Sur l’idéalisme de David Graeber et David Wengrow (par Walter Scheidel)

Sur l’idéalisme de David Graeber et David Wengrow (par Walter Scheidel)

Cette cri­tique du livre de David Grae­ber et David Wen­grow inti­tu­lé Au com­men­ce­ment était… (paru en novembre 2021 en France aux édi­tions Les Liens qui Libèrent), a ini­tia­le­ment été publiée, en anglais, en jan­vier 2022, à l’a­dresse sui­vante. Une com­pi­la­tion de cri­tiques du livre Au com­men­ce­ment était… de David Grae­ber et Wen­grow a déjà été publiée sur ce site, à l’a­dresse sui­vante.


Résu­mé La nou­velle et ten­ta­cu­laire his­toire de la liber­té assem­blée par Grae­ber et Wen­grow (Grae­ber et Wen­grow, 2021) pré­sente des attraits consi­dé­rables : l’ac­cent qu’elle met sur les pro­ces­sus for­ma­tifs anté­rieurs à l’ap­pa­ri­tion des civi­li­sa­tions let­trées, sa por­tée mon­diale et son ques­tion­ne­ment de l’association faite entre pou­voir éta­tique et civi­li­sa­tion. Mais elle souffre éga­le­ment de graves lacunes : l’adhésion des auteurs à une vision exces­si­ve­ment idéa­liste de la dyna­mique his­to­rique, leur recours à des pro­cé­dés rhé­to­riques indui­sant leur public en erreur ain­si que, par voie de consé­quence, leur inca­pa­ci­té à rendre compte des grandes tra­jec­toires du déve­lop­pe­ment humain.

Grae­ber et Wen­grow se pro­posent de révi­ser notre com­pré­hen­sion des débuts de l’his­toire de notre espèce : non pas de nos pre­miers bal­bu­tie­ments évo­lu­tifs, mais — sur­tout — des mil­liers d’an­nées sépa­rant le début de l’Ho­lo­cène de l’expansion d’É­tats tou­jours plus puis­sants ayant don­né nais­sance au sys­tème mon­dial actuel. Quelles sont leurs prin­ci­pales thèses ? Contrai­re­ment à leurs homo­logues contem­po­rains, les peuples four­ra­geurs ances­traux n’é­taient pas néces­sai­re­ment confi­nés à de petites bandes ; l’a­gri­cul­ture a mûri très len­te­ment et des arran­ge­ments hybrides four­ra­ge­ment-agri­cul­ture ont per­du­ré pen­dant des mil­lé­naires ; des modèles d’é­vo­lu­tion sociale gros­siers ne rendent pas jus­tice à la com­plexi­té de l’ex­pé­rience his­to­rique ; les pre­mières villes n’étaient pas syno­nymes d’autocraties, voire se sont orga­ni­sées afin de pré­ve­nir leur for­ma­tion ; les pre­mières formes de gou­ver­ne­ment avaient une por­tée beau­coup plus limi­tée que les États modernes ; il y a une à deux dou­zaines de géné­ra­tions, cer­tains indi­gènes nord-amé­ri­cains choi­sirent de se détour­ner de l’a­gri­cul­ture et des arran­ge­ments inéga­li­taires et déve­lop­pèrent une phi­lo­so­phie poli­tique qui ins­pi­ra les pen­seurs euro­péens des Lumières ; la richesse de l’ex­pé­rience his­to­rique mise en lumière dans ce livre sug­gère des alter­na­tives signi­fi­ca­tives à notre mode de vie actuel et peut donc sou­te­nir l’ac­ti­visme poli­tique contemporain.

Les auteurs pré­sentent ces idées comme plus ou moins nou­velles ou du moins mécon­nues en dehors de petits cercles de spé­cia­listes inca­pables de les com­mu­ni­quer de manière plus éten­due ou cohé­rente, et sou­vent comme entrant en conflit avec l’o­pi­nion aca­dé­mique domi­nante. Leur ques­tion prin­ci­pale, réité­rée tout au long du livre, est très simple : com­ment nous sommes-nous, en tant qu’es­pèce, retrou­vés « blo­qués » dans un mode unique de sou­mis­sion hié­rar­chique à des auto­ri­tés (poli­tiques et autres) ?

Je me pro­pose ici d’examiner leurs pré­ten­tions. À cet effet, je cite­rai sou­vent leurs tra­vaux direc­te­ment afin de m’assurer de ne pas défor­mer leurs pro­pos. Comme j’es­père le mon­trer, cette lit­té­ra­li­té est sou­vent essen­tielle pour cla­ri­fier leur rai­son­ne­ment. Je m’abs­tiens lar­ge­ment de contes­ter les points de détail : non pas parce qu’ils sont tous irré­pro­chables (ce qui est dif­fi­ci­le­ment ima­gi­nable pour un livre d’une lon­gueur, d’une ampleur et d’une verve aus­si extra­or­di­naires), mais parce qu’ils sont si variés et si sou­vent pré­sen­tés sans réfé­rence à des points de vue concur­rents que leur exa­men requer­rait une équipe d’ex­perts en tous genres. Un tel exa­men, qui vau­drait néan­moins la peine d’être entre­pris, pour­rait détour­ner l’at­ten­tion des ques­tions plus fon­da­men­tales de métho­do­lo­gie et de res­ti­tu­tion sur les­quelles je me concentre ici[1]. Cette approche expose un large éven­tail de graves défauts dans ce qui consti­tue par ailleurs un livre oppor­tun et stimulant.

Pre­mier arrêt, les chas­seurs-cueilleurs. Grae­ber et Wen­grow rejettent avec force l’i­dée selon laquelle les peuples archaïques vivaient géné­ra­le­ment en petites bandes réso­lu­ment éga­li­taires n’entreprenant rien de remar­quable. Ils affirment que les minus­cules groupes de chas­seurs-cueilleurs rude­ment pau­pé­ri­sés que nous ren­con­trons aujourd’­hui sur des ter­ri­toires mar­gi­naux, peu attrayants pour les agri­cul­teurs, comme le désert du Kala­ha­ri, ne peuvent pas être consi­dé­rés comme repré­sen­ta­tifs des four­ra­geurs du paléo­li­thique qui avaient le monde entier à dis­po­si­tion, qui béné­fi­ciaient ain­si d’un accès illi­mi­té à des terres bien meilleures et à des res­sources natu­relles abon­dantes, notam­ment le long des côtes et des rivières. Les contraintes éco­lo­giques pesant sur l’é­chelle de leurs arran­ge­ments sociaux étaient donc beau­coup moins sévères. Cepen­dant, de nom­breuses preuves per­ti­nentes ont été per­dues depuis long­temps en rai­son de l’é­lé­va­tion du niveau de la mer. Nous ne pou­vons donc qu’imaginer la diver­si­té sociale qui les carac­té­ri­sait : il est fort pro­bable que cer­tains groupes étaient rela­ti­ve­ment petits et pauvres tan­dis que d’autres ne l’é­taient pas.

Une poi­gnée de sépul­tures du Pléis­to­cène et du début de l’Ho­lo­cène dotées d’objets funé­raires dif­fi­ciles à pro­duire sug­gèrent ces pos­si­bi­li­tés. Ce poten­tiel s’est encore accru à l’Ho­lo­cène, période cli­ma­ti­que­ment plus stable : les élé­ments de preuves invo­qués par Grae­ber et Wen­grow vont des impres­sion­nants piliers de pierre éri­gés par des four­ra­geurs à Göble­ki Tepe (près de la fron­tière tur­co-syrienne) à par­tir d’en­vi­ron 9000 avant J.-C. aux construc­tions monu­men­tales de nom­breuses régions du monde, de l’Eu­rope de l’Est à l’A­mé­rique du Nord, notam­ment les énormes ter­ras­se­ments de Pover­ty Point en Loui­siane au deuxième mil­lé­naire avant J.-C. et les ves­tiges archéo­lo­giques du Japon de l’ère Jomon. Pour autant que nous puis­sions en juger, ces acti­vi­tés ne semblent pas avoir néces­si­té de chefs, de socié­tés hié­rar­chi­sées ou de struc­tures éta­tiques, ni même d’a­gri­cul­ture. Ain­si, sou­lignent les auteurs, la monu­men­ta­li­té — et le degré de coopé­ra­tion sociale qu’elle implique — ne sau­rait être réduite à un corol­laire de la pro­duc­tion alimentaire.

Rien de tout cela n’est nou­veau sur le plan for­mel, et Grae­ber et Wen­grow ne le sug­gèrent pas. Ils s’in­té­ressent prin­ci­pa­le­ment à la visi­bi­li­té de ces déve­lop­pe­ments dans l’i­ma­gi­na­tion des cher­cheurs et du public. Certes, la ques­tion de savoir pour­quoi des sites tels que Pover­ty Point ne sont pas plus connus  mérite d’être posée, même s’il nous faut nous deman­der quelle norme appli­quer. Sans son­der le public lec­teur, dif­fi­cile de déter­mi­ner qui sait quoi. Des sites remar­quables, comme Göble­ki Tepe et Pover­ty Point, figurent désor­mais sys­té­ma­ti­que­ment dans les manuels d’his­toire du monde de niveau uni­ver­si­taire et ne peuvent guère être consi­dé­rés comme des arcanes acces­sibles uni­que­ment aux spé­cia­listes dans leur tour d’i­voire. Sto­ne­henge est-il aus­si célèbre — il l’est incon­tes­ta­ble­ment — parce qu’il a été éri­gé par de très loin­tains ber­gers ou en rai­son de son empla­ce­ment en Grande-Bre­tagne ? Cela dit, nous sommes tous d’ac­cord pour dire que les sites de four­ra­geage ambi­tieux pour­raient et devraient occu­per une place plus impor­tante dans notre ima­gi­naire historique.

Grae­ber et Wen­grow défendent l’i­dée de sché­mas sai­son­niers d’a­gré­ga­tion et de dis­per­sion, qui auraient per­mis à des four­ra­geurs mobiles de coopé­rer tem­po­rai­re­ment à grande échelle. Dans cer­tains contextes, ils sou­tiennent que de telles pra­tiques pro­vo­quèrent des tran­si­tions récur­rentes entre de petites bandes et des groupes beau­coup plus impor­tants pré­sen­tant des carac­té­ris­tiques sem­blables à celles d’un État. Pour eux, cela révèle une flexi­bi­li­té ins­ti­tu­tion­nelle enviable, une capa­ci­té à « s’affranchir des limites de sa propre socié­té et de prendre du recul pour l’examiner ». Il s’agit d’un modèle sédui­sant. Cela étant, il y a un abîme entre la docu­men­ta­tion ou la déduc­tion de tels modèles dans des cas spé­ci­fiques et la for­mu­la­tion de leur hypo­thèse auda­cieuse selon laquelle « les êtres humains ont conti­nuel­le­ment buti­né entre dif­fé­rentes formes d’organisation sociale pen­dant l’essentiel des quelque qua­rante mille der­nières années, n’érigeant des struc­tures hié­rar­chiques que pour mieux les mettre à bas » — ce n’est pas impos­sible, mais c’est impos­sible à savoir.

Ce type de flexi­bi­li­té sai­son­nière ne signi­fie pas non plus que nous ne pou­vons « plus affir­mer sans cil­ler que l’évolution conduit des clans aux tri­bus, des tri­bus aux chef­fe­ries, puis des chef­fe­ries à l’État ». Cela signi­fie sim­ple­ment que les pro­ces­sus de tran­si­tion, si et quand ils ont pris place, ont été gra­duels plu­tôt que sou­dains. De plus, la pré­sence inter­mit­tente d’at­tri­buts com­mu­né­ment asso­ciés à dif­fé­rents stades de déve­lop­pe­ment social reflète le poten­tiel consi­dé­rable d’é­vo­lu­tion sociale vers des enti­tés plus stables et plus grandes sur le long terme. Si les pre­miers four­ra­geurs de l’Ho­lo­cène étaient déjà volon­taires pour s’en­ga­ger dans des acti­vi­tés coor­don­nées alors même qu’ils dis­po­saient d’op­tions de sor­tie claires, la rup­ture entre cet état de fait et les modes ulté­rieurs de sou­mis­sion plus rou­ti­niers appa­rait moins pro­non­cée. L’a­gré­ga­tion sai­son­nière pré­coce donne l’im­pres­sion que les humains sont davan­tage pré­dis­po­sés à vivre sous contrôle hié­rar­chique, soit tout le contraire de ce que Grae­ber et Wen­grow semblent cher­cher à affirmer.

Les auteurs choi­sissent de ne pas exa­mi­ner dans quelle mesure cette flexi­bi­li­té sai­son­nière dépen­dait de condi­tions éco­lo­giques par­ti­cu­lières et de stra­té­gies d’ac­qui­si­tion. Ces élé­ments sont impor­tants, notam­ment parce que si l’his­toire doit ser­vir d’ins­pi­ra­tion pour le pré­sent, la contin­gence de ces arran­ge­ments en regard de carac­té­ris­tiques que nous avons tota­le­ment per­dues (comme la pos­si­bi­li­té de pra­ti­quer le four­ra­geage et la mobi­li­té qui en résulte) est cru­ciale (voir ma der­nière sec­tion). Au lieu de cela, ils s’in­surgent contre les modèles pré­sen­tant le déve­lop­pe­ment social comme une suite d’étapes, reje­tant non seule­ment les taxo­no­mies de base mais aus­si les sous-caté­go­ries telles que les chas­seurs-cueilleurs « com­plexes », « d’abondance », « à ren­de­ment dif­fé­ré ». Pour­tant, si leur objec­tif consiste à docu­men­ter la richesse de l’ex­pé­rience his­to­rique — et ils sou­lignent eux-mêmes la diver­si­té des four­ra­geurs —, il est dif­fi­cile com­prendre ce choix. Contrai­re­ment à ce que les auteurs laissent entendre, de tels éta­lon­nages peuvent faire appa­raître ces groupes comme anor­maux, mais ne l’impliquent pas nécessairement.

Leur contes­ta­tion de l’idée selon laquelle les socié­tés de four­ra­geurs com­plexes se trou­vaient « à l’orée » d’une tran­si­tion vers l’a­gri­cul­ture, les chef­fe­ries et autres, reflète la bina­ri­té de leur mode pré­fé­ré de rai­son­ne­ment, qui court comme un fil rouge à tra­vers tout leur ouvrage. Si tous ces groupes ne se trou­vaient pas « à l’orée » de cette tran­si­tion, cer­tains ont pu et même dû s’y trou­ver. Après tout, si aucun d’entre eux ne s’y était jamais trou­vé, il n’y aurait jamais eu de socié­tés agri­coles. Une simple expé­rience de pen­sée révèle leur erreur sous-jacente : en sui­vant la pré­misse de Grae­ber et Wen­grow, si vous remon­tiez de X années dans l’his­toire d’une com­mu­nau­té agri­cole don­née et que vous ren­con­triez des four­ra­geurs com­plexes, vous ne seriez pas auto­ri­sé à les iden­ti­fier comme étant à l’ap­proche d’une tran­si­tion, même en les pre­nant sur le fait. Dans l’en­semble, les tran­si­tions direc­tion­nelles et même les « orées » ont dû être très cou­rantes, d’au­tant plus que — comme les auteurs le notent dans leur dis­cus­sion sur l’a­gri­cul­ture — ces tran­si­tions prennent beau­coup de temps. Pour­tant, sans connaître l’a­ve­nir, nous ne pou­vons pas dire à quel point un groupe don­né était proche d’une telle « orée ».

Grae­ber et Wen­grow sou­lignent la len­teur et la nature hési­tante du pro­ces­sus par lequel les four­ra­geurs sont pas­sés de la domes­ti­ca­tion expé­ri­men­tale de cer­taines plantes à la pro­duc­tion ali­men­taire à part entière. En d’autres termes, il n’y eut pas de « révo­lu­tion agri­cole ». Pen­dant des mil­lé­naires, l’a­gri­cul­ture ne fut qu’une des diverses pra­tiques uti­li­sées pour sou­te­nir les pre­mières com­mu­nau­tés séden­taires, aux côtés de la chasse, du four­ra­ge­ment et de la pêche[2]. Ces com­mu­nau­tés conser­vaient la capa­ci­té d’en­trer et de sor­tir de l’a­gri­cul­ture sans s’en­ga­ger plei­ne­ment dans la pro­duc­tion ali­men­taire comme épine dor­sale de leur exis­tence, peut-être même « en res­tant atta­chées aux valeurs cultu­relles por­tées par la chasse et la cueillette ». Les auteurs men­tionnent des périodes de tran­si­tion de 3 000 ans dans le nord de la Chine, de 3 000 ou 4 000 ans au Moyen-Orient et de 5 000 ans au Mexique. L’a­gri­cul­ture s’étendit len­te­ment sur le plan géo­gra­phique, et des inver­sions se pro­dui­sirent. L’a­gri­cul­ture repré­sente donc une rup­ture beau­coup moins impor­tante qu’on pour­rait l’i­ma­gi­ner. Étant don­né qu’ils se recoupent de manière signi­fi­ca­tive, il serait trom­peur de dépeindre les four­ra­geurs et les agri­cul­teurs comme des pôles oppo­sés. Tout cela est vrai et important.

Encore une fois, je ne suis pas en mesure d’évaluer pré­ci­sé­ment dans quelle mesure ces obser­va­tions paraî­tront nou­velles aux lec­teurs et lec­trices. Ce qui est clair, en revanche, c’est que les dif­fé­rents points de vue contre les­quels ils s’é­lèvent ne reflètent pas l’é­tat actuel de la recherche. Ain­si, leur affir­ma­tion selon laquelle « la plu­part des cher­cheurs » sont « convain­cus » que « l’a­gri­cul­ture [fut] d’emblée une acti­vi­té sérieuse visant à pro­duire davan­tage de nour­ri­ture pour des popu­la­tions en expan­sion » est tout sim­ple­ment fausse. D’autres per­son­nages de paille sont mis en scène sous la forme d’« his­to­riens adeptes des grandes géné­ra­li­tés [qui] conti­nuent de faire comme si » la pro­duc­tion ali­men­taire s’é­tait pré­sen­tée aux four­ra­geurs comme « une acti­vi­té très avantageuse ».

Plus impor­tant encore, leur récit change-t-il notre com­pré­hen­sion de la rela­tion entre l’a­gri­cul­ture et le déve­lop­pe­ment social et poli­tique au cours des âges ? Pas vrai­ment. Comme sou­vent dans leur livre, ils mini­misent l’im­por­tance de ten­dances sécu­laires bien docu­men­tées. Par exemple, leur obser­va­tion selon laquelle « si la culture des terres a effec­ti­ve­ment ren­du pos­sibles les concen­tra­tions de richesses moins équi­tables, celles-ci ne sont sou­vent appa­rues que des mil­lé­naires plus tard », n’est pas aus­si remar­quable qu’ils semblent le pen­ser : après tout, si la tran­si­tion vers la pro­duc­tion ali­men­taire à part entière a duré plu­sieurs mil­lé­naires, on ne voit pas pour­quoi l’i­né­ga­li­té éco­no­mique aurait dû appa­raître plus rapi­de­ment. Et même si l’a­gri­cul­ture n’est pas à l’origine exacte de la stra­ti­fi­ca­tion sociale, de l’i­né­ga­li­té et de la pro­prié­té pri­vée, elle a agi comme un cata­ly­seur et un accé­lé­ra­teur[3].

Grae­ber et Wen­grow rejettent sèche­ment l’i­dée selon laquelle les socié­tés à grande échelle ont émer­gé là où la domes­ti­ca­tion est appa­rue : « La recherche archéo­lo­gique est venue bou­le­ver­ser cette vision. » Com­ment ? En iden­ti­fiant 15 à 20 zones sur la pla­nète où la domes­ti­ca­tion a débu­té de manière indé­pen­dante, et dont aucune « n’est pas­sée direc­te­ment de la pro­duc­tion de nour­ri­ture à la construc­tion éta­tique ». Seule­ment, un coup d’œil à leur propre carte montre que les pre­mières grandes socié­tés à grande échelle sont effec­ti­ve­ment appa­rues dans des zones où la domes­ti­ca­tion avait débu­té très ancien­ne­ment, en Méso-Amé­rique, dans l’ouest de l’A­mé­rique du Sud, dans le Crois­sant fer­tile, en Asie du Sud et dans le nord de la Chine (et beau­coup plus tard dans l’ouest du Sou­dan). À vrai dire, aucune d’entre elles n’est appa­ru en dehors de telles zones.

De plus, dans les zones où la domes­ti­ca­tion s’est ini­tia­le­ment déve­lop­pée mais qui n’ont pas don­né nais­sance à des socié­tés à grande échelle, les cultures locales étaient soit peu sto­ckables, soit dif­fi­ciles à s’ap­pro­prier (comme la banane, l’i­gname et le taro en Nou­velle-Gui­née, ou le manioc en Ama­zo­nie), soit peu pro­duc­tives (les cultures indi­gènes de l’est de l’A­mé­rique du Nord)[4]. Enfin, lorsque l’on prend en compte les délais consi­dé­rables qui sépa­rèrent la culture, la domes­ti­ca­tion, l’ur­ba­ni­sa­tion et la for­ma­tion de l’É­tat, l’on ne constate aucune aber­ra­tion évi­dente — l’on ne retrouve aucune région du monde dans laquelle des plantes utiles et sto­ckables auraient été domes­ti­quées mais où ces autres traits de déve­lop­pe­ment ulté­rieur ne se seraient pas maté­ria­li­sés en quelques mil­lé­naires. La réfu­ta­tion par Grae­ber et Wen­grow de l’existence de toute « tra­jec­toire linéaire » ne tient pas : une tra­jec­toire linéaire peut être à la fois linéaire et très longue, très éten­due dans le temps.

Mal­gré cela, Grae­ber et Wen­grow condamnent « les récits conven­tion­nels de l’histoire du monde [qui] tendent à [pré­sen­ter] l’acte de plan­ter la pre­mière graine une sorte de point de non-retour ». Pour­tant, quand bien même très hyper­bo­lique, en fin de compte, cette affir­ma­tion est avé­rée. Même eux le pensent : à la ques­tion « pour­quoi tout cela est-il si impor­tant ? », ils répondent qu’il « paraît sen­sé » de consi­dé­rer que « les pre­miers pas hési­tants de l’agriculture comptent moins que ses consé­quences à long terme » — étant don­né que l’a­gri­cul­ture a réus­si à se répandre presque par­tout il y a 2 500 ans et qu’elle a accru la capa­ci­té de charge ter­restre d’une manière qui a per­mis à notre espèce de croître en nombre de trois ordres de gran­deur entre la fin de l’Ho­lo­cène et aujourd’hui.

Leur mise en garde est sévère : « on ne peut pas sau­ter de la pre­mière page du livre à la der­nière en fai­sant sem­blant de savoir ce qui s’est pas­sé entre les deux ». C’est juste : orien­ter les pro­jec­teurs sur les four­ra­geurs hybrides et les déca­lages de déve­lop­pe­ment, les détours et les hia­tus est un objec­tif louable, en mesure d’améliorer notre com­pré­hen­sion de la dyna­mique his­to­rique. Mais il s’agit aus­si d’une ambi­tion plus modeste que ce qu’ils sug­gèrent vers la fin de leur ouvrage, lors­qu’ils cherchent à mobi­li­ser ce récit à des fins poli­tiques contem­po­raines (voir ma der­nière sec­tion). Un piège ayant mis du temps à se refer­mer demeure, en fin de compte, un piège.

L’é­co­lo­gie, la dyna­mique démo­gra­phique et la guerre tiennent une place mar­gi­nale dans leur dis­cus­sion de l’é­mer­gence et de l’ex­pan­sion de l’a­gri­cul­ture. Cela s’avère dif­fi­cile à jus­ti­fier : la crois­sance démo­gra­phique a pu par­ti­ci­per à pié­ger les agri­cul­teurs en ren­dant les alter­na­tives moins réa­li­sables, et les bou­le­ver­se­ments envi­ron­ne­men­taux divers et variés ont pu avoir un effet simi­laire[5]. Séden­taires et dépen­dants de bâti­ments fixes et d’é­qui­pe­ments lourds, de semences céréa­lières et de stocks de nour­ri­ture, les agri­cul­teurs à part entière se trou­vaient davan­tage expo­sés à la pré­da­tion orga­ni­sée, une situa­tion qui a pu encou­ra­ger des réponses pro­por­tion­nelles[6]. J’ai déjà men­tion­né la manière dont les auteurs négligent le rôle des attri­buts des plantes culti­vées dans la média­tion du déve­lop­pe­ment, une négli­gence qui se retrouve dans le contraste qu’ils éta­blissent entre les expan­sions agri­coles « sérieuses[7] » (en Europe ou dans la val­lée du Nil) et « l’a­gri­cul­ture en dilet­tante » telle qu’elle a été pra­ti­quée en Ama­zo­nie pen­dant des mil­lé­naires : dans quelle mesure la sur­abon­dance de la forêt tro­pi­cale a‑t-elle sou­te­nu la seconde, et la cir­cons­crip­tion éco­lo­gique — de plus en plus extrême, à mesure que le Saha­ra s’as­sé­chait — de la val­lée du Nil la première ?

Dans les rares occa­sions où Grae­ber et Wen­grow invoquent favo­ra­ble­ment des fac­teurs envi­ron­ne­men­taux — le point bien connu de Jared Dia­mond selon lequel une meilleure connec­ti­vi­té est-ouest en Eur­asie a faci­li­té la dif­fu­sion des plantes culti­vées par contraste avec les échanges nord-sud moins nom­breux dans les Amé­riques —, ils font immé­dia­te­ment marche arrière en deman­dant : « Quels ensei­gne­ments en tirer quant à la tra­jec­toire glo­bale de l’espèce humaine ? À par­tir de quel moment la géo­gra­phie, non contente d’influencer l’histoire, se met-elle à l’expliquer ? » J’ai du mal à sai­sir la dis­tinc­tion entre « expli­quer » et « influen­cer » : ce der­nier terme ne sup­pose-t-il pas sim­ple­ment une contri­bu­tion signi­fi­ca­tive à l’ex­pli­ca­tion (mul­ti­fac­to­rielle) ? Cette oppo­si­tion rhé­to­rique n’a de sens que si l’« expli­ca­tion » est défi­nie comme exclu­si­ve­ment mono­cau­sale. La véri­table ques­tion consiste ici à déter­mi­ner l’im­por­tance rela­tive de la géo­gra­phie et des autres fac­teurs, mais les auteurs ne cherchent aucu­ne­ment à y répondre. Il en découle une nette ten­dance à assi­mi­ler la prise en compte des fac­teurs envi­ron­ne­men­taux à l’é­pou­van­tail du « déter­mi­nisme », un stra­ta­gème fami­lier (voir ma der­nière section).

L’ap­proche de Grae­ber et Wen­grow encou­rage une apo­théose des causes immé­diates, sans les­quelles les grandes ten­dances sont jugées inin­tel­li­gibles et insi­gni­fiantes. Même s’ils admettent que seuls la culture et le sto­ckage des céréales ont ren­du pos­sibles les empires bureau­cra­tiques, ils consi­dèrent que cette véri­té est « si géné­rale, jus­te­ment, qu’elle en perd l’essentiel de son pou­voir expli­ca­tif ». Mais il ne s’a­git que d’un refus de faire la dif­fé­rence entre les expli­ca­tions d’ordre supé­rieur et infé­rieur. « Sur le temps long se des­sinent un cer­tain nombre de ten­dances fortes dont il est rai­son­nable de pen­ser qu’elles sont, d’une manière ou d’une autre, liées entre elles : les popu­la­tions s’agrandissent et se séden­ta­risent ; les forces de pro­duc­tion gagnent en puis­sance ; les excé­dents maté­riels s’accumulent ; les indi­vi­dus passent une por­tion crois­sante de leur temps à se plier aux ordres d’autrui. » Rai­son­nable en effet, pour­rait-on pen­ser, mais mal­heu­reu­se­ment, il s’a­vère que cela ne sert à rien : après tout, affirment-ils, la nature de ce lien et les méca­nismes sous-jacents sont « beau­coup moins clair » [il s’agit des termes choi­sis dans la tra­duc­tion publiée aux Liens qui Libèrent, mais une tra­duc­tion plus fidèle don­ne­rait : « entiè­re­ment flous », NdT].

Peut-être que leur défi­ni­tion du mot « entiè­re­ment » diverge de la signi­fi­ca­tion stan­dard du dic­tion­naire : mais même si tel est le cas, pour­quoi l’in­cer­ti­tude (inévi­table) sur la manière exacte dont dif­fé­rents maillons forment une chaîne (aus­si com­plexes et variés que ces maillons aient pu être autour du globe) inva­li­de­rait-elle les obser­va­tions sur les ten­dances géné­rales ? L’ex­pli­ca­tion par­faite (inat­tei­gnable) doit-elle vrai­ment être l’en­ne­mi mor­tel de la bonne (suf­fi­sante) ? Pour Grae­ber et Wen­grow, si un résul­tat par­ti­cu­lier ne peut être lié à une condi­tion par­ti­cu­lière au moyen d’un enchai­ne­ment de maillons par­fai­te­ment déter­mi­né, toute rela­tion entre la condi­tion et le résul­tat ne semble pas avoir d’im­por­tance du tout. Pas éton­nant qu’ils s’op­posent aus­si vigou­reu­se­ment aux ten­ta­tives des spé­cia­listes des sciences sociales : en refu­sant de confé­rer le moindre sens aux cor­ré­la­tions les plus puis­santes, l’é­tat d’es­prit des auteurs, s’il était uni­ver­sel­le­ment appli­qué, condui­rait à la fer­me­ture de nom­breux domaines universitaires.

Dans leur dis­cus­sion des pre­mières villes, Grae­ber et Wen­grow conti­nuent de mettre en avant leur thème favo­ri, à savoir les débuts hybrides, les temps de latence et les revi­re­ments occa­sion­nels. Les concen­tra­tions urbaines ne don­nèrent pas immé­dia­te­ment nais­sance aux rois, aux bureau­crates et aux gou­ver­ne­ments hié­rar­chiques ; par­fois, des siècles s’écoulèrent sans que l’on observe de palais ou de temples, par­fois il n’y en eut jamais, et par­fois il en appa­rut qui dis­pa­rurent ensuite. Selon les auteurs, cela importe, notam­ment parce que cela « per­met d’envisager avec opti­misme l’horizon des pos­si­bi­li­tés humaines », ce qui, selon eux, s’avèrerait utile pour le monde urba­ni­sé d’au­jourd’­hui — un lien affir­mé plu­tôt qu’ar­gu­men­té. Com­ment une vision plus riche des débuts de l’urbanisation peut-elle infor­mer l’ac­ti­visme social d’au­jourd’­hui ? Je revien­drai sur cette ques­tion à la fin.

Pour l’ins­tant, res­tons-en à l’his­toire ancienne. Grae­ber et Wen­grow notent que plus les four­ra­geurs et les pre­miers agri­cul­teurs inter­agis­saient de manière inter­mit­tente à grande échelle, moins les concen­tra­tions urbaines devaient leur sem­bler étran­gères : cela vaut la peine d’être pris en consi­dé­ra­tion, même si l’ur­ba­nisme a pré­ci­sé­ment éli­mi­né ce que Grae­ber et Wen­grow consi­dèrent comme une carac­té­ris­tique essen­tielle des modes de vie anté­rieurs, à savoir la pos­si­bi­li­té sai­son­nière de les rejoindre et de les quit­ter. Il n’y a que dans leur pers­pec­tive idéa­liste que la ville était « une struc­ture qui exis­tait avant tout dans l’imagination des hommes » : les exi­gences de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment ali­men­taire et de l’é­li­mi­na­tion des déchets devaient plu­tôt favo­ri­ser des ques­tion­ne­ments on ne peut plus maté­riels et encou­ra­ger les indi­vi­dus à gar­der les pieds sur terre[8].

Mais ce qui compte le plus pour Grae­ber et Wen­grow, c’est l’ab­sence de rup­tures nettes, de lien méca­nique, sem­blable à une loi, entre l’urbanisation pri­mi­tive et les formes auto­cra­tiques de contrôle social. Ils admettent volon­tiers que les preuves des condi­tions ini­tiales sont géné­ra­le­ment pauvres — les couches infé­rieures des sites décou­verts dans les plaines inon­dables et les zones humides sont par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­ciles à étu­dier — mais ils les jugent néan­moins suf­fi­sam­ment bonnes pour « ren­ver­ser le récit conventionnel ».

Quelles sont, selon eux, les rai­sons de ces pre­mières agglo­mé­ra­tions humaines ? Les fac­teurs envi­ron­ne­men­taux ont droit à des men­tions spo­ra­diques : les auteurs notent que des régimes d’i­non­da­tion plus stables ont ren­du les bas­sins flu­viaux plus pro­pices à l’ha­bi­ta­tion après envi­ron 5000 avant notre ère et que la for­ma­tion de sols de terre noire en Ukraine a favo­ri­sé l’es­sor des « méga­sites » du qua­trième mil­lé­naire avant notre ère. Mal­gré cela, Grae­ber et Wen­grow s’empressent de remettre l’é­co­lo­gie et la tech­no­lo­gie à leur place en affir­mant, sans l’é­tayer, que « mal­gré tous ses atouts tech­niques et logis­tiques, ce n’est pas l’Eurasie qui a vu naître les villes les plus vastes et les plus peu­plées, mais la Mésoa­mé­rique, pour­tant dépour­vue de véhi­cules à roue, de voi­liers, de trac­tion ani­male, et bien moins avan­cée sur le plan du tra­vail des métaux ou de la bureau­cra­tie écrite ». Impos­sible de conci­lier cela avec les archives his­to­riques : en termes de chro­no­lo­gie abso­lue, les méga­poles comme Baby­lone ont lar­ge­ment pré­cé­dé Teo­ti­hua­can, tout comme les grands sites urbains d’A­sie du Sud et de l’Est. De plus, en termes de taille réelle de la popu­la­tion urbaine, Teo­ti­hua­can semble avoir été un cas iso­lé sur le conti­nent amé­ri­cain jus­qu’à l’ap­pa­ri­tion de Tenoch­tit­lan au XVe siècle. Cela importe, parce que les condi­tions éco­lo­giques et tech­no­lo­giques préa­lables à l’urbanisation n’étaient pas les mêmes dans l’An­cien et le Nou­veau Monde.

En com­pa­rai­son de leur dis­cus­sion des ori­gines de l’a­gri­cul­ture, Grae­ber et Wen­grow doivent recou­rir à une gym­nas­tique men­tale beau­coup plus ardue pour pré­sen­ter les pre­miers éta­blis­se­ments urbains comme des entre­prises ini­tia­le­ment coopé­ra­tives et paci­fiques. La fai­blesse des preuves qu’ils men­tionnent ne doit jamais nous faire dou­ter de leur conclu­sion : plus les preuves sont faibles, plus les affir­ma­tions sont auda­cieuses. Ain­si les auteurs avancent-ils, au moyen de « conjec­tures », que cer­taines struc­tures de l’a­cro­pole d’U­ruk, à la fin du qua­trième mil­lé­naire avant notre ère, étaient peut-être des salles de réunion, qui furent ensuite rasées et rem­pla­cées par des cours fer­mées et des zig­gou­rats qui semblent plus com­pa­tibles avec l’exer­cice du pou­voir sacer­do­tal, puis royal. Pour­tant, ce point de vue expli­ci­te­ment conjec­tu­ral se trans­forme rapi­de­ment en fait, à savoir « au moins sept siècles d’autogouvernement col­lec­tif » à Uruk.

Pour la civi­li­sa­tion de l’In­dus du troi­sième mil­lé­naire avant notre ère, Grae­ber et Wen­grow com­pensent l’ab­sence de preuves de la pré­sence de rois ou d’é­lites guer­rières par le modèle d’un sys­tème de castes qui main­te­nait l’ordre — un modèle déduit des cou­tumes ulté­rieures et de la pré­sence d’une cita­delle dotée d’ins­tal­la­tions de puri­fi­ca­tion monu­men­tales dans la ville de Mohen­jo-daro. Empi­lant conjec­ture sur conjec­ture, ils main­tiennent que, bien que le sys­tème qu’ils envi­sagent implique « clai­re­ment qu’il exis­tait une hié­rar­chie entre les groupes, mais pas néces­sai­re­ment que les groupes eux-mêmes fonc­tion­naient selon un mode hié­rar­chique », ou, d’ailleurs, que la caste supé­rieure menait la barque « dans la ges­tion des affaires cou­rantes ». Bien que ce der­nier point soit effec­ti­ve­ment impos­sible à réfu­ter, le mot « néces­sai­re­ment » joue beau­coup ici ; pour­tant, les lec­teurs et lec­trices enclins à dou­ter sont promp­te­ment répri­man­dés pour leur manque d’i­ma­gi­na­tion. Certes, il n’y a pas de loi d’ai­rain de l’his­toire, pas de « prin­cipe géné­ral de hié­rar­chie sociale » qui « se réper­cute […] néces­sai­re­ment sur les méca­nismes concrets de la gou­ver­nance locale », mais il y a des affi­ni­tés, des modèles et des tendances.

Dans un cas encore moins bien com­pris, celui des « méga­sites » oblongs try­pi­liens dans ce qui est aujourd’­hui l’U­kraine occi­den­tale, Grae­ber et Wen­grow invoquent les com­mu­nau­tés rurales basques contem­po­raines parce que celles-ci se conçoivent « sur le modèle du cercle » comme « une façon de mettre en avant un idéal d’égalité entre les mai­son­nées et les uni­tés fami­liales ». Une nuance immé­diate — « leur orga­ni­sa­tion dif­fère pro­ba­ble­ment beau­coup de celle de l’Ukraine pré­his­to­rique » — contraste avec le « éga­le­ment » [mal­en­con­treu­se­ment non tra­duit dans la ver­sion fran­çaise du livre, NdT] qui asso­cie tran­quille­ment les men­ta­li­tés basque et try­pillienne. Com­ment ne pas être convain­cu par un rai­son­ne­ment aus­si par­fai­te­ment cir­cu­laire que les idéaux com­mu­nau­taires basques.

Mais il y a plus. Les auteurs omettent de men­tion­ner que les éta­blis­se­ments basques ne res­semblent en rien aux méga­sites antiques : contrai­re­ment à Talian­ki ou Nebe­liv­ka, ils ne sont pas phy­si­que­ment ronds, et ne sont même pas des sites cohé­rents, mais sim­ple­ment des com­mu­nau­tés sociales lâche­ment répar­ties sur des kilo­mètres de pay­sage. Le rap­pro­che­ment entre les sites (spa­tia­le­ment) cir­cu­laires d’il y a 6 000 ans et l’« arran­ge­ment cir­cu­laire » (men­tal) des vil­lages basques est stu­pé­fiant. Pour­tant, même si les méga­sites « recèlent encore une grande part de mys­tère », ils offrent néan­moins « la preuve qu’il a été pos­sible d’organiser de grandes villes sur un mode fon­da­men­ta­le­ment éga­li­taire ». « Preuve » — leur mot, pas le mien.

Au final, nous ne dis­po­sons que d’un seul exemple solide d’une grande ville dépour­vue de signes évi­dents d’une auto­ri­té hau­te­ment cen­tra­li­sée : Teo­ti­hua­can, dans la val­lée du Mexique. Métro­pole d’en­vi­ron 100 000 habi­tants dans la pre­mière moi­tié du pre­mier mil­lé­naire de notre ère, elle n’a pas lais­sé d’ar­chives écrites et ne pré­sente aucune trace ico­no­gra­phique de royau­té, alors même que des hommes ori­gi­naires de cette ville occu­paient des postes de pou­voir dans la cité maya de Tikal. Les débuts conven­tion­nels — mas­sacres rituels, pro­jets de temples ambi­tieux qui néces­si­tèrent sûre­ment une main-d’œuvre consi­dé­rable — furent bou­le­ver­sés vers 300 de notre ère (ou peut-être un peu plus tôt). La construc­tion de pyra­mides ces­sa, le temple le plus sophis­ti­qué fut pro­fa­né et des rési­dences de loge­ments en pierre de haute qua­li­té éri­gés pour loger les masses urbaines, dis­po­sés autour d’une ving­taine de com­plexes de temples locaux qui assu­rèrent peut-être la coor­di­na­tion locale. Cette situa­tion pré­va­lut pen­dant plu­sieurs siècles avant que les choses ne com­mencent à s’ef­fon­drer, abou­tis­sant à l’a­ban­don d’une grande par­tie du site.

Per­sonne ne sait qui diri­geait la ville pen­dant cette seconde phase : un cer­tain niveau de contrôle géné­ral, par exemple par les auto­ri­tés reli­gieuses, est une pos­si­bi­li­té, tout comme une auto­ri­té plus dis­per­sée basée sur les com­plexes de temples locaux. On ne connaît pas non plus la rela­tion entre ces ins­tal­la­tions de quar­tiers et la popu­la­tion géné­rale. Si le qua­drillage de la ville sug­gère une gou­ver­nance forte, il est impos­sible de savoir si celle-ci était cen­tra­li­sée ou col­lec­tive : les deux options sont empi­ri­que­ment attes­tées ailleurs. Ce que l’on sait, c’est qu’au vu de sa concep­tion, Teo­ti­hua­can était unique dans le sens où elle était sans pré­cé­dent et où elle fut sans suc­ces­seur par­mi les villes méso-amé­ri­caines (Smith 2017). Des palais, en par­ti­cu­lier, étaient cou­rants et faci­le­ment iden­ti­fiables dans d’autres villes méso-amé­ri­caines depuis au moins le début du pre­mier mil­lé­naire de notre ère, alors que Teo­ti­hua­can pour­rait bien en avoir été tota­le­ment dépour­vue, tout comme elle ne dis­po­sait appa­rem­ment pas des ter­rains de jeu de balle que l’on retrou­vait par­tout ailleurs. À l’in­verse, on ne retrouve pas, dans les autres villes, les com­plexes mul­ti­fa­mi­liaux du genre de celui que l’on trouve à Teo­ti­hua­can. Il se pas­sait mani­fes­te­ment quelque chose d’in­ha­bi­tuel. Une forme de gou­ver­nance non royale semble rela­ti­ve­ment pro­bable. Dif­fi­cile d’en dire plus.

Grae­ber et Wen­grow déduisent de tout cela un « modèle éton­nam­ment fré­quent » d’expansion social n’entraînant pas de « concen­tra­tion de richesses ou de pou­voir entre les mains d’une élite diri­geante ». Même en évi­tant de com­men­ter leur emploi du mot « fré­quent », il s’avère dif­fi­cile de conci­lier cette affir­ma­tion avec les preuves qu’ils pré­sentent eux-mêmes. Selon leurs propres dires, Teo­ti­hua­can semble avoir com­men­cé de manière plus auto­ri­taire et, même ulté­rieu­re­ment, pour­rait bien avoir conser­vé des groupes d’é­lite. En ce qui la concerne, Mohen­jo-daro aurait été contrô­lé par une caste supé­rieure. Leur scé­na­rio spé­cu­la­tif d’une « révo­lu­tion sociale » dans la ville pré­cé­dem­ment stra­ti­fiée de Tao­si dans le Shan­xi, en Chine, vers 2000 avant notre ère, repose éga­le­ment sur plu­sieurs siècles de for­ma­tion urbaine ini­tiale carac­té­ri­sée « par une ségré­ga­tion stricte entre quar­tiers plé­béiens et quar­tiers d’élite » et la pré­sence d’un palais.

Per­sonne ne peut dire s’il y avait des élites reli­gieuses à Uruk bien avant qu’il y ait des rois, et nous en savons encore moins sur les méga­sites ukrai­niens. De plus (et comme Grae­ber et Wen­grow le notent eux-mêmes), à part Uruk, où les monarques deviennent appa­rents au début du troi­sième mil­lé­naire avant notre ère, tous ces sites ont été confron­té à des effon­dre­ments spec­ta­cu­laires, sans être sui­vis par quoi que ce soit de com­pa­rable. Dans l’en­semble, tout cela s’avère bien insuf­fi­sant pour par­ler d’une remise en ques­tion du para­digme stan­dard asso­ciant l’ur­ba­ni­sa­tion à la hié­rar­chie et au contrôle cen­tra­li­sé, pour « ren­ver­ser le récit conven­tion­nel ». L’on en vient à se deman­der dans quelle mesure les inter­pré­ta­tions domi­nantes de l’é­mer­gence de l’urbanisation devraient réel­le­ment être révisées.

La dis­cus­sion appro­fon­die de Grae­ber et Wen­grow sur « pour­quoi l’É­tat n’a pas d’o­ri­gine » est encore plus déce­vante. Leur affir­ma­tion selon laquelle « l’É­tat » n’a pas d’« ori­gine » s’a­vère extrê­me­ment par­tielle : ils plaident pour des ori­gines diverses plu­tôt que pour une ori­gine unique dans toutes les occur­rences. Je ne vois pas qui est cen­sé être en désac­cord avec cela. Dès le départ, ils adoptent une défi­ni­tion maxi­ma­liste de « l’É­tat » enra­ci­née dans la théo­ri­sa­tion alle­mande du XIXe siècle et repo­sant sur les concepts de sou­ve­rai­ne­té et de mono­pole de l’u­sage légi­time de la vio­lence sur un ter­ri­toire don­né. Pour­tant, les cher­cheurs ne recourent géné­ra­le­ment pas à ces cri­tères pour carac­té­ri­ser les États pré­mo­dernes qu’ils dis­cutent dans leur ouvrage. En fait, les poli­to­logues tendent à les réser­ver aux États euro­péens des der­niers siècles, et plus par­ti­cu­liè­re­ment à ceux de la période qui suit les trai­tés de West­pha­lie de 1648.

Les lec­teurs et lec­trices n’ont cepen­dant aucune chance de le décou­vrir, étant don­né que Grae­ber et Wen­grow occultent tran­quille­ment le vaste cor­pus lit­té­raire por­tant sur la nature des États pré­mo­dernes, pro­duite par des cher­cheurs de dif­fé­rentes dis­ci­plines qui s’ef­forcent depuis long­temps de déve­lop­per des défi­ni­tions plus inclu­sives per­met­tant de sai­sir les élé­ments essen­tiels de l’État. Grae­ber et Wen­grow rejettent ces efforts d’un revers de main en oppo­sant leur propre concept maxi­ma­liste et moder­ni­sa­teur de l’É­tat à des défi­ni­tions alter­na­tives qu’ils ne men­tionnent même pas mais qu’ils consi­dèrent comme si larges qu’elles en perdent « tout [leur] sens ». Cette approche binaire ne per­met pas au public pro­fane de réa­li­ser la dis­tance qui sépare ces deux extrêmes[9].

Les rares fois où les auteurs men­tionnent des pers­pec­tives concur­rentes sur les ori­gines de l’État, ils le font de la manière la plus cava­lière qui soit. En témoigne leur réfé­rence désin­volte aux théo­ries mana­gé­riales de la for­ma­tion de l’É­tat, qui consi­dèrent l’É­tat comme un moyen de coor­don­ner des socié­tés plus vastes, leurs acti­vi­tés et leurs res­sources, tan­dis que les théo­ries du conflit, tout aus­si impor­tantes, qui trouvent les ori­gines des struc­tures éta­tiques dans les pres­sions liées aux conflits entre groupes, sont pas­sées sous silence. De même, au mépris de la lit­té­ra­ture dis­po­nible sur le sujet, les auteurs men­tionnent à peine la guerre dans leur trai­te­ment des pro­ces­sus de chan­ge­ment d’é­chelle. (La guerre est sur­tout invo­quée comme une source de cap­tifs à abattre rituel­le­ment plu­tôt que comme un moteur plau­sible de la coor­di­na­tion cen­tra­li­sée). Il n’y a pas non plus un mot sur les modèles hybrides, comme la fameuse théo­rie de la cir­cons­crip­tion de Robert Car­nei­ro qui com­bine conflit, coor­di­na­tion et fac­teurs environnementaux.

Le manque d’in­té­rêt patent de Grae­ber et Wen­grow pour tout cela trans­pa­raît notam­ment dans la ques­tion rhé­to­rique qu’ils posent à la fin de leurs pages de mise en scène (à mon avis la par­tie la plus trom­peuse de tout le livre, anéan­tis­sant ain­si tout espoir d’en­ga­ge­ment rai­son­né avec les études exis­tantes sur la for­ma­tion de l’É­tat), en se deman­dant pour­quoi, en pre­mier lieu, nous devrions nous sou­cier de savoir si une chose cor­res­pond ou non à un État. Si cette ques­tion est assez juste en prin­cipe, elle paraît fort étrange dans le contexte d’une étude de quatre-vingts pages visant à confron­ter une vision très ana­chro­nique de l’É­tat à des formes anté­rieures d’or­ga­ni­sa­tion sociopolitique.

Leur modèle vague­ment wébé­rien asso­ciant trois bases dif­fé­rentes au pou­voir social — contrôle de la vio­lence, contrôle de l’in­for­ma­tion et poli­tique cha­ris­ma­tique — est par­fai­te­ment uti­li­sable pour l’é­tude de la for­ma­tion des pre­miers États. Cepen­dant, cette approche n’est pas aus­si nou­velle que les lec­trices et lec­teurs non aver­tis pour­raient être ame­nés à le croire : le qua­tuor bien éta­bli de Michael Mann, consti­tué par les pou­voirs idéo­lo­gique, éco­no­mique, mili­taire et poli­tique (IEMP), est tout sim­ple­ment igno­ré[10]. Étant don­né que ces dif­fé­rentes ori­gines n’ont pas tou­jours et par­tout été confi­gu­rées ou imbri­quées de la même manière, il était qua­si­ment iné­luc­table que l’on observe des varia­tions signi­fi­ca­tives dans la dyna­mique de la for­ma­tion de l’É­tat — mais il s’agit vrai­ment d’une idée connue depuis longtemps.

Au lieu d’exposer les modèles exis­tants, Grae­ber et Wen­grow pré­fèrent invo­quer d’extraordinaires hommes de paille selon les­quels, nous disent-ils, « il n’y a qu’une seule issue pos­sible, c’est-à-dire que les divers types de domi­na­tion doivent fata­le­ment s’associer sous la forme par­ti­cu­lière qu’ont prise les États-nations amé­ri­cain et fran­çais à la fin du XVIIIe siècle ». Étant don­né com­bien l’é­tude de la for­ma­tion de l’État tend à être impré­gnée de notions d’ex­cep­tion­na­lisme euro­péen ou occi­den­tal, rien n’est plus éloi­gné de la véri­té. Ain­si, ce que Grae­ber et Wen­grow pré­sentent comme la « seule issue pos­sible » est géné­ra­le­ment consi­dé­ré comme un résul­tat très inha­bi­tuel, voire unique, cir­cons­crit à une petite par­tie du monde qui, à cet égard, est consi­dé­rée comme très dif­fé­rente de toutes les autres.

Dans une resu­cée de ce rai­son­ne­ment spé­cieux, Grae­ber et Wen­grow nous aver­tissent que l’an­cien régime chi­nois Shang du deuxième mil­lé­naire avant notre ère « n’est pas la “nais­sance de l’État”, c’est-à-dire l’apparition à un stade embryon­naire d’une ins­ti­tu­tion neuve et inédite qui se serait ensuite déve­lop­pée, puis pro­gres­si­ve­ment incar­née dans des formes modernes de gou­ver­ne­ment ». Encore une fois, pour­quoi l’au­rait-il été ? Il s’a­gis­sait de la pre­mière ité­ra­tion d’une série d’exer­cices de for­ma­tion éta­tique qui, avec le temps, abou­tirent à des sys­tèmes de gou­ver­nance plus durables et mieux adaptés.

Le rap­pel des auteurs selon lequel, face à des ves­tiges archéo­lo­giques anciens, « il serait sage de nous abs­te­nir de pla­quer l’image de l’État-nation moderne sur ces sur­faces brutes[11] » est encore plus absurde. Qui fait cela ?

Dans leur exa­men de cas his­to­riques, leur insis­tance sur un concept maxi­ma­liste de l’É­tat les contraint à adop­ter la posi­tion déjà fami­lière du tout ou rien : une enti­té poli­tique ancienne ne cor­res­pon­dant pas à des normes étroi­te­ment défi­nies n’é­tait pro­ba­ble­ment pas un État du tout. Par exemple, dans leur affir­ma­tion selon laquelle « il n’y a pas non plus de preuve irré­fu­table que les villes de l’an­cienne Méso­po­ta­mie, même lors­qu’elles étaient diri­gées par des dynas­ties royales, aient atteint une quel­conque mesure de sou­ve­rai­ne­té ter­ri­to­riale réelle[12] », l’adjectif « réelle » joue un rôle majeur. La for­ma­tion de l’É­tat fut un pro­ces­sus très long — tout comme la dif­fu­sion de l’a­gri­cul­ture, par exemple, ou la créa­tion de villes durables qui ne s’effondraient pas après quelques siècles —, qui est d’ailleurs tou­jours en cours. Les États-Unis d’au­jourd’­hui sont très dif­fé­rents de ceux d’il y a un siècle.

Grae­ber et Wen­grow ne semblent pas en avoir conscience ou paraissent s’en dés­in­té­res­ser : ils laissent entendre que la for­ma­tion de l’É­tat pré­cède en quelque sorte l’existence de l’État à pro­pre­ment par­ler, une pers­pec­tive reflé­tée dans leur com­men­taire selon lequel si l’empire inca « doit être qua­li­fié d’État, il était encore lar­ge­ment en for­ma­tion ». Mais tous les États ont tou­jours été et sont encore en for­ma­tion. En outre, la for­ma­tion d’un État inclut ce que nous pour­rions appe­ler une défor­ma­tion de l’É­tat — une dimi­nu­tion de la concen­tra­tion de sa capa­ci­té de coor­di­na­tion. Les détours, voire les effon­dre­ments, ne peuvent être uti­li­sés pour inva­li­der l’his­toire : ils en font sim­ple­ment par­tie. De même, la méta­phore des auteurs selon laquelle des « royaumes en dilet­tante » [« royaumes inter­mit­tents », dans Au com­men­ce­ment était… (LLL), NdT] seraient, au fil du temps, deve­nus plus sub­stan­tiels, tout comme « l’a­gri­cul­ture en dilet­tante » se serait trans­for­mée en « agri­cul­ture sérieuse », est par­fai­te­ment com­pa­tible avec les théo­ries conven­tion­nelles de la for­ma­tion de l’É­tat. Tous ces pro­ces­sus peuvent être, et ont sou­vent été, très longs.

Leurs jeux de mots n’a­joutent rien de sub­stan­tiel. Il importe peu que « les conquis­ta­dores espa­gnols ne se deman­daient pas s’ils étaient en pré­sence d’États — un concept alors embryon­naire. Ils par­laient de royaumes, d’empires et de répu­bliques, autant de termes qui font fina­le­ment tout aus­si bien l’affaire, si ce n’est mieux, à cer­tains points de vue. » Après tout, le monde a évo­lué au cours des 500 der­nières années. Nous avons éla­bo­ré une foule de nou­veaux concepts ana­ly­tiques à appli­quer au pas­sé et au pré­sent. Mais pour quelque rai­son, Grae­ber et Wen­grow se pré­oc­cupent beau­coup de ce fait ano­din, oppo­sant les « his­to­riens » qui parlent encore, très conve­na­ble­ment (selon eux), de royaumes, d’empires et de répu­bliques, aux « spé­cia­listes des sciences sociales » qui pré­fèrent par­ler d’É­tats et de leur for­ma­tion. Tout cela n’a aucune impor­tance à moins de défi­nir les royaumes, les empires, les répu­bliques et les États comme quatre caté­go­ries com­plè­te­ment dif­fé­rentes, ce que nous n’a­vons aucune rai­son de faire à moins de sous­crire à une défi­ni­tion par­ti­cu­liè­re­ment maxi­ma­liste des der­niers[13].

D’autres per­son­nages de paille appa­raissent sous la forme de leur affir­ma­tion selon laquelle « on consi­dère géné­ra­le­ment que l’on est en pré­sence d’un État lorsqu’une poi­gnée de fonc­tions gou­ver­ne­men­tales essen­tielles — l’armée, l’administration et la jus­tice — passent aux mains de spé­cia­listes qui s’y consacrent à plein temps ». Com­bien de cher­cheurs croient réel­le­ment cela ? Il est lar­ge­ment su et admis que les fonc­tion­naires pré­mo­dernes étaient sou­vent des membres de l’é­lite pro­prié­taire qui exer­çaient leurs fonc­tions en à‑côté, afin de ren­for­cer leur sta­tut et d’augmenter leurs reve­nus lors­qu’ils n’é­taient pas occu­pés à gérer leurs domaines ou d’autres affaires simi­laires. Les armées per­ma­nentes furent rares au cours de l’his­toire. (L’on note­ra, en pas­sant, que ceux qui furent pos­si­ble­ment les pre­miers spé­cia­listes à plein temps, à savoir les scribes, ne sont pas men­tion­nés par Grae­ber et Wen­grow). Les « spé­cia­listes des sciences sociales » tant vili­pen­dés appren­dront par ailleurs qu’ils ont réus­si, d’une manière ou d’une autre, à demeu­rer igno­rants de l’exis­tence d’un « fos­sé entre ce que les élites pré­tendent pou­voir faire et leurs capa­ci­tés réelles[14] » — cette évi­dence lar­ge­ment recon­nue était immua­ble­ment vrai par le pas­sé, tout comme aujourd’hui.

Grae­ber et Wen­grow confondent le ter­ri­toire et les indi­vi­dus. Leur obser­va­tion — des­ti­née à mini­mi­ser la place de l’É­tat dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té — selon laquelle, pen­dant « la majeure par­tie » des 5 000 der­nières années, « villes, empires et […] royaumes » étaient « des cas sin­gu­liers, des îlots de hié­rar­chie poli­tique au milieu d’un océan de ter­ri­toires où vivaient des peuples […] réfrac­taires par prin­cipe à tout sys­tème d’autorité fixe et englo­bant » est tech­ni­que­ment cor­recte mais extrê­me­ment trom­peuse dans la mesure où elle se fonde sur l’espace plu­tôt que sur le nombre d’ha­bi­tants. D’après ce que l’on sait, la majo­ri­té des repré­sen­tants de notre espèce vivent sous l’influence de régimes poli­tiques aux hié­rar­chies bien éta­blies depuis plu­sieurs mil­liers d’an­nées. Au début de l’ère com­mune, c’est peut-être jusqu’aux trois quarts des humains de la pla­nète qui vivaient dans à peine quatre empires eurasiens.

L’as­si­mi­la­tion par Grae­ber et Wen­grow de l’ab­sence de monar­chie à une orga­ni­sa­tion démo­cra­tique mérite éga­le­ment d’être com­men­tée. L’exemple qu’ils ont choi­si est celui de la Tlax­ca­la du début du XVIe siècle, une répu­blique qua­dri­par­tite du centre-est du Mexique, dont consti­tu­tion, selon les propres mots d’Her­nan Cor­tés, « res­semble à celles de Venise, de Genève ou de Pise, parce qu’il n’y a point de chef qui soit revê­tu de l’autorité suprême. Beau­coup de Caciques résident dans la ville. Les pay­sans labou­reurs sont leurs vas­saux ; & pos­sèdent néan­moins des por­tions de terre plus ou moins consi­dé­rables. En temps de guerre, ils se réunissent tous, & le capi­taine géné­ral fait les dis­po­si­tions. » Grae­ber et Wen­grow ne citent que la pre­mière de ces phrases. Leur éli­sion du pou­voir sei­gneu­rial leur per­met, l’air de rien, d’associer ce sys­tème poli­tique — régi par un conseil de 50 à 100 nobles héré­di­taires pour la plu­part mais pas exclu­si­ve­ment, coor­don­né par quatre chefs prin­ci­paux — à une « démo­cra­tie » dotée d’une « assem­blée urbaine mature ». Ils choi­sissent plu­tôt de mettre en valeur une chro­nique ulté­rieure de la façon dont les indi­vi­dus sou­hai­tant sié­ger au conseil devaient se sou­mettre à une pré­pa­ra­tion pénible et éprou­vante, sans tou­te­fois men­tion­ner que les rituels de sai­gnée publique étaient éga­le­ment cou­rants par­mi les puis­santes élites mayas, que l’on ne sau­rait assi­mi­ler à des paran­gons de gou­ver­nance démocratique.

En 1519, nous disent Grae­ber et Wen­grow, le conseil tlax­ca­lan déli­bé­ra afin de savoir s’il fal­lait sou­te­nir les Espa­gnols. Les auteurs font grand cas des dis­cours sophis­ti­qués pro­non­cés par l’é­ru­dit espa­gnol Cer­vantes de Sala­zar une qua­ran­taine d’an­nées plus tard : ils les prennent pour argent comp­tant[15], mal­gré l’in­clu­sion d’une remarque révé­la­trice de l’un des ora­teurs selon laquelle une telle alliance aurait pour effet de les réduire « en escla­vage » — ils notent même sans sour­ciller que « Xico­ten­catl l’Ancien avait vu juste ». Cette inter­pré­ta­tion lit­té­rale de la tra­di­tion vise à docu­men­ter « l’aisance argu­men­ta­tive [des] poli­ti­ciens » dans la « démo­cra­tie de Tlaxcala ».

Cepen­dant, quelle que soit la foi que nous accor­dons aux détails de ce récit de troi­sième main, les joutes rhé­to­riques d’oligarques ne per­mettent cer­tai­ne­ment pas eo ipso de déduire l’existence d’une « démo­cra­tie ». Tout comme la poli­tique aris­to­cra­tique tend à être un élé­ment clé des sys­tèmes for­mel­le­ment monar­chiques, les aris­to­crates qui se passent de rois pour régler les choses direc­te­ment entre eux repré­sentent sim­ple­ment une forme plus mani­feste de domi­na­tion d’une élite, même si cela peut impli­quer des pro­ces­sus plus ou moins démo­cra­tiques — l’in­ter­mi­nable débat sur le degré de démo­cra­tie de la Répu­blique romaine en est un exemple. En elle-même, l’ab­sence de rois et la pré­sence de conseils, voire d’as­sem­blées, ne consti­tuent pas de bons indi­ca­teurs de la dyna­mique du pou­voir politique.

Tout comme dans leur dis­cus­sion de l’a­gri­cul­ture, Grae­ber et Wen­grow se rabattent fina­le­ment sur quelques conces­sions. « Dans l’ensemble, on pour­rait excu­ser ceux qui pensent que l’histoire suit une pro­gres­sion uni­forme en direc­tion de l’autoritarisme. De fait, sur le très long terme, cela s’est véri­fié. À l’époque où des sources écrites deviennent dis­po­nibles, sei­gneurs, rois et autres empe­reurs à visées pla­né­taires sont déjà en place un peu par­tout[16]. » Plus loin : « C’est un fait avé­ré que dans la plu­part des régions où des villes sont appa­rues, de puis­sants royaumes ou empires ont fini par se déve­lop­per à leur tour. » La manière dont James C. Scott « décrypte […] le fonc­tion­ne­ment du piège de l’agriculture » — son modèle liant la for­ma­tion de l’É­tat et l’a­gri­cul­ture céréa­lière (Homo Domes­ti­cus, 2019, La Décou­verte) — est favo­ra­ble­ment accueillie. À un moment don­né, les auteurs semblent même faire la paix avec la « construc­tion éta­tique », qui « recouvre un nombre décon­cer­tant de réa­li­tés extrê­me­ment dif­fé­rentes […]. Mais […] à y regar­der de plus près, l’éventail des pos­si­bi­li­tés est loin d’être infi­ni. » Chaque mot est vrai, mais là encore, rien de nou­veau. Il s’a­git sim­ple­ment d’un bref résu­mé de ce que les spé­cia­listes des États antiques disent depuis plu­sieurs décennies.

Dans l’ensemble, Grae­ber et Wen­grow entre­prennent un exa­men des dif­fé­rents modes de for­ma­tion de l’É­tat dans dif­fé­rentes par­ties du globe, prin­ci­pa­le­ment en Méso­po­ta­mie, en Égypte, en Méso-Amé­rique et dans la région andine, étayé par des obser­va­tions sti­mu­lantes sur les confi­gu­ra­tions spé­ci­fiques des prin­ci­pales bases du pou­voir social. Deux élé­ments appellent une explo­ra­tion plus appro­fon­die. Le pre­mier est la recons­truc­tion que font les auteurs des ver­sions de pre­mier ordre et de second ordre des struc­tures poli­tiques, dans laquelle les sys­tèmes de second ordre com­binent deux des trois bases pour accroître leur capa­ci­té de contrôle et d’ac­tion col­lec­tive. Il s’a­git là d’un modèle pro­met­teur, même s’il s’ac­corde mal avec leur propre ver­dict selon lequel « par­tir à la recherche des ori­gines de l’État, ou des ori­gines de l’inégalité, c’est tout sim­ple­ment pour­suivre des chi­mères ». La recherche de telles ori­gines est exac­te­ment l’objectif de leur modèle.

Le deuxième élé­ment digne d’in­té­rêt est leur réfu­ta­tion de tout lien entre le pou­voir éta­tique et la « civi­li­sa­tion », et plus par­ti­cu­liè­re­ment leur cri­tique des expres­sions méta­pho­riques très usi­tées sti­pu­lant des périodes « pré », « post » et « inter­mé­diaire » qui, dans la pra­tique, tendent à valo­ri­ser le pou­voir éta­tique et les beaux-arts par-des­sus tout. Les périodes « inter­mé­diaires », au cours des­quelles les États forts échouèrent et les liber­tés s’étendirent, auraient pu offrir de meilleures condi­tions aux masses. Pour­tant, même à cet égard, de leur propre aveu, Grae­ber et Wen­grow ne sont pas aus­si « radi­caux » qu’ils auraient pu l’être, car un récit « vrai­ment radi­cal » se concen­tre­rait pré­ci­sé­ment sur ces périodes et ces lieux inter­mé­diaires, cepen­dant qu’ils ne font que rap­por­ter « la bonne vieille his­toire rebat­tue », sim­ple­ment expur­gée de ce qu’ils consi­dèrent comme la téléo­lo­gie de modèles en étapes rigides.

En réa­li­té, une grande par­tie de cette téléo­lo­gie est déjà pas­sée de mode, et de leur propre ini­tia­tive, les auteurs confirment la vali­di­té des ten­dances géné­rales. En fin de compte, dans quelle mesure leur récit de la for­ma­tion des pre­miers États dif­fère-t-il non seule­ment des pers­pec­tives que l’on retrouve dans la plu­part études récentes — qui, bien sûr, gagnent tou­jours à être vul­ga­ri­sées et syn­thé­ti­sées —, mais aus­si — au moins dans les grandes lignes — de ce que nous avons tou­jours pensé ?

L’on pour­rait se deman­der si Grae­ber et Wen­grow par­tagent ces inter­ro­ga­tions. Après tout, au moment de conclure leur dis­cus­sion sur la for­ma­tion de l’É­tat, ils décident de dépla­cer les poteaux de but. L’air de jouer les avo­cats du diable, ils notent les ten­dances géné­rales, sou­lignent les consé­quences obser­vables, par­fai­te­ment cohé­rentes avec le nar­ra­tif conven­tion­nel (« ce qui compte, c’est la façon dont les choses se sont ter­mi­nées, non ? »). En réa­li­té, ils cherchent en réa­li­té à limi­ter leur ana­lyse à la contin­gence : « En fait, résu­me­ra notre contra­dic­teur, vous dites sim­ple­ment que l’inévitable a légè­re­ment tar­dé à se pro­duire, ce qui ne le rend pas moins inévi­table. » N’est-ce pas, se demandent-ils, que nous avons affaire à des conclu­sions pré­éta­blies : tout comme dans le cas de l’a­gri­cul­ture, la construc­tion éta­tique a pris beau­coup de temps mais a connu un grand suc­cès : une fois que les États céréa­liers se sont déve­lop­pés, leur popu­la­tion s’est accrue, et ils ont sup­plan­té d’autres formes d’organisation.

Bien enten­du, il s’agit exac­te­ment de ce qu’il s’est pas­sé. Mais fal­lait-il abso­lu­ment qu’il en soit ain­si ? « […] nos gou­ver­ne­ments actuels, avec leur com­bi­nai­son par­ti­cu­lière de sou­ve­rai­ne­té ter­ri­to­riale, d’administration ten­ta­cu­laire et de concur­rence poli­tique, avaient-ils quoi que ce soit d’inéluctable ? Étaient-ils l’aboutissement néces­saire de l’histoire ? » Au moment même où Grae­ber et Wen­grow concèdent que les résul­tats finaux importent, ils se rétractent pour réflé­chir à leur « iné­luc­ta­bi­li­té ». Prise au pied de la lettre, la notion d’inéluctabilité place la barre très haut. Il s’avère bien plus dif­fi­cile de la cer­ti­fier que de docu­men­ter des modèles et des ten­dances[17]. S’agit-il de leur der­nier retran­che­ment, de leur der­nière chance de l’emporter en fai­sant valoir un détail technique ?

Mais alors, com­ment éta­blir l’ab­sence de l’inéluctabilité ? Le rai­son­ne­ment contre­fac­tuel pour­rait être une option, mais ils le rejettent expres­sé­ment — « l’exercice est vain ». Où peut-on trou­ver des alter­na­tives dans la vie réelle ? Grae­ber et Wen­grow se rap­prochent dan­ge­reu­se­ment de l’i­dée selon laquelle l’An­cien Monde était une cause per­due depuis le début : l’é­mer­gence de l’a­gri­cul­ture céréa­lière et d’É­tats plus effi­cients en de mul­tiples endroits ain­si que les inter­con­nexions supra­ré­gio­nales crois­santes ren­dirent le triomphe de l’É­tat dif­fi­cile à éviter.

Les Amé­riques, pré­ser­vées en tant que sys­tème mon­dial tota­le­ment sépa­ré jus­qu’en 1492, sont le seul « vrai point de com­pa­rai­son indé­pen­dant ». Pour cette rai­son, les concer­nant, nous pou­vons « réel­le­ment[18] » nous poser des ques­tions comme : « Était-il inévi­table que la monar­chie s’impose comme la forme de gou­ver­ne­ment pré­do­mi­nante […] ? La culture des céréales est-elle réel­le­ment un piège […] ? Est-ce une fata­li­té que d’autres suivent son exemple ? L’histoire de l’Amérique pré­co­lom­bienne, au moins[19], oppose à toutes ces ques­tions un reten­tis­sant : “Non !” »

Cela plante le décor de l’é­preuve de force finale. Sans le dire avec autant de mots, leur emploi de « au moins » et de « réel­le­ment » concède impli­ci­te­ment qu’un évo­lu­tion­nisme social déter­mi­niste carac­té­rise effec­ti­ve­ment la majeure par­tie du globe. Tout repose sur l’A­mé­rique du Nord, consi­dé­rée comme la seule alter­na­tive réelle à l’intérieur du Nou­veau Monde étant don­né que l’é­mer­gence des auto­cra­ties aztèques et incas, à par­tir d’o­ri­gines diverses, exclut éga­le­ment l’A­mé­rique cen­trale et l’A­mé­rique du Sud de leur revendication.

Grae­ber et Wen­grow esquissent une tra­jec­toire fami­lière pour le sud et le centre-est de l’A­mé­rique du Nord. Dans la pre­mière moi­tié du pre­mier mil­lé­naire de notre ère, la culture Hope­well est par­ve­nue à pro­duire d’im­por­tants ouvrages en terre mal­gré son inves­tis­se­ment limi­té dans l’a­gri­cul­ture. Après son déclin, la culture du maïs et les guerres devinrent plus fré­quentes. Par la suite, au XIe siècle, à Caho­kia, dans le sud de l’Illi­nois, l’on observe la construc­tion d’un grand site comp­tant peut-être 15 000 habi­tants, carac­té­ri­sé par des construc­tions monu­men­tales, des hié­rar­chies sociales, des mas­sacres et un contrôle de l’é­lite sur la ville et son arrière-pays, ain­si que par une influence cultu­relle éten­due — en d’autres termes, l’é­mer­gence d’un État céréa­lier. Pour­tant, Caho­kia fut aban­don­né au qua­tor­zième siècle. Les plus petites enti­tés poli­tiques qui lui suc­cé­dèrent péri­cli­tèrent également.

Grae­ber et Wen­grow font grand cas de ces échecs et de l’a­ban­don de la culture des céréales dans l’est de l’A­mé­rique du Nord. Cepen­dant, rien de tout cela ne semble par­ti­cu­liè­re­ment remar­quable au regard du conte­nu de leur propre livre. Une cité beau­coup plus puis­sante et influente, Teo­ti­hua­can, avait éga­le­ment connu un échec spec­ta­cu­laire, tout comme d’autres centres méso-amé­ri­cains et andins anté­rieurs. Plus tôt dans leur ouvrage, ils évoquent une inter­rup­tion de la culture des céréales en Europe cen­trale et sep­ten­trio­nale après 4500 avant notre ère et racontent com­ment les habi­tants de la Grande-Bre­tagne ont aban­don­né la culture des céréales vers 3300 avant notre ère pour ramas­ser des noi­settes tout en éle­vant des porcs et du bétail. De l’autre côté de l’At­lan­tique, le recours des popu­la­tions ama­zo­niennes à l’agriculture a fluc­tué (aug­men­ta­tion et dimi­nu­tion) pen­dant des mil­liers d’années.

En ce qui concerne l’A­mé­rique du Nord, ils notent uti­le­ment qu’elle « était rela­ti­ve­ment peu peu­plée », ce qui consti­tue une condi­tion essen­tielle à l’existence d’alternatives, d’options envi­sa­geables — dis­per­sion loin des centres basés sur l’a­gri­cul­ture et retour au four­ra­geage. En outre, l’ab­sence de che­vaux limi­tait la capa­ci­té des conqué­rants à pro­je­ter leur pou­voir, rédui­sant ain­si les inéga­li­tés et la pos­si­bi­li­té d’une expan­sion par le biais de la vio­lence orga­ni­sée[20]. Ces deux fac­teurs indui­saient une inha­bi­tuelle absence de cir­cons­crip­tion qui maxi­mi­sait la flexibilité.

Étant don­né l’absence de fac­teurs favo­rables à la for­ma­tion éta­tique ou au déve­lop­pe­ment d’un enga­ge­ment ferme envers la pro­duc­tion ali­men­taire, il n’y a peut-être pas grand-chose à expli­quer ici. Les effon­dre­ments et les dis­con­ti­nui­tés étaient cou­rants dans le monde entier, même dans les endroits où les condi­tions n’é­taient pas aus­si défa­vo­rables aux pre­miers États qu’elles ne le furent pour Caho­kia et le caho­kia­nisme. De plus, en l’es­pace de quelques siècles, l’im­pact de l’ar­ri­vée des Euro­péens com­men­ça à se faire sen­tir, ampli­fiant les fac­teurs défa­vo­rables à l’a­gri­cul­ture et la construc­tion éta­tique. Comme le notent Grae­ber et Wen­grow, en Amé­rique cen­trale et du Sud, quelque 50 mil­lions d’hec­tares de terres culti­vées retour­nèrent au monde natu­rel à cause de l’invasion euro­péenne et des mala­dies qu’elle appor­tait. Ils notent éga­le­ment qu’en Amé­rique du Nord, la dis­pa­ri­tion, au XVIIIe siècle, des « petits royaumes » qui exis­taient encore aux XVIe et XVIIe siècles est asso­ciée par « beau­coup d’historiens contem­po­rains […] au choc de l’invasion euro­péenne, avec son cor­tège de guerres, d’esclavage, de conquêtes et de maladies ».

Compte tenu de tout cela — le modèle fami­lier de concen­tra­tion et de des­ser­re­ment, l’ab­sence de cir­cons­crip­tion, l’im­pact crois­sant de l’at­tri­tion induite par les Euro­péens —, il n’est pas évident que l’histoire de ces groupes indi­gènes repré­sente une véri­table alter­na­tive aux ten­dances conven­tion­nelles. Cepen­dant, pour Grae­ber et Wen­grow, qui n’ont pas d’autres can­di­dats, il est néces­saire que tel soit le cas. Il en résulte un récit dans lequel ce qui s’est pro­duit après le XIVe siècle n’a pas été déter­mi­né par ces fac­teurs inter­dé­pen­dants, mais résulte plu­tôt d’une « réac­tion » contre l’ex­pé­rience caho­kienne — une réac­tion « si vio­lente que les réper­cus­sions s’en font encore sen­tir aujourd’hui ». Et si ses réper­cus­sions s’en font encore sen­tir aujourd’­hui, en tout cas selon Grae­ber et Wen­grow, c’est parce que cette « réac­tion » aurait contri­bué au déve­lop­pe­ment d’une phi­lo­so­phie poli­tique chez les Iro­quois (phy­si­que­ment très éloi­gnés, de l’a­veu même des auteurs, de Caho­kia) qui aurait ensuite ins­pi­ré la pen­sée euro­péenne des Lumières par l’in­ter­mé­diaire d’in­ter­lo­cu­teurs indi­gènes (le thème prin­ci­pal du cha­pitre 2).

D’aucuns y ver­ront un enche­vê­tre­ment de conjec­tures, d’autres un scé­na­rio qui mérite réflexion. Grae­ber et Wen­grow sont plus confiants : « Depuis la chute de Caho­kia, la ten­dance domi­nante était au rejet des chefs suprêmes de tout aca­bit et à l’adoption de struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles mûre­ment réflé­chies pour évi­ter qu’ils ne réap­pa­raissent. » Et c’est cette « réac­tion » qui per­mit aux indi­gènes d’A­mé­rique du Nord « d’échapper presque tota­le­ment au “piège” évo­lu­tion­niste de l’agriculture — celui-là même qui, à en croire le récit conven­tion­nel, pré­ci­pi­te­rait iné­luc­ta­ble­ment les socié­tés vers un État ou un empire tout-puis­sant. Ils l’ont fait en déve­lop­pant des sen­si­bi­li­tés poli­tiques qui ont dura­ble­ment influen­cé les pen­seurs des Lumières et qui, par leur tru­che­ment, res­tent bien vivantes aujourd’hui. »

La deuxième par­tie de cette thèse appelle des retours cri­tiques de la part d’historiens des idées[21], tan­dis que la pre­mière — le poids attri­bué à une réac­tion anti-Caho­kia consciente — appa­raît comme une cible encore plus évi­dente, et non seule­ment parce qu’elle dépend de conjec­tures en série. Sur­tout parce que l’im­por­tance par­ti­cu­lière que Grae­ber et Wen­grow accordent aux déve­lop­pe­ments post-Caho­kia ne s’ac­corde pas avec les pré­misses cen­trales de leur propre tra­vail. Tout au long de leur livre, les auteurs s’ef­forcent de sou­li­gner — à juste titre — la len­teur, la nature pro­gres­sive et les fré­quentes dis­con­ti­nui­tés qui carac­té­risent les grands pro­ces­sus tels que la tran­si­tion vers une ali­men­ta­tion exclu­si­ve­ment basée sur la pro­duc­tion ali­men­taire et l’avènement de struc­tures éta­tiques hié­rar­chi­sées. J’ai d’ailleurs cité cer­taines de leurs décla­ra­tions à ce sujet.

Com­pa­ra­ti­ve­ment, l’A­mé­rique du Nord n’apparaît pas comme une excep­tion évi­dente. Envi­ron 7 000 ans séparent les pre­mières traces connues d’agriculture et l’ap­pa­ri­tion d’É­tats archaïques en Amé­rique cen­trale et dans les Andes. Ce temps de latence est simi­laire à celui qu’on observe au Moyen-Orient, et légè­re­ment plus long que celui qu’on constate en Asie de l’Est, au Sahel et en Afrique aus­trale. En Amé­rique du Nord, la domes­ti­ca­tion des plantes locales com­men­ça au cin­quième mil­lé­naire avant notre ère. Le maïs ne fut intro­duit que beau­coup plus tard. En regard des autres chro­no­lo­gies, l’ab­sence de for­ma­tion d’un État durable en Amé­rique du Nord anté­rieu­re­ment à l’invasion euro­péenne peut dif­fi­ci­le­ment être consi­dé­rée comme une ano­ma­lie. En fin de compte, si le scé­na­rio de la « réac­tion » anti-Caho­kia est le meilleur argu­ment que Grae­ber et Wen­grow par­viennent à conce­voir afin de prou­ver l’existence de tra­jec­toires alter­na­tives en matière d’évolution sociale, les déter­mi­nistes peuvent dor­mir tranquilles.

Au com­men­ce­ment était… pos­sède de belles qua­li­tés. La volon­té et l’aptitude de ses auteurs à actua­li­ser, étof­fer et rééqui­li­brer les récits conven­tion­nels en exhu­mant des mil­lé­naires négli­gés et des expé­riences muettes sont impres­sion­nants et louables. Ils par­viennent à mon­trer ce qu’il se passe « quand on met l’accent non pas sur les cinq mille années au cours des­quelles la domes­ti­ca­tion des céréales a don­né nais­sance aux aris­to­cra­ties ultra-pro­té­gées, aux armées de métier et à la ser­vi­tude pour dette, mais plu­tôt sur les cinq mille années où cela n’a pas été le cas ». Grae­ber et Wen­grow ont rai­son de nous rap­pe­ler le risque que, dans les comptes ren­dus plus ratio­na­li­sés, « de gigan­tesques pans de notre pas­sé » soient « ren­dus lit­té­ra­le­ment invi­sibles », et ne demeurent connus que « d’une infime mino­ri­té de cher­cheurs qui ont ten­dance à gar­der leurs décou­vertes pour eux ». Leur ouvrage vise à mettre en lumière ces expé­riences trop sou­vent mar­gi­na­li­sées[22]. À cet égard, leur livre nous rend un grand service.

Une ver­tu connexe réside dans leur cri­tique des clas­si­cismes qui féti­chisent le pou­voir de l’É­tat, la sta­bi­li­té et les beaux-arts au détri­ment des liber­tés et de l’ex­pé­ri­men­ta­tion, un thème qui — comme ils le sug­gèrent eux-mêmes — aurait méri­té d’être appro­fon­di. Leur pers­pec­tive réso­lu­ment mon­diale — essen­tielle pour la tâche qu’ils se sont fixée —, com­pre­nant notam­ment un trai­te­ment détaillé de l’A­mé­rique du Nord, est un autre point fort de leur ouvrage. Cela dit, il est vrai qu’ils ne prennent pas en compte l’A­frique sub­sa­ha­rienne. Des sites comme Jenne-jeno auraient pour­tant pu étayer leur argu­men­ta­tion, mais le livre est déjà très long (et des suites auraient très bien pu suivre).

Ces qua­li­tés, à mon avis du moins, font que ce livre vaut la peine d’être lu. Mais en même temps, un cer­tain nombre de lacunes et d’i­dio­syn­cra­sies nuisent à leurs efforts. Grae­ber et Wen­grow choi­sissent aveu­glé­ment et fer­me­ment d’adopter une approche idéa­liste. Selon eux, les idées, la déli­bé­ra­tion rai­son­née et le libre choix consti­tuent les déter­mi­nants essen­tiels des déve­lop­pe­ments his­to­riques : les condi­tions maté­rielles et les inci­ta­tions et contraintes envi­ron­ne­men­tales ou tech­no­lo­giques sont insi­gni­fiantes en com­pa­rai­son. Ils invoquent bien des fac­teurs éco­lo­giques lorsque cela les arrange, mais le spectre des « par­ti­sans du déter­mi­nisme envi­ron­ne­men­tal » n’est jamais loin. Cepen­dant, le « déter­mi­nisme », ain­si que leur admis­sion occa­sion­nelle du fait que l’é­co­lo­gie et la tech­no­lo­gie ren­dirent cer­tains déve­lop­pe­ments « pos­sibles », ne sont que des extrêmes déli­mi­tant un large éven­tail d’ap­proches expli­ca­tives plus équi­li­brées. À tout le moins, tout récit plau­sible des débuts de notre his­toire doit accor­der l’im­por­tance qu’elle mérite à l’in­fluence de l’environnement et des chan­ge­ments tech­no­lo­giques. Le plus sou­vent, mal­heu­reu­se­ment, Grae­ber et Wen­grow font peu de cas de la géo­gra­phie, de l’é­co­lo­gie, de la démo­gra­phie et de la tech­no­lo­gie, et évitent géné­ra­le­ment les argu­ments et expli­ca­tions maté­ria­listes : ils ne les évoquent que pour les reje­ter explicitement.

Les auteurs expliquent leur posi­tion avec une fran­chise louable. Oui, ils sont conscients que « la conjonc­tion de l’environnement et de la tech­no­lo­gie a bel et bien des consé­quences, sou­vent déci­sives ». Ils concèdent que les expli­ca­tions envi­ron­ne­men­tales et tech­no­lo­giques (ou cultu­relles, d’ailleurs) ne sont pas néces­sai­re­ment mau­vaises. Cepen­dant, ils les consi­dèrent comme pro­blé­ma­tiques pour une rai­son très spé­ci­fique : selon eux, ces expli­ca­tions « nous consi­dèrent déjà comme blo­qués, pri­son­niers. Voi­là pour­quoi nous tenons tant, pour notre part, à mettre en avant l’idée d’autodétermination. »

Il s’agit peut-être de l’affirmation la plus impor­tante de tout leur livre. Ses impli­ca­tions sont claires. En accor­dant trop d’at­ten­tion et de poids à ces fac­teurs, nous pour­rions être ame­nés à conclure que les arran­ge­ments socio­po­li­tiques contem­po­rains sont trop dif­fi­ciles à chan­ger parce que trop lour­de­ment contraints par la tech­no­lo­gie et la culture exis­tantes. Pour Grae­ber et Wen­grow, peu importe que cela soit le cas ou non : ce qui importe, c’est qu’une telle pers­pec­tive s’avèrerait idéo­lo­gi­que­ment peu attrayante. Ils admettent sans ambages qu’il s’agit de la rai­son pour laquelle ils écartent ces fac­teurs — par enga­ge­ment idéo­lo­gique envers ce qu’il paraît aujourd’­hui pos­sible de chan­ger par le biais de l’ac­tion collective.

Au cas où l’on pen­se­rait que de tels a prio­ri pour­raient cor­rompre leur lec­ture des débuts de l’his­toire, ils nous disent de ne pas nous inquié­ter, car « l’endroit pré­cis où nous pla­çons le cur­seur entre liber­té et déter­mi­nisme relève lar­ge­ment de nos pré­fé­rences per­son­nelles ». Cette pré­misse leur per­met « de pla­cer le cur­seur un peu plus à gauche qu’on ne le fait d’ordinaire » (d’où le titre de mon essai).

Mais est-il vrai que la part de liber­té et la part de déter­mi­nisme, dans le déve­lop­pe­ment his­to­rique, « relève lar­ge­ment de nos pré­fé­rences per­son­nelles » ? Il appa­raît plu­tôt qu’il s’agit de tout autre chose, à savoir de l’un des plus grands défis intel­lec­tuels qui soient : trou­ver des moyens de jau­ger, du mieux que nous pou­vons, de leurs impor­tances res­pec­tives. Qu’il ne soit peut-être jamais pos­sible d’y par­ve­nir de manière par­fai­te­ment satis­fai­sante aux yeux de tous est loin d’être une rai­son pour renon­cer d’a­vance et décla­rer qu’il s’agit (« lar­ge­ment ») d’une ques­tion de pré­fé­rence personnelle.

L’évaluation de leurs impor­tances res­pec­tives est un tra­vail dif­fi­cile. Elle néces­site pré­ci­sé­ment le type d’examen que Grae­ber et Wen­grow rejettent : la car­to­gra­phie, le trai­te­ment et le codage de don­nées à grande échelle, à l’ap­pui de l’é­tude sta­tis­tique des cor­ré­la­tions, des pro­ba­bi­li­tés et de la signi­fi­ca­tion, en vue de com­prendre les forces et les limites de cer­tains sché­mas et ten­dances et d’évaluer l’im­pact de fac­teurs spé­ci­fiques (par exemple, Tur­chin et al. 2018 ; Cur­rie et al. 2020). Sans ces don­nées, le pla­ce­ment du cur­seur se réduit en effet à une simple ques­tion de pré­fé­rence. Mais il ne doit pas néces­sai­re­ment en être ain­si, et — du moins chez les uni­ver­si­taires rigou­reux — il ne devrait pas en être ainsi.

On remarque encore d’autres pro­blèmes de fond et de forme. Dans leur cri­tique éclai­rée, Lin­dis­farne et Neale reprochent à Grae­ber et Wen­grow de négli­ger la ques­tion de la classe et du conflit de classe. À juste titre. La ques­tion la plus inté­res­sante n’est pas tant de savoir s’il y avait un roi ou une bureau­cra­tie ou quelle était leur puis­sance, mais plu­tôt de savoir de quelle manière et dans quelle mesure des groupes d’é­lite exer­çaient le pou­voir et jouis­saient de pri­vi­lèges struc­tu­rels. Après tout, l’im­pôt et le tri­but ver­sés aux diri­geants et la rente per­çue par ceux qui contrôlent les moyens de sub­sis­tance n’é­taient que les deux faces d’une même pièce, reflé­tant la lutte entre quelques-uns pour les res­sources géné­rées par la mul­ti­tude. J’ai déjà fait allu­sion au fait que le livre néglige la guerre en tant que force influen­çant le déve­lop­pe­ment sociétal.

J’ai éga­le­ment men­tion­né des exemples de l’empressement de Grae­ber et Wen­grow à conce­voir des scé­na­rios tout-ou-rien dans les­quels ils consi­dèrent que les écarts par rap­port aux modèles sim­pli­fiés inva­lident les modèles en tant que tels. Leur mode d’en­ga­ge­ment avec leurs pairs est éga­le­ment pré­oc­cu­pant. Ars lon­ga vita bre­vis — qui­conque peint sur une toile aus­si large que la leur doit néces­sai­re­ment être sélec­tif. Un récit de vul­ga­ri­sa­tion de l’aube de « tout » (le titre de la ver­sion ori­gi­nale du livre de Grae­ber et Wen­grow est The Dawn of Eve­ry­thing, soit « l’aube de tout », NdT) ne peut adhé­rer aux normes rigou­reuses d’une ana­lyse docu­men­taire. Cepen­dant, Grae­ber et Wen­grow optent pour la par­ci­mo­nie, reniant l’ap­proche conven­tion­nelle qui consiste à expo­ser dif­fé­rentes inter­pré­ta­tions et à expli­quer leur propre pré­fé­rence pour une ver­sion par­ti­cu­lière. Et ce, au pré­texte que cela aurait sur­char­gé le lec­teur ou la lec­trice. Il serait plus exact de dire que cela aurait alour­di le texte. Mais c’est à cela que servent les notes de fin de texte.

Dif­fi­cile, en fin de compte, de déter­mi­ner ce qui s’avère le plus pro­blé­ma­tique : l’occultation des cher­cheurs épou­sant déjà les idées que Grae­ber et Wen­grow pré­sentent comme brillantes et nou­velles ; l’occultation de la lit­té­ra­ture met­tant en lumière l’im­pact de fac­teurs tels que la géo­gra­phie, l’é­co­lo­gie, la tech­no­lo­gie ou la guerre ; la ribam­belle de cita­tions mises en exergue d’auteurs non spé­cia­li­sés adhé­rant à des posi­tions dépas­sées, comme si elles repré­sen­taient des défauts cou­rants du monde uni­ver­si­taire contem­po­rain ; ou la condam­na­tion non étayée de posi­tions ima­gi­naires. Au lieu de débattre avec leurs col­lègues his­to­riens, archéo­logues et anthro­po­logues sur des ques­tions de fond, ils pré­fèrent fus­ti­ger des écri­vains grand public comme le phy­sio­lo­giste Jared Dia­mond, le psy­cho­logue Ste­ven Pin­ker ou le pri­ma­to­logue Robin Dun­bar[23]. Heu­reu­se­ment, les insultes directes, comme celle qu’ils pro­fèrent à l’en­contre de plu­sieurs autres cher­cheurs en écri­vant que « vient un moment où il faut dire : stop, les enfants ont assez joué », res­tent rares.

Au début de leur ouvrage, Grae­ber et Wen­grow énoncent trois objec­tifs : la quête de la véri­té ; le désir de rendre le pas­sé moins « inuti­le­ment ennuyeux » en met­tant en valeur ce qui relève de la diver­si­té ou de la flexi­bi­li­té ; et le fait de trou­ver des moyens d’éviter les « consé­quences poli­tiques désas­treuses » des récits stan­dards. Bra­vo pour la véri­té : le post­mo­der­nisme a fait son temps. Bra­vo aus­si pour la volon­té de rendre le pas­sé plus vivant : les récits sim­pli­fiés peuvent en effet appa­raître comme des­sé­chants et réduc­teurs. Le réduc­tion­nisme, bien sûr, sou­vent consi­dé­ré comme l’un des plus graves péchés intel­lec­tuels, est la bête noire des huma­ni­tés uni­ver­si­taires. À leur cré­dit, Grae­ber et Wen­grow affirment appré­cier sa valeur — « sim­pli­fier le monde pour le com­prendre et en décou­vrir de nou­veaux aspects est donc une étape natu­relle » — et se méfier seule­ment de l’excès — « c’est quand la sim­pli­fi­ca­tion se pro­longe au-delà de la décou­verte qu’elle n’est plus accep­table ». Dit ain­si, dif­fi­cile de ne pas être d’accord. Mais les auteurs ne doutent pas de l’i­den­ti­té de ceux qui sont cou­pables de sim­pli­fi­ca­tions outran­cières : il s’agit de « spé­cia­listes des sciences sociales » (géné­ra­le­ment non nom­més). Grae­ber et Wen­grow cochent toutes les cases fami­lières : la quête du « wie es eigent­lich gewe­sen » (« ce qui s’est réel­le­ment pas­sé ») à la Ranke, l’aspiration en vogue consis­tant à com­pli­quer les récits et l’a­ni­mo­si­té fra­tri­cide d’une his­toire et d’une anthro­po­lo­gie qui sont pas­sées des sciences sociales aux sciences humaines.

Mais qu’en est-il du troi­sième objec­tif, la fina­li­té poli­tique ? Grae­ber et Wen­grow sont cer­tains que nous sommes « coin­cés », en témoigne leur ques­tion réité­rée consis­tant à se deman­der com­ment cela se fait-il. Ils sont éga­le­ment cer­tains que « l’humanité a bel et bien fait fausse route à un moment don­né de son his­toire » : « l’état du monde actuel en est une preuve élo­quente ». Mais à quel point les choses ont-elles mal tour­né, et de quelle manière ? Autre­ment dit, quel est le pro­blème ? S’a­git-il du capi­ta­lisme tar­dif, des héri­tages colo­nia­listes et racistes, de la dégra­da­tion de l’en­vi­ron­ne­ment ou de tout cela à la fois ? Par com­mo­di­té, et peut-être à des­sein plu­tôt que par hasard, les lec­teurs et lec­trices sont lais­sés libres de choi­sir — stra­té­gie pro­met­teuse étant don­né que tout le monde est sus­cep­tible d’être contra­rié par au moins un aspect des affaires humaines.

Leur condam­na­tion du pré­sent ne s’exprime concrè­te­ment qu’à une seule reprise : « L’histoire de l’humanité a déraillé, c’est un fait incon­tes­table. Aujourd’hui, un pour­cen­tage infime des habi­tants de la pla­nète tiennent entre leurs mains la des­ti­née de tous les autres, et ils la gèrent de manière de plus en plus catas­tro­phique. » Com­ment cette idée s’ac­corde-t-elle avec le fait que la pro­por­tion de l’hu­ma­ni­té vivant dans des démo­cra­ties libé­rales ou élec­to­rales est pas­sée de presque rien il y a deux siècles à envi­ron un tiers aujourd’­hui ? Et avec la crois­sance simul­ta­née de la pros­pé­ri­té, de la san­té, de la lon­gé­vi­té et des connais­sances[24] ? Peu importe : si Grae­ber et Wen­grow admettent d’emblée qu’il est dif­fi­cile de contes­ter les sta­tis­tiques du pro­grès, ils se demandent s’il est « vrai que la “civi­li­sa­tion occi­den­tale” a amé­lio­ré la vie de tous » — un cri­tère très éle­vé si pris au pied de la lettre.

Quelle que soit la façon dont nous défi­nis­sons les défauts du pré­sent, les auteurs cherchent à y remé­dier. En fin de compte, c’est à cela que sert le livre : une meilleure com­pré­hen­sion du pas­sé nous aide­ra à amé­lio­rer notre propre ave­nir. Pour ce faire, nous devons d’a­bord « redé­cou­vrir les liber­tés qui nous rendent intrin­sè­que­ment humains » ; les redé­cou­vrir, c’est-à-dire, dans les archives his­to­riques. Grae­ber et Wen­grow sont conscients que leur récit peut être consi­dé­ré comme encore plus tra­gique que les ver­sions téléo­lo­giques tron­quées, pré­ci­sé­ment parce qu’il met en lumière des alter­na­tives qui ont exis­té mais qui ont dis­pa­ru depuis long­temps. « Mais il y a aus­si une autre manière de voir les choses : les pos­si­bi­li­tés d’interventions humaines, aujourd’hui encore, sont bien plus vastes que nous ne le pen­sons sou­vent[25]. » Dans le contexte de leur propre récit, ce « aujourd’hui encore » sort de nulle part, même s’ils le pré­sentent comme axio­ma­tique, comme évident. Ils n’expliquent jamais pour­quoi tel est le cas : ils le prennent sim­ple­ment pour acquis. Il ne s’a­git pas de pinailler : Grae­ber et Wen­grow se font fort de remettre en ques­tion tout ce qui res­semble à une hypo­thèse incon­tes­tée. Pour­tant, leur propre axiome se trouve pré­ci­sé­ment ici.

Est-ce au moins plau­sible ? À mesure qu’un mode de vie par­ti­cu­lier deve­nait domi­nant, les alter­na­tives anté­rieures per­daient len­te­ment mais sûre­ment de leur per­ti­nence, tant en termes d’hé­ri­tage — leur impact sur notre propre monde — qu’en matière d’ins­pi­ra­tion — ce qu’elles peuvent nous inci­ter à faire aujourd’­hui. Par consé­quent, nous sommes plus pro­fon­dé­ment façon­nés par les cou­tumes agraires — un fait que Grae­ber et Wen­grow eux-mêmes illus­trent de manière évo­ca­trice — que par les habi­tudes plus loin­taines des four­ra­geurs ances­traux et des « agri­cul­teurs en dilet­tante ». Cela ne jus­ti­fie pas le fait d’i­gno­rer ou de négli­ger ces der­niers. Mais cela nous oblige à nous confron­ter à une ques­tion fon­da­men­tale : qu’est-ce que ces tra­di­tions d’un autre âge ont à nous offrir aujourd’­hui, com­ment peuvent-elles nous apprendre à faire des choix dif­fé­rents dans le pré­sent ? Après tout, s’il est long­temps res­té pos­sible d’é­chap­per à l’emprise de l’É­tat, « ce monde n’est plus le nôtre ».

À l’image de leur lec­ture du pas­sé humain, Grae­ber et Wen­grow s’ap­puient sur l’ac­tua­tion idéa­liste pour com­bler ce gouffre : « Si l’humanité a bel et bien fait fausse route à un moment don­né de son his­toire […] c’est sans doute pré­ci­sé­ment en per­dant la liber­té d’inventer et de concré­ti­ser d’autres modes d’existence sociale. » Le chan­ge­ment décou­le­rait donc de l’i­ma­gi­na­tion, hier comme aujourd’­hui. C’est pour­quoi, selon eux, il s’avère impé­ra­tif de res­sus­ci­ter une ima­gi­na­tion anté­rieure, plus libre. Mais suf­fit-il de nous rap­pe­ler qu’elle a exis­té ? Ceux qui contrôlent le pas­sé contrôlent-ils vrai­ment l’avenir ?

Leur purisme idéa­liste enferme Grae­ber et Wen­grow dans une cage de leur propre construc­tion. La prise en compte des pers­pec­tives maté­ria­listes les aurait aidés à éta­blir des liens plus signi­fi­ca­tifs entre le pas­sé et le pré­sent. Si c’était leur mobi­li­té et leur mode de sub­sis­tance hybride qui per­met­taient aux chas­seurs-cueilleurs de l’Ho­lo­cène d’adopter ou de sor­tir plus faci­le­ment de dif­fé­rentes formes d’organisation que les agri­cul­teurs per­ma­nents, liés à leurs terres et à leurs cultures, que cela nous apprend-il vis-à-vis de nous (de notre pré­sente situa­tion) ? Les éco­no­mies de ser­vices, les outils numé­riques et la mon­dia­li­sa­tion contiennent-ils la pro­messe d’un nou­veau départ ? Le maté­ria­lisme n’est pas l’en­ne­mi de la com­pré­hen­sion his­to­rique : il lui est essen­tiel. Il n’est pas non plus l’en­ne­mi du mili­tan­tisme social. Il pour­rait même être son meilleur ami[26].

Wal­ter Scheidel


Traduction : Nicolas Casaux
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Tur­chin P. et al. 2013. War, space, and the evo­lu­tion of Old World com­plex socie­ties. PNAS 110(41): 16384–9. doi : 10.1073/pnas.1308825110.

Tur­chin, P. et al. 2018. Quan­ti­ta­tive his­to­ri­cal ana­ly­sis unco­vers a single dimen­sion of com­plexi­ty that struc­tures glo­bal varia­tion in human social orga­ni­za­tion. PNAS 115(2): E144-E151. doi : 10.1073/pnas.1708800115.


  1. Dans un même ordre d’i­dées, il est rare que je fasse réfé­rence à d’autres tra­vaux ou que je recours aux notes de bas de page.
  2. Je désap­prouve leur emploi de l’expression « agri­cul­ture en dilet­tante » qu’ils uti­lisent à de mul­tiples reprises pour qua­li­fier ce mode de sub­sis­tance mixte : mettre de la nour­ri­ture sur la table (ou du moins sur le sol) jour après jour devait être une affaire sérieuse, peu importe com­ment elle était obte­nue.
  3. Bor­ge­rhoff Mul­der et al. 2009 ; Bogaard, Foche­sa­to et Bowles 2019 pro­posent une théo­rie et des don­nées per­ti­nentes.
  4. Comme Grae­ber et Wen­grow le recon­naissent ailleurs, même si ce n’est qu’en pas­sant, la pos­si­bi­li­té de recou­rir au sto­ckage a eu de l’im­por­tance. Voir, plus récem­ment May­shar, Moav et Pas­ca­li, sous presse.
  5. Leur réfé­rence au chan­ge­ment cli­ma­tique dans le nord de la Chine pré­ci­pi­tant le recours à l’agriculture en épui­sant les cultures sau­vages reste une excep­tion.
  6. Les auteurs affirment que la guerre n’é­tait pas très impor­tante dans les pre­mières socié­tés agri­coles, au contraire du com­merce l’é­tait. Mais bien enten­du, le com­merce ancien d’artefacts durables a lais­sé davan­tage de traces, contrai­re­ment aux guerres qui ne se limi­taient pas à des for­ti­fi­ca­tions sophis­ti­quées et à la des­truc­tion mas­sive de sites
  7. La tra­duc­trice fran­çaise du livre de Grae­ber et Wen­grow a mal­en­con­treu­se­ment ren­du l’expression « serious far­ming » (« agri­cul­ture sérieuse ») qu’ils emploient à de mul­tiples reprises dans leur ouvrage par (au moins) deux expres­sions dif­fé­rentes : « agri­cul­ture sérieuse » (ou « agri­cul­teurs sérieux ») et « “vraie” agri­cul­ture ». (NdT)
  8. En contraste, consul­ter Smith, 2020, pour un exa­men inci­sif des défi­ni­tions d’« urbain » et de « ville ».
  9. S’il n’est pas de bon ton de faire réfé­rence à son propre tra­vail, je me per­mets de le faire quand même, parce que Schei­del 2013 exa­mine les débats et la lit­té­ra­ture sur le sujet de manière très appro­fon­die. Le manque d’es­pace ne per­met même pas d’en faire un bref résu­mé ici.
  10. Mann (1986) a au moins la chance d’être cité dans leur biblio­gra­phie. Timo­thy Earle, une auto­ri­té de pre­mier plan en matière d’émergence de la com­plexi­té sociale, du lea­der­ship et de l’i­né­ga­li­té, est consi­gné dans une dam­na­tio memo­riae pure et simple, ce qui leur évite de devoir men­tion­ner son sché­ma tri­par­tite simi­laire au leur concer­nant les ori­gines éco­no­miques, mili­taires et idéo­lo­giques de l’émergence du gou­ver­ne­ment (Earle 1997).
  11. Tra­duc­tion per­son­nelle. La tra­duc­tion de cette phrase qu’on retrouve dans la ver­sion fran­çaise offi­cielle, Au com­men­ce­ment était… (paru aux Édi­tions Les Liens qui Libèrent) est trop impropre pour être uti­li­sée. (NdT)
  12. Tra­duc­tion per­son­nelle. La tra­duc­tion de cette phrase qu’on retrouve dans la ver­sion fran­çaise offi­cielle, Au com­men­ce­ment était… (paru aux Édi­tions Les Liens qui Libèrent) est trop impropre pour être uti­li­sée. (NdT)
  13. Au pas­sage, on rap­pel­le­ra, à toutes fins utiles, que dans un livre co-écrit avec feu Mar­shall Sah­lins (inti­tu­lée On Kings, soit « Sur les rois », non tra­duit, 2017), Grae­ber écrit : « Dans le pre­mier cha­pitre de cet ouvrage, Mar­shall Sah­lins avance l’ar­gu­ment selon lequel, dans la mesure où il existe un état poli­tique pri­mor­dial, il s’a­git de l’au­to­ri­ta­risme. La plu­part des chas­seurs-cueilleurs consi­dèrent en fait qu’ils vivent sous un régime de type éta­tique, et même sous des des­potes ter­ri­fiants ; sim­ple­ment, comme nous consi­dé­rons leurs diri­geants comme des créa­tures ima­gi­naires, des dieux et des esprits, et non comme des diri­geants de chair et d’os, nous ne les recon­nais­sons pas comme “réels”. Mais ils sont suf­fi­sam­ment réels pour celles et ceux qui vivent sous leurs ordres. Nous devons donc cher­cher les ori­gines de la liber­té dans une révolte pri­mi­tive contre ces auto­ri­tés. » Ain­si que plu­sieurs anthro­po­logues l’ont fait remar­quer, dont Chris Knight dans ce volume, une telle affir­ma­tion est à la fois par­fai­te­ment fausse et par­fai­te­ment absurde. Dans Au com­men­ce­ment était…, Grae­ber et Wen­grow ne reprennent pas cette dou­teuse asser­tion, sans doute parce qu’elle ne col­le­rait pas bien aux thèses qu’ils défendent.
  14. Tra­duc­tion per­son­nelle. La tra­duc­tion de cette phrase dans la ver­sion fran­çaise paru aux édi­tions Les Liens qui Libèrent laisse encore à dési­rer. (NdT)
  15. Sur le carac­tère lar­ge­ment fic­tion­nel des chro­niques de Sala­zar, on peut lire l’étude de Vic­tor Manuel San­chis Amat inti­tu­lée « Cicerón tam­bién vivió en Tlax­ca­la : sobre la fic­cio­na­li­za­ción de la deci­sión de los tlax­cal­te­cas en la Cró­ni­ca de la Nue­va España de Fran­cis­co Cer­vantes de Sala­zar », publiée le 20 mai 2021 : https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/14753820.2021.1911075
  16. Tra­duc­tion per­son­nelle. Là encore, la tra­duc­tion offi­cielle que l’on trouve dans la ver­sion fran­çaise (Les Liens qui Libèrent) laisse à dési­rer. (NdT)
  17. Par ailleurs, l’on note une cer­taine inco­hé­rence dans leur obser­va­tion anté­rieure selon laquelle la « tra­jec­toire his­to­rique [est] infi­ni­ment moins fixe et immuable, infi­ni­ment plus riche en pos­si­bi­li­tés ludiques, que nous n’avons ten­dance à le pen­ser ». S’ils s’ef­forcent de docu­men­ter lon­gue­ment ce der­nier point, le pre­mier ne suit pas logi­que­ment : des varia­tions en cours de route ne contre­disent pas la pos­si­bi­li­té de par­ve­nir à résul­tats pré­vi­sibles ou conver­gents.
  18. La phrase dans laquelle Grae­ber et Wen­grow écrivent ce « réel­le­ment » (en ver­sion ori­gi­nale anglaise, « In the case of the Ame­ri­cas, we actual­ly can pose ques­tions such as […] », soit « Dans le cas des Amé­riques, nous pou­vons réel­le­ment poser des ques­tions telles que […] ») n’est mal­heu­reu­se­ment pas tra­duite dans la tra­duc­tion publiée par Les Liens qui Libèrent. (NdT)
  19. Le « au moins » passe mal­en­con­treu­se­ment à la trappe dans la tra­duc­tion publiée par Les Liens qui Libèrent, déci­dé­ment de bien mau­vaise qua­li­té. (NdT)
  20. Voir Tur­chin et al. 2013 ; Koh­ler et al. 2017 ; Ben­nett 2022 pour des exa­mens de ce fac­teur, jamais men­tion­né dans le livre.
  21. Je ne reviens pas sur leur dis­cus­sion appro­fon­die de la façon dont la cri­tique indi­gène aurait ins­pi­ré les pen­seurs euro­péens du siècle des Lumières et leurs idéaux de liber­té indi­vi­duelle et d’é­ga­li­té poli­tique, non pas parce que ce n’est pas nou­veau ou poten­tiel­le­ment impor­tant, mais parce qu’il est pré­fé­rable de lais­ser des experts y répondre. Il suf­fit de dire que leur affir­ma­tion selon laquelle, dans l’Eu­rope d’a­vant le XVIIe siècle, en tant que concepts, l’égalité et l’inégalité sociales « n’existaient tout sim­ple­ment pas » au motif que, dans la lit­té­ra­ture médié­vale, les termes latins aequa­li­tas et inae­qua­li­tas ou leurs équi­va­lents ver­na­cu­laires ne furent jamais uti­li­sés pour décrire les rela­tions sociales n’ins­pire pas bien confiance dans leur approche de l’his­toire des idées. Cet exemple reflète éga­le­ment leur fixa­tion sur les mots plu­tôt que sur la sub­stance : rap­pe­lez-vous la signi­fi­ca­tion fal­la­cieuse qu’ils attri­buent à l’es­pa­gnol du XVIe siècle qui ne concep­tua­lise pas les enti­tés poli­tiques du Nou­veau Monde comme des « États », comme nous l’a­vons vu plus haut.
  22. Dans un sens impor­tant, cepen­dant, ces expé­riences furent mar­gi­nales : l’af­fir­ma­tion des auteurs selon laquelle « si l’on met entre paren­thèses l’Eurasie à l’âge du fer […], ces périodes sont lar­ge­ment majo­ri­taires dans l’expérience sociale humaine » est vraie sur le plan de l’espace et du temps, mais pas du nombre de vies vécues (qui consti­tuent col­lec­ti­ve­ment « l’ex­pé­rience sociale humaine ») : les socié­tés agraires éta­tiques pos­sé­daient un poids démo­gra­phique majeur.
  23. Grae­ber et Wen­grow s’attaquent au seul his­to­rien cer­ti­fié de cette bro­chette de vilains, Yuval Hara­ri, en défor­mant ses pro­pos. Ils l’accusent d’a­voir assi­mi­lé les four­ra­geurs du paléo­li­thique à des singes, cepen­dant que la cita­tion qu’ils mettent en avant montre qu’il s’a­gis­sait d’une méta­phore, et lui reprochent d’avoir pro­po­sé de recon­si­dé­rer l’ex­pan­sion de la culture des céréales du point de vue du blé (qui a trans­for­mé les humains en ses ser­vi­teurs, tout comme les chats de des­sins ani­més ont l’ha­bi­tude de le faire avec leurs pro­prié­taires), une manœuvre péda­go­gique qu’ils font sem­blant de prendre au pied de la lettre. Ils ajoutent pour­tant eux-mêmes qu’« on ne peut nier que, sur le long terme, notre espèce est effec­ti­ve­ment deve­nue esclave de ses cultures » !
  24. Ici s’exprime un biais idéo­lo­gique majeur de l’éminent pro­fes­seur de la pres­ti­gieuse uni­ver­si­té de Stan­ford, aux Amé­riques. À l’aise dans sa classe et dans sa condi­tion sociales, Wal­ter Schei­del adhère, au moins en par­tie, à la mys­ti­fi­ca­tion du sacro-saint Pro­grès. Ain­si emploie-t-il sans aucune honte les expres­sions « démo­cra­tie libé­rale » et « démo­cra­tie élec­to­rale », qui relèvent pour­tant de l’oxymore, comme le sou­ligne le poli­to­logue Fran­cis Dupuis-Déri dans son livre Nous n’irons plus aux urnes (Lux, 2019) : « Le phi­lo­sophe Jean-Jacques Rous­seau savait que “[l]’idée des repré­sen­tants est moderne ; elle nous vient du gou­ver­ne­ment féo­dal”. D’autres phi­lo­sophes aus­si célèbres que Pla­ton et Aris­tote, dans l’Antiquité grecque, ou encore Spi­no­za et Mon­tes­quieu, aux XVIIe et XVIIIe siècles, consi­dé­raient l’élection comme un moyen aris­to­cra­tique de choi­sir des chefs. Selon Rous­seau, il existe au moins trois formes d’aristocratie : l’aristocratie natu­relle issue des talents indi­vi­duels, l’aristocratie héré­di­taire des familles nobles et l’aristocratie élec­tive. En réfé­rence à l’élection des par­le­men­taires anglais, le phi­lo­sophe décla­rait : “Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Par­le­ment ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien.” Cette réflexion du phi­lo­sophe était connue dans les débuts de la Répu­blique fran­çaise par des dépu­tés comme Pierre-Louis Roe­de­rer, qui, sous le règne de Napo­léon Bona­parte, a lan­cé cette ques­tion à l’Assemblée natio­nale : “Qu’est-ce qu’une aris­to­cra­tie élec­tive ? Il faut le dire, au risque de cau­ser un pro­fond cha­grin aux modernes poli­tiques qui croient avoir inven­té le gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif, l’aristocratie élec­tive, dont Rous­seau a par­lé il y a cin­quante ans, est ce que nous appe­lons aujourd’hui démo­cra­tie repré­sen­ta­tive […] Et que signi­fie main­te­nant le mot élec­tive, joint au mot aris­to­cra­tie ? Il signi­fie que ce petit nombre de sages, qui sont appe­lés à gou­ver­ner, ne tiennent leur droit que du choix, de la confiance de leurs conci­toyens ; en un mot, d’une élec­tion […]. Aris­to­cra­tie élec­tive, démo­cra­tie repré­sen­ta­tive sont donc une seule et même chose.” (Sou­li­gné dans le texte.) » Plus loin, Dupuis-Déri note que « le régime élec­to­ral ou par­le­men­taire n’est pas d’origine démo­cra­tique, mais féo­dale et monar­chique : nous vivons dans une monar­chie et une aris­to­cra­tie élec­tives, et non dans une démo­cra­tie ». Il le détaille notam­ment dans ses livres Démo­cra­tie : His­toire poli­tique d’un mot aux États-Unis et en France (Lux, 2013) et La Peur du peuple (Lux, 2016). « Nous », les humains, ne sommes pas plus libres qu’avant. Au contraire, nous n’avons jamais été aus­si nom­breux à vivre sous le joug écra­sant d’un unique orga­nisme social, désor­mais pla­né­taire. Sur le plan de la san­té, aucun « pro­grès » non plus. Le carac­tère épi­dé­mique des mala­dies de civi­li­sa­tion (obé­si­té, caries, mala­dies car­dio­vas­cu­laires, dia­bète, can­cer, etc.) en dit long. Sur le plan de la lon­gé­vi­té humaine, là encore, aucun pro­grès. La lon­gé­vi­té n’a pas aug­men­té d’un iota. L’espérance de vie à la nais­sance, peut-être, mais c’est autre chose. L’espérance de vie, qui est un indi­ca­teur quan­ti­ta­tif, qui ne dit rien de la qua­li­té de la vie à vivre, n’est cer­tai­ne­ment pas un bon indi­ca­teur de quelque « pro­grès » digne de ce nom. Sur ces deux der­niers points, je me per­mets de ren­voyer à l’essai « Une brève contre-his­toire du “pro­grès”, de la civi­li­sa­tion et de leurs effets sur la san­té », dis­po­nible en ligne sur le site www.partage-le.com. La « crois­sance » des « connais­sances », éga­le­ment un indi­ca­teur par­fai­te­ment quan­ti­ta­tif, abs­trait, ne dit rien de la qua­li­té de la vie, de l’existence ou non d’un « pro­grès » réel. Oui, énor­mé­ment de connais­sances sont dis­po­nibles sur inter­net, accu­mu­lées dans des disques durs et des ser­veurs. Mais non, il est tota­le­ment impos­sible d’affirmer que l’individu moyen d’aujourd’hui pos­sède davan­tage de connais­sances que l’individu moyen du Paléo­li­thique. D’ailleurs, sur le plan de la qua­li­té des connais­sances, il me semble assez évident que l’individu contem­po­rain moyen, qui ne sait pas com­ment faire pous­ser une tomate, obte­nir du sel, etc., qui ne sait pas recon­naitre les rares espèces d’arbres qu’il croise de temps à autre mais connait très bien des mil­liers de logos de marque, en pos­sède bien moins que l’humain moyen du Paléo­li­thique. (NdT)
  25. Ma tra­duc­tion, là encore, celle des édi­tions LLL est assez mau­vaise, le sens n’est pas bien res­pec­té. (NdT)
  26. Ou, ain­si que Lin­si­farne et Neale le for­mulent, plus ver­te­ment : « Toute poli­tique concer­nant l’égalité ou la sur­vie humaine doit désor­mais être pro­fon­dé­ment maté­ria­liste. »

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