Traductions de textes initialement parus, en anglais, sur le site web (substack) d’Alessandra Asteriti : le premier texte (l’introduction) se trouve ici, le second ici et le troisième ici.
Tandis que le rouleau compresseur de l’idéologie du genre poursuit ses conquêtes institutionnelles, il m’a semblé urgent d’étudier comment ce concept, qui n’avait aucune histoire avant les années 1960, avait réussi à devenir si influent et envahissant en si peu de temps. Il existe de nombreux domaines de la vie publique où l’identité de genre a évincé toutes les autres idées, de la politique (vous souvenez-vous du « Nous sommes les 99% ? » ; bien sûr que non, cela signifie que vous êtes une personne cis, et c’est MAUVAIS), à la sociologie, la criminologie, la philosophie, la médecine, la biologie. Mais mon domaine d’expertise est le droit international. J’étais donc particulièrement intéressée par la manière dont l’idéologie du genre avait réussi à s’imposer comme une idéologie légitime dans le monde traditionnellement sceptique des juristes internationaux. À ma grande surprise, il s’avère que les juristes internationaux ont été parmi les professionnels les plus crédules qui soient, du moins en ce qui concerne les publicistes universitaires (spécialistes du droit international public).
Pour ceux qui ont peu de connaissances en droit international (quelle chance !), il y a quelques éléments à garder à l’esprit : premièrement, le droit international est, traditionnellement, le droit qui régit les relations entre les États, mais il s’agit de plus en plus d’un droit qui concerne également d’autres sujets, des organisations internationales aux sociétés, en passant par les individus ; deuxièmement, le droit international est composé de nombreuses sous-régimes, tels que le droit des droits humains, le droit économique international (commerce et investissement), le droit international humanitaire, le droit de l’espace (eh oui), le droit de la mer. Certaines de ces catégories sont très anciennes, d’autres très récentes. Le droit des droits humains se situe au milieu. Il n’est pas aussi ancien que les règles régissant l’usage de la force, ni aussi récent que le droit de l’espace. Ses débuts en tant que véritable régime de droit international (donc pas de déclaration des droits ou de droits constitutionnels) remontent à la période qui a immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale, avec la Déclaration universelle des droits humains adoptée par les Nations unies en 1948, le premier traité régional sur les droits humains, la Convention européenne des droits humains de 1950, puis les dix traités des Nations unies sur les droits humains (une salade d’acronymes et d’abréviations : ICCPR, ICESCR, CAT, etc.), et les autres traités régionaux.
Inévitablement, le régime juridique international le plus susceptible d’être capturé par l’idéologie du genre (ou la théorie du genre comme ils l’appellent) est le régime international des droits humains. Je suis donc en train de rassembler lentement une généalogie de l’utilisation de ce terme par les institutions et les tribunaux internationaux des droits humains, y compris la Cour européenne des droits humains, la Cour de justice de l’Union européenne (qui interprète et applique désormais aussi la Charte des droits fondamentaux de l’UE) et ce que l’on appelle les organes des traités, des organes semi-judiciaires chargés d’interpréter les traités des Nations unies relatifs aux droits humains, d’écouter les plaintes individuelles et d’évaluer comment les pays qui sont parties contractantes à ces traités respectent leurs obligations. Je m’intéresserai particulièrement au travail de l’expert indépendant sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre (SOGI). Comme indiqué sur leur page web, « le Conseil des droits humains des Nations unies [le plus important des organes dont je vous parlais, chargé de surveiller le respect de toutes les obligations des États membres des Nations unies en matière de droits humains, et bien plus encore] a créé le mandat d’expert indépendant sur la protection contre la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre […] par la résolution 32/2 du Conseil des droits humains en juin 2016 pour une période initiale de trois ans, le mandat a été renouvelé en juin 2019 par la résolution 41/18 ».
L’expert indépendant est Victor Madrigal Berlioz, qui était très récemment en Écosse, où il a témoigné devant la commission des inégalités, des droits humains et de la justice civile qui examine le projet de loi sur la reconnaissance du genre (Écosse) (ici).
J’ai utilisé les rapports de Madrigal Berlioz comme modèle pour ma reconstruction d’une généalogie de l’identité de genre dans le droit international pour une raison précise, à savoir que ces rapports visent à établir un récit, une histoire de ce concept en l’intégrant dans le droit des droits humains comme s’il s’agissait d’une partie inévitable et naturelle du tissu des droits humains. Cette stratégie est utilisée dans tous les domaines. Il s’agit de la stratégie employée chaque fois que quelqu’un prétend que les droits des transgenres constituent la nouvelle lutte pour les droits civiques. Chaque fois que quelqu’un mentionne la section 28 comme une analogie pour ce que les femmes critiques du genre disent des droits des trans. Chaque fois que quelqu’un affirme que les trans ont toujours existé et que les cultures indigènes ont toujours connu plusieurs genres (sans trop dévoiler mes conclusions, je peux d’ores et déjà dire qu’il s’agit d’exercices de construction narrative consistant à intégrer des mensonges dans un contexte de vérités établis). Chaque fois que quelqu’un dit que les formes d’intersexualité prouvent que le sexe n’est pas binaire. Les exemples sont infinis.
Ce qui, il me semble, rend l’exercice particulièrement intéressant en droit international, c’est que le droit dépend fortement des définitions et d’une logique juridique interne, et que la théorie du genre est incompatible avec les deux. Il sera très intéressant d’étudier comment cet exercice de construction narrative parvient à éviter les restrictions de la logique juridique (là encore, je peux sans plus tarder dévoiler qu’il n’y parvient pas). Pour l’instant, je ne suis pas intéressée par le pourquoi, mais par le comment. Comment l’identité de genre a‑t-elle réussi à passer d’une idée obscure née dans l’esprit d’un sexologue discrédité ayant eu tendance à excuser la pédophilie et les expériences sur les enfants (il s’agit de John Money, pour celles et ceux d’entre vous qui ont la chance de ne jamais avoir entendu parler de lui) à une chose que tous les êtres humains possèdent prétendument, en tout cas selon l’expert indépendant des Nations unies ?
Suivez-moi dans ce voyage et vous le découvrirez. Et attention : il y aura beaucoup d’analyses d’affaires judiciaires.
P.S. : L’image est tirée du résumé du rapport 2018 de l’IE SOGI. Elle montre un corps de femme (bien sûr !) avec un scalpel mutilant les organes génitaux et les seins (ah, la liberté de pouvoir appeler un chat un chat).
Alessandra Asteriti
30 juillet 2022
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https://www.ohchr.org/en/instruments-mechanisms/instruments/convention-elimination-all-forms-discrimination-against-women
Je terminais le précédent article en disant que la question de la définition de « l’identité de genre » rendait toute discussion au sujet de cette notion — en tant que fiction juridique — particulièrement périlleuse, étant donné que les définitions juridiques servent à circonscrire l’application de la loi. L’idéologie du genre échappe à cette fonction normative de la loi, car elle est fondée sur l’auto-identification (ou auto-déclaration). Il devrait être évident qu’aucune règle juridique conférant des droits positifs ne peut se fonder sur le principe de l’auto-identification. Pour dire les choses simplement (et de manière quelque peu simpliste, du point de vue de la théorie du droit), les droits positifs sont des droits qui comportent des obligations positives de la part de l’État (dans un cadre juridique), des droits qui, par conséquent, placent l’État dans l’obligation d’agir ; par opposition aux droits négatifs qui interdisent à l’État d’agir, ou mieux, qui lui interdisent d’interférer. Le droit à la vie privée, ou tel que l’a défini le juge Brandeis, le « droit d’être laissé en paix », est un droit négatif classique (Brandeis). Le droit à l’éducation est un droit positif classique en ce qu’il exige de l’État qu’il fournisse les ressources nécessaires aux écoles et aux enseignants, etc.
Il est intéressant de noter que tandis que nombre de transactivistes essaient de présenter leurs revendications législatives comme des droits négatifs classiques (« nous voulons juste faire pipi ! Nous voulons juste vivre nos vies en paix ! Nous voulons juste exister ! »), ils réclament en réalité des droits positifs qui non seulement exigent que l’État leur alloue — sur simple demande — des ressources destinées aux femmes, mais aussi que tous les tiers modifient leur comportement et leur langage en fonction de leur auto-identification.
Tout droit positif nécessite normalement des critères objectifs permettant de déterminer la légitimité de leur allocation. Étant donné que le droit international reconnaît que les femmes constituent une catégorie protégée, au travers de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), il s’ensuit que la loi s’appuiera également sur une définition objective de « femme ». En effet, la Convention définit la « discrimination » à l’égard des femmes comme étant « fondée sur le sexe ».
La distinction entre hommes et femmes étant un aspect fondamental de notre vie biologique et sociale [et traversant toutes les ethnies et toutes les constructions culturelles et sociales des organisations humaines], définir les termes était presque inutile, ce qui a fini par constituer une faille d’entrée pour l’idéologie du genre dans le droit international des droits humains. Il y a encore vingt ans, il aurait semblé stupide d’inclure une définition de « femme » dans n’importe quel appareil juridique. Tout le monde savait qui étaient les femmes, contre lesquelles toutes sortes de traitements discriminatoires étaient infligés. Tout le monde savait quelle était la catégorie d’humains qui n’avait pas le droit de voter en raison de son sexe, ou de posséder des biens, ou d’ouvrir un compte bancaire, ou d’obtenir un prêt hypothécaire, tout le monde connaissait la myriade de façons dont le sexe féminin était soumis à un traitement différent.
Le rapport 2021 de l’Expert indépendant sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre (SOGI), « La loi sur l’inclusion » (rapport 2021), comprend une partie importante consacrée aux définitions. Ainsi que ce rapport le montre, l’inclusion de l’identité de genre en tant que substitut du sexe s’est faite par étape.
Il est également intéressant de noter que la première définition fournie est celle de l’expression « GENRE DIVERS ». Le rapport dit : « […] l’expression “genre divers” fait référence aux personnes dont l’identité et/ou l’expression de genre sont en désaccord avec les normes de genres imposées dans un contexte particulier à un moment donné. » (p. 5–6) Cette définition est fournie avant que l’identité et l’expression de genre ne soient elles-mêmes définies (même si, bien entendu, ce rapport doit être lu dans le cadre des travaux de l’Expert indépendant, au cours desquels ces définitions sont fournies). Cela dit, comment cette norme de genre est-elle établie, et tout particulièrement dans un contexte international ? Une femme portant un pantalon est-elle de « genre divers » selon le pays où elle vit ? Qui possède une liste de toutes les normes de genres ? La plupart des gens suivront certaines normes et en enfreindront d’autres. De même, beaucoup se conformeront aux normes de genres même s’ils ou elles n’y croient pas, car les enfreindre ou refuser de les respecter peut s’avérer dangereux (surtout pour les femmes). Ces personnes doivent-elles être considérées comme conformes au genre même si leur conformité est obtenue sous la contrainte ? Et que signifie exactement « imposées » ? Il y a un abime entre la pratique qui veut que les femmes prennent le nom de leur mari au moment du mariage — pratique toujours assez suivie dans des pays progressistes tels que les États-Unis et le Royaume-Uni — et le fait d’interdire aux filles de poursuivre des études secondaires. Ces deux pratiques sont des normes de genre, mais il est beaucoup plus facile pour une femme au Royaume-Uni d’enfreindre la première norme que pour une fille en Afghanistan d’enfreindre la seconde. La femme est-elle de « genre divers » dans le premier exemple ? La diversité de genre ne peut-elle donc se produire que lorsque les règles ne sont pas trop rigides ni trop strictement imposées — peu importe comment ? Je n’ai jamais entendu parler d’une femme ayant conservé son nom [« de jeune fille »] après le mariage comme étant de genre divers. Qui décide de ce qu’est la « diversité de genre » ? Est-ce une question d’autodéfinition ? Est-ce une question de degré ou d’importance de l’écart par rapport à la norme de genre ? Quoi qu’il en soit, seules les personnes vivant dans des pays où cette autodéfinition ne suscite aucune censure se sentent libres de s’identifier comme étant de genre divers.
Comme nous pouvons le constater, cette définition induit bien plus de questions qu’elle n’offre de réponse. Elle n’apporte aucune clarté. Ce manque de clarté est d’autant plus troublant que la définition de la NORME DE GENRE donnée dans le rapport est elle-même problématique. Les normes de genre sont, selon le rapport, « les rôles, les formes d’expression et les comportements qui sont considérés comme des droits ou des charges en fonction du sexe assigné à la naissance » (p. 3). Ces assertions sont dépourvues de tout contexte. Qui, au juste, produit ces « normes de genre » ? Pourquoi parler de « sexe assigné à la naissance » alors que tout le monde sait que le sexe est déterminé dès la conception et peut être vérifié [observé] pendant la grossesse ?
Toute personne familière de l’idéologie du genre aura reconnu l’expression « assigné à la naissance », typiquement utilisée par ses promoteurs. Dans le présent contexte, cette expression vide de son sens la définition des normes de genre. Le rapport affirme que les normes de genre sont à l’origine de la discrimination et de la violence dont sont victimes les femmes et les filles dans le monde entier, « y compris les femmes lesbiennes, bisexuelles et transgenres » (p. 4). Cependant, si les normes de genre affectent les personnes en fonction de leur « sexe assigné à la naissance », alors les « femmes trans » devraient être comprises avec les autres hommes, et non parmi les femmes. Leur sexe à la naissance est le sexe masculin (male sex), pas le sexe féminin (female sex). Comme le précise le rapport, les normes de genres confèrent des droits, et non des charges, au sexe masculin.
Il est nécessaire de procéder à une analyse aussi détaillée pour révéler le manque de fondations de l’édifice de l’idéologie du genre. Ces définitions seront utilisées par les tribunaux nationaux et internationaux comme socle de réflexion et pour conférer des droits aux personnes « transgenres ». L’un des principaux éléments de la théorie du genre stipule que l’identité de genre n’est pas seulement une facette de « l’expérience transgenre », mais un aspect universel de la condition humaine — bien que l’immense majorité des êtres humains n’ont aucunement conscience, aucunement l’impression, de posséder quelque « identité de genre ».
La prochaine partie sera consacrée à la binarité « trans »/ « cis » sous-jacente à l’idéologie du genre, au travers de laquelle une identité « cis » ineffable vient à l’existence par le biais de la transformation d’un trouble mental en « identité ».
Alessandra Asteriti
31 juillet 2022
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Les termes « trans » et « cis » occupent évidemment une place centrale dans l’idéologie du genre. Aussi, il paraîtra surprenant que le terme « trans » soit à peine cité dans les Principes de Jogjakarta (Yogyakarta Principles), et que le terme cis ne le soit pas une seule fois. Ni l’un ni l’autre n’ont donc beaucoup d’antécédents dans les textes juridiques internationaux, bien qu’ils soient de plus en plus employés, comme en témoigne le Rapport réalisé par l’Expert indépendant sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Une vaste littérature existe désormais sur le sujet (mais, bien entendu, la quantité de recherches menées sur un sujet ne témoigne aucunement de l’importance du sujet en lui-même, seulement de sa popularité et du phénomène de mode dont il fait l’objet dans les cercles académiques). Par conséquent, ces notes n’ont pas pour but d’être exhaustives ou de passer en revue la littérature. Je tiens à ne pas trop m’éloigner de la rive et à me contenter d’examiner l’utilité des définitions fournies dans le Rapport, dans le but d’analyser la jurisprudence des tribunaux internationaux et des organes quasi judiciaires. Toutefois, j’ancre ces définitions autant que possible dans une compréhension « anthropologique » de la manière dont les différentes cultures conçoivent les normes de genres et limitent les possibilités des individus — en particulier des femmes — de contester ces normes. Ce travail est indispensable étant donné que le Rapport adopte une vision étonnamment hégémonique de l’identité de genre, l’élevant au rang de cadre d’interprétation de toute production culturelle liée au genre.
Dans le Rapport, le terme « trans » est défini comme suit : « Personnes dont l’identité de genre ne correspond pas au genre qui leur a été assigné à la naissance ». (p. 6) Cette proposition se fonde sur trois prémisses que l’on doit tenir pour vraies. La première est que le sexe et le genre sont à la fois synonymes et distincts. Auparavant, le rapport parlait de sexe assigné à la naissance. Maintenant, c’est le genre qui est assigné à la naissance. Deuxièmement, le sexe/genre est assigné, et non simplement enregistré (observé) à la naissance. Troisièmement, et c’est le point le plus essentiel [au sens premier comme figuré du terme (NdT)] : les gens possèdent généralement une identité de genre. L’ensemble de l’idéologie du genre repose sur l’idée selon laquelle l’identité de genre serait universelle et sur l’existence conceptuelle d’une identité « cis » par défaut pour les personnes qui ne sont pas trans, ou, comme le formule le Rapport, pour « les personnes dont l’expérience du genre est, ou est perçue comme étant, conforme au sexe assigné à la naissance ».
Cette supposition selon laquelle 99% des êtres humains dans le monde se conforment aux normes de genre de leur sexe est assez extraordinaire. Et également très offensante pour les millions de femmes qui combattent activement ces normes de genre, parfois au péril de leur santé, de leur statut économique et de leur vie même, *sans* prétendre qu’elles sont des « hommes trans ». Malala Yousafzai est-elle trans parce qu’elle ne s’est pas conformée aux normes de genre de son sexe ? Selon cette définition, elle ne peut pas être cis. En refusant de se conformer aux normes de genre en vigueur au Pakistan, elle a risqué sa vie. Qu’est-ce que « l’expérience du genre » dans le contexte d’une société aux normes rigides, dans laquelle les rôles sociaux sont strictement divisés sur la base du sexe ? Il est impossible [ou absurde] de produire une littérature académique qui diviserait une population sur la base d’une « expérience » impossible à évaluer, et qui, en théorie du moins, nous obligerait à considérer Malala comme une personne trans.
Afin de faire entrer l’idéologie du genre dans le droit international, il a été nécessaire de mettre en place un processus d’intégration des termes « cis » et « trans » à la fois dans l’espace et dans le temps. L’une des façons d’y parvenir consiste à réinterpréter [de manière anachronique et/ou suprémaciste] toutes les expériences de « genre » (au sens des rôles sociosexuels traditionnellement attribués aux hommes et aux femmes) passées, partout sur Terre, y compris dans des endroits très éloignés du lieu de production de l’idéologie du genre (c’est-à-dire les universités anglo-saxonnes). Ainsi, toutes les expériences culturelles spécifiques sont nivelées et conceptualisées de manière à correspondre à la binarité cis/trans. D’ailleurs, le Rapport mentionne « les personnes two-spirits (Amérique du Nord), les muxes (Mexique), les hijras (Inde), les kathoey (Thaïlande), les bakla (Philippines), les travestis (Argentine et Brésil), les fa’afafine (îles Samoa) et les leiti (Tonga) ». Bien que le Rapport reconnaisse que ces exemples ne correspondent pas nécessairement aux catégories conçues par l’idéologie du genre, il les évoque quand même pour soutenir l’affirmation selon laquelle « l’identité de genre » a toujours existé dans les sociétés humaines, à travers le temps et l’espace. [Une forme assez grossière d’appropriation et de détournement culturel, de colonialisme]
En réalité, tous ces exemples, et d’autres encore (voir par exemple les femminielli à Naples), constituent des occurrences d’homosexuels efféminés ne pouvant être acceptés dans ces sociétés très traditionnelles que dans la mesure où ils ne prétendent pas participer à la virilité. Loin de prouver que ces sociétés possédaient une binarité sociosexuelle moins rigide, ces exemples prouvent précisément le contraire : les règles étaient si strictes et si rigides que la seule façon d’accommoder ceux qui ne s’y conformaient pas consistait à les exclure [à faire une troisième catégorie spécialement pour eux (NdT)]. Personne ne pensait que les homosexuels étaient des femmes : ils n’étaient simplement pas considérés comme de « vrais » hommes dans leur société [idem dans la nôtre, puisque les hommes s’accordent pour les reléguer dans les espaces des femmes]. Il n’existe pas de diversité de genre équivalente pour les femmes, qui n’étaient tout bonnement pas autorisées à échapper aux rôles de genre qui leur étaient imposés sur la base de leur sexe. Le *seul* exemple parfois cité est celui des « vierges consacrées » albanaises (burrnesha), des filles qui vivent comme des garçons lorsqu’elles grandissent dans une famille sans enfant mâle, de manière à assurer l’héritage des biens via la « lignée masculine », conformément à la tradition. Loin de la remettre en cause, cela ne fait que confirmer la nature patriarcale de cette société. [Contrairement aux quelques exemples issus de sociétés matrilinéaires et matrilocales, cités par Heide Göttner-Abendroth, au sujet de filles et de garçons homosexuels adoptant les rôles socio-sexuels (égalitaires) opposés et les vêtements correspondants, et pouvant prendre alors des partenaires de même sexe (NdT)].
L’idéologie du genre ne se fonde pas sur le rejet des normes de genre, mais sur une lecture stricte et rigide de ces normes, qui d’ailleurs rendent possible et « visible » l’existence même d’une « transition ». Ainsi, la plupart des hommes transidentifiés (« femmes trans ») adoptent beaucoup des stéréotypes sexistes de la féminité que les femmes des sociétés progressistes rejettent.
Le Rapport adopte une vision « masculine par défaut » de la diversité des genres. En réalité, la majorité des femmes qui luttent contre les normes de genre n’ont même pas connaissance de la théorie du genre [ou « queer »], et ne considèrent pas posséder une identité de genre susceptible d’être modifiée afin de leur permettre d’échapper à l’oppression ou de l’éviter. S’il était vrai que l’identité de genre pouvait être changée et que ce changement éclipsait ensuite la réalité du sexe, les femmes pourraient facilement éviter l’oppression basée sur leur sexe en s’identifiant à l’autre sexe ou en adoptant une autre identité de genre. Malheureusement, c’est parfaitement impossible, même en cas d’urgence vitale, car on ne peut s’identifier en dehors de son sexe [comme le disait déjà Simone de Beauvoir (NdT)]. On peut en revanche cacher ou déguiser son sexe, et les femmes l’ont parfois fait dans le passé pour sauver leur vie ou accéder à des professions traditionnellement fermées aux femmes.
La « non-conformité » de genre est une interprétation artificielle de la manière très nuancée dont une personne aborde les normes régissant son sexe dans la société. En fait, la conformité au genre correspond à un continuum. La plupart des gens ne sont ni totalement conformes ni totalement rebelles. C’est aussi parce que, n’en déplaise à quelques féministes, certaines normes de genre ne sont pas oppressives, mais nécessaires à la reconnaissance des différences biologiques entre hommes et femmes, qui affectent différemment les hommes et les femmes, et affectent négativement surtout les femmes, dont la biologie est moins prise en compte dans les sociétés façonnées par l’expérience masculine du monde. [Certes, mais dans ce cas il ne s’agit pas de normes de genre, mais de dispositions sexo-spécifiques pour compenser les inégalités et les discriminations sexistes, ce qui relève des droits des femmes ou des outils politiques des ministères/secrétariat à l’égalité femmes-hommes (NdT)]. Dans une société imaginaire [ou de chasse-cueillette strictement égalitaire] conçue en tenant compte du fait que l’expérience humaine ne se limite pas à l’expérience masculine, il n’y aurait très certainement pas besoin de règles spéciales pour remédier au modèle « masculin par défaut ». Mais cette société n’existe nulle part. [Si, dans quelques — maintenant très rares — sociétés humaines traditionnelles, des rôles sociosexuels existent et ne sont pas oppressifs pour les femmes, mais égalitaires. Il s’agit de sociétés ritualistiques dynamiques, donc l’équilibre politique est maintenu par le biais de rituels fréquents, permettant de mettre à plat les tensions, de calmer/ridiculiser les ego qui enfleraient et les envies de domination (NdT)].
Suivant un script maintenant bien connu dont le but est de présenter l’identité de genre comme une expérience humaine naturelle, le Rapport confond sciemment les transidentités/identités transgenres avec les personnes dites « intersexes » qui sont parfois « assignées de force » dans une catégorie de sexe (c’était vrai surtout dans le passé, mais le récit des conditions intersexes est mis en scène dans un paysage anhistorique comme si ce qui se passait dans les 70 avait encore lieu aujourd’hui). En réalité, les personnes atteintes de DSD (troubles ou désordres du développement sexuel) sont toujours des hommes (males) ou des femmes (females). L’idéologie du genre instrumentalise ces personnes en les « altérisant », les rendant autres que des humains. Cela reviendrait à dire que les personnes atteintes du syndrome de Down ne sont pas humaines parce qu’elles n’ont pas le même profil chromosomique que celui que nous associons aux humains. Le sexe n’est pas déterminé par les chromosomes. Il est déterminé par les gamètes. Les humains produisent soit de petits gamètes mobiles (spermatozoïdes), soit de larges gamètes immobiles (ovules) et notre corps est toujours organisé autour de ces deux fonctions reproductives. Si des conditions génétiques affectent le profil chromosomique ou les caractéristiques sexuelles secondaires ou primaires, ces conditions ne modifient pas la fonction reproductive potentielle de l’individu affecté par un désordre du développement sexuel (et donc, son sexe, toujours mâle ou femelle). Ces conditions ne sont pas des identités que l’on peut assumer ou abandonner à volonté et n’ont rien à voir avec une identité de genre qui résiderait hors du corps.
En vérité, il est affligeant de voir que ce type d’arguments — que la plupart d’entre nous rencontrons parmi les utilisateurs de Twitter avec des avatars d’anime et une mention +18 dans leur bio — est répété sans aucun examen critique, et avec peu ou sans argumentation scientifique, dans le Rapport officiel d’un Expert indépendant nommé par les Nations Unies.
Alessandra Asteriti
3 août 2022
Traduction : Audrey A. et Nicolas Casaux
Source: Lire l'article complet de Le Partage