tissent l’énergie solaire en éner­gie chi­mique, les muscles conver­tissent l’énergie chi­mique en éner­gie méca­nique, la machine à vapeur l’énergie ther­mique en éner­gie méca­nique, etc. Enfin, les sys­tèmes éner­gé­tiques dési­gnent des « com­bi­nai­sons ori­gi­nales de diverses filières de conver­tis­seurs qui se carac­té­risent par la mise en œuvre de cer­taines sources d’énergie et par leur inter­dé­pen­dance, à l’initiative et sous le contrôle de classes ou de groupes sociaux, les­quels se déve­loppent et se ren­forcent sur la base de ce contrôle ». Appré­hen­der la dyna­mique des chan­ge­ments socio­his­to­riques à par­tir de la mesure même du chan­ge­ment dans la nature semble per­ti­nent. Ain­si, en se fon­dant sur ces concepts éner­gé­tiques, Vic­tor Court pro­pose un décou­page his­to­rique en trois temps et deux tran­si­tions : « le temps des col­lec­teurs », « le temps des mois­son­neurs » et enfin « le temps des extrac­teurs ». Cette divi­sion est évi­dem­ment arbi­traire, sché­ma­tique et ins­tru­men­tale, mais recon­nue en tant que telle : on appré­cie­ra l’humilité de l’auteur face au carac­tère ambi­tieux de son pro­jet et les nom­breuses pré­cau­tions prises en intro­duc­tion au regard des limites et écueils qui en découlent néces­sai­re­ment. Les res­sources biblio­gra­phiques mobi­li­sées sont denses, variées et témoignent de l’intention d’interdisciplinarité au cœur de ce pro­jet. Et pour finir cette intro­duc­tion avec ses propres mots : « Ce livre n’est donc pas une his­toire de l’énergie, ni même une his­toire de l’humanité en tant que telle, mais bien un essai sur l’histoire des socié­tés humaines et sur la façon dont l’énergie et les rap­ports de domi­na­tion s’y entre­lacent. Par une syn­thèse ori­gi­nale et inter­dis­ci­pli­naire, nous tâche­rons de sai­sir les ten­dances les plus géné­rales de l’histoire, en fai­sant de l’utilisation des dif­fé­rentes formes de l’énergie notre fil conducteur. »

« Le temps des collecteurs »

« Le temps des col­lec­teurs » cor­res­pond à la plus longue des trois périodes dis­tin­guées par l’auteur : elle s’étend de l’apparition d’Homo sapiens il y a envi­ron 300 000 ans avant l’ère com­mune (AEC), jusqu’à 10 000 ans AEC. Cela signi­fie que pen­dant 96% de son his­toire, l’espèce humaine a vécu, s’est orga­ni­sée, nour­rie, dépla­cée selon le même sys­tème éner­gé­tique : la chasse-cueillette et l’utilisation du feu. Cette pre­mière par­tie consti­tue une bonne intro­duc­tion anthro­po­lo­gique et paléon­to­lo­gique pour celle ou celui qui aurait la bonne idée de s’intéresser à la richesse et la com­plexi­té de l’histoire humaine dans son ensemble. De l’utilisation du feu à l’apparition d’homo sapiens jusqu’à l’émergence de l’agriculture comme sys­tème éner­gé­tique domi­nant, l’auteur démys­ti­fie un cer­tain nombre de pré­ju­gés sur le mode de vie de nos ancêtres, qui semble bien plus enviable que le nôtre à bien des égards.

L’émergence d’homo sapiens

Il est bon de rap­pe­ler qu’homo sapiens ne fût pas la seule espèce humaine à arpen­ter la Terre. L’espèce humaine est issue de la lignée homi­nine, qui se dis­tingue de celle des panines il y a envi­ron 9,3 à 6,5 mil­lions d’années. Elle se carac­té­rise d’abord par une loco­mo­tion de type bipède et une réduc­tion de la taille des canines. Le genre Aus­tra­lo­pi­the­cus appa­raît il y a au moins 4,2 mil­lions d’années et uti­lise déjà dif­fé­rents types d’outils. Le genre humain émerge quant à lui il y a envi­ron 2,8 mil­lions d’années alors que le cli­mat du conti­nent afri­cain devient plus aride et variable et que les savanes prennent pro­gres­si­ve­ment la place des forêts. Son pre­mier repré­sen­tant, homo ergas­ter, semble consti­tuer une réponse adap­ta­tive à ce chan­ge­ment envi­ron­ne­men­tal, en rai­son de son ali­men­ta­tion variée (com­pre­nant de la viande) et de son apti­tude à la pré­da­tion, qui com­bine les avan­tages de la course bipé­dique à l’utilisation d’outils. En s’appuyant sur les tra­vaux de Bap­tiste Mori­zot, l’auteur insiste sur l’importance qu’ont sans doute eue les pre­mières formes de chasse d’épuisement dans le déve­lop­pe­ment cog­ni­tif de l’espèce humaine, en per­met­tant l’élaboration d’un cer­tain nombre de com­pé­tences fon­da­men­tales telles que la com­mu­ni­ca­tion, l’induction, la déduc­tion, l’observation de signes ou la spé­cu­la­tion. Enfin, l’événement le plus mar­quant pré­cé­dant l’apparition d’homo sapiens, et peut-être le plus déter­mi­nant dans l’histoire de l’humanité, est évi­dem­ment la maî­trise du feu il y a envi­ron 400 000 ans. D’une part, son uti­li­sa­tion a pro­fon­dé­ment modi­fié le rap­port de nos ancêtres à leur envi­ron­ne­ment : cha­leur, lumière, pro­tec­tion, agen­ce­ment du pay­sage, etc. D’autre part, son uti­li­sa­tion pour la cuis­son des ali­ments a per­mis au cer­veau de se déve­lop­per davan­tage en com­pen­sant sa crois­sance par la réduc­tion de la demande éner­gé­tique du sys­tème diges­tif. Le feu repré­sente alors « une amé­lio­ra­tion du com­bus­tible pour le seul conver­tis­seur éner­gé­tique de l’époque : le muscle ».

La vie au Paléolithique

On estime l’apparition d’homo sapiens à 300 000 ans AEC envi­ron, et sa sta­bi­li­sa­tion ana­to­mique et géné­tique à 100 000 ans AEC. En attei­gnant les Amé­riques par la Sibé­rie, l’espèce humaine est pré­sente sur tous les conti­nents (sauf l’Antarctique) à par­tir de 25 000 ans AEC. Comme l’explique l’Annexe 2 du livre, il est extrê­me­ment dif­fi­cile de pré­sen­ter une image pré­cise et non tron­quée des socié­tés pre­mières, mais nous pou­vons tout de même nous en faire une idée en sui­vant cer­tains prin­cipes de pré­cau­tion. Tout porte à croire que ces grou­pe­ments humains étaient géné­ra­le­ment consti­tués de 25 à 50 indi­vi­dus et com­po­sés de plu­sieurs cel­lules fami­liales. La mise en com­mun et la redis­tri­bu­tion éga­li­taire des res­sources étaient très pro­ba­ble­ment la norme. L’enjeu prin­ci­pal de ces indi­vi­dus orga­ni­sés était évi­dem­ment la recherche de nour­ri­ture, d’abri et d’une source d’eau. Mais contre le pré­ju­gé com­mun d’une vie de labeur et de stress ali­men­taire per­ma­nent, Vic­tor Court rap­pelle que pour des anthro­po­logues comme Mar­shall Sah­lins, les chas­seurs-cueilleurs de cette époque vivaient davan­tage dans une forme « d’abondance sans richesse ». En effet, les moyens tech­niques étaient adap­tés à des besoins rapi­de­ment cou­verts qui lais­saient place à « de longues périodes de temps pour s’adonner à des acti­vi­tés moins immé­dia­te­ment vitales, comme l’apprentissage, les dis­cus­sions, les rituels, les céré­mo­nies et même la contem­pla­tion ». De plus, les affron­te­ments entre groupes étaient pro­ba­ble­ment rares du fait de la faible den­si­té démo­gra­phique et de la quan­ti­té de res­sources à dis­po­si­tion, de même que les meurtres intra­com­mu­nau­taires. Ce cha­pitre per­met éga­le­ment de remettre en ques­tion plu­sieurs idées reçues sur le par­tage sexué des tâches (les hommes à la chasse et les femmes au foyer), l’existence d’une néces­saire éco­no­mie de mar­ché basée sur le troc, l’existence de hié­rar­chies strictes, ou encore la vio­lence per­ma­nente du fameux « état de nature ».

Ain­si, pour l’auteur, si l’on doit rete­nir quelque chose des socié­tés de cette époque, c’est avant tout leur grande diver­si­té cultu­relle. On pour­rait ima­gi­ner autant de règles, de com­por­te­ments, de rituels, de céré­mo­nies et de formes d’alimentations que de grou­pe­ments humains dans l’espace et dans le temps. Mais tout por­te­rait à croire que ces socié­tés, capables d’une grande varia­tion dans leurs orga­ni­sa­tions poli­tiques et d’une éton­nante plas­ti­ci­té ins­ti­tu­tion­nelle, auraient pour point com­mun leurs stra­té­gies d’empêchement d’émergence de l’autorité (Clastres), com­bi­née à une capa­ci­té de mise en place de hié­rar­chies contex­tuelles tem­po­raires. (On rap­pel­le­ra néan­moins que ces images de la vie au paléo­li­thique, bien que sédui­santes, pos­sibles, voire pro­bables, relèvent néan­moins de l’hypothèse et de l’interprétation.)

La « révolution néolithique »

Ce que l’on nomme tra­di­tion­nel­le­ment « révo­lu­tion néo­li­thique », et qui repré­sente la pre­mière tran­si­tion éner­gé­tique iden­ti­fiée par l’auteur, désigne géné­ra­le­ment l’adoption de la pra­tique de domes­ti­ca­tion des plantes et des ani­maux par l’humain, qui se serait géné­ra­li­sée il y a envi­ron 10 000 ans AEC. Mais plu­tôt qu’un évé­ne­ment daté et loca­li­sé, cette « révo­lu­tion » est en réa­li­té « un pro­ces­sus pro­gres­sif et chao­tique » qui s’étend sur plu­sieurs mil­lé­naires. La tran­si­tion vers l’agriculture est le résul­tat d’une conver­gence d’éléments tech­niques, cog­ni­tifs, cultu­rels, géo­gra­phiques et cli­ma­tiques comme autant de pré­re­quis, tels que la capa­ci­té de sto­ckage (Alain Tes­tart) et la séden­ta­ri­té, la « révo­lu­tion cog­ni­tive » et ses consé­quences sur la manière de se figu­rer le vivant, ou encore la période de réchauf­fe­ment cli­ma­tique qui fait suite à un refroi­dis­se­ment à la fin de la période gla­ciaire de Würm. Pris iso­lé­ment, ces quelques élé­ments ne per­mettent pas d’expliquer ce chan­ge­ment majeur de sys­tème éner­gé­tique : c’est leur com­bi­nai­son inédite à l’échelle de l’histoire du vivant qui mène à ce deuxième temps de l’histoire humaine, celui des « mois­son­neurs ». Et si ce nou­veau modèle est en par­tie une réponse adap­ta­tive au chan­ge­ment envi­ron­ne­men­tal, per­met­tant une cer­taine sécu­ri­té ali­men­taire, Vic­tor Court rap­pelle à juste titre ses nom­breuses consé­quences dra­ma­tiques pour les socié­tés humaines : déve­lop­pe­ment de nou­velles mala­dies et épi­dé­mies, dimi­nu­tion de la diver­si­té du régime ali­men­taire et aug­men­ta­tion des carences, « déqua­li­fi­ca­tion » des indi­vi­dus (James Scott), tra­vail répé­ti­tif, aug­men­ta­tion de la mor­ta­li­té et baisse de la san­té, sécu­la­ri­sa­tion des inéga­li­tés de sexe et de classe et ain­si de suite…

« Le temps des moissonneurs »

Le « temps des mois­son­neurs » cor­res­pond à la deuxième période éner­gé­tique de l’histoire humaine. Elle s’étend de la révo­lu­tion néo­li­thique il y a envi­ron 10 000 ans jusqu’à la révo­lu­tion indus­trielle aux alen­tours de 1800, et est carac­té­ri­sée par la pré­do­mi­nance de l’agriculture comme sys­tème éner­gé­tique et les débuts de l’exploitation des forces du vent et de l’eau. Bien que courte à l’échelle de l’histoire humaine (envi­ron 4%), cette période est ryth­mée par l’émergence des pre­mières socié­tés éta­tiques, la nais­sance et la mort d’empires, un foi­son­ne­ment d’innovations éner­gé­tiques et ins­ti­tu­tion­nelles et par les débuts de l’interconnexion mon­diale et de la colonisation.

Naissance de l’État

Plu­sieurs mil­lé­naires séparent l’avènement des socié­tés séden­taires et agraires de la nais­sance des pre­mières formes éta­tiques. On peut donc ima­gi­ner l’existence d’une plu­ra­li­té de formes hybrides sur cette période. On pren­dra tout de même soin de res­ter pru­dent quant aux nom­breuses réfé­rences faites par l’auteur aux tra­vaux de Grae­ber et Wen­grow, qui sou­tiennent par exemple que « de très nom­breuses preuves archéo­lo­giques et anthro­po­lo­giques démontrent que les humains sont capables de s’organiser en très grand nombre sans recou­rir à une forme de gou­ver­ne­ment cen­tra­li­sé et auto­ri­taire ». (L’historien Wal­ter Schei­del ain­si que d’autres spé­cia­listes ont sou­li­gné un cer­tain nombre d’incohérences et d’erreurs dans le der­nier livre de Grae­ber et Wen­grow, Au com­men­ce­ment était… Une nou­velle his­toire de l’humanité ; la très bonne chaine You­Tube anglo­phone What Is Poli­tics dis­cute des prin­ci­paux pro­blèmes de l’ouvrage dans plu­sieurs pod­casts d’environ une heure cha­cun.)

On pour­rait sim­ple­ment se conten­ter de dire que si le lien de cau­sa­li­té entre agriculture/sédentarité et déve­lop­pe­ment d’un pou­voir cen­tra­li­sé est avé­ré (dans plu­sieurs régions du monde), il n’est peut-être pas nécessaire.

Quoiqu’il en soit, la séden­ta­ri­sa­tion de plu­sieurs socié­tés humaines, désor­mais tota­le­ment dépen­dantes de l’agriculture, dans diverses régions, a plu­sieurs consé­quences. Face à l’augmentation de la den­si­té des popu­la­tions et donc à la pres­sion démo­gra­phique sur le ter­ri­toire, ces socié­tés déve­loppent de nou­velles tech­niques basées sur l’exploitation du cuivre, du bronze, puis du fer, qui servent tant aux champs qu’à la guerre. Les échanges et les conflits s’intensifient, tout comme les hié­rar­chies et les mul­tiples formes d’inégalités. Et, « sous la conjonc­tion de plu­sieurs fac­teurs bien par­ti­cu­liers – forte den­si­té de popu­la­tion, pré­sence de res­sources métal­liques, guerres fré­quentes, pos­si­bi­li­té d’une céréa­li­cul­ture intense, aug­men­ta­tion tem­po­raire de l’aridité – de nou­velles formes d’organisation sociale, regrou­pées sous le nom d’État, appa­raissent ». Cette par­tie du livre com­porte un tra­vail inté­res­sant de déve­lop­pe­ment des fac­teurs d’apparition de l’État, de ses prin­cipes fon­da­men­taux et de ses ins­tru­ments ins­ti­tu­tion­nels, tech­niques et idéo­lo­giques de coer­ci­tion. Il serait trop long de le détailler ici mais il peut valoir la peine de s’y pen­cher plus en détail.

Essor et effondrement des États et des empires.

C’est au cours du 1er mil­lé­naire que les pre­miers empires émergent (la « période axiale » de Karl Jas­pers). Il s’agit d’États qui sont par­ve­nus à pro­je­ter leur domi­na­tion « sur des espaces addi­tion­nels de gran­deur variable », géné­ra­le­ment por­tés « par une reli­gion ou une phi­lo­so­phie dont la voca­tion est d’être uni­ver­selle ». Au-delà de son espace géo­gra­phique, l’empire se carac­té­rise par les trois tâches de son centre poli­tique : « affron­ter et conte­nir les enne­mis exté­rieurs, pré­ve­nir et écra­ser les forces internes qui menacent la sur­vie de l’empire, et entre­te­nir la dimen­sion sacrée du pou­voir ». Ces tâches reposent sur quatre fonc­tions car­di­nales : « mili­taire, idéo­lo­gique, admi­nis­tra­tive et fis­cale ». Mais cette forme poli­tique est intrin­sè­que­ment instable et doit recou­rir à diverses stra­té­gies pour se main­te­nir dans le temps. En s’appuyant sur dif­fé­rents tra­vaux (prin­ci­pa­le­ment ceux de Joseph Tain­ter), l’auteur pro­pose une ana­lyse éner­gé­tique des dyna­miques des socié­tés éta­tiques avec pour étude de cas l’Empire romain et l’Empire byzan­tin. Pour Tain­ter, la socié­té éta­tique est constam­ment confron­tée à divers pro­blèmes et doit éla­bo­rer des stra­té­gies (tech­niques, fis­cales, ins­ti­tu­tion­nelles, etc.) pour y remé­dier. Ces stra­té­gies, sources de chan­ge­ments socio­his­to­riques, ont des coûts éner­gé­tiques et repré­sentent une forme d’investissement qui vise à déga­ger davan­tage d’énergie utile afin de répondre à un pro­blème contex­tuel par­ti­cu­lier. Mais celles-ci sont en réa­li­té une fuite en avant, ne pou­vant abou­tir qu’au déli­te­ment de ces socié­tés, du fait de la « loi des ren­de­ments mar­gi­naux décrois­sants » qui sti­pule que « les inves­tis­se­ments néces­saires à la mise en place et à l’entretien d’innovations tech­niques, d’outils éco­no­miques ou d’institutions poli­tiques ont géné­ra­le­ment des coûts qui croissent plus vite que leurs béné­fices ». Ain­si, l’organisation éta­tique, exa­cer­bée sous sa forme impé­riale, court néces­sai­re­ment à sa perte et doit faire face à des pro­blèmes de plus en plus com­plexes à mesure qu’elle repousse l’inévitable par l’innovation tech­nique, orga­ni­sa­tion­nelle, ou par de nou­velles conquêtes (par la guerre ou par le mar­ché). Une fois le rap­port coût-béné­fice nul ou néga­tif, de mul­tiples fac­teurs sont sus­cep­tibles de pro­vo­quer un effon­dre­ment ou une désa­gré­ga­tion (attaque exté­rieure, épi­dé­mie, révolte, pro­blème envi­ron­ne­men­tal, etc.)

Moyen Âge, innovations énergétiques et interconnexion des mondes

Contre un cer­tain nombre d’idées reçues, l’auteur s’attache à mon­trer que l’époque médié­vale, qui s’étend sur envi­ron dix siècles, est en réa­li­té une période d’importants bou­le­ver­se­ments tech­niques, éner­gé­tiques et socio­po­li­tiques (opé­rés pour la plu­part en Chine avec un mil­lé­naire d’avance). En Europe de l’Ouest, les nou­veaux royaumes déve­loppent le sys­tème féo­dal en réponse aux pres­sions exer­cées aux fron­tières (Vikings, Sara­zins, Magyars, etc.) et connaissent une impor­tante crois­sance démo­gra­phique suite à l’introduction de nou­velles tech­niques agri­coles. « Cette impor­tante crois­sance de la popu­la­tion et la mon­tée en puis­sance des élites féo­dales ont deux consé­quences majeures sur le plan maté­riel : une pres­sion accrue sur les res­sources fores­tières et minières, ain­si qu’une ges­tion plus inten­sive de l’environnement et des aléas cli­ma­tiques. » C’est dans ce contexte que se géné­ra­lise l’utilisation des roues à aubes et des mou­lins à vent (déjà connus depuis plu­sieurs siècles dans diverses régions du monde), qui entraîne d’importants gains de pro­duc­ti­vi­tés dans des domaines variés (« broyage des mine­rais, acti­va­tion des souf­flets de forge, pom­page de l’eau », etc.). Le dyna­misme éco­no­mique issu de ces gains de pro­duc­ti­vi­té pro­voque une expan­sion inédite du com­merce inter­na­tio­nal et fait pro­gres­si­ve­ment émer­ger les condi­tions d’avènement du capi­ta­lisme et de la socié­té de consom­ma­tion. Un nou­veau cap est fran­chi lorsque Chris­tophe Colomb pose le pied (par acci­dent) sur le conti­nent amé­ri­cain. « L’Échange colom­bien » (Alfred Cros­by) qui s’ensuit, et qui débute par le mas­sacre de dizaines d’autochtones, donne lieu à une réor­ga­ni­sa­tion éco­lo­gique d’une inten­si­té sans pré­cé­dent : « Ce bras­sage inter­con­ti­nen­tal de dizaines d’espèces végé­tales et ani­males a per­mis aux humains d’augmenter de façon consi­dé­rable la pro­duc­ti­vi­té des sys­tèmes agri­coles de l’Ancien et du Nou­veau Monde, et donc d’exploiter encore plus qu’auparavant l’énergie solaire par­ve­nant à la sur­face de la Terre. En consé­quence, le capi­ta­lisme mar­chand de l’Ancien Monde s’est déve­lop­pé dans des pro­por­tions inédites, au détri­ment bien évi­dem­ment des res­sources humaines et natu­relles d’une grande par­tie de l’Asie, de l’Afrique et des Amé­riques ». Enfin, L’État moderne émerge en Europe sous la contrainte des guerres mul­ti­la­té­rales inces­santes, qui poussent ses pro­ta­go­nistes à pro­duire de nou­velles inno­va­tions tech­no­lo­giques, mili­taires, fis­cales, bureau­cra­tiques et poli­tiques. L’État moderne et la sédi­men­ta­tion conjointe du capi­ta­lisme mar­chand et de la socié­té de consom­ma­tion consti­tuent alors un ter­reau fer­tile pour la « Révo­lu­tion indus­trielle » à venir.

« Le temps des extracteurs »

La révo­lu­tion indus­trielle, seconde grande tran­si­tion éner­gé­tique de l’histoire, donne nais­sance à un nou­veau sys­tème éner­gé­tique d’une puis­sance extra­or­di­naire repo­sant sur l’exploitation d’immenses gise­ments d’énergie solaire fos­si­li­sée : le char­bon, puis le gaz et le pétrole. C’est le « temps des extracteurs ».

La naissance de l’économie fossile

À par­tir du XVIe siècle, la Grande-Bre­tagne com­mence à man­quer de bois sur son ter­ri­toire et doit trou­ver un sub­sti­tut pour ali­men­ter les forges et chauf­fer les foyers. L’exploitation du char­bon, dont elle dis­pose en grandes quan­ti­tés, prend rapi­de­ment d’importantes dimen­sions (tout comme les nui­sances qui l’accompagnent). Mais contrai­re­ment à la Chine ou aux Pays-Bas qui ont connu le même phé­no­mène, la Grande-Bre­tagne voit naître sur ses terres un nou­veau conver­tis­seur éner­gé­tique déter­mi­nant : la machine à vapeur de Tho­mas New­co­men, per­fec­tion­née par James Watt. La machine à vapeur, qui per­met d’abord une exploi­ta­tion accrue des mines de char­bon en pom­pant l’eau, connaît très rapi­de­ment de nom­breuses inno­va­tions qui per­mettent son appli­ca­tion à de nom­breux domaines : indus­trie tex­tile, che­mins de fer, bateaux à vapeur, fabri­ca­tion de briques et d’acier, pro­duits manu­fac­tu­rés, etc. Cette expan­sion n’aurait évi­dem­ment jamais été pos­sible sans l’existence d’immenses sources de capi­taux finan­ciers et de matières pre­mières issues de la domi­na­tion du com­merce inter­na­tio­nal, de la colo­ni­sa­tion et de l’esclavage. Par ailleurs, Vic­tor Court rap­pelle avec jus­tesse le rôle de l’État moderne dans le déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme par l’investissement public, la créa­tion d’infrastructures, la pro­duc­tion d’un pro­lé­ta­riat dis­ci­pli­né au sein du sys­tème édu­ca­tif (Hart­mut Rosa), les mesures pro­tec­tion­nistes, etc. L’industrialisation a bien sûr de nom­breuses consé­quences sociales et envi­ron­ne­men­tales plus que connues : inten­si­fi­ca­tion de l’urbanisation, pro­lé­ta­ri­sa­tion, pol­lu­tions mul­tiples, entre autres. Ce modèle est rapi­de­ment assi­mi­lé et repro­duit par les autres nations euro­péennes, qui s’en ser­vi­ront pour asseoir leur domi­na­tion bru­tale sur le reste du monde.

L’évolution des mégamachines fossiles

Rapi­de­ment, la machine capi­ta­liste indus­trielle occi­den­tale trouve de nou­veaux moyens d’étendre sa vora­ci­té éner­gé­tique. Elle mono­po­lise les res­sources en matières pre­mières du reste du monde et endigue le déve­lop­pe­ment tech­nique des autres socié­tés par la force ou par le mar­ché et les prin­cipes de « libre-échange » (impo­sés par la force de toute façon). Sur leurs ter­ri­toires res­pec­tifs, les États euro­péens éla­borent de nou­veaux outils fis­caux pour sou­te­nir la folle course du capi­tal, et inves­tissent dans un appa­reil de pro­pa­gande visant à main­te­nir leur légi­ti­mi­té face aux bou­le­ver­se­ments socio­po­li­tiques rapides. Cette pro­pa­gande s’incarne à tra­vers le concept (ou le mythe) de la nation, por­té notam­ment par le sys­tème édu­ca­tif de masse et l’administration natio­nale. Pro­gres­si­ve­ment, à la dépen­dance au char­bon s’ajoute la dépen­dance à d’autres sources d’énergie comme le gaz natu­rel, mais sur­tout le pétrole. Et tan­dis que le moteur à com­bus­tion révo­lu­tionne le domaine des trans­ports (voi­tures, bateaux, puis avions), l’utilisation de l’électricité, d’abord pour l’éclairage, change pro­fon­dé­ment le mode de consom­ma­tion et le pay­sage urbain. En effet, la « fée élec­tri­ci­té », au-delà d’éclairer les villes, ate­liers, usines et foyers, per­met sur­tout, en tant que vec­teur éner­gé­tique, de dis­so­cier la pro­duc­tion d’énergie de son uti­li­sa­tion. Cette dis­so­cia­tion à des consé­quences tant maté­rielles que men­tales, puisque les nui­sances asso­ciées à l’extraction de char­bon, de gaz ou de pétrole peuvent désor­mais être expor­tées et masquées.

La com­pé­ti­tion éco­no­mique et impé­ria­liste entre États (l’Europe contrôle 85% du monde en 1914), ani­mée par une idéo­lo­gie raciste et eugé­niste, culmine avec les deux guerres mon­diales qui exposent de manière bru­tale le poten­tiel des­truc­teur atteint par la civi­li­sa­tion indus­trielle. « Les excès de capa­ci­té résul­tant de la mobi­li­sa­tion indus­trielle pour la guerre sont alors absor­bés par de nou­veaux mar­chés, que ce soit au tra­vers du pro­duc­ti­visme sovié­tique ou du consu­mé­risme occi­den­tal ». Et le pétrole, qui s’était pro­gres­si­ve­ment impo­sé comme une res­source stra­té­gique car­di­nale pen­dant la guerre, s’impose comme la clef de voûte du capi­ta­lisme fos­sile mon­dial. Par ailleurs, le pétrole pos­sède un autre atout pour les élites du fait de ses pro­prié­tés phy­siques : faci­le­ment trans­por­table par bateaux ou oléo­ducs, et géné­ra­le­ment extrait en sur­face par des ouvriers qua­li­fiés davan­tage contrô­lables, « le pétrole comme source pré­do­mi­nante d’énergie a donc consi­dé­ra­ble­ment réduit la capa­ci­té de per­tur­ba­tion du monde ouvrier sur les flux d’énergie. Ce sont au contraire les grandes com­pa­gnies pétro­lières qui ont acca­pa­ré ce pou­voir, et elles se sont ain­si retrou­vées à pou­voir dic­ter la poli­tique des pays dans les­quelles elles opèrent, notam­ment en ce qui concerne les affaires étran­gères. » (Sont cités à ce sujet les tra­vaux de Timo­thy Mit­chell et Michel Cal­lon). Enfin, la « Grande accé­lé­ra­tion » de l’après-guerre est évi­dem­ment accom­pa­gnée de nom­breux phé­no­mènes nui­sibles éga­le­ment bien connus : pol­lu­tions en tous genres, mon­dia­li­sa­tion effré­née, méca­ni­sa­tion, aug­men­ta­tion de la consom­ma­tion, éco­cide, etc.

Les métamorphoses de la modernité tardive

Les deux chocs pétro­liers de 1973 et 1978–79 mettent fin à la période dite des « Trente glo­rieuses ». L’annexe III, en se basant sur les tra­vaux de Mat­thieu Auzan­neau, pro­pose un éclair­cis­se­ment inté­res­sant des véri­tables causes de cette crise éner­gé­tique (qu’on ne trouve évi­dem­ment pas dans les manuels sco­laires). Quoiqu’il en soit, l’économie occi­den­tale en subit lour­de­ment les consé­quences et la consom­ma­tion éner­gé­tique chute, mais pour un temps seule­ment. Des éner­gies de sub­sti­tu­tion sont déployées ou revi­ta­li­sées (char­bon, gaz, nucléaire) et l’efficacité éner­gé­tique connaît d’importantes avan­cées, notam­ment grâce à l’électronique. Et même si les popu­la­tions subissent le coût social du nou­veau para­digme néo­li­bé­ral (infla­tion, dette, chô­mage, inéga­li­tés crois­santes, dégra­da­tion des condi­tions de tra­vail, etc.), la consom­ma­tion reprend (ain­si que le sac­cage du vivant qui lui est direc­te­ment asso­cié). La chute de l’URSS contri­bue à la créa­tion du mythe d’une « fin de l’histoire » et du mirage d’un monde meilleur et fini. La moder­ni­té trouve son para­digme dans la com­bi­nai­son entre socié­té capi­ta­liste de consom­ma­tion, « démo­cra­tie » repré­sen­ta­tive et culte du pro­grès. Cette socié­té idéale est en fait le théâtre absurde de l’aliénation et de la dépres­sion de l’individu ato­mi­sé, pié­gée dans un état de com­pé­ti­tion per­ma­nente. L’exploitation du « Sud glo­bal » prend de nou­velles formes, tout comme celle des mino­ri­tés au sein des popu­la­tions occi­den­tales, tan­dis que le désastre éco­lo­gique pro­gresse invariablement.

Conclusion et perspectives

L’analyse his­to­rique des socié­tés humaines du point de vue éner­gé­tique esquis­sée par Vic­tor Court per­met donc de rendre visibles des dyna­miques com­munes et des varia­tions par­ti­cu­lières. Ain­si, on peut dire que « la dyna­mique de déve­lop­pe­ment des socié­tés sur le très long terme a été régie par une boucle de rétro­ac­tion posi­tive agis­sant en quelques géné­ra­tions de la manière sui­vante : plus d’énergie dis­po­nible auto­rise plus de pro­duc­tion éco­no­mique avec moins de tra­vail humain (gain de pro­duc­ti­vi­té), ce qui per­met d’allouer des tra­vailleurs à des tâches plus spé­cia­li­sées ou même com­plè­te­ment nou­velles (divi­sion du tra­vail) ; les tra­vailleurs deve­nant plus spé­cia­li­sés ont alors plus d’occasions pour mieux réa­li­ser les tâches qui leur incombent (“chan­ge­ment tech­nique par appren­tis­sage”), au point que cer­tains d’entre eux par­viennent même à faire des décou­vertes impor­tantes si on leur laisse assez de temps et de moyens pour cela (“chan­ge­ment tech­nique par recherche et déve­lop­pe­ment”) et, au bout du compte, tout cela per­met d’aller exploi­ter des types plus variés et des quan­ti­tés plus impor­tantes de maté­riaux et d’énergie ; et on retourne ensuite au début du cycle. » Ce cycle connaît évi­dem­ment des varia­tions de rythme et de condi­tions en fonc­tion des socié­tés dans l’espace et dans le temps. Cette vision de la dyna­mique des socié­tés humaine par leur déve­lop­pe­ment tech­ni­co-éco­no­mique est com­plé­tée par la mobi­li­sa­tion d’un second concept emprun­té à Richard Lip­sey, les « tech­niques à but géné­raux » : « Une TBG est une tech­no­lo­gie géné­rique unique, recon­nais­sable comme telle sur toute sa durée de vie, qui a ini­tia­le­ment beau­coup de pos­si­bi­li­tés d’amélioration et finit par être lar­ge­ment uti­li­sée, dans des sec­teurs très divers et en géné­rant de nom­breux effets d’entrainement. »

En mobi­li­sant ces deux concepts, l’auteur choi­sit d’expliquer trois faits majeurs : « 1) le très lent déve­lop­pe­ment tech­ni­co-éco­no­mique de toutes les socié­tés jusqu’au XVIIIe siècle ; 2) le décol­lage éco­no­mique pré­coce de la Grande-Bre­tagne au moment de la révo­lu­tion indus­trielle ; et 3) la très forte crois­sance per­mise par le régime indus­triel fos­sile, ain­si que son essouf­fle­ment dans la période plus récente. » On pour­rait pour­tant remar­quer autre chose de tout à fait évident, mis en lumière par la qua­li­té du déve­lop­pe­ment de cet essai, mais qui n’apparaît pour­tant qu’en fili­grane dans sa conclu­sion. En effet, ce modèle du déve­lop­pe­ment tech­ni­co-éco­no­mique des socié­tés humaines ne s’applique pas à toutes les socié­tés humaines dans l’espace et dans le temps, puisqu’il repose sur un cer­tain nombre de carac­té­ris­tiques propres à un type par­ti­cu­lier d’organisation socio­po­li­tique : la socié­té éta­tique. De fait, le sur­plus de pro­duc­tion, la divi­sion et spé­cia­li­sa­tion du tra­vail et l’existence de formes de « recherche et déve­lop­pe­ment » n’existent que (et ne peuvent exis­ter que) dans des socié­tés séden­taires, avec une impor­tante den­si­té de popu­la­tion, des hié­rar­chies per­ma­nentes et une auto­ri­té cen­tra­li­sée et auto­ri­taire : autre­ment dit au sein d’une orga­ni­sa­tion humaine nom­mée État. Consi­dé­rer que les grou­pe­ments humains du paléo­li­thique (qui repré­sente, on le rap­pelle, 96% de l’histoire de l’humanité) pour­raient être inclus dans ce modèle néces­si­te­rait de s’appuyer sur une idéo­lo­gie ban­cale de sens de l’histoire, pour­tant plu­sieurs fois reje­tée avec jus­tesse par l’auteur. Une telle vision serait de toute manière réfu­tée par la per­sis­tance jusqu’à nos jours de socié­tés qui échappent à ce modèle, à moins de ver­ser dans le racisme et l’ethnocentrisme en affir­mant que celles-ci sont sim­ple­ment arrié­rées ou primitives.

Pour­tant, en reve­nant sur le débat de la per­ti­nence du terme « anthro­po­cène », qui consti­tuait le point de départ de l’essai, Vic­tor Court écrit : « Quels sont ceux qui mettent en mou­ve­ment la des­truc­tion du sys­tème Terre ? Et depuis quand ? À l’issue de ce livre, la réponse qui devrait nous venir en tête est : tous ceux qui ont gou­ver­né les États agraires du début de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge, qui animent les éco­no­mies fos­siles depuis les 200 der­nières années, et qui conti­nue­ront dans le futur à être agi­tés par leur volon­té d’accaparement de la nature, que ce soit ou non dans un sys­tème capi­ta­liste, et à l’aide ou non de l’énergie fos­sile. » Il ajoute : « Ce livre a en effet mon­tré que, si l’idéologie extrac­ti­viste se mani­feste clai­re­ment depuis l’émergence du capi­ta­lisme fos­sile, on ne peut pas nier que cer­tains indi­vi­dus aient com­men­cé à se pen­ser expli­ci­te­ment supé­rieurs à la nature peu après l’émergence des pre­miers États – en véri­té, cette concep­tion de la dicho­to­mie nature/culture a sans doute émer­gé avec l’agriculture, mais il est très dif­fi­cile, sinon impos­sible, de le prou­ver. » Avec ce constat, dont on ne peut que par­ta­ger la per­ti­nence, il sou­tient que le terme d’« oli­gan­thro­po­cène » (Erik Swyn­ge­douw) serait plus appro­prié afin de sou­li­gner que le désastre éco­lo­gique est en réa­li­té la res­pon­sa­bi­li­té d’une frac­tion de l’humanité et non de sa tota­li­té. Il déclare fina­le­ment pré­fé­rer conser­ver le terme « impar­fait » d’Anthropocène, « désor­mais bien ins­tal­lé dans le jar­gon uni­ver­si­taire » et « plus com­pré­hen­sible pour le grand public », en le sub­di­vi­sant en deux sous-époques : « l’Agroligarkhien » (l’époque des oli­gar­chies agraires) et le « Ther­mo­li­gar­khien » (l’époque des oli­gar­chies ther­mo-indus­trielles). Mal­gré cela, Vic­tor Court ne par­vient éton­nam­ment pas à remettre expli­ci­te­ment en ques­tion l’organisation éta­tique et abou­tit à une conclu­sion dont l’absurdité contraste avec la per­ti­nence de l’analyse, en sou­te­nant que « la seule piste réel­le­ment envi­sa­geable pour l’avenir des socié­tés humaines [est] celle de la sobriété ».

***

C’est sou­vent dans la par­tie pers­pec­tives et solu­tions pos­sibles que le bât blesse dans la pen­sée éco­lo­giste (dans le meilleur des cas). Vic­tor Court n’échappe pas à la règle. Plu­tôt que de s’arrêter sur une ana­lyse ori­gi­nale, riche en infor­ma­tions et plu­tôt per­ti­nente, il fait le choix de s’aventurer sans grande convic­tion dans une ébauche de solu­tion qui ne résulte qu’en une série de contra­dic­tions. Il revient d’abord dans cette der­nière par­tie sur le constat du désastre éco­lo­gique en cours, sur lequel nous ne nous attar­de­rons pas. Il explique ensuite avec jus­tesse l’imposture des « éner­gies vertes » et du tech­no­so­lu­tion­nisme, en ne les abor­dant tou­te­fois que sous le prisme éco­lo­gique et non des condi­tions poli­tiques et sociales néces­saires à leur pro­duc­tion (ce qui est déjà pas mal, il faut le recon­naître). Fina­le­ment, après une brève cri­tique de la col­lap­so­lo­gie et des « éco­ca­tas­tro­phistes », Vic­tor Court abou­tit à une obser­va­tion d’une étin­ce­lante absur­di­té : « Plu­tôt que de tom­ber dans le piège des fausses solu­tions tech­no­cra­tiques, et plu­tôt que de tout miser sur une révo­lu­tion aus­si verte que rouge qui ris­que­rait de sim­ple­ment se sol­der par un “chan­ge­ment de pro­prié­taire” (on ne sait pas trop pour­quoi ni com­ment), il se pour­rait que ce soit d’abord à cha­cun, indi­vi­duel­le­ment ou entou­ré de sa famille et de ses amis, de faire le choix de la sobrié­té heu­reuse. » On en reste sans voix. Mais ce n’est pas fini, le sus­pense est réali­men­té lorsqu’il explique qu’en fait « ini­tier ces choix indi­vi­duels ne sera jamais suf­fi­sant » (ouf !), et qu’il faut « arra­cher du pou­voir aux méga­ma­chines tech­no­cra­tiques par­tout où cela est pos­sible, en pas­sant s’il le faut par de la déso­béis­sance civile » (car­ré­ment !).

On alterne ain­si sur plu­sieurs pages entre des conseils coli­bristes telles que « trou­ver la force d’ignorer cette envie de voyage en avion », « dimi­nuer les loi­sirs éner­gi­vores (kar­ting, scoo­ter des mers, ski, etc.) » ou « s’opposer à ces for­mu­laires inutiles de sui­vi de pro­jet et de ges­tion du temps » ; et des retours à la réa­li­té qui viennent démon­ter les affir­ma­tions qui les pré­cèdent ou les suivent, comme : « avouons d’ailleurs qu’il paraît illu­soire de pen­ser que la tota­li­té de l’humanité pour­rait arri­ver à sur­mon­ter les contra­dic­tions de la moder­ni­té pour opé­rer col­lec­ti­ve­ment une décrois­sance rapide et équi­table de son empreinte éco­lo­gique », et « il paraît inen­vi­sa­geable qu’un pro­jet de socié­té basé sur une décrois­sance consen­tie de la consom­ma­tion maté­rielle puisse abou­tir ». Il abou­tit fina­le­ment à la conclu­sion que : « Dans un monde idéal en phase avec les limites de la bio­géo­sphère, il fau­drait que l’État, les entre­prises et les ter­ri­toires joignent leurs forces au sein d’une pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique à long terme. » Un pro­jet qui ne pour­rait être accom­pli que sur la base « d’un réveil citoyen » (Phi­lippe Bihoux) et d’un « sur­saut moral de la part de chaque individu ».

Vic­tor Court aurait peut-être dû relire son livre un fois ou deux avant de se lan­cer dans sa conclu­sion, à moins qu’il ne faille en fait le lire à l’envers et com­men­cer par la fin. Essayons tou­te­fois de ne pas prendre son exemple et de finir sur une bonne note, en rap­pe­lant que L’Emballement du monde pro­pose une ana­lyse per­ti­nente, riche en détails sur dif­fé­rentes périodes et évè­ne­ments de l’histoire, impos­sible à tous retrans­crire ici, et qui s’appuie sur une grande varié­té de res­sources biblio­gra­phiques issues de dif­fé­rentes dis­ci­plines (avec peut-être par­fois un manque de recul cri­tique). Enfin, on appré­cie­ra par­ti­cu­liè­re­ment la pre­mière par­tie consa­crée au « temps des col­lec­teurs » qui consti­tue une bonne intro­duc­tion, claire et acces­sible, tout en per­met­tant démon­ter de nom­breux pré­ju­gés sur cette période encore trop peu connue de l’histoire de l’humanité, et qui pour­rait pour­tant bien se révé­ler être la plus importante.

Zed

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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