Et donc, au moment où l’ONU nous apprend que « ¾ des humains de plus de 10 ans » possèdent un téléphone portable, Reporterre en est toujours à faire la promotion de l’imbécilité du Fairphone, au lieu de critiquer le téléphone portable en général (prétendument équitable ou non) pour tout ce que cette technologie implique.
Comme le notait PMO dans un très bon livre paru il y a 14 ans (Le Téléphone portable, gadget de destruction massive), non seulement le téléphone portable « accélère la destruction de la planète, mais il contribue à la technification du monde ». Le téléphone portable, c’est entre autres choses un facteur de distanciation sociale, « une médiation électronique pour communiquer », pour « nous adapter à un monde qui atomise chacun de nous et morcelle nos vies ». La seule autonomie dont dispose encore l’être humain moderne, c’est celle de la batterie de son smartphone.
Le téléphone portable, c’est aussi le mouchard ultime, une arme de surveillance massive, « le moyen le plus efficace jamais inventé pour tracer les individus ». Comme le notait PMO il y a bientôt 15 ans :
« Rien de tel que la fonction “paiement” du portable pour “faire accepter par la population” le contrôle biométrique. “Sécurité oblige, pour protéger ces véritables portefeuilles électroniques, les opérateurs ont inclus dans les téléphones des systèmes d’identification comme la reconnaissance des traits du visage ou des empreintes digitales.”
Non seulement les bénéfices réalisés sur les ventes de téléphones alimentent le développement des outils de contrôle totalitaire, mais l’acceptabilité des uns favorise celle des autres.
La preuve est faite qu’une population entière peut se soumettre aux injonctions du marketing technologique et adopter sans broncher, mais en payant, un gadget dont elle n’avait pas besoin et le monde qu’il produit. Devinez quelles conclusions le pouvoir tire de cette expérience quant à la docilité des cobayes humains. Vous avez gobé le portable ? Vous avalerez les contrôles biométriques. »
Et, bien entendu, le téléphone portable s’inscrit dans la dynamique de la tyrannie technologique dénoncée par PMO. Le téléphone portable
« s’impose à tous, gogos ou réfractaires. Contrairement aux niaiseries lâchées par les employés du CEA, nous n’avons pas le choix d’avoir un portable ou pas, si nous voulons faire partie de la société.
À un postulant pour un job de manutentionnaire, la responsable d’une agence d’intérim grenobloise : “Vous n’avez pas de portable ? Mais ça va pas être possible !”. À une prof emmenant ses élèves en voyage, l’employé SNCF : “Le portable est obligatoire pour réserver des billets de groupe, en cas de retard du train.” […]
Vivre dans ce monde nous contraint, techno-conformistes comme contestataires, à l’usage de la technologie. L’ordinateur, la voiture, le téléphone, le nucléaire constituent notre milieu, que l’on nomme désormais fort à propos “technosphère”. Prétendre qu’on aurait le choix de les utiliser, comme le font ceux qui les produisent, c’est vendre au poisson la possibilité de vivre hors de l’eau.
Cette suppression du choix, caractéristique de la tyrannie technologique, devrait motiver l’opposition – au moins le doute – des prétendus esprits libres, à qui celle-ci s’impose autant qu’à nous.
Essayez de trouver un “job” sans voiture ni portable, de vous passer de l’eau du robinet, pour boire celle de l’Isère, de communiquer avec vos relations par courrier postal, plutôt que par SMS ou par mail. Politique de la terre brûlée : le système technicien détruit au fur et à mesure de son avance l’écosystème, l’organisation sociale, les conditions de vie qui justement nous permettaient le choix.
Le chômeur convoqué à l’ANPE est saisi dans l’ordinateur. Le lecteur de la bibliothèque municipale est enregistré dans le logiciel de gestion des entrées-sorties. L’employé du guichet SNCF édite votre billet de train sur informatique. Le garçon de café enregistre votre commande sur écran tactile avant que le logiciel sorte la note.
Quelles relations les derniers enfants élevés en plein air peuvent-ils entretenir avec leurs copains gavés d’écrans ? Affolés à l’idée d’en faire des asociaux, leurs parents ne peuvent que céder aux demandes de portable, d’ordinateur, de DVD, de MP3.
Il se trouve toujours de fins contradicteurs pour nous conseiller la fuite en Ardèche, si nous refusons “le progrès”. Ils ne savent pas même dans quel monde ils vivent. Ils ignorent, ces Trissotin à haut débit, que les bergers sont contraints de pucer leurs troupeaux et que les cultures des paysans sont surveillées par satellite.
Il n’y a plus d’ailleurs. Nous sommes embarqués, sans l’avoir jamais choisi, dans cette galère. Qu’on ne nous reproche pas de nous servir y compris de nos chaînes technologiques pour nous mutiner. »
Et le Fairphone, alors ? Il faut être bien naïf pour penser qu’il en irait autrement en ce qui le concerne.
Une dirigeante de Fairphone expliquait récemment dans une interview que leurs « chaînes d’approvisionnement » sont « trop vastes et en perpétuel mouvement » pour être bien contrôlées, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas très bien tout ce qu’implique la production des téléphones qu’ils vendent (à l’instar de la plupart des entrepreneurs, des entreprises, et d’un peu tout le monde dans la civilisation industrielle : la plupart des objets/appareils qu’on utilise au quotidien sont fabriqués on ne sait par qui, on ne sait où, on ne sait comment, on ne sait avec quoi ; dans le gigantisme de la civilisation technologique, dans sa démesure, l’accommodement avec une grande ignorance concernant ses processus, les implications écologiques, sociales, humaines, des choses qu’elle produit, est le lot commun des êtres humains).
Dans l’interview, on apprenait aussi que « Fairphone a choisi plus particulièrement de se concentrer sur les mines artisanales et de petite échelle. 44 millions de personnes en dépendraient directement et près 200 millions indirectement. » Pour la dirigeante de Fairphone questionnée, « c’est une opportunité d’avoir une influence positive sur la vie de millions de gens qui vivent souvent dans les régions les plus pauvres ».
Ne sont-ils pas sympas, chez Fairphone, de filer du travail dans des mines à des gens qui, autrement, végèteraient, inactifs, à ne savoir quoi faire de leurs existences. & tout le monde sait que les « mines artisanales » sont tout à fait neutres, inoffensives pour la nature. D’où ce rapport du CIFOR (Centre de recherche forestière internationale) expliquant que : « L’exploitation minière artisanale est associée à un certain nombre d’impacts environnementaux, à savoir la déforestation et la dégradation des sols, les fosses à ciel ouvert qui constituent des pièges pour les animaux et posent des risques pour la santé, ainsi que la pollution au mercure, la poussière et la pollution sonore. » Ou cette récente étude qui souligne que « les impacts négatifs de l’exploitation minière artisanale et à petite échelle dépassent ceux des grandes mines ». Mince alors.
Et qui se pose la question de savoir pourquoi les pays pauvres sont pauvres, pourquoi des habitants de ces pays consentent à vendre leurs existences à des entreprises minières ou de fabrication de téléphones ? Quelles conditions sociales les y poussent ? Ont-ils été dépossédés de leurs terres ? Leurs modes de vie ancestraux ont-ils été détruits par la colonisation, la mondialisation, la civilisation ?
À la question « pouvez-vous garantir que votre téléphone est 100% éthique ? », le PDG de Fairphone, Bas Van Abel, répond sans ambages : « Non, on ne peut pas le garantir. Pour vous donner une idée, dans le téléphone nous avons 1200 composants fabriqués par des centaines et des centaines d’usines, qui utilisent elles d’autres composants, qui viennent de centaines d’usines. On a plus de 60 minerais dans le téléphone. Si vous voulez créer un téléphone 100% équitable, il faut créer la paix dans le monde. » Autre manière de dire que c’est impossible. D’ailleurs, paradoxalement, c’est à l’État et au capitalisme, à la guerre économique de tous contre tous, à la propriété privée (notamment de la terre), à la propriété héréditaire, etc., que Fairphone doit son existence. Abolissez le capitalisme, l’État et la guerre permanente de tous contre tous et Fairphone disparaîtra avec tout le reste.
« Transition écologique » (ou « énergétique », c’est idem) oblige, Fairphone prévoit une « augmentation de la demande de 500% d’ici 2025 concernant certains minéraux comme le lithium ou le cobalt qui sont utilisés dans les batteries ». Or « C’est une illusion de compter sur le recyclage de métaux, parce que nous ne collectons pas assez d’appareils, que sur le total il y a peu de métaux extraits, et qu’il n’y aura pas assez de fournisseurs pour faire face à la demande. » Au moins peut-on leur reconnaitre une certaine honnêteté à ce sujet. Le recyclage, c’est limité, on va continuer à ponctionner les sols de la Terre. Et d’ailleurs, connaissez-vous les impacts écologiques du recyclage ? Ils sont souvent immenses. Le recyclage est particulièrement énergivore et constitue une industrie à part entière, avec ses machines, ses infrastructures, qu’il faut elles-mêmes produire, entretenir, etc.
De bout en bout, Fairphone ou non, rien de soutenable, rien de durable, rien de bon pour les êtres humains, tous presque intégralement dépossédés de tout pouvoir sur le cours des choses, tous réduits, employés de Fairphone, travailleurs dans les exploitations minières ou consommateurs en Occident, au rang de « ressources humaines », marchandises conçues pour consommer d’autres marchandises afin de faire tourner la gigantesque machine du capitalisme technologique mondialisé.
Impossible de fabriquer un smartphone ou un Fairphone sans une vaste organisation sociotechnique similaire à celle qui règne actuellement, avec ses hiérarchies, ses divisions et spécialisations du travail, son institution scolaire, son absence totale de démocratie réelle. Autrement dit, la technologie est une calamité tant sur le plan social que sur le plan écologique. Incompatible avec le respect de la nature, elle l’est aussi avec la liberté (l’autonomie) des êtres humains. Nous ne devrions pas souhaiter un super Fairphone prétendument garanti biodurable, écosourcé et issu d’usines ou d’exploitations ou les ressources humaines sont supposément traitées de manière équitable. Plutôt défaire la totalité de la technosphère, nous libérer du techno-monde, de ses contraintes toujours plus lourdes et de ses effets toujours plus délétères pour l’animal humain et le monde naturel.
Nicolas Casaux
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