Généalogie de l’identité de genre : parties 1 à 3 (par Alessandra Asteriti)

Généalogie de l’identité de genre : parties 1 à 3 (par Alessandra Asteriti)

Tra­duc­tions de textes ini­tia­le­ment parus, en anglais, sur le site web (sub­stack) d’A­les­san­dra Aste­ri­ti : le pre­mier texte (l’in­tro­duc­tion) se trouve ici, le second ici et le troi­sième ici.


Tan­dis que le rou­leau com­pres­seur de l’i­déo­lo­gie du genre pour­suit ses conquêtes ins­ti­tu­tion­nelles, il m’a sem­blé urgent d’é­tu­dier com­ment ce concept, qui n’a­vait aucune his­toire avant les années 1960, avait réus­si à deve­nir si influent et enva­his­sant en si peu de temps. Il existe de nom­breux domaines de la vie publique où l’i­den­ti­té de genre a évin­cé toutes les autres idées, de la poli­tique (vous sou­ve­nez-vous du « Nous sommes les 99% ? » ; bien sûr que non, cela signi­fie que vous êtes une per­sonne cis, et c’est MAUVAIS), à la socio­lo­gie, la cri­mi­no­lo­gie, la phi­lo­so­phie, la méde­cine, la bio­lo­gie. Mais mon domaine d’ex­per­tise est le droit inter­na­tio­nal. J’é­tais donc par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sée par la manière dont l’i­déo­lo­gie du genre avait réus­si à s’im­po­ser comme une idéo­lo­gie légi­time dans le monde tra­di­tion­nel­le­ment scep­tique des juristes inter­na­tio­naux. À ma grande sur­prise, il s’avère que les juristes inter­na­tio­naux ont été par­mi les pro­fes­sion­nels les plus cré­dules qui soient, du moins en ce qui concerne les publi­cistes uni­ver­si­taires (spé­cia­listes du droit inter­na­tio­nal public).

Pour ceux qui ont peu de connais­sances en droit inter­na­tio­nal (quelle chance !), il y a quelques élé­ments à gar­der à l’es­prit : pre­miè­re­ment, le droit inter­na­tio­nal est, tra­di­tion­nel­le­ment, le droit qui régit les rela­tions entre les États, mais il s’agit de plus en plus d’un droit qui concerne éga­le­ment d’autres sujets, des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales aux socié­tés, en pas­sant par les indi­vi­dus ; deuxiè­me­ment, le droit inter­na­tio­nal est com­po­sé de nom­breuses sous-régimes, tels que le droit des droits humains, le droit éco­no­mique inter­na­tio­nal (com­merce et inves­tis­se­ment), le droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire, le droit de l’es­pace (eh oui), le droit de la mer. Cer­taines de ces caté­go­ries sont très anciennes, d’autres très récentes. Le droit des droits humains se situe au milieu. Il n’est pas aus­si ancien que les règles régis­sant l’u­sage de la force, ni aus­si récent que le droit de l’es­pace. Ses débuts en tant que véri­table régime de droit inter­na­tio­nal (donc pas de décla­ra­tion des droits ou de droits consti­tu­tion­nels) remontent à la période qui a immé­dia­te­ment sui­vi la Seconde Guerre mon­diale, avec la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits humains adop­tée par les Nations unies en 1948, le pre­mier trai­té régio­nal sur les droits humains, la Conven­tion euro­péenne des droits humains de 1950, puis les dix trai­tés des Nations unies sur les droits humains (une salade d’a­cro­nymes et d’a­bré­via­tions : ICCPR, ICESCR, CAT, etc.), et les autres trai­tés régionaux.

Inévi­ta­ble­ment, le régime juri­dique inter­na­tio­nal le plus sus­cep­tible d’être cap­tu­ré par l’i­déo­lo­gie du genre (ou la théo­rie du genre comme ils l’ap­pellent) est le régime inter­na­tio­nal des droits humains. Je suis donc en train de ras­sem­bler len­te­ment une généa­lo­gie de l’u­ti­li­sa­tion de ce terme par les ins­ti­tu­tions et les tri­bu­naux inter­na­tio­naux des droits humains, y com­pris la Cour euro­péenne des droits humains, la Cour de jus­tice de l’U­nion euro­péenne (qui inter­prète et applique désor­mais aus­si la Charte des droits fon­da­men­taux de l’UE) et ce que l’on appelle les organes des trai­tés, des organes semi-judi­ciaires char­gés d’in­ter­pré­ter les trai­tés des Nations unies rela­tifs aux droits humains, d’é­cou­ter les plaintes indi­vi­duelles et d’é­va­luer com­ment les pays qui sont par­ties contrac­tantes à ces trai­tés res­pectent leurs obli­ga­tions. Je m’in­té­res­se­rai par­ti­cu­liè­re­ment au tra­vail de l’ex­pert indé­pen­dant sur l’o­rien­ta­tion sexuelle et l’i­den­ti­té de genre (SOGI). Comme indi­qué sur leur page web, « le Conseil des droits humains des Nations unies [le plus impor­tant des organes dont je vous par­lais, char­gé de sur­veiller le res­pect de toutes les obli­ga­tions des États membres des Nations unies en matière de droits humains, et bien plus encore] a créé le man­dat d’ex­pert indé­pen­dant sur la pro­tec­tion contre la vio­lence et la dis­cri­mi­na­tion fon­dées sur l’o­rien­ta­tion sexuelle et l’i­den­ti­té de genre […] par la réso­lu­tion 32/2 du Conseil des droits humains en juin 2016 pour une période ini­tiale de trois ans, le man­dat a été renou­ve­lé en juin 2019 par la réso­lu­tion 41/18 ».

L’ex­pert indé­pen­dant est Vic­tor Madri­gal Ber­lioz, qui était très récem­ment en Écosse, où il a témoi­gné devant la com­mis­sion des inéga­li­tés, des droits humains et de la jus­tice civile qui exa­mine le pro­jet de loi sur la recon­nais­sance du genre (Écosse) (ici).

J’ai uti­li­sé les rap­ports de Madri­gal Ber­lioz comme modèle pour ma recons­truc­tion d’une généa­lo­gie de l’i­den­ti­té de genre dans le droit inter­na­tio­nal pour une rai­son pré­cise, à savoir que ces rap­ports visent à éta­blir un récit, une his­toire de ce concept en l’in­té­grant dans le droit des droits humains comme s’il s’a­gis­sait d’une par­tie inévi­table et natu­relle du tis­su des droits humains. Cette stra­té­gie est uti­li­sée dans tous les domaines. Il s’agit de la stra­té­gie employée chaque fois que quel­qu’un pré­tend que les droits des trans­genres consti­tuent la nou­velle lutte pour les droits civiques. Chaque fois que quel­qu’un men­tionne la sec­tion 28 comme une ana­lo­gie pour ce que les femmes cri­tiques du genre disent des droits des trans. Chaque fois que quel­qu’un affirme que les trans ont tou­jours exis­té et que les cultures indi­gènes ont tou­jours connu plu­sieurs genres (sans trop dévoi­ler mes conclu­sions, je peux d’ores et déjà dire qu’il s’a­git d’exer­cices de construc­tion nar­ra­tive consis­tant à inté­grer des men­songes dans un contexte de véri­tés éta­blis). Chaque fois que quel­qu’un dit que les formes d’in­ter­sexua­li­té prouvent que le sexe n’est pas binaire. Les exemples sont infinis.

Ce qui, il me semble, rend l’exer­cice par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant en droit inter­na­tio­nal, c’est que le droit dépend for­te­ment des défi­ni­tions et d’une logique juri­dique interne, et que la théo­rie du genre est incom­pa­tible avec les deux. Il sera très inté­res­sant d’é­tu­dier com­ment cet exer­cice de construc­tion nar­ra­tive par­vient à évi­ter les res­tric­tions de la logique juri­dique (là encore, je peux sans plus tar­der dévoi­ler qu’il n’y par­vient pas). Pour l’ins­tant, je ne suis pas inté­res­sée par le pour­quoi, mais par le com­ment. Com­ment l’i­den­ti­té de genre a‑t-elle réus­si à pas­ser d’une idée obs­cure née dans l’es­prit d’un sexo­logue dis­cré­di­té ayant eu ten­dance à excu­ser la pédo­phi­lie et les expé­riences sur les enfants (il s’a­git de John Money, pour celles et ceux d’entre vous qui ont la chance de ne jamais avoir enten­du par­ler de lui) à une chose que tous les êtres humains pos­sèdent pré­ten­du­ment, en tout cas selon l’ex­pert indé­pen­dant des Nations unies ?

Sui­vez-moi dans ce voyage et vous le décou­vri­rez. Et atten­tion : il y aura beau­coup d’a­na­lyses d’af­faires judiciaires.

P.S. : L’i­mage est tirée du résu­mé du rap­port 2018 de l’IE SOGI. Elle montre un corps de femme (bien sûr !) avec un scal­pel muti­lant les organes géni­taux et les seins (ah, la liber­té de pou­voir appe­ler un chat un chat).

2018 SOGI Report

Ales­san­dra Asteriti

30 juillet 2022

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https://www.ohchr.org/en/instruments-mechanisms/instruments/convention-elimination-all-forms-discrimination-against-women

Je ter­mi­nais le pré­cé­dent article en disant que la ques­tion de la défi­ni­tion de « l’identité de genre » ren­dait toute dis­cus­sion au sujet de cette notion — en tant que fic­tion juri­dique — par­ti­cu­liè­re­ment périlleuse, étant don­né que les défi­ni­tions juri­diques servent à cir­cons­crire l’ap­pli­ca­tion de la loi. L’i­déo­lo­gie du genre échappe à cette fonc­tion nor­ma­tive de la loi, car elle est fon­dée sur l’au­to-iden­ti­fi­ca­tion (ou auto-décla­ra­tion). Il devrait être évident qu’au­cune règle juri­dique confé­rant des droits posi­tifs ne peut se fon­der sur le prin­cipe de l’au­to-iden­ti­fi­ca­tion. Pour dire les choses sim­ple­ment (et de manière quelque peu sim­pliste, du point de vue de la théo­rie du droit), les droits posi­tifs sont des droits qui com­portent des obli­ga­tions posi­tives de la part de l’É­tat (dans un cadre juri­dique), des droits qui, par consé­quent, placent l’É­tat dans l’o­bli­ga­tion d’a­gir ; par oppo­si­tion aux droits néga­tifs qui inter­disent à l’É­tat d’a­gir, ou mieux, qui lui inter­disent d’in­ter­fé­rer. Le droit à la vie pri­vée, ou tel que l’a défi­ni le juge Bran­deis, le « droit d’être lais­sé en paix », est un droit néga­tif clas­sique (Bran­deis). Le droit à l’é­du­ca­tion est un droit posi­tif clas­sique en ce qu’il exige de l’É­tat qu’il four­nisse les res­sources néces­saires aux écoles et aux ensei­gnants, etc.

Il est inté­res­sant de noter que tan­dis que nombre de tran­sac­ti­vistes essaient de pré­sen­ter leurs reven­di­ca­tions légis­la­tives comme des droits néga­tifs clas­siques (« nous vou­lons juste faire pipi ! Nous vou­lons juste vivre nos vies en paix ! Nous vou­lons juste exis­ter ! »), ils réclament en réa­li­té des droits posi­tifs qui non seule­ment exigent que l’É­tat leur alloue — sur simple demande — des res­sources des­ti­nées aux femmes, mais aus­si que tous les tiers modi­fient leur com­por­te­ment et leur lan­gage en fonc­tion de leur auto-identification.

Tout droit posi­tif néces­site nor­ma­le­ment des cri­tères objec­tifs per­met­tant de déter­mi­ner la légi­ti­mi­té de leur allo­ca­tion. Étant don­né que le droit inter­na­tio­nal recon­naît que les femmes consti­tuent une caté­go­rie pro­té­gée, au tra­vers de la Conven­tion sur l’é­li­mi­na­tion de toutes les formes de dis­cri­mi­na­tion à l’é­gard des femmes (CEDAW), il s’en­suit que la loi s’ap­puie­ra éga­le­ment sur une défi­ni­tion objec­tive de « femme ». En effet, la Conven­tion défi­nit la « dis­cri­mi­na­tion » à l’é­gard des femmes comme étant « fon­dée sur le sexe ».

La dis­tinc­tion entre hommes et femmes étant un aspect fon­da­men­tal de notre vie bio­lo­gique et sociale [et tra­ver­sant toutes les eth­nies et toutes les construc­tions cultu­relles et sociales des orga­ni­sa­tions humaines], défi­nir les termes était presque inutile, ce qui a fini par consti­tuer une faille d’entrée pour l’idéologie du genre dans le droit inter­na­tio­nal des droits humains. Il y a encore vingt ans, il aurait sem­blé stu­pide d’in­clure une défi­ni­tion de « femme » dans n’importe quel appa­reil juri­dique. Tout le monde savait qui étaient les femmes, contre les­quelles toutes sortes de trai­te­ments dis­cri­mi­na­toires étaient infli­gés. Tout le monde savait quelle était la caté­go­rie d’humains qui n’a­vait pas le droit de voter en rai­son de son sexe, ou de pos­sé­der des biens, ou d’ou­vrir un compte ban­caire, ou d’ob­te­nir un prêt hypo­thé­caire, tout le monde connais­sait la myriade de façons dont le sexe fémi­nin était sou­mis à un trai­te­ment différent.

Le rap­port 2021 de l’Ex­pert indé­pen­dant sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre (SOGI), « La loi sur l’in­clu­sion » (rap­port 2021), com­prend une par­tie impor­tante consa­crée aux défi­ni­tions. Ain­si que ce rap­port le montre, l’in­clu­sion de l’i­den­ti­té de genre en tant que sub­sti­tut du sexe s’est faite par étape.

Il est éga­le­ment inté­res­sant de noter que la pre­mière défi­ni­tion four­nie est celle de l’expression « GENRE DIVERS ». Le rap­port dit : « […] l’expression “genre divers” fait réfé­rence aux per­sonnes dont l’i­den­ti­té et/ou l’ex­pres­sion de genre sont en désac­cord avec les normes de genres impo­sées dans un contexte par­ti­cu­lier à un moment don­né. » (p. 5–6) Cette défi­ni­tion est four­nie avant que l’i­den­ti­té et l’ex­pres­sion de genre ne soient elles-mêmes défi­nies (même si, bien enten­du, ce rap­port doit être lu dans le cadre des tra­vaux de l’Ex­pert indé­pen­dant, au cours des­quels ces défi­ni­tions sont four­nies). Cela dit, com­ment cette norme de genre est-elle éta­blie, et tout par­ti­cu­liè­re­ment dans un contexte inter­na­tio­nal ? Une femme por­tant un pan­ta­lon est-elle de « genre divers » selon le pays où elle vit ? Qui pos­sède une liste de toutes les normes de genres ? La plu­part des gens sui­vront cer­taines normes et en enfrein­dront d’autres. De même, beau­coup se confor­me­ront aux normes de genres même s’ils ou elles n’y croient pas, car les enfreindre ou refu­ser de les res­pec­ter peut s’avérer dan­ge­reux (sur­tout pour les femmes). Ces per­sonnes doivent-elles être consi­dé­rées comme conformes au genre même si leur confor­mi­té est obte­nue sous la contrainte ? Et que signi­fie exac­te­ment « impo­sées » ? Il y a un abime entre la pra­tique qui veut que les femmes prennent le nom de leur mari au moment du mariage — pra­tique tou­jours assez sui­vie dans des pays pro­gres­sistes tels que les États-Unis et le Royaume-Uni — et le fait d’interdire aux filles de pour­suivre des études secon­daires. Ces deux pra­tiques sont des normes de genre, mais il est beau­coup plus facile pour une femme au Royaume-Uni d’en­freindre la pre­mière norme que pour une fille en Afgha­nis­tan d’en­freindre la seconde. La femme est-elle de « genre divers » dans le pre­mier exemple ? La diver­si­té de genre ne peut-elle donc se pro­duire que lorsque les règles ne sont pas trop rigides ni trop stric­te­ment impo­sées — peu importe com­ment ? Je n’ai jamais enten­du par­ler d’une femme ayant conser­vé son nom [« de jeune fille »] après le mariage comme étant de genre divers. Qui décide de ce qu’est la « diver­si­té de genre » ? Est-ce une ques­tion d’au­to­dé­fi­ni­tion ? Est-ce une ques­tion de degré ou d’importance de l’écart par rap­port à la norme de genre ? Quoi qu’il en soit, seules les per­sonnes vivant dans des pays où cette auto­dé­fi­ni­tion ne sus­cite aucune cen­sure se sentent libres de s’i­den­ti­fier comme étant de genre divers.

Comme nous pou­vons le consta­ter, cette défi­ni­tion induit bien plus de ques­tions qu’elle n’offre de réponse. Elle n’ap­porte aucune clar­té. Ce manque de clar­té est d’au­tant plus trou­blant que la défi­ni­tion de la NORME DE GENRE don­née dans le rap­port est elle-même pro­blé­ma­tique. Les normes de genre sont, selon le rap­port, « les rôles, les formes d’ex­pres­sion et les com­por­te­ments qui sont consi­dé­rés comme des droits ou des charges en fonc­tion du sexe assi­gné à la nais­sance » (p. 3). Ces asser­tions sont dépour­vues de tout contexte. Qui, au juste, pro­duit ces « normes de genre » ? Pour­quoi par­ler de « sexe assi­gné à la nais­sance » alors que tout le monde sait que le sexe est déter­mi­né dès la concep­tion et peut être véri­fié [obser­vé] pen­dant la grossesse ?

Toute per­sonne fami­lière de l’i­déo­lo­gie du genre aura recon­nu l’ex­pres­sion « assi­gné à la nais­sance », typi­que­ment uti­li­sée par ses pro­mo­teurs. Dans le pré­sent contexte, cette expres­sion vide de son sens la défi­ni­tion des normes de genre. Le rap­port affirme que les normes de genre sont à l’o­ri­gine de la dis­cri­mi­na­tion et de la vio­lence dont sont vic­times les femmes et les filles dans le monde entier, « y com­pris les femmes les­biennes, bisexuelles et trans­genres » (p. 4). Cepen­dant, si les normes de genre affectent les per­sonnes en fonc­tion de leur « sexe assi­gné à la nais­sance », alors les « femmes trans » devraient être com­prises avec les autres hommes, et non par­mi les femmes. Leur sexe à la nais­sance est le sexe mas­cu­lin (male sex), pas le sexe fémi­nin (female sex). Comme le pré­cise le rap­port, les normes de genres confèrent des droits, et non des charges, au sexe masculin.

Il est néces­saire de pro­cé­der à une ana­lyse aus­si détaillée pour révé­ler le manque de fon­da­tions de l’é­di­fice de l’i­déo­lo­gie du genre. Ces défi­ni­tions seront uti­li­sées par les tri­bu­naux natio­naux et inter­na­tio­naux comme socle de réflexion et pour confé­rer des droits aux per­sonnes « trans­genres ». L’un des prin­ci­paux élé­ments de la théo­rie du genre sti­pule que l’i­den­ti­té de genre n’est pas seule­ment une facette de « l’ex­pé­rience trans­genre », mais un aspect uni­ver­sel de la condi­tion humaine — bien que l’immense majo­ri­té des êtres humains n’ont aucu­ne­ment conscience, aucu­ne­ment l’impression, de pos­sé­der quelque « iden­ti­té de genre ».

La pro­chaine par­tie sera consa­crée à la bina­ri­té « trans »/ « cis » sous-jacente à l’i­déo­lo­gie du genre, au tra­vers de laquelle une iden­ti­té « cis » inef­fable vient à l’existence par le biais de la trans­for­ma­tion d’un trouble men­tal en « identité ».

Ales­san­dra Asteriti

31 juillet 2022

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Les termes « trans » et « cis » occupent évi­dem­ment une place cen­trale dans l’i­déo­lo­gie du genre. Aus­si, il paraî­tra sur­pre­nant que le terme « trans » soit à peine cité dans les Prin­cipes de Jog­ja­kar­ta (Yogya­kar­ta Prin­ciples), et que le terme cis ne le soit pas une seule fois. Ni l’un ni l’autre n’ont donc beau­coup d’an­té­cé­dents dans les textes juri­diques inter­na­tio­naux, bien qu’ils soient de plus en plus employés, comme en témoigne le Rap­port réa­li­sé par l’Ex­pert indé­pen­dant sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Une vaste lit­té­ra­ture existe désor­mais sur le sujet (mais, bien enten­du, la quan­ti­té de recherches menées sur un sujet ne témoigne aucu­ne­ment de l’importance du sujet en lui-même, seule­ment de sa popu­la­ri­té et du phé­no­mène de mode dont il fait l’ob­jet dans les cercles aca­dé­miques). Par consé­quent, ces notes n’ont pas pour but d’être exhaus­tives ou de pas­ser en revue la lit­té­ra­ture. Je tiens à ne pas trop m’éloigner de la rive et à me conten­ter d’exa­mi­ner l’u­ti­li­té des défi­ni­tions four­nies dans le Rap­port, dans le but d’a­na­ly­ser la juris­pru­dence des tri­bu­naux inter­na­tio­naux et des organes qua­si judi­ciaires. Tou­te­fois, j’ancre ces défi­ni­tions autant que pos­sible dans une com­pré­hen­sion « anthro­po­lo­gique » de la manière dont les dif­fé­rentes cultures conçoivent les normes de genres et limitent les pos­si­bi­li­tés des indi­vi­dus — en par­ti­cu­lier des femmes — de contes­ter ces normes. Ce tra­vail est indis­pen­sable étant don­né que le Rap­port adopte une vision éton­nam­ment hégé­mo­nique de l’i­den­ti­té de genre, l’élevant au rang de cadre d’in­ter­pré­ta­tion de toute pro­duc­tion cultu­relle liée au genre.

Dans le Rap­port, le terme « trans » est défi­ni comme suit : « Per­sonnes dont l’i­den­ti­té de genre ne cor­res­pond pas au genre qui leur a été assi­gné à la nais­sance ». (p. 6) Cette pro­po­si­tion se fonde sur trois pré­misses que l’on doit tenir pour vraies. La pre­mière est que le sexe et le genre sont à la fois syno­nymes et dis­tincts. Aupa­ra­vant, le rap­port par­lait de sexe assi­gné à la nais­sance. Main­te­nant, c’est le genre qui est assi­gné à la nais­sance. Deuxiè­me­ment, le sexe/genre est assi­gné, et non sim­ple­ment enre­gis­tré (obser­vé) à la nais­sance. Troi­siè­me­ment, et c’est le point le plus essen­tiel [au sens pre­mier comme figu­ré du terme (NdT)] : les gens pos­sèdent géné­ra­le­ment une iden­ti­té de genre. L’en­semble de l’i­déo­lo­gie du genre repose sur l’idée selon laquelle l’i­den­ti­té de genre serait uni­ver­selle et sur l’existence concep­tuelle d’une iden­ti­té « cis » par défaut pour les per­sonnes qui ne sont pas trans, ou, comme le for­mule le Rap­port, pour « les per­sonnes dont l’ex­pé­rience du genre est, ou est per­çue comme étant, conforme au sexe assi­gné à la naissance ».

Cette sup­po­si­tion selon laquelle 99% des êtres humains dans le monde se conforment aux normes de genre de leur sexe est assez extra­or­di­naire. Et éga­le­ment très offen­sante pour les mil­lions de femmes qui com­battent acti­ve­ment ces normes de genre, par­fois au péril de leur san­té, de leur sta­tut éco­no­mique et de leur vie même, *sans* pré­tendre qu’elles sont des « hommes trans ». Mala­la You­saf­zai est-elle trans parce qu’elle ne s’est pas confor­mée aux normes de genre de son sexe ? Selon cette défi­ni­tion, elle ne peut pas être cis. En refu­sant de se confor­mer aux normes de genre en vigueur au Pakis­tan, elle a ris­qué sa vie. Qu’est-ce que « l’expérience du genre » dans le contexte d’une socié­té aux normes rigides, dans laquelle les rôles sociaux sont stric­te­ment divi­sés sur la base du sexe ? Il est impos­sible [ou absurde] de pro­duire une lit­té­ra­ture aca­dé­mique qui divi­se­rait une popu­la­tion sur la base d’une « expé­rience » impos­sible à éva­luer, et qui, en théo­rie du moins, nous obli­ge­rait à consi­dé­rer Mala­la comme une per­sonne trans.

Afin de faire entrer l’i­déo­lo­gie du genre dans le droit inter­na­tio­nal, il a été néces­saire de mettre en place un pro­ces­sus d’in­té­gra­tion des termes « cis » et « trans » à la fois dans l’es­pace et dans le temps. L’une des façons d’y par­ve­nir consiste à réin­ter­pré­ter [de manière ana­chro­nique et/ou supré­ma­ciste] toutes les expé­riences de « genre » (au sens des rôles socio­sexuels tra­di­tion­nel­le­ment attri­bués aux hommes et aux femmes) pas­sées, par­tout sur Terre, y com­pris dans des endroits très éloi­gnés du lieu de pro­duc­tion de l’i­déo­lo­gie du genre (c’est-à-dire les uni­ver­si­tés anglo-saxonnes). Ain­si, toutes les expé­riences cultu­relles spé­ci­fiques sont nive­lées et concep­tua­li­sées de manière à cor­res­pondre à la bina­ri­té cis/trans. D’ailleurs, le Rap­port men­tionne « les per­sonnes two-spi­rits (Amé­rique du Nord), les muxes (Mexique), les hij­ras (Inde), les kathoey (Thaï­lande), les bak­la (Phi­lip­pines), les tra­ves­tis (Argen­tine et Bré­sil), les fa’a­fa­fine (îles Samoa) et les lei­ti (Ton­ga) ». Bien que le Rap­port recon­naisse que ces exemples ne cor­res­pondent pas néces­sai­re­ment aux caté­go­ries conçues par l’i­déo­lo­gie du genre, il les évoque quand même pour sou­te­nir l’af­fir­ma­tion selon laquelle « l’identité de genre » a tou­jours exis­té dans les socié­tés humaines, à tra­vers le temps et l’espace. [Une forme assez gros­sière d’appropriation et de détour­ne­ment cultu­rel, de colonialisme] 

En réa­li­té, tous ces exemples, et d’autres encore (voir par exemple les fem­mi­niel­li à Naples), consti­tuent des occur­rences d’homosexuels effé­mi­nés ne pou­vant être accep­tés dans ces socié­tés très tra­di­tion­nelles que dans la mesure où ils ne pré­tendent pas par­ti­ci­per à la viri­li­té. Loin de prou­ver que ces socié­tés pos­sé­daient une bina­ri­té socio­sexuelle moins rigide, ces exemples prouvent pré­ci­sé­ment le contraire : les règles étaient si strictes et si rigides que la seule façon d’ac­com­mo­der ceux qui ne s’y confor­maient pas consis­tait à les exclure [à faire une troi­sième caté­go­rie spé­cia­le­ment pour eux (NdT)]. Per­sonne ne pen­sait que les homo­sexuels étaient des femmes : ils n’étaient sim­ple­ment pas consi­dé­rés comme de « vrais » hommes dans leur socié­té [idem dans la nôtre, puisque les hommes s’accordent pour les relé­guer dans les espaces des femmes]. Il n’existe pas de diver­si­té de genre équi­va­lente pour les femmes, qui n’é­taient tout bon­ne­ment pas auto­ri­sées à échap­per aux rôles de genre qui leur étaient impo­sés sur la base de leur sexe. Le *seul* exemple par­fois cité est celui des « vierges consa­crées » alba­naises (burr­ne­sha), des filles qui vivent comme des gar­çons lorsqu’elles gran­dissent dans une famille sans enfant mâle, de manière à assu­rer l’héritage des biens via la « lignée mas­cu­line », confor­mé­ment à la tra­di­tion. Loin de la remettre en cause, cela ne fait que confir­mer la nature patriar­cale de cette socié­té. [Contrai­re­ment aux quelques exemples issus de socié­tés matri­li­néaires et matri­lo­cales, cités par Heide Gött­ner-Aben­droth, au sujet de filles et de gar­çons homo­sexuels adop­tant les rôles socio-sexuels (éga­li­taires) oppo­sés et les vête­ments cor­res­pon­dants, et pou­vant prendre alors des par­te­naires de même sexe (NdT)].

L’i­déo­lo­gie du genre ne se fonde pas sur le rejet des normes de genre, mais sur une lec­ture stricte et rigide de ces normes, qui d’ailleurs rendent pos­sible et « visible » l’exis­tence même d’une « tran­si­tion ». Ain­si, la plu­part des hommes tran­si­den­ti­fiés (« femmes trans ») adoptent beau­coup des sté­réo­types sexistes de la fémi­ni­té que les femmes des socié­tés pro­gres­sistes rejettent.

Le Rap­port adopte une vision « mas­cu­line par défaut » de la diver­si­té des genres. En réa­li­té, la majo­ri­té des femmes qui luttent contre les normes de genre n’ont même pas connais­sance de la théo­rie du genre [ou « queer »], et ne consi­dèrent pas pos­sé­der une iden­ti­té de genre sus­cep­tible d’être modi­fiée afin de leur per­mettre d’échapper à l’op­pres­sion ou de l’éviter. S’il était vrai que l’i­den­ti­té de genre pou­vait être chan­gée et que ce chan­ge­ment éclip­sait ensuite la réa­li­té du sexe, les femmes pour­raient faci­le­ment évi­ter l’op­pres­sion basée sur leur sexe en s’i­den­ti­fiant à l’autre sexe ou en adop­tant une autre iden­ti­té de genre. Mal­heu­reu­se­ment, c’est par­fai­te­ment impos­sible, même en cas d’urgence vitale, car on ne peut s’i­den­ti­fier en dehors de son sexe [comme le disait déjà Simone de Beau­voir (NdT)]. On peut en revanche cacher ou dégui­ser son sexe, et les femmes l’ont par­fois fait dans le pas­sé pour sau­ver leur vie ou accé­der à des pro­fes­sions tra­di­tion­nel­le­ment fer­mées aux femmes.

La « non-confor­mi­té » de genre est une inter­pré­ta­tion arti­fi­cielle de la manière très nuan­cée dont une per­sonne aborde les normes régis­sant son sexe dans la socié­té. En fait, la confor­mi­té au genre cor­res­pond à un conti­nuum. La plu­part des gens ne sont ni tota­le­ment conformes ni tota­le­ment rebelles. C’est aus­si parce que, n’en déplaise à quelques fémi­nistes, cer­taines normes de genre ne sont pas oppres­sives, mais néces­saires à la recon­nais­sance des dif­fé­rences bio­lo­giques entre hommes et femmes, qui affectent dif­fé­rem­ment les hommes et les femmes, et affectent néga­ti­ve­ment sur­tout les femmes, dont la bio­lo­gie est moins prise en compte dans les socié­tés façon­nées par l’ex­pé­rience mas­cu­line du monde. [Certes, mais dans ce cas il ne s’agit pas de normes de genre, mais de dis­po­si­tions sexo-spé­ci­fiques pour com­pen­ser les inéga­li­tés et les dis­cri­mi­na­tions sexistes, ce qui relève des droits des femmes ou des outils poli­tiques des ministères/secrétariat à l’égalité femmes-hommes (NdT)]. Dans une socié­té ima­gi­naire [ou de chasse-cueillette stric­te­ment éga­li­taire] conçue en tenant compte du fait que l’ex­pé­rience humaine ne se limite pas à l’ex­pé­rience mas­cu­line, il n’y aurait très cer­tai­ne­ment pas besoin de règles spé­ciales pour remé­dier au modèle « mas­cu­lin par défaut ». Mais cette socié­té n’existe nulle part. [Si, dans quelques — main­te­nant très rares — socié­tés humaines tra­di­tion­nelles, des rôles socio­sexuels existent et ne sont pas oppres­sifs pour les femmes, mais éga­li­taires. Il s’agit de socié­tés ritua­lis­tiques dyna­miques, donc l’équilibre poli­tique est main­te­nu par le biais de rituels fré­quents, per­met­tant de mettre à plat les ten­sions, de calmer/ridiculiser les ego qui enfle­raient et les envies de domi­na­tion (NdT)].

Sui­vant un script main­te­nant bien connu dont le but est de pré­sen­ter l’i­den­ti­té de genre comme une expé­rience humaine natu­relle, le Rap­port confond sciem­ment les transidentités/identités trans­genres avec les per­sonnes dites « inter­sexes » qui sont par­fois « assi­gnées de force » dans une caté­go­rie de sexe (c’é­tait vrai sur­tout dans le pas­sé, mais le récit des condi­tions inter­sexes est mis en scène dans un pay­sage anhis­to­rique comme si ce qui se pas­sait dans les 70 avait encore lieu aujourd’hui). En réa­li­té, les per­sonnes atteintes de DSD (troubles ou désordres du déve­lop­pe­ment sexuel) sont tou­jours des hommes (males) ou des femmes (females). L’i­déo­lo­gie du genre ins­tru­men­ta­lise ces per­sonnes en les « alté­ri­sant », les ren­dant autres que des humains. Cela revien­drait à dire que les per­sonnes atteintes du syn­drome de Down ne sont pas humaines parce qu’elles n’ont pas le même pro­fil chro­mo­so­mique que celui que nous asso­cions aux humains. Le sexe n’est pas déter­mi­né par les chro­mo­somes. Il est déter­mi­né par les gamètes. Les humains pro­duisent soit de petits gamètes mobiles (sper­ma­to­zoïdes), soit de larges gamètes immo­biles (ovules) et notre corps est tou­jours orga­ni­sé autour de ces deux fonc­tions repro­duc­tives. Si des condi­tions géné­tiques affectent le pro­fil chro­mo­so­mique ou les carac­té­ris­tiques sexuelles secon­daires ou pri­maires, ces condi­tions ne modi­fient pas la fonc­tion repro­duc­tive poten­tielle de l’in­di­vi­du affec­té par un désordre du déve­lop­pe­ment sexuel (et donc, son sexe, tou­jours mâle ou femelle). Ces condi­tions ne sont pas des iden­ti­tés que l’on peut assu­mer ou aban­don­ner à volon­té et n’ont rien à voir avec une iden­ti­té de genre qui rési­de­rait hors du corps.

En véri­té, il est affli­geant de voir que ce type d’arguments — que la plu­part d’entre nous ren­con­trons par­mi les uti­li­sa­teurs de Twit­ter avec des ava­tars d’anime et une men­tion +18 dans leur bio — est répé­té sans aucun exa­men cri­tique, et avec peu ou sans argu­men­ta­tion scien­ti­fique, dans le Rap­port offi­ciel d’un Expert indé­pen­dant nom­mé par les Nations Unies.

Ales­san­dra Asteriti

3 août 2022


Tra­duc­tion : Audrey A. et Nico­las Casaux

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