Contre le Fairphone et son monde (par Nicolas Casaux)

Contre le Fairphone et son monde (par Nicolas Casaux)

Et donc, au moment où l’ONU nous apprend que « ¾ des humains de plus de 10 ans » pos­sèdent un télé­phone por­table, Repor­terre en est tou­jours à faire la pro­mo­tion de l’imbécilité du Fair­phone, au lieu de cri­ti­quer le télé­phone por­table en géné­ral (pré­ten­du­ment équi­table ou non) pour tout ce que cette tech­no­lo­gie implique.

Comme le notait PMO dans un très bon livre paru il y a 14 ans (Le Télé­phone por­table, gad­get de des­truc­tion mas­sive), non seule­ment le télé­phone por­table « accé­lère la des­truc­tion de la pla­nète, mais il contri­bue à la tech­ni­fi­ca­tion du monde ». Le télé­phone por­table, c’est entre autres choses un fac­teur de dis­tan­cia­tion sociale, « une média­tion élec­tro­nique pour com­mu­ni­quer », pour « nous adap­ter à un monde qui ato­mise cha­cun de nous et mor­celle nos vies ». La seule auto­no­mie dont dis­pose encore l’être humain moderne, c’est celle de la bat­te­rie de son smartphone.

Le télé­phone por­table, c’est aus­si le mou­chard ultime, une arme de sur­veillance mas­sive, « le moyen le plus effi­cace jamais inven­té pour tra­cer les indi­vi­dus ». Comme le notait PMO il y a bien­tôt 15 ans :

« Rien de tel que la fonc­tion “paie­ment” du por­table pour “faire accep­ter par la popu­la­tion” le contrôle bio­mé­trique. “Sécu­ri­té oblige, pour pro­té­ger ces véri­tables por­te­feuilles élec­tro­niques, les opé­ra­teurs ont inclus dans les télé­phones des sys­tèmes d’identification comme la recon­nais­sance des traits du visage ou des empreintes digitales.”

Non seule­ment les béné­fices réa­li­sés sur les ventes de télé­phones ali­mentent le déve­lop­pe­ment des outils de contrôle tota­li­taire, mais l’acceptabilité des uns favo­rise celle des autres.

La preuve est faite qu’une popu­la­tion entière peut se sou­mettre aux injonc­tions du mar­ke­ting tech­no­lo­gique et adop­ter sans bron­cher, mais en payant, un gad­get dont elle n’avait pas besoin et le monde qu’il pro­duit. Devi­nez quelles conclu­sions le pou­voir tire de cette expé­rience quant à la doci­li­té des cobayes humains. Vous avez gobé le por­table ? Vous ava­le­rez les contrôles biométriques. »

Et, bien enten­du, le télé­phone por­table s’inscrit dans la dyna­mique de la tyran­nie tech­no­lo­gique dénon­cée par PMO. Le télé­phone portable

« s’impose à tous, gogos ou réfrac­taires. Contrai­re­ment aux niai­se­ries lâchées par les employés du CEA, nous n’avons pas le choix d’avoir un por­table ou pas, si nous vou­lons faire par­tie de la société.

À un pos­tu­lant pour un job de manu­ten­tion­naire, la res­pon­sable d’une agence d’intérim gre­no­bloise : “Vous n’avez pas de por­table ? Mais ça va pas être pos­sible !”. À une prof emme­nant ses élèves en voyage, l’employé SNCF : “Le por­table est obli­ga­toire pour réser­ver des billets de groupe, en cas de retard du train.” […] 

Vivre dans ce monde nous contraint, tech­no-confor­mistes comme contes­ta­taires, à l’usage de la tech­no­lo­gie. L’ordinateur, la voi­ture, le télé­phone, le nucléaire consti­tuent notre milieu, que l’on nomme désor­mais fort à pro­pos “tech­no­sphère”. Pré­tendre qu’on aurait le choix de les uti­li­ser, comme le font ceux qui les pro­duisent, c’est vendre au pois­son la pos­si­bi­li­té de vivre hors de l’eau.

Cette sup­pres­sion du choix, carac­té­ris­tique de la tyran­nie tech­no­lo­gique, devrait moti­ver l’opposition – au moins le doute – des pré­ten­dus esprits libres, à qui celle-ci s’impose autant qu’à nous.

Essayez de trou­ver un “job” sans voi­ture ni por­table, de vous pas­ser de l’eau du robi­net, pour boire celle de l’Isère, de com­mu­ni­quer avec vos rela­tions par cour­rier pos­tal, plu­tôt que par SMS ou par mail. Poli­tique de la terre brû­lée : le sys­tème tech­ni­cien détruit au fur et à mesure de son avance l’écosystème, l’organisation sociale, les condi­tions de vie qui jus­te­ment nous per­met­taient le choix.

Le chô­meur convo­qué à l’ANPE est sai­si dans l’ordinateur. Le lec­teur de la biblio­thèque muni­ci­pale est enre­gis­tré dans le logi­ciel de ges­tion des entrées-sor­ties. L’employé du gui­chet SNCF édite votre billet de train sur infor­ma­tique. Le gar­çon de café enre­gistre votre com­mande sur écran tac­tile avant que le logi­ciel sorte la note.

Quelles rela­tions les der­niers enfants éle­vés en plein air peuvent-ils entre­te­nir avec leurs copains gavés d’écrans ? Affo­lés à l’idée d’en faire des aso­ciaux, leurs parents ne peuvent que céder aux demandes de por­table, d’ordinateur, de DVD, de MP3.

Il se trouve tou­jours de fins contra­dic­teurs pour nous conseiller la fuite en Ardèche, si nous refu­sons “le pro­grès”. Ils ne savent pas même dans quel monde ils vivent. Ils ignorent, ces Tris­so­tin à haut débit, que les ber­gers sont contraints de pucer leurs trou­peaux et que les cultures des pay­sans sont sur­veillées par satellite.

Il n’y a plus d’ailleurs. Nous sommes embar­qués, sans l’avoir jamais choi­si, dans cette galère. Qu’on ne nous reproche pas de nous ser­vir y com­pris de nos chaînes tech­no­lo­giques pour nous mutiner. »

Et le Fair­phone, alors ? Il faut être bien naïf pour pen­ser qu’il en irait autre­ment en ce qui le concerne.

Une diri­geante de Fair­phone expli­quait récem­ment dans une inter­view que leurs « chaînes d’approvisionnement » sont « trop vastes et en per­pé­tuel mou­ve­ment » pour être bien contrô­lées, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas très bien tout ce qu’implique la pro­duc­tion des télé­phones qu’ils vendent (à l’instar de la plu­part des entre­pre­neurs, des entre­prises, et d’un peu tout le monde dans la civi­li­sa­tion indus­trielle : la plu­part des objets/appareils qu’on uti­lise au quo­ti­dien sont fabri­qués on ne sait par qui, on ne sait où, on ne sait com­ment, on ne sait avec quoi ; dans le gigan­tisme de la civi­li­sa­tion tech­no­lo­gique, dans sa déme­sure, l’accommodement avec une grande igno­rance concer­nant ses pro­ces­sus, les impli­ca­tions éco­lo­giques, sociales, humaines, des choses qu’elle pro­duit, est le lot com­mun des êtres humains).

Dans l’interview, on appre­nait aus­si que « Fair­phone a choi­si plus par­ti­cu­liè­re­ment de se concen­trer sur les mines arti­sa­nales et de petite échelle. 44 mil­lions de per­sonnes en dépen­draient direc­te­ment et près 200 mil­lions indi­rec­te­ment. » Pour la diri­geante de Fair­phone ques­tion­née, « c’est une oppor­tu­ni­té d’avoir une influence posi­tive sur la vie de mil­lions de gens qui vivent sou­vent dans les régions les plus pauvres ».

Ne sont-ils pas sym­pas, chez Fair­phone, de filer du tra­vail dans des mines à des gens qui, autre­ment, végè­te­raient, inac­tifs, à ne savoir quoi faire de leurs exis­tences. & tout le monde sait que les « mines arti­sa­nales » sont tout à fait neutres, inof­fen­sives pour la nature. D’où ce rap­port du CIFOR (Centre de recherche fores­tière inter­na­tio­nale) expli­quant que : « L’ex­ploi­ta­tion minière arti­sa­nale est asso­ciée à un cer­tain nombre d’im­pacts envi­ron­ne­men­taux, à savoir la défo­res­ta­tion et la dégra­da­tion des sols, les fosses à ciel ouvert qui consti­tuent des pièges pour les ani­maux et posent des risques pour la san­té, ain­si que la pol­lu­tion au mer­cure, la pous­sière et la pol­lu­tion sonore. » Ou cette récente étude qui sou­ligne que « les impacts néga­tifs de l’ex­ploi­ta­tion minière arti­sa­nale et à petite échelle dépassent ceux des grandes mines ». Mince alors.

Et qui se pose la ques­tion de savoir pour­quoi les pays pauvres sont pauvres, pour­quoi des habi­tants de ces pays consentent à vendre leurs exis­tences à des entre­prises minières ou de fabri­ca­tion de télé­phones ? Quelles condi­tions sociales les y poussent ? Ont-ils été dépos­sé­dés de leurs terres ? Leurs modes de vie ances­traux ont-ils été détruits par la colo­ni­sa­tion, la mon­dia­li­sa­tion, la civilisation ?

À la ques­tion « pou­vez-vous garan­tir que votre télé­phone est 100% éthique ? », le PDG de Fair­phone, Bas Van Abel, répond sans ambages : « Non, on ne peut pas le garan­tir. Pour vous don­ner une idée, dans le télé­phone nous avons 1200 com­po­sants fabri­qués par des cen­taines et des cen­taines d’usines, qui uti­lisent elles d’autres com­po­sants, qui viennent de cen­taines d’usines. On a plus de 60 mine­rais dans le télé­phone. Si vous vou­lez créer un télé­phone 100% équi­table, il faut créer la paix dans le monde. » Autre manière de dire que c’est impos­sible. D’ailleurs, para­doxa­le­ment, c’est à l’État et au capi­ta­lisme, à la guerre éco­no­mique de tous contre tous, à la pro­prié­té pri­vée (notam­ment de la terre), à la pro­prié­té héré­di­taire, etc., que Fair­phone doit son exis­tence. Abo­lis­sez le capi­ta­lisme, l’État et la guerre per­ma­nente de tous contre tous et Fair­phone dis­pa­raî­tra avec tout le reste.

« Tran­si­tion éco­lo­gique » (ou « éner­gé­tique », c’est idem) oblige, Fair­phone pré­voit une « aug­men­ta­tion de la demande de 500% d’ici 2025 concer­nant cer­tains miné­raux comme le lithium ou le cobalt qui sont uti­li­sés dans les bat­te­ries ». Or « C’est une illu­sion de comp­ter sur le recy­clage de métaux, parce que nous ne col­lec­tons pas assez d’appareils, que sur le total il y a peu de métaux extraits, et qu’il n’y aura pas assez de four­nis­seurs pour faire face à la demande. » Au moins peut-on leur recon­naitre une cer­taine hon­nê­te­té à ce sujet. Le recy­clage, c’est limi­té, on va conti­nuer à ponc­tion­ner les sols de la Terre. Et d’ailleurs, connais­sez-vous les impacts éco­lo­giques du recy­clage ? Ils sont sou­vent immenses. Le recy­clage est par­ti­cu­liè­re­ment éner­gi­vore et consti­tue une indus­trie à part entière, avec ses machines, ses infra­struc­tures, qu’il faut elles-mêmes pro­duire, entre­te­nir, etc.

De bout en bout, Fair­phone ou non, rien de sou­te­nable, rien de durable, rien de bon pour les êtres humains, tous presque inté­gra­le­ment dépos­sé­dés de tout pou­voir sur le cours des choses, tous réduits, employés de Fair­phone, tra­vailleurs dans les exploi­ta­tions minières ou consom­ma­teurs en Occi­dent, au rang de « res­sources humaines », mar­chan­dises conçues pour consom­mer d’autres mar­chan­dises afin de faire tour­ner la gigan­tesque machine du capi­ta­lisme tech­no­lo­gique mondialisé.

Impos­sible de fabri­quer un smart­phone ou un Fair­phone sans une vaste orga­ni­sa­tion socio­tech­nique simi­laire à celle qui règne actuel­le­ment, avec ses hié­rar­chies, ses divi­sions et spé­cia­li­sa­tions du tra­vail, son ins­ti­tu­tion sco­laire, son absence totale de démo­cra­tie réelle. Autre­ment dit, la tech­no­lo­gie est une cala­mi­té tant sur le plan social que sur le plan éco­lo­gique. Incom­pa­tible avec le res­pect de la nature, elle l’est aus­si avec la liber­té (l’autonomie) des êtres humains. Nous ne devrions pas sou­hai­ter un super Fair­phone pré­ten­du­ment garan­ti bio­du­rable, éco­sour­cé et issu d’usines ou d’exploitations ou les res­sources humaines sont sup­po­sé­ment trai­tées de manière équi­table. Plu­tôt défaire la tota­li­té de la tech­no­sphère, nous libé­rer du tech­no-monde, de ses contraintes tou­jours plus lourdes et de ses effets tou­jours plus délé­tères pour l’animal humain et le monde naturel.

Nico­las Casaux

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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