Cette critique du livre de David Graeber et David Wengrow intitulé Au commencement était… (paru en novembre 2021 en France aux éditions Les Liens qui Libèrent), a initialement été publiée, en anglais, en janvier 2022, à l’adresse suivante. Une compilation de critiques du livre Au commencement était… de David Graeber et Wengrow a déjà été publiée sur ce site, à l’adresse suivante.
Résumé La nouvelle et tentaculaire histoire de la liberté assemblée par Graeber et Wengrow (Graeber et Wengrow, 2021) présente des attraits considérables : l’accent qu’elle met sur les processus formatifs antérieurs à l’apparition des civilisations lettrées, sa portée mondiale et son questionnement de l’association faite entre pouvoir étatique et civilisation. Mais elle souffre également de graves lacunes : l’adhésion des auteurs à une vision excessivement idéaliste de la dynamique historique, leur recours à des procédés rhétoriques induisant leur public en erreur ainsi que, par voie de conséquence, leur incapacité à rendre compte des grandes trajectoires du développement humain.
Graeber et Wengrow se proposent de réviser notre compréhension des débuts de l’histoire de notre espèce : non pas de nos premiers balbutiements évolutifs, mais — surtout — des milliers d’années séparant le début de l’Holocène de l’expansion d’États toujours plus puissants ayant donné naissance au système mondial actuel. Quelles sont leurs principales thèses ? Contrairement à leurs homologues contemporains, les peuples fourrageurs ancestraux n’étaient pas nécessairement confinés à de petites bandes ; l’agriculture a mûri très lentement et des arrangements hybrides fourragement-agriculture ont perduré pendant des millénaires ; des modèles d’évolution sociale grossiers ne rendent pas justice à la complexité de l’expérience historique ; les premières villes n’étaient pas synonymes d’autocraties, voire se sont organisées afin de prévenir leur formation ; les premières formes de gouvernement avaient une portée beaucoup plus limitée que les États modernes ; il y a une à deux douzaines de générations, certains indigènes nord-américains choisirent de se détourner de l’agriculture et des arrangements inégalitaires et développèrent une philosophie politique qui inspira les penseurs européens des Lumières ; la richesse de l’expérience historique mise en lumière dans ce livre suggère des alternatives significatives à notre mode de vie actuel et peut donc soutenir l’activisme politique contemporain.
Les auteurs présentent ces idées comme plus ou moins nouvelles ou du moins méconnues en dehors de petits cercles de spécialistes incapables de les communiquer de manière plus étendue ou cohérente, et souvent comme entrant en conflit avec l’opinion académique dominante. Leur question principale, réitérée tout au long du livre, est très simple : comment nous sommes-nous, en tant qu’espèce, retrouvés « bloqués » dans un mode unique de soumission hiérarchique à des autorités (politiques et autres) ?
Je me propose ici d’examiner leurs prétentions. À cet effet, je citerai souvent leurs travaux directement afin de m’assurer de ne pas déformer leurs propos. Comme j’espère le montrer, cette littéralité est souvent essentielle pour clarifier leur raisonnement. Je m’abstiens largement de contester les points de détail : non pas parce qu’ils sont tous irréprochables (ce qui est difficilement imaginable pour un livre d’une longueur, d’une ampleur et d’une verve aussi extraordinaires), mais parce qu’ils sont si variés et si souvent présentés sans référence à des points de vue concurrents que leur examen requerrait une équipe d’experts en tous genres. Un tel examen, qui vaudrait néanmoins la peine d’être entrepris, pourrait détourner l’attention des questions plus fondamentales de méthodologie et de restitution sur lesquelles je me concentre ici[1]. Cette approche expose un large éventail de graves défauts dans ce qui constitue par ailleurs un livre opportun et stimulant.
Premier arrêt, les chasseurs-cueilleurs. Graeber et Wengrow rejettent avec force l’idée selon laquelle les peuples archaïques vivaient généralement en petites bandes résolument égalitaires n’entreprenant rien de remarquable. Ils affirment que les minuscules groupes de chasseurs-cueilleurs rudement paupérisés que nous rencontrons aujourd’hui sur des territoires marginaux, peu attrayants pour les agriculteurs, comme le désert du Kalahari, ne peuvent pas être considérés comme représentatifs des fourrageurs du paléolithique qui avaient le monde entier à disposition, qui bénéficiaient ainsi d’un accès illimité à des terres bien meilleures et à des ressources naturelles abondantes, notamment le long des côtes et des rivières. Les contraintes écologiques pesant sur l’échelle de leurs arrangements sociaux étaient donc beaucoup moins sévères. Cependant, de nombreuses preuves pertinentes ont été perdues depuis longtemps en raison de l’élévation du niveau de la mer. Nous ne pouvons donc qu’imaginer la diversité sociale qui les caractérisait : il est fort probable que certains groupes étaient relativement petits et pauvres tandis que d’autres ne l’étaient pas.
Une poignée de sépultures du Pléistocène et du début de l’Holocène dotées d’objets funéraires difficiles à produire suggèrent ces possibilités. Ce potentiel s’est encore accru à l’Holocène, période climatiquement plus stable : les éléments de preuves invoqués par Graeber et Wengrow vont des impressionnants piliers de pierre érigés par des fourrageurs à Göbleki Tepe (près de la frontière turco-syrienne) à partir d’environ 9000 avant J.-C. aux constructions monumentales de nombreuses régions du monde, de l’Europe de l’Est à l’Amérique du Nord, notamment les énormes terrassements de Poverty Point en Louisiane au deuxième millénaire avant J.-C. et les vestiges archéologiques du Japon de l’ère Jomon. Pour autant que nous puissions en juger, ces activités ne semblent pas avoir nécessité de chefs, de sociétés hiérarchisées ou de structures étatiques, ni même d’agriculture. Ainsi, soulignent les auteurs, la monumentalité — et le degré de coopération sociale qu’elle implique — ne saurait être réduite à un corollaire de la production alimentaire.
Rien de tout cela n’est nouveau sur le plan formel, et Graeber et Wengrow ne le suggèrent pas. Ils s’intéressent principalement à la visibilité de ces développements dans l’imagination des chercheurs et du public. Certes, la question de savoir pourquoi des sites tels que Poverty Point ne sont pas plus connus mérite d’être posée, même s’il nous faut nous demander quelle norme appliquer. Sans sonder le public lecteur, difficile de déterminer qui sait quoi. Des sites remarquables, comme Göbleki Tepe et Poverty Point, figurent désormais systématiquement dans les manuels d’histoire du monde de niveau universitaire et ne peuvent guère être considérés comme des arcanes accessibles uniquement aux spécialistes dans leur tour d’ivoire. Stonehenge est-il aussi célèbre — il l’est incontestablement — parce qu’il a été érigé par de très lointains bergers ou en raison de son emplacement en Grande-Bretagne ? Cela dit, nous sommes tous d’accord pour dire que les sites de fourrageage ambitieux pourraient et devraient occuper une place plus importante dans notre imaginaire historique.
Graeber et Wengrow défendent l’idée de schémas saisonniers d’agrégation et de dispersion, qui auraient permis à des fourrageurs mobiles de coopérer temporairement à grande échelle. Dans certains contextes, ils soutiennent que de telles pratiques provoquèrent des transitions récurrentes entre de petites bandes et des groupes beaucoup plus importants présentant des caractéristiques semblables à celles d’un État. Pour eux, cela révèle une flexibilité institutionnelle enviable, une capacité à « s’affranchir des limites de sa propre société et de prendre du recul pour l’examiner ». Il s’agit d’un modèle séduisant. Cela étant, il y a un abîme entre la documentation ou la déduction de tels modèles dans des cas spécifiques et la formulation de leur hypothèse audacieuse selon laquelle « les êtres humains ont continuellement butiné entre différentes formes d’organisation sociale pendant l’essentiel des quelque quarante mille dernières années, n’érigeant des structures hiérarchiques que pour mieux les mettre à bas » — ce n’est pas impossible, mais c’est impossible à savoir.
Ce type de flexibilité saisonnière ne signifie pas non plus que nous ne pouvons « plus affirmer sans ciller que l’évolution conduit des clans aux tribus, des tribus aux chefferies, puis des chefferies à l’État ». Cela signifie simplement que les processus de transition, si et quand ils ont pris place, ont été graduels plutôt que soudains. De plus, la présence intermittente d’attributs communément associés à différents stades de développement social reflète le potentiel considérable d’évolution sociale vers des entités plus stables et plus grandes sur le long terme. Si les premiers fourrageurs de l’Holocène étaient déjà volontaires pour s’engager dans des activités coordonnées alors même qu’ils disposaient d’options de sortie claires, la rupture entre cet état de fait et les modes ultérieurs de soumission plus routiniers apparait moins prononcée. L’agrégation saisonnière précoce donne l’impression que les humains sont davantage prédisposés à vivre sous contrôle hiérarchique, soit tout le contraire de ce que Graeber et Wengrow semblent chercher à affirmer.
Les auteurs choisissent de ne pas examiner dans quelle mesure cette flexibilité saisonnière dépendait de conditions écologiques particulières et de stratégies d’acquisition. Ces éléments sont importants, notamment parce que si l’histoire doit servir d’inspiration pour le présent, la contingence de ces arrangements en regard de caractéristiques que nous avons totalement perdues (comme la possibilité de pratiquer le fourrageage et la mobilité qui en résulte) est cruciale (voir ma dernière section). Au lieu de cela, ils s’insurgent contre les modèles présentant le développement social comme une suite d’étapes, rejetant non seulement les taxonomies de base mais aussi les sous-catégories telles que les chasseurs-cueilleurs « complexes », « d’abondance », « à rendement différé ». Pourtant, si leur objectif consiste à documenter la richesse de l’expérience historique — et ils soulignent eux-mêmes la diversité des fourrageurs —, il est difficile comprendre ce choix. Contrairement à ce que les auteurs laissent entendre, de tels étalonnages peuvent faire apparaître ces groupes comme anormaux, mais ne l’impliquent pas nécessairement.
Leur contestation de l’idée selon laquelle les sociétés de fourrageurs complexes se trouvaient « à l’orée » d’une transition vers l’agriculture, les chefferies et autres, reflète la binarité de leur mode préféré de raisonnement, qui court comme un fil rouge à travers tout leur ouvrage. Si tous ces groupes ne se trouvaient pas « à l’orée » de cette transition, certains ont pu et même dû s’y trouver. Après tout, si aucun d’entre eux ne s’y était jamais trouvé, il n’y aurait jamais eu de sociétés agricoles. Une simple expérience de pensée révèle leur erreur sous-jacente : en suivant la prémisse de Graeber et Wengrow, si vous remontiez de X années dans l’histoire d’une communauté agricole donnée et que vous rencontriez des fourrageurs complexes, vous ne seriez pas autorisé à les identifier comme étant à l’approche d’une transition, même en les prenant sur le fait. Dans l’ensemble, les transitions directionnelles et même les « orées » ont dû être très courantes, d’autant plus que — comme les auteurs le notent dans leur discussion sur l’agriculture — ces transitions prennent beaucoup de temps. Pourtant, sans connaître l’avenir, nous ne pouvons pas dire à quel point un groupe donné était proche d’une telle « orée ».
Graeber et Wengrow soulignent la lenteur et la nature hésitante du processus par lequel les fourrageurs sont passés de la domestication expérimentale de certaines plantes à la production alimentaire à part entière. En d’autres termes, il n’y eut pas de « révolution agricole ». Pendant des millénaires, l’agriculture ne fut qu’une des diverses pratiques utilisées pour soutenir les premières communautés sédentaires, aux côtés de la chasse, du fourragement et de la pêche[2]. Ces communautés conservaient la capacité d’entrer et de sortir de l’agriculture sans s’engager pleinement dans la production alimentaire comme épine dorsale de leur existence, peut-être même « en restant attachées aux valeurs culturelles portées par la chasse et la cueillette ». Les auteurs mentionnent des périodes de transition de 3 000 ans dans le nord de la Chine, de 3 000 ou 4 000 ans au Moyen-Orient et de 5 000 ans au Mexique. L’agriculture s’étendit lentement sur le plan géographique, et des inversions se produisirent. L’agriculture représente donc une rupture beaucoup moins importante qu’on pourrait l’imaginer. Étant donné qu’ils se recoupent de manière significative, il serait trompeur de dépeindre les fourrageurs et les agriculteurs comme des pôles opposés. Tout cela est vrai et important.
Encore une fois, je ne suis pas en mesure d’évaluer précisément dans quelle mesure ces observations paraîtront nouvelles aux lecteurs et lectrices. Ce qui est clair, en revanche, c’est que les différents points de vue contre lesquels ils s’élèvent ne reflètent pas l’état actuel de la recherche. Ainsi, leur affirmation selon laquelle « la plupart des chercheurs » sont « convaincus » que « l’agriculture [fut] d’emblée une activité sérieuse visant à produire davantage de nourriture pour des populations en expansion » est tout simplement fausse. D’autres personnages de paille sont mis en scène sous la forme d’« historiens adeptes des grandes généralités [qui] continuent de faire comme si » la production alimentaire s’était présentée aux fourrageurs comme « une activité très avantageuse ».
Plus important encore, leur récit change-t-il notre compréhension de la relation entre l’agriculture et le développement social et politique au cours des âges ? Pas vraiment. Comme souvent dans leur livre, ils minimisent l’importance de tendances séculaires bien documentées. Par exemple, leur observation selon laquelle « si la culture des terres a effectivement rendu possibles les concentrations de richesses moins équitables, celles-ci ne sont souvent apparues que des millénaires plus tard », n’est pas aussi remarquable qu’ils semblent le penser : après tout, si la transition vers la production alimentaire à part entière a duré plusieurs millénaires, on ne voit pas pourquoi l’inégalité économique aurait dû apparaître plus rapidement. Et même si l’agriculture n’est pas à l’origine exacte de la stratification sociale, de l’inégalité et de la propriété privée, elle a agi comme un catalyseur et un accélérateur[3].
Graeber et Wengrow rejettent sèchement l’idée selon laquelle les sociétés à grande échelle ont émergé là où la domestication est apparue : « La recherche archéologique est venue bouleverser cette vision. » Comment ? En identifiant 15 à 20 zones sur la planète où la domestication a débuté de manière indépendante, et dont aucune « n’est passée directement de la production de nourriture à la construction étatique ». Seulement, un coup d’œil à leur propre carte montre que les premières grandes sociétés à grande échelle sont effectivement apparues dans des zones où la domestication avait débuté très anciennement, en Méso-Amérique, dans l’ouest de l’Amérique du Sud, dans le Croissant fertile, en Asie du Sud et dans le nord de la Chine (et beaucoup plus tard dans l’ouest du Soudan). À vrai dire, aucune d’entre elles n’est apparu en dehors de telles zones.
De plus, dans les zones où la domestication s’est initialement développée mais qui n’ont pas donné naissance à des sociétés à grande échelle, les cultures locales étaient soit peu stockables, soit difficiles à s’approprier (comme la banane, l’igname et le taro en Nouvelle-Guinée, ou le manioc en Amazonie), soit peu productives (les cultures indigènes de l’est de l’Amérique du Nord)[4]. Enfin, lorsque l’on prend en compte les délais considérables qui séparèrent la culture, la domestication, l’urbanisation et la formation de l’État, l’on ne constate aucune aberration évidente — l’on ne retrouve aucune région du monde dans laquelle des plantes utiles et stockables auraient été domestiquées mais où ces autres traits de développement ultérieur ne se seraient pas matérialisés en quelques millénaires. La réfutation par Graeber et Wengrow de l’existence de toute « trajectoire linéaire » ne tient pas : une trajectoire linéaire peut être à la fois linéaire et très longue, très étendue dans le temps.
Malgré cela, Graeber et Wengrow condamnent « les récits conventionnels de l’histoire du monde [qui] tendent à [présenter] l’acte de planter la première graine une sorte de point de non-retour ». Pourtant, quand bien même très hyperbolique, en fin de compte, cette affirmation est avérée. Même eux le pensent : à la question « pourquoi tout cela est-il si important ? », ils répondent qu’il « paraît sensé » de considérer que « les premiers pas hésitants de l’agriculture comptent moins que ses conséquences à long terme » — étant donné que l’agriculture a réussi à se répandre presque partout il y a 2 500 ans et qu’elle a accru la capacité de charge terrestre d’une manière qui a permis à notre espèce de croître en nombre de trois ordres de grandeur entre la fin de l’Holocène et aujourd’hui.
Leur mise en garde est sévère : « on ne peut pas sauter de la première page du livre à la dernière en faisant semblant de savoir ce qui s’est passé entre les deux ». C’est juste : orienter les projecteurs sur les fourrageurs hybrides et les décalages de développement, les détours et les hiatus est un objectif louable, en mesure d’améliorer notre compréhension de la dynamique historique. Mais il s’agit aussi d’une ambition plus modeste que ce qu’ils suggèrent vers la fin de leur ouvrage, lorsqu’ils cherchent à mobiliser ce récit à des fins politiques contemporaines (voir ma dernière section). Un piège ayant mis du temps à se refermer demeure, en fin de compte, un piège.
L’écologie, la dynamique démographique et la guerre tiennent une place marginale dans leur discussion de l’émergence et de l’expansion de l’agriculture. Cela s’avère difficile à justifier : la croissance démographique a pu participer à piéger les agriculteurs en rendant les alternatives moins réalisables, et les bouleversements environnementaux divers et variés ont pu avoir un effet similaire[5]. Sédentaires et dépendants de bâtiments fixes et d’équipements lourds, de semences céréalières et de stocks de nourriture, les agriculteurs à part entière se trouvaient davantage exposés à la prédation organisée, une situation qui a pu encourager des réponses proportionnelles[6]. J’ai déjà mentionné la manière dont les auteurs négligent le rôle des attributs des plantes cultivées dans la médiation du développement, une négligence qui se retrouve dans le contraste qu’ils établissent entre les expansions agricoles « sérieuses[7] » (en Europe ou dans la vallée du Nil) et « l’agriculture en dilettante » telle qu’elle a été pratiquée en Amazonie pendant des millénaires : dans quelle mesure la surabondance de la forêt tropicale a‑t-elle soutenu la seconde, et la circonscription écologique — de plus en plus extrême, à mesure que le Sahara s’asséchait — de la vallée du Nil la première ?
Dans les rares occasions où Graeber et Wengrow invoquent favorablement des facteurs environnementaux — le point bien connu de Jared Diamond selon lequel une meilleure connectivité est-ouest en Eurasie a facilité la diffusion des plantes cultivées par contraste avec les échanges nord-sud moins nombreux dans les Amériques —, ils font immédiatement marche arrière en demandant : « Quels enseignements en tirer quant à la trajectoire globale de l’espèce humaine ? À partir de quel moment la géographie, non contente d’influencer l’histoire, se met-elle à l’expliquer ? » J’ai du mal à saisir la distinction entre « expliquer » et « influencer » : ce dernier terme ne suppose-t-il pas simplement une contribution significative à l’explication (multifactorielle) ? Cette opposition rhétorique n’a de sens que si l’« explication » est définie comme exclusivement monocausale. La véritable question consiste ici à déterminer l’importance relative de la géographie et des autres facteurs, mais les auteurs ne cherchent aucunement à y répondre. Il en découle une nette tendance à assimiler la prise en compte des facteurs environnementaux à l’épouvantail du « déterminisme », un stratagème familier (voir ma dernière section).
L’approche de Graeber et Wengrow encourage une apothéose des causes immédiates, sans lesquelles les grandes tendances sont jugées inintelligibles et insignifiantes. Même s’ils admettent que seuls la culture et le stockage des céréales ont rendu possibles les empires bureaucratiques, ils considèrent que cette vérité est « si générale, justement, qu’elle en perd l’essentiel de son pouvoir explicatif ». Mais il ne s’agit que d’un refus de faire la différence entre les explications d’ordre supérieur et inférieur. « Sur le temps long se dessinent un certain nombre de tendances fortes dont il est raisonnable de penser qu’elles sont, d’une manière ou d’une autre, liées entre elles : les populations s’agrandissent et se sédentarisent ; les forces de production gagnent en puissance ; les excédents matériels s’accumulent ; les individus passent une portion croissante de leur temps à se plier aux ordres d’autrui. » Raisonnable en effet, pourrait-on penser, mais malheureusement, il s’avère que cela ne sert à rien : après tout, affirment-ils, la nature de ce lien et les mécanismes sous-jacents sont « beaucoup moins clair » [il s’agit des termes choisis dans la traduction publiée aux Liens qui Libèrent, mais une traduction plus fidèle donnerait : « entièrement flous », NdT].
Peut-être que leur définition du mot « entièrement » diverge de la signification standard du dictionnaire : mais même si tel est le cas, pourquoi l’incertitude (inévitable) sur la manière exacte dont différents maillons forment une chaîne (aussi complexes et variés que ces maillons aient pu être autour du globe) invaliderait-elle les observations sur les tendances générales ? L’explication parfaite (inatteignable) doit-elle vraiment être l’ennemi mortel de la bonne (suffisante) ? Pour Graeber et Wengrow, si un résultat particulier ne peut être lié à une condition particulière au moyen d’un enchainement de maillons parfaitement déterminé, toute relation entre la condition et le résultat ne semble pas avoir d’importance du tout. Pas étonnant qu’ils s’opposent aussi vigoureusement aux tentatives des spécialistes des sciences sociales : en refusant de conférer le moindre sens aux corrélations les plus puissantes, l’état d’esprit des auteurs, s’il était universellement appliqué, conduirait à la fermeture de nombreux domaines universitaires.
Dans leur discussion des premières villes, Graeber et Wengrow continuent de mettre en avant leur thème favori, à savoir les débuts hybrides, les temps de latence et les revirements occasionnels. Les concentrations urbaines ne donnèrent pas immédiatement naissance aux rois, aux bureaucrates et aux gouvernements hiérarchiques ; parfois, des siècles s’écoulèrent sans que l’on observe de palais ou de temples, parfois il n’y en eut jamais, et parfois il en apparut qui disparurent ensuite. Selon les auteurs, cela importe, notamment parce que cela « permet d’envisager avec optimisme l’horizon des possibilités humaines », ce qui, selon eux, s’avèrerait utile pour le monde urbanisé d’aujourd’hui — un lien affirmé plutôt qu’argumenté. Comment une vision plus riche des débuts de l’urbanisation peut-elle informer l’activisme social d’aujourd’hui ? Je reviendrai sur cette question à la fin.
Pour l’instant, restons-en à l’histoire ancienne. Graeber et Wengrow notent que plus les fourrageurs et les premiers agriculteurs interagissaient de manière intermittente à grande échelle, moins les concentrations urbaines devaient leur sembler étrangères : cela vaut la peine d’être pris en considération, même si l’urbanisme a précisément éliminé ce que Graeber et Wengrow considèrent comme une caractéristique essentielle des modes de vie antérieurs, à savoir la possibilité saisonnière de les rejoindre et de les quitter. Il n’y a que dans leur perspective idéaliste que la ville était « une structure qui existait avant tout dans l’imagination des hommes » : les exigences de l’approvisionnement alimentaire et de l’élimination des déchets devaient plutôt favoriser des questionnements on ne peut plus matériels et encourager les individus à garder les pieds sur terre[8].
Mais ce qui compte le plus pour Graeber et Wengrow, c’est l’absence de ruptures nettes, de lien mécanique, semblable à une loi, entre l’urbanisation primitive et les formes autocratiques de contrôle social. Ils admettent volontiers que les preuves des conditions initiales sont généralement pauvres — les couches inférieures des sites découverts dans les plaines inondables et les zones humides sont particulièrement difficiles à étudier — mais ils les jugent néanmoins suffisamment bonnes pour « renverser le récit conventionnel ».
Quelles sont, selon eux, les raisons de ces premières agglomérations humaines ? Les facteurs environnementaux ont droit à des mentions sporadiques : les auteurs notent que des régimes d’inondation plus stables ont rendu les bassins fluviaux plus propices à l’habitation après environ 5000 avant notre ère et que la formation de sols de terre noire en Ukraine a favorisé l’essor des « mégasites » du quatrième millénaire avant notre ère. Malgré cela, Graeber et Wengrow s’empressent de remettre l’écologie et la technologie à leur place en affirmant, sans l’étayer, que « malgré tous ses atouts techniques et logistiques, ce n’est pas l’Eurasie qui a vu naître les villes les plus vastes et les plus peuplées, mais la Mésoamérique, pourtant dépourvue de véhicules à roue, de voiliers, de traction animale, et bien moins avancée sur le plan du travail des métaux ou de la bureaucratie écrite ». Impossible de concilier cela avec les archives historiques : en termes de chronologie absolue, les mégapoles comme Babylone ont largement précédé Teotihuacan, tout comme les grands sites urbains d’Asie du Sud et de l’Est. De plus, en termes de taille réelle de la population urbaine, Teotihuacan semble avoir été un cas isolé sur le continent américain jusqu’à l’apparition de Tenochtitlan au XVe siècle. Cela importe, parce que les conditions écologiques et technologiques préalables à l’urbanisation n’étaient pas les mêmes dans l’Ancien et le Nouveau Monde.
En comparaison de leur discussion des origines de l’agriculture, Graeber et Wengrow doivent recourir à une gymnastique mentale beaucoup plus ardue pour présenter les premiers établissements urbains comme des entreprises initialement coopératives et pacifiques. La faiblesse des preuves qu’ils mentionnent ne doit jamais nous faire douter de leur conclusion : plus les preuves sont faibles, plus les affirmations sont audacieuses. Ainsi les auteurs avancent-ils, au moyen de « conjectures », que certaines structures de l’acropole d’Uruk, à la fin du quatrième millénaire avant notre ère, étaient peut-être des salles de réunion, qui furent ensuite rasées et remplacées par des cours fermées et des ziggourats qui semblent plus compatibles avec l’exercice du pouvoir sacerdotal, puis royal. Pourtant, ce point de vue explicitement conjectural se transforme rapidement en fait, à savoir « au moins sept siècles d’autogouvernement collectif » à Uruk.
Pour la civilisation de l’Indus du troisième millénaire avant notre ère, Graeber et Wengrow compensent l’absence de preuves de la présence de rois ou d’élites guerrières par le modèle d’un système de castes qui maintenait l’ordre — un modèle déduit des coutumes ultérieures et de la présence d’une citadelle dotée d’installations de purification monumentales dans la ville de Mohenjo-daro. Empilant conjecture sur conjecture, ils maintiennent que, bien que le système qu’ils envisagent implique « clairement qu’il existait une hiérarchie entre les groupes, mais pas nécessairement que les groupes eux-mêmes fonctionnaient selon un mode hiérarchique », ou, d’ailleurs, que la caste supérieure menait la barque « dans la gestion des affaires courantes ». Bien que ce dernier point soit effectivement impossible à réfuter, le mot « nécessairement » joue beaucoup ici ; pourtant, les lecteurs et lectrices enclins à douter sont promptement réprimandés pour leur manque d’imagination. Certes, il n’y a pas de loi d’airain de l’histoire, pas de « principe général de hiérarchie sociale » qui « se répercute […] nécessairement sur les mécanismes concrets de la gouvernance locale », mais il y a des affinités, des modèles et des tendances.
Dans un cas encore moins bien compris, celui des « mégasites » oblongs trypiliens dans ce qui est aujourd’hui l’Ukraine occidentale, Graeber et Wengrow invoquent les communautés rurales basques contemporaines parce que celles-ci se conçoivent « sur le modèle du cercle » comme « une façon de mettre en avant un idéal d’égalité entre les maisonnées et les unités familiales ». Une nuance immédiate — « leur organisation diffère probablement beaucoup de celle de l’Ukraine préhistorique » — contraste avec le « également » [malencontreusement non traduit dans la version française du livre, NdT] qui associe tranquillement les mentalités basque et trypillienne. Comment ne pas être convaincu par un raisonnement aussi parfaitement circulaire que les idéaux communautaires basques.
Mais il y a plus. Les auteurs omettent de mentionner que les établissements basques ne ressemblent en rien aux mégasites antiques : contrairement à Talianki ou Nebelivka, ils ne sont pas physiquement ronds, et ne sont même pas des sites cohérents, mais simplement des communautés sociales lâchement réparties sur des kilomètres de paysage. Le rapprochement entre les sites (spatialement) circulaires d’il y a 6 000 ans et l’« arrangement circulaire » (mental) des villages basques est stupéfiant. Pourtant, même si les mégasites « recèlent encore une grande part de mystère », ils offrent néanmoins « la preuve qu’il a été possible d’organiser de grandes villes sur un mode fondamentalement égalitaire ». « Preuve » — leur mot, pas le mien.
Au final, nous ne disposons que d’un seul exemple solide d’une grande ville dépourvue de signes évidents d’une autorité hautement centralisée : Teotihuacan, dans la vallée du Mexique. Métropole d’environ 100 000 habitants dans la première moitié du premier millénaire de notre ère, elle n’a pas laissé d’archives écrites et ne présente aucune trace iconographique de royauté, alors même que des hommes originaires de cette ville occupaient des postes de pouvoir dans la cité maya de Tikal. Les débuts conventionnels — massacres rituels, projets de temples ambitieux qui nécessitèrent sûrement une main-d’œuvre considérable — furent bouleversés vers 300 de notre ère (ou peut-être un peu plus tôt). La construction de pyramides cessa, le temple le plus sophistiqué fut profané et des résidences de logements en pierre de haute qualité érigés pour loger les masses urbaines, disposés autour d’une vingtaine de complexes de temples locaux qui assurèrent peut-être la coordination locale. Cette situation prévalut pendant plusieurs siècles avant que les choses ne commencent à s’effondrer, aboutissant à l’abandon d’une grande partie du site.
Personne ne sait qui dirigeait la ville pendant cette seconde phase : un certain niveau de contrôle général, par exemple par les autorités religieuses, est une possibilité, tout comme une autorité plus dispersée basée sur les complexes de temples locaux. On ne connaît pas non plus la relation entre ces installations de quartiers et la population générale. Si le quadrillage de la ville suggère une gouvernance forte, il est impossible de savoir si celle-ci était centralisée ou collective : les deux options sont empiriquement attestées ailleurs. Ce que l’on sait, c’est qu’au vu de sa conception, Teotihuacan était unique dans le sens où elle était sans précédent et où elle fut sans successeur parmi les villes méso-américaines (Smith 2017). Des palais, en particulier, étaient courants et facilement identifiables dans d’autres villes méso-américaines depuis au moins le début du premier millénaire de notre ère, alors que Teotihuacan pourrait bien en avoir été totalement dépourvue, tout comme elle ne disposait apparemment pas des terrains de jeu de balle que l’on retrouvait partout ailleurs. À l’inverse, on ne retrouve pas, dans les autres villes, les complexes multifamiliaux du genre de celui que l’on trouve à Teotihuacan. Il se passait manifestement quelque chose d’inhabituel. Une forme de gouvernance non royale semble relativement probable. Difficile d’en dire plus.
Graeber et Wengrow déduisent de tout cela un « modèle étonnamment fréquent » d’expansion social n’entraînant pas de « concentration de richesses ou de pouvoir entre les mains d’une élite dirigeante ». Même en évitant de commenter leur emploi du mot « fréquent », il s’avère difficile de concilier cette affirmation avec les preuves qu’ils présentent eux-mêmes. Selon leurs propres dires, Teotihuacan semble avoir commencé de manière plus autoritaire et, même ultérieurement, pourrait bien avoir conservé des groupes d’élite. En ce qui la concerne, Mohenjo-daro aurait été contrôlé par une caste supérieure. Leur scénario spéculatif d’une « révolution sociale » dans la ville précédemment stratifiée de Taosi dans le Shanxi, en Chine, vers 2000 avant notre ère, repose également sur plusieurs siècles de formation urbaine initiale caractérisée « par une ségrégation stricte entre quartiers plébéiens et quartiers d’élite » et la présence d’un palais.
Personne ne peut dire s’il y avait des élites religieuses à Uruk bien avant qu’il y ait des rois, et nous en savons encore moins sur les mégasites ukrainiens. De plus (et comme Graeber et Wengrow le notent eux-mêmes), à part Uruk, où les monarques deviennent apparents au début du troisième millénaire avant notre ère, tous ces sites ont été confronté à des effondrements spectaculaires, sans être suivis par quoi que ce soit de comparable. Dans l’ensemble, tout cela s’avère bien insuffisant pour parler d’une remise en question du paradigme standard associant l’urbanisation à la hiérarchie et au contrôle centralisé, pour « renverser le récit conventionnel ». L’on en vient à se demander dans quelle mesure les interprétations dominantes de l’émergence de l’urbanisation devraient réellement être révisées.
La discussion approfondie de Graeber et Wengrow sur « pourquoi l’État n’a pas d’origine » est encore plus décevante. Leur affirmation selon laquelle « l’État » n’a pas d’« origine » s’avère extrêmement partielle : ils plaident pour des origines diverses plutôt que pour une origine unique dans toutes les occurrences. Je ne vois pas qui est censé être en désaccord avec cela. Dès le départ, ils adoptent une définition maximaliste de « l’État » enracinée dans la théorisation allemande du XIXe siècle et reposant sur les concepts de souveraineté et de monopole de l’usage légitime de la violence sur un territoire donné. Pourtant, les chercheurs ne recourent généralement pas à ces critères pour caractériser les États prémodernes qu’ils discutent dans leur ouvrage. En fait, les politologues tendent à les réserver aux États européens des derniers siècles, et plus particulièrement à ceux de la période qui suit les traités de Westphalie de 1648.
Les lecteurs et lectrices n’ont cependant aucune chance de le découvrir, étant donné que Graeber et Wengrow occultent tranquillement le vaste corpus littéraire portant sur la nature des États prémodernes, produite par des chercheurs de différentes disciplines qui s’efforcent depuis longtemps de développer des définitions plus inclusives permettant de saisir les éléments essentiels de l’État. Graeber et Wengrow rejettent ces efforts d’un revers de main en opposant leur propre concept maximaliste et modernisateur de l’État à des définitions alternatives qu’ils ne mentionnent même pas mais qu’ils considèrent comme si larges qu’elles en perdent « tout [leur] sens ». Cette approche binaire ne permet pas au public profane de réaliser la distance qui sépare ces deux extrêmes[9].
Les rares fois où les auteurs mentionnent des perspectives concurrentes sur les origines de l’État, ils le font de la manière la plus cavalière qui soit. En témoigne leur référence désinvolte aux théories managériales de la formation de l’État, qui considèrent l’État comme un moyen de coordonner des sociétés plus vastes, leurs activités et leurs ressources, tandis que les théories du conflit, tout aussi importantes, qui trouvent les origines des structures étatiques dans les pressions liées aux conflits entre groupes, sont passées sous silence. De même, au mépris de la littérature disponible sur le sujet, les auteurs mentionnent à peine la guerre dans leur traitement des processus de changement d’échelle. (La guerre est surtout invoquée comme une source de captifs à abattre rituellement plutôt que comme un moteur plausible de la coordination centralisée). Il n’y a pas non plus un mot sur les modèles hybrides, comme la fameuse théorie de la circonscription de Robert Carneiro qui combine conflit, coordination et facteurs environnementaux.
Le manque d’intérêt patent de Graeber et Wengrow pour tout cela transparaît notamment dans la question rhétorique qu’ils posent à la fin de leurs pages de mise en scène (à mon avis la partie la plus trompeuse de tout le livre, anéantissant ainsi tout espoir d’engagement raisonné avec les études existantes sur la formation de l’État), en se demandant pourquoi, en premier lieu, nous devrions nous soucier de savoir si une chose correspond ou non à un État. Si cette question est assez juste en principe, elle paraît fort étrange dans le contexte d’une étude de quatre-vingts pages visant à confronter une vision très anachronique de l’État à des formes antérieures d’organisation sociopolitique.
Leur modèle vaguement wébérien associant trois bases différentes au pouvoir social — contrôle de la violence, contrôle de l’information et politique charismatique — est parfaitement utilisable pour l’étude de la formation des premiers États. Cependant, cette approche n’est pas aussi nouvelle que les lectrices et lecteurs non avertis pourraient être amenés à le croire : le quatuor bien établi de Michael Mann, constitué par les pouvoirs idéologique, économique, militaire et politique (IEMP), est tout simplement ignoré[10]. Étant donné que ces différentes origines n’ont pas toujours et partout été configurées ou imbriquées de la même manière, il était quasiment inéluctable que l’on observe des variations significatives dans la dynamique de la formation de l’État — mais il s’agit vraiment d’une idée connue depuis longtemps.
Au lieu d’exposer les modèles existants, Graeber et Wengrow préfèrent invoquer d’extraordinaires hommes de paille selon lesquels, nous disent-ils, « il n’y a qu’une seule issue possible, c’est-à-dire que les divers types de domination doivent fatalement s’associer sous la forme particulière qu’ont prise les États-nations américain et français à la fin du XVIIIe siècle ». Étant donné combien l’étude de la formation de l’État tend à être imprégnée de notions d’exceptionnalisme européen ou occidental, rien n’est plus éloigné de la vérité. Ainsi, ce que Graeber et Wengrow présentent comme la « seule issue possible » est généralement considéré comme un résultat très inhabituel, voire unique, circonscrit à une petite partie du monde qui, à cet égard, est considérée comme très différente de toutes les autres.
Dans une resucée de ce raisonnement spécieux, Graeber et Wengrow nous avertissent que l’ancien régime chinois Shang du deuxième millénaire avant notre ère « n’est pas la “naissance de l’État”, c’est-à-dire l’apparition à un stade embryonnaire d’une institution neuve et inédite qui se serait ensuite développée, puis progressivement incarnée dans des formes modernes de gouvernement ». Encore une fois, pourquoi l’aurait-il été ? Il s’agissait de la première itération d’une série d’exercices de formation étatique qui, avec le temps, aboutirent à des systèmes de gouvernance plus durables et mieux adaptés.
Le rappel des auteurs selon lequel, face à des vestiges archéologiques anciens, « il serait sage de nous abstenir de plaquer l’image de l’État-nation moderne sur ces surfaces brutes[11] » est encore plus absurde. Qui fait cela ?
Dans leur examen de cas historiques, leur insistance sur un concept maximaliste de l’État les contraint à adopter la position déjà familière du tout ou rien : une entité politique ancienne ne correspondant pas à des normes étroitement définies n’était probablement pas un État du tout. Par exemple, dans leur affirmation selon laquelle « il n’y a pas non plus de preuve irréfutable que les villes de l’ancienne Mésopotamie, même lorsqu’elles étaient dirigées par des dynasties royales, aient atteint une quelconque mesure de souveraineté territoriale réelle[12] », l’adjectif « réelle » joue un rôle majeur. La formation de l’État fut un processus très long — tout comme la diffusion de l’agriculture, par exemple, ou la création de villes durables qui ne s’effondraient pas après quelques siècles —, qui est d’ailleurs toujours en cours. Les États-Unis d’aujourd’hui sont très différents de ceux d’il y a un siècle.
Graeber et Wengrow ne semblent pas en avoir conscience ou paraissent s’en désintéresser : ils laissent entendre que la formation de l’État précède en quelque sorte l’existence de l’État à proprement parler, une perspective reflétée dans leur commentaire selon lequel si l’empire inca « doit être qualifié d’État, il était encore largement en formation ». Mais tous les États ont toujours été et sont encore en formation. En outre, la formation d’un État inclut ce que nous pourrions appeler une déformation de l’État — une diminution de la concentration de sa capacité de coordination. Les détours, voire les effondrements, ne peuvent être utilisés pour invalider l’histoire : ils en font simplement partie. De même, la métaphore des auteurs selon laquelle des « royaumes en dilettante » [« royaumes intermittents », dans Au commencement était… (LLL), NdT] seraient, au fil du temps, devenus plus substantiels, tout comme « l’agriculture en dilettante » se serait transformée en « agriculture sérieuse », est parfaitement compatible avec les théories conventionnelles de la formation de l’État. Tous ces processus peuvent être, et ont souvent été, très longs.
Leurs jeux de mots n’ajoutent rien de substantiel. Il importe peu que « les conquistadores espagnols ne se demandaient pas s’ils étaient en présence d’États — un concept alors embryonnaire. Ils parlaient de royaumes, d’empires et de républiques, autant de termes qui font finalement tout aussi bien l’affaire, si ce n’est mieux, à certains points de vue. » Après tout, le monde a évolué au cours des 500 dernières années. Nous avons élaboré une foule de nouveaux concepts analytiques à appliquer au passé et au présent. Mais pour quelque raison, Graeber et Wengrow se préoccupent beaucoup de ce fait anodin, opposant les « historiens » qui parlent encore, très convenablement (selon eux), de royaumes, d’empires et de républiques, aux « spécialistes des sciences sociales » qui préfèrent parler d’États et de leur formation. Tout cela n’a aucune importance à moins de définir les royaumes, les empires, les républiques et les États comme quatre catégories complètement différentes, ce que nous n’avons aucune raison de faire à moins de souscrire à une définition particulièrement maximaliste des derniers[13].
D’autres personnages de paille apparaissent sous la forme de leur affirmation selon laquelle « on considère généralement que l’on est en présence d’un État lorsqu’une poignée de fonctions gouvernementales essentielles — l’armée, l’administration et la justice — passent aux mains de spécialistes qui s’y consacrent à plein temps ». Combien de chercheurs croient réellement cela ? Il est largement su et admis que les fonctionnaires prémodernes étaient souvent des membres de l’élite propriétaire qui exerçaient leurs fonctions en à‑côté, afin de renforcer leur statut et d’augmenter leurs revenus lorsqu’ils n’étaient pas occupés à gérer leurs domaines ou d’autres affaires similaires. Les armées permanentes furent rares au cours de l’histoire. (L’on notera, en passant, que ceux qui furent possiblement les premiers spécialistes à plein temps, à savoir les scribes, ne sont pas mentionnés par Graeber et Wengrow). Les « spécialistes des sciences sociales » tant vilipendés apprendront par ailleurs qu’ils ont réussi, d’une manière ou d’une autre, à demeurer ignorants de l’existence d’un « fossé entre ce que les élites prétendent pouvoir faire et leurs capacités réelles[14] » — cette évidence largement reconnue était immuablement vrai par le passé, tout comme aujourd’hui.
Graeber et Wengrow confondent le territoire et les individus. Leur observation — destinée à minimiser la place de l’État dans l’histoire de l’humanité — selon laquelle, pendant « la majeure partie » des 5 000 dernières années, « villes, empires et […] royaumes » étaient « des cas singuliers, des îlots de hiérarchie politique au milieu d’un océan de territoires où vivaient des peuples […] réfractaires par principe à tout système d’autorité fixe et englobant » est techniquement correcte mais extrêmement trompeuse dans la mesure où elle se fonde sur l’espace plutôt que sur le nombre d’habitants. D’après ce que l’on sait, la majorité des représentants de notre espèce vivent sous l’influence de régimes politiques aux hiérarchies bien établies depuis plusieurs milliers d’années. Au début de l’ère commune, c’est peut-être jusqu’aux trois quarts des humains de la planète qui vivaient dans à peine quatre empires eurasiens.
L’assimilation par Graeber et Wengrow de l’absence de monarchie à une organisation démocratique mérite également d’être commentée. L’exemple qu’ils ont choisi est celui de la Tlaxcala du début du XVIe siècle, une république quadripartite du centre-est du Mexique, dont constitution, selon les propres mots d’Hernan Cortés, « ressemble à celles de Venise, de Genève ou de Pise, parce qu’il n’y a point de chef qui soit revêtu de l’autorité suprême. Beaucoup de Caciques résident dans la ville. Les paysans laboureurs sont leurs vassaux ; & possèdent néanmoins des portions de terre plus ou moins considérables. En temps de guerre, ils se réunissent tous, & le capitaine général fait les dispositions. » Graeber et Wengrow ne citent que la première de ces phrases. Leur élision du pouvoir seigneurial leur permet, l’air de rien, d’associer ce système politique — régi par un conseil de 50 à 100 nobles héréditaires pour la plupart mais pas exclusivement, coordonné par quatre chefs principaux — à une « démocratie » dotée d’une « assemblée urbaine mature ». Ils choisissent plutôt de mettre en valeur une chronique ultérieure de la façon dont les individus souhaitant siéger au conseil devaient se soumettre à une préparation pénible et éprouvante, sans toutefois mentionner que les rituels de saignée publique étaient également courants parmi les puissantes élites mayas, que l’on ne saurait assimiler à des parangons de gouvernance démocratique.
En 1519, nous disent Graeber et Wengrow, le conseil tlaxcalan délibéra afin de savoir s’il fallait soutenir les Espagnols. Les auteurs font grand cas des discours sophistiqués prononcés par l’érudit espagnol Cervantes de Salazar une quarantaine d’années plus tard : ils les prennent pour argent comptant[15], malgré l’inclusion d’une remarque révélatrice de l’un des orateurs selon laquelle une telle alliance aurait pour effet de les réduire « en esclavage » — ils notent même sans sourciller que « Xicotencatl l’Ancien avait vu juste ». Cette interprétation littérale de la tradition vise à documenter « l’aisance argumentative [des] politiciens » dans la « démocratie de Tlaxcala ».
Cependant, quelle que soit la foi que nous accordons aux détails de ce récit de troisième main, les joutes rhétoriques d’oligarques ne permettent certainement pas eo ipso de déduire l’existence d’une « démocratie ». Tout comme la politique aristocratique tend à être un élément clé des systèmes formellement monarchiques, les aristocrates qui se passent de rois pour régler les choses directement entre eux représentent simplement une forme plus manifeste de domination d’une élite, même si cela peut impliquer des processus plus ou moins démocratiques — l’interminable débat sur le degré de démocratie de la République romaine en est un exemple. En elle-même, l’absence de rois et la présence de conseils, voire d’assemblées, ne constituent pas de bons indicateurs de la dynamique du pouvoir politique.
Tout comme dans leur discussion de l’agriculture, Graeber et Wengrow se rabattent finalement sur quelques concessions. « Dans l’ensemble, on pourrait excuser ceux qui pensent que l’histoire suit une progression uniforme en direction de l’autoritarisme. De fait, sur le très long terme, cela s’est vérifié. À l’époque où des sources écrites deviennent disponibles, seigneurs, rois et autres empereurs à visées planétaires sont déjà en place un peu partout[16]. » Plus loin : « C’est un fait avéré que dans la plupart des régions où des villes sont apparues, de puissants royaumes ou empires ont fini par se développer à leur tour. » La manière dont James C. Scott « décrypte […] le fonctionnement du piège de l’agriculture » — son modèle liant la formation de l’État et l’agriculture céréalière (Homo Domesticus, 2019, La Découverte) — est favorablement accueillie. À un moment donné, les auteurs semblent même faire la paix avec la « construction étatique », qui « recouvre un nombre déconcertant de réalités extrêmement différentes […]. Mais […] à y regarder de plus près, l’éventail des possibilités est loin d’être infini. » Chaque mot est vrai, mais là encore, rien de nouveau. Il s’agit simplement d’un bref résumé de ce que les spécialistes des États antiques disent depuis plusieurs décennies.
Dans l’ensemble, Graeber et Wengrow entreprennent un examen des différents modes de formation de l’État dans différentes parties du globe, principalement en Mésopotamie, en Égypte, en Méso-Amérique et dans la région andine, étayé par des observations stimulantes sur les configurations spécifiques des principales bases du pouvoir social. Deux éléments appellent une exploration plus approfondie. Le premier est la reconstruction que font les auteurs des versions de premier ordre et de second ordre des structures politiques, dans laquelle les systèmes de second ordre combinent deux des trois bases pour accroître leur capacité de contrôle et d’action collective. Il s’agit là d’un modèle prometteur, même s’il s’accorde mal avec leur propre verdict selon lequel « partir à la recherche des origines de l’État, ou des origines de l’inégalité, c’est tout simplement poursuivre des chimères ». La recherche de telles origines est exactement l’objectif de leur modèle.
Le deuxième élément digne d’intérêt est leur réfutation de tout lien entre le pouvoir étatique et la « civilisation », et plus particulièrement leur critique des expressions métaphoriques très usitées stipulant des périodes « pré », « post » et « intermédiaire » qui, dans la pratique, tendent à valoriser le pouvoir étatique et les beaux-arts par-dessus tout. Les périodes « intermédiaires », au cours desquelles les États forts échouèrent et les libertés s’étendirent, auraient pu offrir de meilleures conditions aux masses. Pourtant, même à cet égard, de leur propre aveu, Graeber et Wengrow ne sont pas aussi « radicaux » qu’ils auraient pu l’être, car un récit « vraiment radical » se concentrerait précisément sur ces périodes et ces lieux intermédiaires, cependant qu’ils ne font que rapporter « la bonne vieille histoire rebattue », simplement expurgée de ce qu’ils considèrent comme la téléologie de modèles en étapes rigides.
En réalité, une grande partie de cette téléologie est déjà passée de mode, et de leur propre initiative, les auteurs confirment la validité des tendances générales. En fin de compte, dans quelle mesure leur récit de la formation des premiers États diffère-t-il non seulement des perspectives que l’on retrouve dans la plupart études récentes — qui, bien sûr, gagnent toujours à être vulgarisées et synthétisées —, mais aussi — au moins dans les grandes lignes — de ce que nous avons toujours pensé ?
L’on pourrait se demander si Graeber et Wengrow partagent ces interrogations. Après tout, au moment de conclure leur discussion sur la formation de l’État, ils décident de déplacer les poteaux de but. L’air de jouer les avocats du diable, ils notent les tendances générales, soulignent les conséquences observables, parfaitement cohérentes avec le narratif conventionnel (« ce qui compte, c’est la façon dont les choses se sont terminées, non ? »). En réalité, ils cherchent en réalité à limiter leur analyse à la contingence : « En fait, résumera notre contradicteur, vous dites simplement que l’inévitable a légèrement tardé à se produire, ce qui ne le rend pas moins inévitable. » N’est-ce pas, se demandent-ils, que nous avons affaire à des conclusions préétablies : tout comme dans le cas de l’agriculture, la construction étatique a pris beaucoup de temps mais a connu un grand succès : une fois que les États céréaliers se sont développés, leur population s’est accrue, et ils ont supplanté d’autres formes d’organisation.
Bien entendu, il s’agit exactement de ce qu’il s’est passé. Mais fallait-il absolument qu’il en soit ainsi ? « […] nos gouvernements actuels, avec leur combinaison particulière de souveraineté territoriale, d’administration tentaculaire et de concurrence politique, avaient-ils quoi que ce soit d’inéluctable ? Étaient-ils l’aboutissement nécessaire de l’histoire ? » Au moment même où Graeber et Wengrow concèdent que les résultats finaux importent, ils se rétractent pour réfléchir à leur « inéluctabilité ». Prise au pied de la lettre, la notion d’inéluctabilité place la barre très haut. Il s’avère bien plus difficile de la certifier que de documenter des modèles et des tendances[17]. S’agit-il de leur dernier retranchement, de leur dernière chance de l’emporter en faisant valoir un détail technique ?
Mais alors, comment établir l’absence de l’inéluctabilité ? Le raisonnement contrefactuel pourrait être une option, mais ils le rejettent expressément — « l’exercice est vain ». Où peut-on trouver des alternatives dans la vie réelle ? Graeber et Wengrow se rapprochent dangereusement de l’idée selon laquelle l’Ancien Monde était une cause perdue depuis le début : l’émergence de l’agriculture céréalière et d’États plus efficients en de multiples endroits ainsi que les interconnexions suprarégionales croissantes rendirent le triomphe de l’État difficile à éviter.
Les Amériques, préservées en tant que système mondial totalement séparé jusqu’en 1492, sont le seul « vrai point de comparaison indépendant ». Pour cette raison, les concernant, nous pouvons « réellement[18] » nous poser des questions comme : « Était-il inévitable que la monarchie s’impose comme la forme de gouvernement prédominante […] ? La culture des céréales est-elle réellement un piège […] ? Est-ce une fatalité que d’autres suivent son exemple ? L’histoire de l’Amérique précolombienne, au moins[19], oppose à toutes ces questions un retentissant : “Non !” »
Cela plante le décor de l’épreuve de force finale. Sans le dire avec autant de mots, leur emploi de « au moins » et de « réellement » concède implicitement qu’un évolutionnisme social déterministe caractérise effectivement la majeure partie du globe. Tout repose sur l’Amérique du Nord, considérée comme la seule alternative réelle à l’intérieur du Nouveau Monde étant donné que l’émergence des autocraties aztèques et incas, à partir d’origines diverses, exclut également l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud de leur revendication.
Graeber et Wengrow esquissent une trajectoire familière pour le sud et le centre-est de l’Amérique du Nord. Dans la première moitié du premier millénaire de notre ère, la culture Hopewell est parvenue à produire d’importants ouvrages en terre malgré son investissement limité dans l’agriculture. Après son déclin, la culture du maïs et les guerres devinrent plus fréquentes. Par la suite, au XIe siècle, à Cahokia, dans le sud de l’Illinois, l’on observe la construction d’un grand site comptant peut-être 15 000 habitants, caractérisé par des constructions monumentales, des hiérarchies sociales, des massacres et un contrôle de l’élite sur la ville et son arrière-pays, ainsi que par une influence culturelle étendue — en d’autres termes, l’émergence d’un État céréalier. Pourtant, Cahokia fut abandonné au quatorzième siècle. Les plus petites entités politiques qui lui succédèrent périclitèrent également.
Graeber et Wengrow font grand cas de ces échecs et de l’abandon de la culture des céréales dans l’est de l’Amérique du Nord. Cependant, rien de tout cela ne semble particulièrement remarquable au regard du contenu de leur propre livre. Une cité beaucoup plus puissante et influente, Teotihuacan, avait également connu un échec spectaculaire, tout comme d’autres centres méso-américains et andins antérieurs. Plus tôt dans leur ouvrage, ils évoquent une interruption de la culture des céréales en Europe centrale et septentrionale après 4500 avant notre ère et racontent comment les habitants de la Grande-Bretagne ont abandonné la culture des céréales vers 3300 avant notre ère pour ramasser des noisettes tout en élevant des porcs et du bétail. De l’autre côté de l’Atlantique, le recours des populations amazoniennes à l’agriculture a fluctué (augmentation et diminution) pendant des milliers d’années.
En ce qui concerne l’Amérique du Nord, ils notent utilement qu’elle « était relativement peu peuplée », ce qui constitue une condition essentielle à l’existence d’alternatives, d’options envisageables — dispersion loin des centres basés sur l’agriculture et retour au fourrageage. En outre, l’absence de chevaux limitait la capacité des conquérants à projeter leur pouvoir, réduisant ainsi les inégalités et la possibilité d’une expansion par le biais de la violence organisée[20]. Ces deux facteurs induisaient une inhabituelle absence de circonscription qui maximisait la flexibilité.
Étant donné l’absence de facteurs favorables à la formation étatique ou au développement d’un engagement ferme envers la production alimentaire, il n’y a peut-être pas grand-chose à expliquer ici. Les effondrements et les discontinuités étaient courants dans le monde entier, même dans les endroits où les conditions n’étaient pas aussi défavorables aux premiers États qu’elles ne le furent pour Cahokia et le cahokianisme. De plus, en l’espace de quelques siècles, l’impact de l’arrivée des Européens commença à se faire sentir, amplifiant les facteurs défavorables à l’agriculture et la construction étatique. Comme le notent Graeber et Wengrow, en Amérique centrale et du Sud, quelque 50 millions d’hectares de terres cultivées retournèrent au monde naturel à cause de l’invasion européenne et des maladies qu’elle apportait. Ils notent également qu’en Amérique du Nord, la disparition, au XVIIIe siècle, des « petits royaumes » qui existaient encore aux XVIe et XVIIe siècles est associée par « beaucoup d’historiens contemporains […] au choc de l’invasion européenne, avec son cortège de guerres, d’esclavage, de conquêtes et de maladies ».
Compte tenu de tout cela — le modèle familier de concentration et de desserrement, l’absence de circonscription, l’impact croissant de l’attrition induite par les Européens —, il n’est pas évident que l’histoire de ces groupes indigènes représente une véritable alternative aux tendances conventionnelles. Cependant, pour Graeber et Wengrow, qui n’ont pas d’autres candidats, il est nécessaire que tel soit le cas. Il en résulte un récit dans lequel ce qui s’est produit après le XIVe siècle n’a pas été déterminé par ces facteurs interdépendants, mais résulte plutôt d’une « réaction » contre l’expérience cahokienne — une réaction « si violente que les répercussions s’en font encore sentir aujourd’hui ». Et si ses répercussions s’en font encore sentir aujourd’hui, en tout cas selon Graeber et Wengrow, c’est parce que cette « réaction » aurait contribué au développement d’une philosophie politique chez les Iroquois (physiquement très éloignés, de l’aveu même des auteurs, de Cahokia) qui aurait ensuite inspiré la pensée européenne des Lumières par l’intermédiaire d’interlocuteurs indigènes (le thème principal du chapitre 2).
D’aucuns y verront un enchevêtrement de conjectures, d’autres un scénario qui mérite réflexion. Graeber et Wengrow sont plus confiants : « Depuis la chute de Cahokia, la tendance dominante était au rejet des chefs suprêmes de tout acabit et à l’adoption de structures institutionnelles mûrement réfléchies pour éviter qu’ils ne réapparaissent. » Et c’est cette « réaction » qui permit aux indigènes d’Amérique du Nord « d’échapper presque totalement au “piège” évolutionniste de l’agriculture — celui-là même qui, à en croire le récit conventionnel, précipiterait inéluctablement les sociétés vers un État ou un empire tout-puissant. Ils l’ont fait en développant des sensibilités politiques qui ont durablement influencé les penseurs des Lumières et qui, par leur truchement, restent bien vivantes aujourd’hui. »
La deuxième partie de cette thèse appelle des retours critiques de la part d’historiens des idées[21], tandis que la première — le poids attribué à une réaction anti-Cahokia consciente — apparaît comme une cible encore plus évidente, et non seulement parce qu’elle dépend de conjectures en série. Surtout parce que l’importance particulière que Graeber et Wengrow accordent aux développements post-Cahokia ne s’accorde pas avec les prémisses centrales de leur propre travail. Tout au long de leur livre, les auteurs s’efforcent de souligner — à juste titre — la lenteur, la nature progressive et les fréquentes discontinuités qui caractérisent les grands processus tels que la transition vers une alimentation exclusivement basée sur la production alimentaire et l’avènement de structures étatiques hiérarchisées. J’ai d’ailleurs cité certaines de leurs déclarations à ce sujet.
Comparativement, l’Amérique du Nord n’apparaît pas comme une exception évidente. Environ 7 000 ans séparent les premières traces connues d’agriculture et l’apparition d’États archaïques en Amérique centrale et dans les Andes. Ce temps de latence est similaire à celui qu’on observe au Moyen-Orient, et légèrement plus long que celui qu’on constate en Asie de l’Est, au Sahel et en Afrique australe. En Amérique du Nord, la domestication des plantes locales commença au cinquième millénaire avant notre ère. Le maïs ne fut introduit que beaucoup plus tard. En regard des autres chronologies, l’absence de formation d’un État durable en Amérique du Nord antérieurement à l’invasion européenne peut difficilement être considérée comme une anomalie. En fin de compte, si le scénario de la « réaction » anti-Cahokia est le meilleur argument que Graeber et Wengrow parviennent à concevoir afin de prouver l’existence de trajectoires alternatives en matière d’évolution sociale, les déterministes peuvent dormir tranquilles.
Au commencement était… possède de belles qualités. La volonté et l’aptitude de ses auteurs à actualiser, étoffer et rééquilibrer les récits conventionnels en exhumant des millénaires négligés et des expériences muettes sont impressionnants et louables. Ils parviennent à montrer ce qu’il se passe « quand on met l’accent non pas sur les cinq mille années au cours desquelles la domestication des céréales a donné naissance aux aristocraties ultra-protégées, aux armées de métier et à la servitude pour dette, mais plutôt sur les cinq mille années où cela n’a pas été le cas ». Graeber et Wengrow ont raison de nous rappeler le risque que, dans les comptes rendus plus rationalisés, « de gigantesques pans de notre passé » soient « rendus littéralement invisibles », et ne demeurent connus que « d’une infime minorité de chercheurs qui ont tendance à garder leurs découvertes pour eux ». Leur ouvrage vise à mettre en lumière ces expériences trop souvent marginalisées[22]. À cet égard, leur livre nous rend un grand service.
Une vertu connexe réside dans leur critique des classicismes qui fétichisent le pouvoir de l’État, la stabilité et les beaux-arts au détriment des libertés et de l’expérimentation, un thème qui — comme ils le suggèrent eux-mêmes — aurait mérité d’être approfondi. Leur perspective résolument mondiale — essentielle pour la tâche qu’ils se sont fixée —, comprenant notamment un traitement détaillé de l’Amérique du Nord, est un autre point fort de leur ouvrage. Cela dit, il est vrai qu’ils ne prennent pas en compte l’Afrique subsaharienne. Des sites comme Jenne-jeno auraient pourtant pu étayer leur argumentation, mais le livre est déjà très long (et des suites auraient très bien pu suivre).
Ces qualités, à mon avis du moins, font que ce livre vaut la peine d’être lu. Mais en même temps, un certain nombre de lacunes et d’idiosyncrasies nuisent à leurs efforts. Graeber et Wengrow choisissent aveuglément et fermement d’adopter une approche idéaliste. Selon eux, les idées, la délibération raisonnée et le libre choix constituent les déterminants essentiels des développements historiques : les conditions matérielles et les incitations et contraintes environnementales ou technologiques sont insignifiantes en comparaison. Ils invoquent bien des facteurs écologiques lorsque cela les arrange, mais le spectre des « partisans du déterminisme environnemental » n’est jamais loin. Cependant, le « déterminisme », ainsi que leur admission occasionnelle du fait que l’écologie et la technologie rendirent certains développements « possibles », ne sont que des extrêmes délimitant un large éventail d’approches explicatives plus équilibrées. À tout le moins, tout récit plausible des débuts de notre histoire doit accorder l’importance qu’elle mérite à l’influence de l’environnement et des changements technologiques. Le plus souvent, malheureusement, Graeber et Wengrow font peu de cas de la géographie, de l’écologie, de la démographie et de la technologie, et évitent généralement les arguments et explications matérialistes : ils ne les évoquent que pour les rejeter explicitement.
Les auteurs expliquent leur position avec une franchise louable. Oui, ils sont conscients que « la conjonction de l’environnement et de la technologie a bel et bien des conséquences, souvent décisives ». Ils concèdent que les explications environnementales et technologiques (ou culturelles, d’ailleurs) ne sont pas nécessairement mauvaises. Cependant, ils les considèrent comme problématiques pour une raison très spécifique : selon eux, ces explications « nous considèrent déjà comme bloqués, prisonniers. Voilà pourquoi nous tenons tant, pour notre part, à mettre en avant l’idée d’autodétermination. »
Il s’agit peut-être de l’affirmation la plus importante de tout leur livre. Ses implications sont claires. En accordant trop d’attention et de poids à ces facteurs, nous pourrions être amenés à conclure que les arrangements sociopolitiques contemporains sont trop difficiles à changer parce que trop lourdement contraints par la technologie et la culture existantes. Pour Graeber et Wengrow, peu importe que cela soit le cas ou non : ce qui importe, c’est qu’une telle perspective s’avèrerait idéologiquement peu attrayante. Ils admettent sans ambages qu’il s’agit de la raison pour laquelle ils écartent ces facteurs — par engagement idéologique envers ce qu’il paraît aujourd’hui possible de changer par le biais de l’action collective.
Au cas où l’on penserait que de tels a priori pourraient corrompre leur lecture des débuts de l’histoire, ils nous disent de ne pas nous inquiéter, car « l’endroit précis où nous plaçons le curseur entre liberté et déterminisme relève largement de nos préférences personnelles ». Cette prémisse leur permet « de placer le curseur un peu plus à gauche qu’on ne le fait d’ordinaire » (d’où le titre de mon essai).
Mais est-il vrai que la part de liberté et la part de déterminisme, dans le développement historique, « relève largement de nos préférences personnelles » ? Il apparaît plutôt qu’il s’agit de tout autre chose, à savoir de l’un des plus grands défis intellectuels qui soient : trouver des moyens de jauger, du mieux que nous pouvons, de leurs importances respectives. Qu’il ne soit peut-être jamais possible d’y parvenir de manière parfaitement satisfaisante aux yeux de tous est loin d’être une raison pour renoncer d’avance et déclarer qu’il s’agit (« largement ») d’une question de préférence personnelle.
L’évaluation de leurs importances respectives est un travail difficile. Elle nécessite précisément le type d’examen que Graeber et Wengrow rejettent : la cartographie, le traitement et le codage de données à grande échelle, à l’appui de l’étude statistique des corrélations, des probabilités et de la signification, en vue de comprendre les forces et les limites de certains schémas et tendances et d’évaluer l’impact de facteurs spécifiques (par exemple, Turchin et al. 2018 ; Currie et al. 2020). Sans ces données, le placement du curseur se réduit en effet à une simple question de préférence. Mais il ne doit pas nécessairement en être ainsi, et — du moins chez les universitaires rigoureux — il ne devrait pas en être ainsi.
On remarque encore d’autres problèmes de fond et de forme. Dans leur critique éclairée, Lindisfarne et Neale reprochent à Graeber et Wengrow de négliger la question de la classe et du conflit de classe. À juste titre. La question la plus intéressante n’est pas tant de savoir s’il y avait un roi ou une bureaucratie ou quelle était leur puissance, mais plutôt de savoir de quelle manière et dans quelle mesure des groupes d’élite exerçaient le pouvoir et jouissaient de privilèges structurels. Après tout, l’impôt et le tribut versés aux dirigeants et la rente perçue par ceux qui contrôlent les moyens de subsistance n’étaient que les deux faces d’une même pièce, reflétant la lutte entre quelques-uns pour les ressources générées par la multitude. J’ai déjà fait allusion au fait que le livre néglige la guerre en tant que force influençant le développement sociétal.
J’ai également mentionné des exemples de l’empressement de Graeber et Wengrow à concevoir des scénarios tout-ou-rien dans lesquels ils considèrent que les écarts par rapport aux modèles simplifiés invalident les modèles en tant que tels. Leur mode d’engagement avec leurs pairs est également préoccupant. Ars longa vita brevis — quiconque peint sur une toile aussi large que la leur doit nécessairement être sélectif. Un récit de vulgarisation de l’aube de « tout » (le titre de la version originale du livre de Graeber et Wengrow est The Dawn of Everything, soit « l’aube de tout », NdT) ne peut adhérer aux normes rigoureuses d’une analyse documentaire. Cependant, Graeber et Wengrow optent pour la parcimonie, reniant l’approche conventionnelle qui consiste à exposer différentes interprétations et à expliquer leur propre préférence pour une version particulière. Et ce, au prétexte que cela aurait surchargé le lecteur ou la lectrice. Il serait plus exact de dire que cela aurait alourdi le texte. Mais c’est à cela que servent les notes de fin de texte.
Difficile, en fin de compte, de déterminer ce qui s’avère le plus problématique : l’occultation des chercheurs épousant déjà les idées que Graeber et Wengrow présentent comme brillantes et nouvelles ; l’occultation de la littérature mettant en lumière l’impact de facteurs tels que la géographie, l’écologie, la technologie ou la guerre ; la ribambelle de citations mises en exergue d’auteurs non spécialisés adhérant à des positions dépassées, comme si elles représentaient des défauts courants du monde universitaire contemporain ; ou la condamnation non étayée de positions imaginaires. Au lieu de débattre avec leurs collègues historiens, archéologues et anthropologues sur des questions de fond, ils préfèrent fustiger des écrivains grand public comme le physiologiste Jared Diamond, le psychologue Steven Pinker ou le primatologue Robin Dunbar[23]. Heureusement, les insultes directes, comme celle qu’ils profèrent à l’encontre de plusieurs autres chercheurs en écrivant que « vient un moment où il faut dire : stop, les enfants ont assez joué », restent rares.
Au début de leur ouvrage, Graeber et Wengrow énoncent trois objectifs : la quête de la vérité ; le désir de rendre le passé moins « inutilement ennuyeux » en mettant en valeur ce qui relève de la diversité ou de la flexibilité ; et le fait de trouver des moyens d’éviter les « conséquences politiques désastreuses » des récits standards. Bravo pour la vérité : le postmodernisme a fait son temps. Bravo aussi pour la volonté de rendre le passé plus vivant : les récits simplifiés peuvent en effet apparaître comme desséchants et réducteurs. Le réductionnisme, bien sûr, souvent considéré comme l’un des plus graves péchés intellectuels, est la bête noire des humanités universitaires. À leur crédit, Graeber et Wengrow affirment apprécier sa valeur — « simplifier le monde pour le comprendre et en découvrir de nouveaux aspects est donc une étape naturelle » — et se méfier seulement de l’excès — « c’est quand la simplification se prolonge au-delà de la découverte qu’elle n’est plus acceptable ». Dit ainsi, difficile de ne pas être d’accord. Mais les auteurs ne doutent pas de l’identité de ceux qui sont coupables de simplifications outrancières : il s’agit de « spécialistes des sciences sociales » (généralement non nommés). Graeber et Wengrow cochent toutes les cases familières : la quête du « wie es eigentlich gewesen » (« ce qui s’est réellement passé ») à la Ranke, l’aspiration en vogue consistant à compliquer les récits et l’animosité fratricide d’une histoire et d’une anthropologie qui sont passées des sciences sociales aux sciences humaines.
Mais qu’en est-il du troisième objectif, la finalité politique ? Graeber et Wengrow sont certains que nous sommes « coincés », en témoigne leur question réitérée consistant à se demander comment cela se fait-il. Ils sont également certains que « l’humanité a bel et bien fait fausse route à un moment donné de son histoire » : « l’état du monde actuel en est une preuve éloquente ». Mais à quel point les choses ont-elles mal tourné, et de quelle manière ? Autrement dit, quel est le problème ? S’agit-il du capitalisme tardif, des héritages colonialistes et racistes, de la dégradation de l’environnement ou de tout cela à la fois ? Par commodité, et peut-être à dessein plutôt que par hasard, les lecteurs et lectrices sont laissés libres de choisir — stratégie prometteuse étant donné que tout le monde est susceptible d’être contrarié par au moins un aspect des affaires humaines.
Leur condamnation du présent ne s’exprime concrètement qu’à une seule reprise : « L’histoire de l’humanité a déraillé, c’est un fait incontestable. Aujourd’hui, un pourcentage infime des habitants de la planète tiennent entre leurs mains la destinée de tous les autres, et ils la gèrent de manière de plus en plus catastrophique. » Comment cette idée s’accorde-t-elle avec le fait que la proportion de l’humanité vivant dans des démocraties libérales ou électorales est passée de presque rien il y a deux siècles à environ un tiers aujourd’hui ? Et avec la croissance simultanée de la prospérité, de la santé, de la longévité et des connaissances[24] ? Peu importe : si Graeber et Wengrow admettent d’emblée qu’il est difficile de contester les statistiques du progrès, ils se demandent s’il est « vrai que la “civilisation occidentale” a amélioré la vie de tous » — un critère très élevé si pris au pied de la lettre.
Quelle que soit la façon dont nous définissons les défauts du présent, les auteurs cherchent à y remédier. En fin de compte, c’est à cela que sert le livre : une meilleure compréhension du passé nous aidera à améliorer notre propre avenir. Pour ce faire, nous devons d’abord « redécouvrir les libertés qui nous rendent intrinsèquement humains » ; les redécouvrir, c’est-à-dire, dans les archives historiques. Graeber et Wengrow sont conscients que leur récit peut être considéré comme encore plus tragique que les versions téléologiques tronquées, précisément parce qu’il met en lumière des alternatives qui ont existé mais qui ont disparu depuis longtemps. « Mais il y a aussi une autre manière de voir les choses : les possibilités d’interventions humaines, aujourd’hui encore, sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent[25]. » Dans le contexte de leur propre récit, ce « aujourd’hui encore » sort de nulle part, même s’ils le présentent comme axiomatique, comme évident. Ils n’expliquent jamais pourquoi tel est le cas : ils le prennent simplement pour acquis. Il ne s’agit pas de pinailler : Graeber et Wengrow se font fort de remettre en question tout ce qui ressemble à une hypothèse incontestée. Pourtant, leur propre axiome se trouve précisément ici.
Est-ce au moins plausible ? À mesure qu’un mode de vie particulier devenait dominant, les alternatives antérieures perdaient lentement mais sûrement de leur pertinence, tant en termes d’héritage — leur impact sur notre propre monde — qu’en matière d’inspiration — ce qu’elles peuvent nous inciter à faire aujourd’hui. Par conséquent, nous sommes plus profondément façonnés par les coutumes agraires — un fait que Graeber et Wengrow eux-mêmes illustrent de manière évocatrice — que par les habitudes plus lointaines des fourrageurs ancestraux et des « agriculteurs en dilettante ». Cela ne justifie pas le fait d’ignorer ou de négliger ces derniers. Mais cela nous oblige à nous confronter à une question fondamentale : qu’est-ce que ces traditions d’un autre âge ont à nous offrir aujourd’hui, comment peuvent-elles nous apprendre à faire des choix différents dans le présent ? Après tout, s’il est longtemps resté possible d’échapper à l’emprise de l’État, « ce monde n’est plus le nôtre ».
À l’image de leur lecture du passé humain, Graeber et Wengrow s’appuient sur l’actuation idéaliste pour combler ce gouffre : « Si l’humanité a bel et bien fait fausse route à un moment donné de son histoire […] c’est sans doute précisément en perdant la liberté d’inventer et de concrétiser d’autres modes d’existence sociale. » Le changement découlerait donc de l’imagination, hier comme aujourd’hui. C’est pourquoi, selon eux, il s’avère impératif de ressusciter une imagination antérieure, plus libre. Mais suffit-il de nous rappeler qu’elle a existé ? Ceux qui contrôlent le passé contrôlent-ils vraiment l’avenir ?
Leur purisme idéaliste enferme Graeber et Wengrow dans une cage de leur propre construction. La prise en compte des perspectives matérialistes les aurait aidés à établir des liens plus significatifs entre le passé et le présent. Si c’était leur mobilité et leur mode de subsistance hybride qui permettaient aux chasseurs-cueilleurs de l’Holocène d’adopter ou de sortir plus facilement de différentes formes d’organisation que les agriculteurs permanents, liés à leurs terres et à leurs cultures, que cela nous apprend-il vis-à-vis de nous (de notre présente situation) ? Les économies de services, les outils numériques et la mondialisation contiennent-ils la promesse d’un nouveau départ ? Le matérialisme n’est pas l’ennemi de la compréhension historique : il lui est essentiel. Il n’est pas non plus l’ennemi du militantisme social. Il pourrait même être son meilleur ami[26].
Walter Scheidel
Traduction : Nicolas Casaux
Références
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Bogaard, A., Fochesato, M., and Bowles, S. 2019. The farming-inequality nexus : new insights from ancient Western Eurasia. Antiquity 93(371): 1129–1143. doi.org/10.15184/aqy.2019.105.
Borgerhoff Mulder, M. et al. 2009. Intergenerational wealth transmission and the dynamics of inequality in smallscale societies. Science 326(5953): 682–688. doi.org/10.1126/science.1178336.
Currie, T. E. et al. 2020. Duration of agriculture and distance from the steppe predict the evolution of large-scale human societies in Afro-Eurasia. Humanities and Social Sciences Communications 7(34). doi : 10.1057/s41599-0200516–2.
Earle, T. 1997. How chiefs come to power : the political economy in prehistory. Stanford : Stanford University Press. Graeber, D. and Wengrow, D. 2021. The dawn of everything : a new history of humanity. New York : Farrar, Straus and Giroux.
Lindisfarne, N., and Neale, J. 2021. All things being equal. https://annebonnypirate.org/2021/12/16/all-things-beingequal/.
Kohler, T. A. et al. 2017. Greater post-Neolithic wealth disparities in Eurasia than in North and Mesoamerica. Nature 551(7682): 619–622. doi : 10.1038/nature24646.
Mann, M. 1986. The sources of social power, volume I : a history of power from the beginning to A.D. 1760. Cambridge : Cambridge University Press.
Mayshar, J., Moav, O., and Pascali, L. in press. The origin of the state : land productivity or appropriability ? Journal of Political Economy. doi : 10.1086/718372.
Scheidel, W. 2013. Studying the state. In Bang, P. F., and Scheidel, W. (eds). The Oxford handbook of the state in the ancient Near East and Mediterranean, 5–57. New York : Oxford University Press. doi :
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Scott, J. C. 2017. Against the grain : a deep history of the earliest states. New Haven : Yale University Press.
Smith, M. E. 2017. The Teotihuacan anomaly : the historical trajectory of urban design in ancient central Mexico. Open Archaeology 3 : 175–193. doi : 10.1515/opar-2017–0010.
Smith, M. E. 2020. Definitions and comparisons in urban archaeology. Journal of Urban Archaeology 1 : 15–30. doi : 10.1484/J.JUA.5.120907.
Stasavage, D. 2020. The decline and rise of democracy : a global history from antiquity to today. Princeton : Princeton University Press.
Turchin P. et al. 2013. War, space, and the evolution of Old World complex societies. PNAS 110(41): 16384–9. doi : 10.1073/pnas.1308825110.
Turchin, P. et al. 2018. Quantitative historical analysis uncovers a single dimension of complexity that structures global variation in human social organization. PNAS 115(2): E144-E151. doi : 10.1073/pnas.1708800115.
- Dans un même ordre d’idées, il est rare que je fasse référence à d’autres travaux ou que je recours aux notes de bas de page. ↑
- Je désapprouve leur emploi de l’expression « agriculture en dilettante » qu’ils utilisent à de multiples reprises pour qualifier ce mode de subsistance mixte : mettre de la nourriture sur la table (ou du moins sur le sol) jour après jour devait être une affaire sérieuse, peu importe comment elle était obtenue. ↑
- Borgerhoff Mulder et al. 2009 ; Bogaard, Fochesato et Bowles 2019 proposent une théorie et des données pertinentes. ↑
- Comme Graeber et Wengrow le reconnaissent ailleurs, même si ce n’est qu’en passant, la possibilité de recourir au stockage a eu de l’importance. Voir, plus récemment Mayshar, Moav et Pascali, sous presse. ↑
- Leur référence au changement climatique dans le nord de la Chine précipitant le recours à l’agriculture en épuisant les cultures sauvages reste une exception. ↑
- Les auteurs affirment que la guerre n’était pas très importante dans les premières sociétés agricoles, au contraire du commerce l’était. Mais bien entendu, le commerce ancien d’artefacts durables a laissé davantage de traces, contrairement aux guerres qui ne se limitaient pas à des fortifications sophistiquées et à la destruction massive de sites ↑
- La traductrice française du livre de Graeber et Wengrow a malencontreusement rendu l’expression « serious farming » (« agriculture sérieuse ») qu’ils emploient à de multiples reprises dans leur ouvrage par (au moins) deux expressions différentes : « agriculture sérieuse » (ou « agriculteurs sérieux ») et « “vraie” agriculture ». (NdT) ↑
- En contraste, consulter Smith, 2020, pour un examen incisif des définitions d’« urbain » et de « ville ». ↑
- S’il n’est pas de bon ton de faire référence à son propre travail, je me permets de le faire quand même, parce que Scheidel 2013 examine les débats et la littérature sur le sujet de manière très approfondie. Le manque d’espace ne permet même pas d’en faire un bref résumé ici. ↑
- Mann (1986) a au moins la chance d’être cité dans leur bibliographie. Timothy Earle, une autorité de premier plan en matière d’émergence de la complexité sociale, du leadership et de l’inégalité, est consigné dans une damnatio memoriae pure et simple, ce qui leur évite de devoir mentionner son schéma tripartite similaire au leur concernant les origines économiques, militaires et idéologiques de l’émergence du gouvernement (Earle 1997). ↑
- Traduction personnelle. La traduction de cette phrase qu’on retrouve dans la version française officielle, Au commencement était… (paru aux Éditions Les Liens qui Libèrent) est trop impropre pour être utilisée. (NdT) ↑
- Traduction personnelle. La traduction de cette phrase qu’on retrouve dans la version française officielle, Au commencement était… (paru aux Éditions Les Liens qui Libèrent) est trop impropre pour être utilisée. (NdT) ↑
- Au passage, on rappellera, à toutes fins utiles, que dans un livre co-écrit avec feu Marshall Sahlins (intitulée On Kings, soit « Sur les rois », non traduit, 2017), Graeber écrit : « Dans le premier chapitre de cet ouvrage, Marshall Sahlins avance l’argument selon lequel, dans la mesure où il existe un état politique primordial, il s’agit de l’autoritarisme. La plupart des chasseurs-cueilleurs considèrent en fait qu’ils vivent sous un régime de type étatique, et même sous des despotes terrifiants ; simplement, comme nous considérons leurs dirigeants comme des créatures imaginaires, des dieux et des esprits, et non comme des dirigeants de chair et d’os, nous ne les reconnaissons pas comme “réels”. Mais ils sont suffisamment réels pour celles et ceux qui vivent sous leurs ordres. Nous devons donc chercher les origines de la liberté dans une révolte primitive contre ces autorités. » Ainsi que plusieurs anthropologues l’ont fait remarquer, dont Chris Knight dans ce volume, une telle affirmation est à la fois parfaitement fausse et parfaitement absurde. Dans Au commencement était…, Graeber et Wengrow ne reprennent pas cette douteuse assertion, sans doute parce qu’elle ne collerait pas bien aux thèses qu’ils défendent. ↑
- Traduction personnelle. La traduction de cette phrase dans la version française paru aux éditions Les Liens qui Libèrent laisse encore à désirer. (NdT) ↑
- Sur le caractère largement fictionnel des chroniques de Salazar, on peut lire l’étude de Victor Manuel Sanchis Amat intitulée « Cicerón también vivió en Tlaxcala : sobre la ficcionalización de la decisión de los tlaxcaltecas en la Crónica de la Nueva España de Francisco Cervantes de Salazar », publiée le 20 mai 2021 : https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/14753820.2021.1911075 ↑
- Traduction personnelle. Là encore, la traduction officielle que l’on trouve dans la version française (Les Liens qui Libèrent) laisse à désirer. (NdT) ↑
- Par ailleurs, l’on note une certaine incohérence dans leur observation antérieure selon laquelle la « trajectoire historique [est] infiniment moins fixe et immuable, infiniment plus riche en possibilités ludiques, que nous n’avons tendance à le penser ». S’ils s’efforcent de documenter longuement ce dernier point, le premier ne suit pas logiquement : des variations en cours de route ne contredisent pas la possibilité de parvenir à résultats prévisibles ou convergents. ↑
- La phrase dans laquelle Graeber et Wengrow écrivent ce « réellement » (en version originale anglaise, « In the case of the Americas, we actually can pose questions such as […] », soit « Dans le cas des Amériques, nous pouvons réellement poser des questions telles que […] ») n’est malheureusement pas traduite dans la traduction publiée par Les Liens qui Libèrent. (NdT) ↑
- Le « au moins » passe malencontreusement à la trappe dans la traduction publiée par Les Liens qui Libèrent, décidément de bien mauvaise qualité. (NdT) ↑
- Voir Turchin et al. 2013 ; Kohler et al. 2017 ; Bennett 2022 pour des examens de ce facteur, jamais mentionné dans le livre. ↑
- Je ne reviens pas sur leur discussion approfondie de la façon dont la critique indigène aurait inspiré les penseurs européens du siècle des Lumières et leurs idéaux de liberté individuelle et d’égalité politique, non pas parce que ce n’est pas nouveau ou potentiellement important, mais parce qu’il est préférable de laisser des experts y répondre. Il suffit de dire que leur affirmation selon laquelle, dans l’Europe d’avant le XVIIe siècle, en tant que concepts, l’égalité et l’inégalité sociales « n’existaient tout simplement pas » au motif que, dans la littérature médiévale, les termes latins aequalitas et inaequalitas ou leurs équivalents vernaculaires ne furent jamais utilisés pour décrire les relations sociales n’inspire pas bien confiance dans leur approche de l’histoire des idées. Cet exemple reflète également leur fixation sur les mots plutôt que sur la substance : rappelez-vous la signification fallacieuse qu’ils attribuent à l’espagnol du XVIe siècle qui ne conceptualise pas les entités politiques du Nouveau Monde comme des « États », comme nous l’avons vu plus haut. ↑
- Dans un sens important, cependant, ces expériences furent marginales : l’affirmation des auteurs selon laquelle « si l’on met entre parenthèses l’Eurasie à l’âge du fer […], ces périodes sont largement majoritaires dans l’expérience sociale humaine » est vraie sur le plan de l’espace et du temps, mais pas du nombre de vies vécues (qui constituent collectivement « l’expérience sociale humaine ») : les sociétés agraires étatiques possédaient un poids démographique majeur. ↑
- Graeber et Wengrow s’attaquent au seul historien certifié de cette brochette de vilains, Yuval Harari, en déformant ses propos. Ils l’accusent d’avoir assimilé les fourrageurs du paléolithique à des singes, cependant que la citation qu’ils mettent en avant montre qu’il s’agissait d’une métaphore, et lui reprochent d’avoir proposé de reconsidérer l’expansion de la culture des céréales du point de vue du blé (qui a transformé les humains en ses serviteurs, tout comme les chats de dessins animés ont l’habitude de le faire avec leurs propriétaires), une manœuvre pédagogique qu’ils font semblant de prendre au pied de la lettre. Ils ajoutent pourtant eux-mêmes qu’« on ne peut nier que, sur le long terme, notre espèce est effectivement devenue esclave de ses cultures » ! ↑
- Ici s’exprime un biais idéologique majeur de l’éminent professeur de la prestigieuse université de Stanford, aux Amériques. À l’aise dans sa classe et dans sa condition sociales, Walter Scheidel adhère, au moins en partie, à la mystification du sacro-saint Progrès. Ainsi emploie-t-il sans aucune honte les expressions « démocratie libérale » et « démocratie électorale », qui relèvent pourtant de l’oxymore, comme le souligne le politologue Francis Dupuis-Déri dans son livre Nous n’irons plus aux urnes (Lux, 2019) : « Le philosophe Jean-Jacques Rousseau savait que “[l]’idée des représentants est moderne ; elle nous vient du gouvernement féodal”. D’autres philosophes aussi célèbres que Platon et Aristote, dans l’Antiquité grecque, ou encore Spinoza et Montesquieu, aux XVIIe et XVIIIe siècles, considéraient l’élection comme un moyen aristocratique de choisir des chefs. Selon Rousseau, il existe au moins trois formes d’aristocratie : l’aristocratie naturelle issue des talents individuels, l’aristocratie héréditaire des familles nobles et l’aristocratie élective. En référence à l’élection des parlementaires anglais, le philosophe déclarait : “Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien.” Cette réflexion du philosophe était connue dans les débuts de la République française par des députés comme Pierre-Louis Roederer, qui, sous le règne de Napoléon Bonaparte, a lancé cette question à l’Assemblée nationale : “Qu’est-ce qu’une aristocratie élective ? Il faut le dire, au risque de causer un profond chagrin aux modernes politiques qui croient avoir inventé le gouvernement représentatif, l’aristocratie élective, dont Rousseau a parlé il y a cinquante ans, est ce que nous appelons aujourd’hui démocratie représentative […] Et que signifie maintenant le mot élective, joint au mot aristocratie ? Il signifie que ce petit nombre de sages, qui sont appelés à gouverner, ne tiennent leur droit que du choix, de la confiance de leurs concitoyens ; en un mot, d’une élection […]. Aristocratie élective, démocratie représentative sont donc une seule et même chose.” (Souligné dans le texte.) » Plus loin, Dupuis-Déri note que « le régime électoral ou parlementaire n’est pas d’origine démocratique, mais féodale et monarchique : nous vivons dans une monarchie et une aristocratie électives, et non dans une démocratie ». Il le détaille notamment dans ses livres Démocratie : Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France (Lux, 2013) et La Peur du peuple (Lux, 2016). « Nous », les humains, ne sommes pas plus libres qu’avant. Au contraire, nous n’avons jamais été aussi nombreux à vivre sous le joug écrasant d’un unique organisme social, désormais planétaire. Sur le plan de la santé, aucun « progrès » non plus. Le caractère épidémique des maladies de civilisation (obésité, caries, maladies cardiovasculaires, diabète, cancer, etc.) en dit long. Sur le plan de la longévité humaine, là encore, aucun progrès. La longévité n’a pas augmenté d’un iota. L’espérance de vie à la naissance, peut-être, mais c’est autre chose. L’espérance de vie, qui est un indicateur quantitatif, qui ne dit rien de la qualité de la vie à vivre, n’est certainement pas un bon indicateur de quelque « progrès » digne de ce nom. Sur ces deux derniers points, je me permets de renvoyer à l’essai « Une brève contre-histoire du “progrès”, de la civilisation et de leurs effets sur la santé », disponible en ligne sur le site www.partage-le.com. La « croissance » des « connaissances », également un indicateur parfaitement quantitatif, abstrait, ne dit rien de la qualité de la vie, de l’existence ou non d’un « progrès » réel. Oui, énormément de connaissances sont disponibles sur internet, accumulées dans des disques durs et des serveurs. Mais non, il est totalement impossible d’affirmer que l’individu moyen d’aujourd’hui possède davantage de connaissances que l’individu moyen du Paléolithique. D’ailleurs, sur le plan de la qualité des connaissances, il me semble assez évident que l’individu contemporain moyen, qui ne sait pas comment faire pousser une tomate, obtenir du sel, etc., qui ne sait pas reconnaitre les rares espèces d’arbres qu’il croise de temps à autre mais connait très bien des milliers de logos de marque, en possède bien moins que l’humain moyen du Paléolithique. (NdT) ↑
- Ma traduction, là encore, celle des éditions LLL est assez mauvaise, le sens n’est pas bien respecté. (NdT) ↑
- Ou, ainsi que Linsifarne et Neale le formulent, plus vertement : « Toute politique concernant l’égalité ou la survie humaine doit désormais être profondément matérialiste. » ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage