Note du traducteur : « La liberté vient avec la terre[1] ». Tel est le constat du peuple indigène « Nasa » qui vit au nord du département du Cauca, situé au sud-est de ce qu’on appelle la Colombie, et qui se bat pour son droit à une existence non civilisée et non capitaliste. Les mots « terre » et « liberté » ont traversé et continuent de traverser diverses luttes à travers le monde : de la Russie du XIXe siècle à la Colombie d’aujourd’hui, en passant par l’Espagne et le Mexique du début du siècle dernier (pour n’évoquer que quelques exemples). Ils ont en commun la reconnaissance de l’importance de la terre pour la liberté, et vice-versa : l’autonomie matérielle et politique, comme nous le rappelle Aurélien Berlan dans son livre Terre et liberté, paru en 2021.
En Colombie, comme partout dans le monde, la modernité, le développement, la croissance, la marchandise, le travail, l’argent, etc., sont des idéaux collectifs revendiqués par toutes les forces politiques. Dans ce pays, on regrette que le capitalisme fonctionne moins bien que dans le Nord Global : à gauche, parce que les richesses ne sont pas bien réparties ; à droite, parce que la libre entreprise ne dispose pas des conditions optimales pour se déployer correctement ; et les bras armés respectifs de ces idéaux politiques nourrissent la guerre : l’armée et la police aux ordres de l’État, les mafias et les groupes paramilitaires et, enfin, les résidus des guérillas de gauche radicale qui s’entretuent et ravagent au passage les vies des plus vulnérables, qui s’entassent dans les périphéries des villes et dans les campagnes. Les Nasa libérateurs de la Terre Mère ne se contentent pas de dire qu’ils ne souhaitent pas participer au capitalisme : ils le confrontent directement, armés de leurs machettes et de pierres face à la police anti-émeute, et de leurs graines pour assurer leur subsistance. Ils considèrent que leur vie et celle de la terre en dépendent. Ils occupent les fermes (les fincas, comme on dit en espagnol) et refusent la propriété privée des entreprises et des particuliers, en dénonçant la dépossession de leurs ancêtres Nasa remontant aux débuts de la colonisation. Ils transforment ainsi ces terres en lieux de vie pour eux et, en même temps, ils résistent à la destruction de la nature et de la terre par la monoculture industrielle de canne à sucre.
Cette année, pour la première fois, un candidat de gauche a accédé aux manettes de l’État. Malgré les discours humanistes et environnementalistes et les intentions d’amorcer la désescalade de la violence en Colombie, l’État continue d´être l’État. Petro, le nouveau président, ses ministres et son armée de technocrates de gauche, prônent le développement du capitalisme[2], au motif qu’il serait urgent de sortir la Colombie du « féodalisme ». La gauche défend un capitalisme réformé et réformable, non corrompu, qui développe les forces productives pour le bien du peuple et en tenant compte de la crise climatique. Il est difficile de savoir s’il s’agit de cynisme ou d’ignorance crasse de ce qu’implique le développement et le capitalisme : on entend les consignes de « transition énergétique », de « potentialisation du tourisme », d’« industrialisation de l’agriculture » en vue de devenir une puissance en revendiquant à l’international la valeur marchande de tous les « produits » de la nature (fertilité des sols, eau potable à profusion, « services écosystémiques », etc.).
Dans ce contexte, toutes les forces politiques, médiatiques et économiques, crient au scandale et dénoncent une violence injustifiable face aux indigènes et aux paysans qui occupent des terres des propriétaires terriens et des entreprises[3] : « cela n’est pas la façon de faire ! » disent-ils, « il faut que l’État protège la propriété privée ». Alors, l’État promet une réforme agraire pour acheter des terres et les redistribuer. Mais les Nasa s’en fichent : ils occuperont leurs terres avec ou sans l’accord de l’État et des entreprises. C’est une question de vie ou de mort, de terre et de liberté.
Les lettres ci-dessous, traduites depuis l’espagnol[4], sont un appel des Nasa à l’union de tous les peuples à travers le monde, pour lutter contre la destruction de la Terre Mère par la civilisation industrielle, pour la joie de la liberté, pour l’autonomie et la terre.
Communiqué adressé aux peuples en lutte et à l’opinion publique nationale et internationale.
Face aux événements qui ont eu lieu dans le Nord du Cauca, dans le cadre de la lutte pour la terre, nous déclarons :
– Depuis 2005, nous avons repris la lutte directe pour la terre, depuis lors nous l’appelons « libération de la Terre Mère », car nous voyons que la terre fournit déjà ses derniers efforts pour maintenir l’équilibre qui permet la vie telle que nous la connaissons. Ce qui cause des dommages à la « Terre Mère » est le système capitaliste, et c’est contre ce système que nous luttons. Les blessures ne pourront être guéries tant que le système capitaliste et son fondement, le patriarcat, existeront. Alors que d’autres peuples et processus mènent leurs luttes à leur manière, nous luttons contre le capitalisme et le patriarcat en occupant les fincas de canne à sucre, en mettant fin aux plantations de canne à sucre, en semant nos aliments, en faisant pâturer nos animaux, en vivant en communauté, en redonnant son manteau à Uma Kiwe[5]. Il s’agit d’une lutte qui implique d’affronter le patriarcat et le capitalisme qui habitent à l’intérieur de chacun de nous.
– La lutte pour la libération de la « Terre Mère » est menée par nous et nos familles, venus de différents territoires indigènes du nord du Cauca, et qui marchons main dans la main avec la plate-forme de lutte du CRIC[6]. C’est pourquoi nous disons : nous sommes Cabildo[7], nous sommes Cxhab Wala Kiwe[8], nous sommes CRIC.
– Au cours de cette lutte, et plus particulièrement lors des huit dernières années, nous avons fait face à tous les dangers auxquels est confrontée un mouvement de lutte qui décide de s’opposer au capital. Nous les avons listés dans « le dossier de l’axe du mal » : près de 400 tentatives d’expulsion, 12 camarades assassiné(e)s et plus de 600 blessé(e)s, des vols, des menaces, des dommages aux cultures maraîchères. Tout cela a été perpétré par l’État colombien sur ordre de l’agro-industrie de la canne à sucre.
– Lors des expulsions, dégâts et vols au cours des sept premières années, l’agro-industrie de la canne à sucre a recouru à ses engins de chantier, aux agents de l’ESMAD[9], à la police, à l’armée et aux ouvriers agricoles — coupeurs de canne à sucre, issus des communautés afro-colombiennes. Nous avons toujours dit aux coupeurs de canne : « vous êtes nos frères et sœurs, la lutte n’est pas contre vous, le patron vous paie un salaire de misère, rejoignez notre lutte ». Cependant, nous n’avons jamais trouvé d’oreilles réceptives de la part des coupeurs afro, et bien au contraire les expulsions, les dommages et les vols n’ont fait qu’augmenter. Avant 2022, aucune « communauté afro » ne s’était montrée hostile vis-à-vis de notre processus[10].
– Le 7 mars 2020, les forces de l’ordre, au service de l’industrie de canne à sucre, ont lancé l’une de leurs nombreuses tentatives d’expulsion de la finca Jagüito. La communauté afro de cette zone s’est battue à nos côtés, jetant ou empilant des pierres pour les lancer sur l’ESMAD. Les communautés afro constituant « la base populaire », qui se trouvaient autour des fincas, nous ont toujours dit que, pour elles, le moment n’était pas encore venu de s’unir, mais qu’elles ne seraient jamais un obstacle à notre lutte. Qu’est-ce qui les pousse aujourd’hui à nous jeter des pierres ou à nous tirer dessus avec des armes à feu ? Qui se trouve derrière en train d’empoisonner les communautés afro ?
– Et maintenant, alors qu’un gouvernement alternatif est arrivé, et avec lui une vice-présidente issue du peuple afro du nord du Cauca, les problèmes s’intensifient : le gouvernement lance des pourparlers régionaux pour la paix ; l’agro-industrie de la canne à sucre répond par l’affirmative tout en rassemblant des bandes armées pour les joindre aux tentatives d’expulsion. Depuis le matin du 7 août[11], l’armée et la communauté civile afro-colombienne sont rentrées et ont demeuré dans la finca Chimán. À Guayabal, il y a des attaques permanentes menées par des services de sécurité privée. La communauté qui se trouve dans la finca Santa Elena est constamment harcelée par des civils armés, ayant déjà fait trois blessés. Dans le secteur d’El Batallón, l’agro-industrie recrute des personnes armées pour agresser les forces de l’ordre, de sorte que lorsque la communauté libératrice se trouve dans la finca voisine, elle se fait attaquer en prétendant qu’il s’agit de la guérilla. À Alto El Palo, la communauté afro a bloqué la route pour exiger le droit au travail et le respect de leurs territoires, tout comme sur la route Corinto-Miranda. Auparavant, incités par les agro-industriels de la canne à sucre, les coupeurs de canne s’étaient mobilisés pour réclamer le droit au travail, un droit bafoué par les mêmes agro-industriels du sucre[12]. Incauca, Asocaña et Procaña[13] conçoivent et mettent en œuvre la tempête parfaite, en impliquant l’État colombien et des groupes paramilitaires. En parallèle, le gouvernement, au lieu de remettre en question les actions des entreprises, leur donne l’avantage d’installer des espaces de pourparlers, au sein desquels ils arrivent comme des colombes de la paix. Nous précisons que nous n’avons rien à voir avec l’action du 22 août, au cours de laquelle des voisins du secteur El Palo ont décidé de leur propre chef d’expulser le blocus du site d’Alto El Palo. La confrontation n’est pas entre les communautés, mais bien contre un grand ennemi appelé capitalisme, représenté ici par l’agro-industrie de la canne à sucre.
– La guerre médiatique contre la libération s’intensifie. Incauca, Asocaña et Procaña créent des comptes Facebook et paient des community managers pour les alimenter et harceler nos publications avec des commentaires racistes. La droite publie des articles dans les médias dans lesquels elle nous accuse d’être « paresseux », « assistés », « envahisseurs » ; elle nous dit que nous menaçons le progrès de la région et que nous mettons en danger 100 000 emplois donnés par les entreprises de canne à sucre de la région. Mais garde le silence devant la mise en fonctionnement de machines qui remplacent une centaine de coupeurs/jour, devant le manque d’eau potable pour les habitants des communes du nord du Cauca, devant la pollution de la rivière Palo, devant le fait qu’au milieu de tant de « développement » les communautés afro boivent des eaux polluées… Quels mensonges Asocaña et Procaña amèneront-ils aux pourparlers régionaux ?
– Face à ces faits, les organisations de défense des droits de l’homme ne se prononcent pas : il y a des civils armés, c’est-à-dire des groupes paramilitaires, aux côtés de l’armée ; l’armée utilise des civils afro pour entrer et rester dans les fincas en cours de libération ; les groupes paramilitaires tirent sur les libérateurs, faisant des blessés. On assiste à la mise en place d’un programme de guerre contre la « libération de la Terre Mère », organisé par l’agro-industrie de la canne à sucre. Et pourtant, jusqu’à présent, les organisations de défense des droits de l’homme restent silencieuses. Est-ce à la « libération de la Terre Mère » de payer le prix fort de la « paix totale »[14] dans le nord du Cauca ?
– Désormais, l’État qui nous a toujours persécutés nous convoque. Le grand chef nous dit de nous asseoir avec les industriels, de nourrir le projet de réforme agraire, d’être force de proposition pour le plan de développement national ; ce ne sont pas des invitations insignifiantes, nous y réfléchissons. Après avoir été le processus le plus persécuté en Colombie au cours des huit dernières années, la « libération de la Terre Mère » finira-t-elle dans le grand livre des lois nationales ? L’État colombien, prendra-t-il notre discours, nos mandats, et dira-t-il qu’il nous a déjà reconnus, comme l’ont déjà fait d’autres États-nations avec d’autres luttes ? Cela sera-t-il notre succès ou notre échec ? Nous examinons les propositions, car l’enjeu n’est pas des moindres.
– Nous sommes justement en processus de consultation interne pour discuter de ces propositions. Pour ces consultations, nous ne demandons pas de financement de l’État, la vice-présidente peut donc être rassurée. Cela prendra du temps, car la temporalité des communautés n’est pas celle de l’État. Au niveau de ce dernier, un groupe de professionnels se réunit pour élaborer des plans soumis au diktat de leurs connaissances ou professions et, en l’espace d’une semaine, ils disposent d’un plan formidable. Dans les communautés chaque point de libération doit d’abord se réunir, puis l’ensemble des points se réunit, suite à quoi, chaque point doit à nouveau se rassembler pour clarifier des détails, attendre de se réunir avec celui qui n’a pas pu se réunir cette fois-ci, consulter le vent et les nuages, et le chant des oiseaux. Nous poursuivons ces consultations. En attendant, nous exigeons l’essentiel : qu’aucune mesure ne soit avancée et qu’aucune action qui impliquerait notre lutte ou les terres pour lesquelles nous nous battons ne soit mise en œuvre.
– Depuis 2015, nous menons des dialogues de paix avec les communautés afro et paysannes voisines des fincas en voie de libération. Nous maintenons cette volonté et cette action de dialogue direct entre les communautés. Il y a beaucoup de choses à dire, à clarifier, à excuser. Et il y a aussi la nécessité de nous auto-appeler à lutter contre le capitalisme. En tant que « libération de la Terre Mère », notre combat est pour la vie de tous les peuples et de tous les êtres de la planète, et ce malgré tous nos échecs et toutes nos difficultés. Bien entendu, nous nous battons pour un morceau de terre, mais nous nous battons aussi pour arrêter le dérèglement climatique, afin qu’il y ait de la nourriture pour tous les êtres. Au cours de ces années, nous avons cultivé des aliments, nous en avons acheminé des tonnes dans les villes, nous avons fait des rencontres avec d’autres mouvements qui affrontent le capitalisme, nous avons mené notre lutte alors même que toutes les forces de l’axe du mal nous attaquaient et continuent de le faire. Comment peut-on nous exiger plus de fruits que ceux que nous avons déjà récoltés ?
Processus de libération de la Terre Mère (Proceso de Liberación de la Madre Tierra)
Peuple Nasa, nord du Cauca, Colombie
29 août 2022.
***
Maintenant que les 48 heures d’ultimatum se sont écoulées, nous adressons cette lettre au monde entier pour lui faire part de notre lutte, du danger qui nous guette et comment nous allons y faire face. Le grand chef nous fait savoir que nous sommes des envahisseurs et nous accorde 48 heures pour abandonner notre lutte et la terre sur laquelle nous nous battons. Et sinon, tout le poids de la loi de l’État colombien s’abattra sur nous.
Tout d’abord, nous vous parlerons de notre lutte. Le 2 septembre, nous avons commémoré les 17 ans de la reprise de la lutte directe pour la terre, dont les racines remontent à 1538, lorsque notre peuple a décidé de déclarer la guerre aux envahisseurs. Ces envahisseurs se sont emparés de notre terre et nous ont repoussé vers les montagnes ; ils ont fait de la dépossession un mode de vie, le fondement de leur civilisation. Ils détiennent aujourd’hui les terres les plus fertiles et disposent de documents prouvant qu’ils en sont les propriétaires. Ils constituent un pouvoir organisé qui tire les ficelles de la politique, de l’économie, de la justice et des médias colombiens. Ce qui leur permet de maintenir les documents à jour et d’exploiter toujours plus la « Terre Mère », au point de lui arracher la peau, lui sucer le sang et de creuser dans ses entrailles. Et c’est cela qu’ils appellent « le progrès », « le développement ».
Pour nous, les familles du peuple Nasa du nord du Cauca, la terre est Uma Kiwe, notre mère. Tout est vivant en elle, elle est vie dans sa totalité, tous les êtres sont nos frères et sœurs et tous les êtres avons la même valeur. L’envahisseur nous a endoctriné(e)s pour nous apprendre que nous, les humains, sommes en-dehors de notre Mère et supérieurs à elle. Mais, au fond de notre cœur Nasa Üus, nous savons que nous, les gens, sommes Uma Kiwe — tout comme le condor, le papillon, le maïs et la roche sont Uma Kiwe. L’envahisseur nous a endoctriné(e)s pour nous apprendre que le páramo[15] est une ressource qui produit de l’argent ; qu’en coupant la forêt nous pourrons faire croitre nos comptes en banque ; qu’en creusant et en suçant les entrailles d’Uma Kiwe avec d’énormes tuyaux, nous pourrons avoir accès à une vie de bien-être. Ce sont les mots de l’envahisseur et il l’appelle : « l’objectif », « le projet de vie ».
Les terres de la vallée de la rivière Cauca, où nous vivons maintenant, là où nous menons notre combat, sont le foyer de centaines d’animaux, de plantes, de rochers, d’eaux, d’esprits ; en espagnol, cette forme de vie est appelée : forêt tropicale sèche. L’envahisseur a tout détruit. Ce foyer n’existe plus, il a défiguré le visage de la « Terre Mère ». Dans leur empressement à vouloir imposer leur civilisation, ceux qui détiennent les documents relatifs à ces terres ont semé de la canne à sucre dans toute la vallée de la rivière Cauca : 400 000 hectares où la canne à sucre est cultivée jusqu’au bord de la rivière. Dans d’autres régions de Colombie, les envahisseurs, ont déplacé les communautés avec la guerre et ont planté des palmiers à huile sur des milliers et des milliers d’hectares ; dans d’autres régions encore, ils ont déplacé des communautés pour construire des barrages, ou pour extraire de l’or ou du pétrole.
Dans la région d’Antioquia, la rivière Cauca s’est rebellée et a endommagé les machines et les équipements du barrage, la rivière a débordé, et les personnes qui avaient déjà été déplacées par le projet hydroélectrique, ont été obligées, une fois de plus, à être déplacées car — à nouveau — leurs terres avaient été inondées. Nul n’est coupable pour ces événements. Cependant, tout « le poids de la loi de l’État colombien » ne s’est pas abattu ni sur les envahisseurs de la rivière Cauca, ni sur ceux qui ont déplacé les communautés et ni sur ceux qui ont perpétré les massacres afin d’imposer le développement. Et ainsi, chaque recoin de ce pays qu’ils appellent Colombie — la démocratie la plus ancienne et la plus stable d’Amérique Latine — est fait de pièces décousues de projets de développement, installés là où la guerre a déplacé des communautés entières, là où les bois, les páramos, les savanes, les montagnes, les forêts et les plaines ont été — ou sont toujours — ravagées pour que quelques personnes puissent jouir des « délices » du développement.
Nous, familles indigènes du peuple Nasa, qui avançons au sein de la plateforme de lutte du CRIC — notre organisation, ne croyons pas à ce développement et ne croyons pas en cette civilisation qui impose la mort à travers des lois et des actions légales pour obtenir des pièces de monnaie. On nous a endoctriné(e)s pour nous faire croire en leur civilisation et on nous a dit que nous, les humains, sommes supérieurs aux autres êtres, mais nous constatons que parmi les humains il y a des niveaux : certains sont supérieurs à d’autres. Ceux qui sont supérieurs prennent toutes les richesses tandis que nous, les inférieurs, sommes contraints de vivre acculés dans les recoins que le développement nous laisse disponibles. Mais on nous dit que si nous faisons un effort ou si nous nous vendons (en tant que force de travail), nous pourrons alors passer au niveau des supérieurs. Cette façon de vivre ne nous plaît pas, nous ne l’acceptons pas.
C’est pourquoi, il y a 17 ans, le 2 septembre 2005, nous sommes descendu(e)s des montagnes pour mener une lutte que nous poursuivons encore aujourd’hui et que nous appelons « libération de la Terre Mère ». Car nous disons que nous, les gens, ne serons pas libres tant qu’Uma Kiwe sera réduite en esclavage. Nous disons aussi que tous les animaux et les êtres qui conformons le vivant, serons des esclaves tant que nous ne rendrons pas sa liberté à notre mère. À cette époque-là, en septembre 2005, nous avons fait une erreur tactique — comme l’a dit un libérateur, nous avons négocié un accord avec le gouvernement Uribe, une erreur qui nous a coûté un retard de 9 ans. Mais ensuite, nous sommes revenu(e)s pour occuper les fincas appartenant à l’agrobusiness de la canne à sucre en décembre 2014. Ce qui signifie que nous sommes sur le point de fêter nos 8 ans, et au cours de ces 8 ans, la démocratie la plus ancienne et la plus stable d’Amérique Latine n’a pas réussi à nous expulser des fincas, malgré plus de 400 tentatives. Et nous n’allons pas partir. Et nous avons tellement progressé dans l’occupation de ces terres que nous comptons déjà 24 fincas en cours de libération, soit 8 000 hectares.
Lorsque nous rentrons dans les fincas, nous fauchons la canne à sucre, et à la place poussent les aliments que nous semons. La broussaille pousse aussi, car Uma Kiwe doit se reposer. Les poules, les canards, les vaches, les petits cochons grandissent à leur tour. Les animaux sauvages reviennent… progressivement nous restituons la peau et le visage de la « Terre Mère ». C’est notre rêve, ou, si vous préférez, notre « projet de vie ». Et il y a encore un long chemin à parcourir ; parfois le discours de l’envahisseur arrive et nous embrouille, mais en communauté nous parlons et nous clarifions. D’autres fois les médias de l’agro-industrie ou du pouvoir colombien nous qualifient de terroristes, de fainéants. Ils nous accusent de freiner le développement, ils nous disent que nous sommes des « envahisseurs », comme le dit le gouvernement actuel de Gustavo Petro et de Francia Márquez. Ils mentent en prétendant que nous volons la terre de nos voisins des communautés afro-descendantes qui vivent acculés sur les bords des champs de canne à sucre. Ce que nous pouvons vous dire avec certitude, c’est que les documents de propriété des 24 fincas en voie de libération figurent soit au nom d’Incauca — qui est le plus grand propriétaire, soit au nom d’autres terratenientes[16], ou bien il s’agit des terres louées par Incauca ou par d’autres Ingenios[17] qui produisent du sucre ou des agro-carburants.
L’appareil judiciaire de la démocratie colombienne dit lui aussi que, parce que nous sommes des terroristes, ils vont nous capturer par le biais de barrages de police ou grâce à des mandats d’arrêt, et nous mettre en prison. Et les paramilitaires organisés par l’agro-industrie de la canne à sucre disent que puisque l’État colombien ne parvient pas à en finir avec nous, eux vont s’en charger. Et ils sont déjà venus dans les fincas en voie de libération pour nous tirer dessus avec des armes de courte et longue portée, mais notre portée est plus longue encore parce que nous savons déjà comment ils sont organisés et comment ils fonctionnent. Et cela fait 7 ans que les agro-industriels — Incauca, Asocaña, Procaña — nous envoient des propositions de négociation ou de partenariat, mais depuis 7 ans nous avons répondu « NON », parce qu’une lutte ne se négocie pas ; « NON », car pour eux être partenaires signifie que nous, hommes et femmes, fournissons la main‑d’œuvre la moins chère possible et qu’ils fournissent le capital. Non messieurs, nous ne sommes pas là pour changer de patron, nous nous battons pour qu’il n’y ait plus de patron.
Et maintenant qu’un nouveau gouvernement et un nouveau congrès viennent renforcer la démocratie la plus ancienne et la plus stable d’Amérique Latine, le congrès nous dit que nous pouvons envoyer des propositions pour le projet de loi de réforme agraire « parce que la “libération de la Terre Mère” est une réforme agraire concrète » ; nous n’avons pas encore donné de réponse, mais nous savons que rétablir l’équilibre d’Uma Kiwe, notre Terre Mère, va beaucoup plus loin qu’une simple réforme agraire. Et la dernière chose qui est arrivée, c’est que le nouveau gouvernement du président Petro et de la vice-présidente Francia nous a dit que nous étions des « envahisseurs » et que nous avions 48 heures pour quitter ces terres où nous luttons, où nous semons, où nous faisons brouter nos animaux, où nous voyons la broussaille repousser et les animaux sauvages revenir. Bref, ils nous ont dit de quitter cette terre où nous vivons. Et c’est en ces termes que nous avons commencé cette lettre.
Une fois les 48 heures écoulées, soit le 2 septembre, l’État a attaqué avec l’armée et l’ESMAD. Il n’y a pas eu de demi-heure de dialogue, comme le nouveau gouvernement l’avait promis ; les véhicules blindés sont arrivés en tirant des gaz. Plus tard, l’armée a tiré ses armes de longue portée contre les communautés qui libérent la Terre Mère, pas de dialogue non plus. Il y a 17 ans, le 2 septembre 2005, c’était Uribe qui avait donné l’ordre à l’ESMAD et à l’armée de nous tirer dessus avec leurs armes. Ce nouveau gouvernement est de gauche, le gouvernement d’Uribe était de droite. Après huit heures de tentatives d’expulsion de l’une des fincas en cours de libération, l’ESMAD et l’armée de la plus ancienne démocratie… n’ont pas réussi à nous expulser, nous sommes toujours là, et d’ici nous envoyons cette lettre au monde entier.
Nous, hommes et femmes, en tant que processus de libération de la Terre Mère du nord du Cauca, faisons savoir au grand chef que nous n’allons PAS déguerpir, que nous resterons ici sur ces terres parce qu’ici c’est chez nous, là où nous vivons et luttons II. Nous disons II parce que nous avions déjà publié un texte disant qu’ici c’est chez nous, là où nous vivons et luttons I[18]. À cette époque, en 2018, les paramilitaires nous avaient déjà donné un délai pour quitter cette terre, mais les paramilitaires nous avaient donné un délai un peu plus long, plus « rationnel », car ils nous avaient donné 2 mois ; et quand les deux mois se sont écoulés, nous leurs avons dit NON, que nous ne pouvions pas partir parce qu’ici c’était chez nous, là où nous vivons et luttons. Voilà pourquoi nous disons II, car malgré tout, nous ne perdons pas notre sens de l’humour.
Et pour vous dire aussi que ni Uribe, ni Santos, ni Duque ne nous ont jamais dit « vous avez 48 heures ». Et nous leurs disons aussi que nous ne partirons pas parce qu’ici, sur ces terres en voie de libération, 12 camarades sont tombés depuis 2005, assassinés par les entreprises privées Incauca, Asocaña et Procaña, et par l’État colombien. Ici nous nous sommes déjà enraciné(e)s. Nous resterons ici jusqu’à ce que le gouvernement prenne les mesures nécessaires pour remettre les documents à nos autorités indigènes, soit par le biais de la réforme agraire soit par la voie la plus rapide. Et s’il ne le fait pas au cours des prochaines années, nous resterons ici.
Nous faisons également savoir au grand chef que nous allons occuper d’autres fincas car notre lutte ne s’arrête pas là. Hier, nous étions réunis lors d’une grande action pour accompagner une communauté qui est en train de libérer une finca, parce que l’ESMAD les harcèle avec des gaz en permanence depuis plusieurs jours, malgré le fait qu’ils nous avaient promis que l’ESMAD allait disparaître, puis qu’il allait se transformer, et puis qu’il allait changer d’uniformes. Et c’est vrai, parce que ses membres ont mis une tenue de sport pour jouer un match de football alors qu’ici, ils continuent à nous tirer des gaz. Nous poursuivrons nos actions pour nous enraciner davantage dans cette terre et pour que notre parole ait de la substance, car sinon, ce serait comme un décret ou une promesse de campagne, qui est écrite et signée mais qui ne se réalise pas.
Nous invitons les communautés dans d’autres régions de Colombie qui mènent une lutte directe pour la terre à ne pas quitter les fincas. Nous invitons davantage de familles, davantage de communautés dans le nord du Cauca, en Colombie et dans le monde entier à occuper davantage de fincas, à en prendre possession et à faire vie et communauté comme nous le faisons déjà sur ces terres et comme le font de nombreuses luttes qui ont été qualifiées d’envahisseuses par les grands dirigeants de la patrie. Parce qu’aucune lutte n’a été gagnée à coups de bécots.
Nous envoyons également un message à nos camarades de lutte qui sont maintenant au pouvoir au sein de l’État colombien, pour qu’ils et elles ne s’embourbent pas sur le chemin. Parce qu’ils et elles ont marché aux côtés de nos luttes, mais nous voyons maintenant qu’ils oublient d’où ils et elles viennent — ce qui peut arriver à toute personne atteignant un sommet, et incapable de voir qu’après le sommet vient la descente. C’est aussi pourquoi nous leur faisons savoir que nous allons occuper une autre finca, où nous ferons des rituels et planterons des aliments pour les partager avec eux, et nous prierons pour eux et pour elles pour qu’à la fin de leur passage au pouvoir, ils et elles continuent à être les mêmes personnes qui, un jour, sont arrivées là grâce aux votes de millions de personnes qui ont vu en eux et en elles un espoir.
Cette lettre s’arrête là, mais notre parole continue. Nous écrivons notre parole dans les fincas que nous libérons, voilà notre première parole. Les documents, les lettres, les vidéos, la radio…, la deuxième parole, nous sert à raconter au monde ce que nous faisons, les dangers auxquels nous sommes confrontés et comment nous continuons à marcher face à ces derniers. Merci aux luttes et aux peuples du monde qui nous écoutent et sont solidaires avec nous. Comme nous l’avons déjà dit dans « ici c’est chez nous, là où nous vivons et luttons I », la meilleure manière de nous soutenir est de renforcer vos luttes : le capitalisme aura beaucoup de mal à expulser ou à contraindre par la loi, des milliers de luttes à travers le monde.
Processus de Libération de la Terre Mère (Proceso de liberación de la Madre Tierra)
Peuple Nasa, nord du Cauca, Colombie
3 septembre 2022.
Traduction : Alejandro Balentine G.
- Libertad y alegría con Uma Kiwe. Palabra del Proceso de Liberación de la Madre Tierra. Pueblo nasa — norte del Cauca – Colombie. Décembre 2016. https://rebelion.org/docs/220925.pdf. (Toutes les notes de bas de page sont du traducteur.) ↑
- « Nous allons développer le capitalisme colombien. Nous devons vaincre le féodalisme colombien ». https://www.marxist.com/colombie-petro-remporte-une-victoire-historique-luttons-maintenant-pour-le-socialisme.htm ↑
- https://www.infobae.com/america/colombia/2022/09/15/ocupacion-ilegal-de-terrenos-procuradores-regionales-deben-atender-los-casos-en-menos-de-48-horas/ ↑
- Le premier texte a initialement été publié, en espagnol, à cette adresse : https://liberaciondelamadretierra.org/a‑pesar-de-todos-los-ataques-seguimos-en-pie-de-lucha-en-todas-las-fincas/ et le second à cette adresse : https://liberaciondelamadretierra.org/no-nos-vamos-esta-es-nuestra-casa-para-vivir-y-luchar-ii/ ↑
- Mot qui veut dire Terre Mère en langue Nasa des communautés Nasa Yuwe, qui pour la plupart habitent au nord du département du Cauca. ↑
- Conseil Régional Indigène du Cauca (Consejo Regional Indígena del Cauca) ↑
- Mot qui désigne l’une des formes d’organisation des peuples indigènes en Colombie. Notamment associé à une aire géographique déterminée. ↑
- Territoire qui intègre les 22 « cabildos » (mot qui désignait, pendant la période coloniale, un corps administratif colonial. Aujourd’hui en Colombie, le mot fait référence à une communauté indigène associé à un territoire donné) associés aux Nasas dans le nord du département du Cauca. Veut dire « territoire du grand peuple ». ↑
- C’est la brigade anti-émeute, « Escuadrón Móvil Anti Disturbios », ce qui correspondrait aux CRS en France. En campagne, le nouveau gouvernement de gauche avait promis sa dissolution, mais une fois arrivé au pouvoir, ce qui a été proposé c’est une réforme à ce corps de répression, notamment un changement de nom. Des changements à la marge sur la doctrine, les tactiques et les armes pour gérer les manifestations, ont été proposés. Ce qui relève – plutôt – de changements d’ordre symbolique. ↑
- Des communautés afro-descendantes, organisés en « conseils communautaires », ont récemment pris parti aux manifestations et aux actions contre les occupations des fincas. Leur revendication principale (en accord avec les intérêts des entreprises) est que les occupations mettent en danger leur droit au travail. ↑
- Pour rappel, c’était le jour de l’investiture du nouveau président Gustavo Petro. ↑
- Ces mêmes entreprises qui incitent les ouvriers à s’en prendre aux communautés « libératrices », ont historiquement remplacé et viré les ouvriers journaliers pour les remplacer par des machines. Dans l’économie de marché, les travailleurs sont remplaçables (et remplacés) et manipulables (et manipulés) dans le seul but capitaliste d’accroitre les bénéfices. Ce n’est pas la « libération de la Terre Mère » qui met en cause leurs emplois, mais l’entreprise elle-même qui les utilise comme la première pièce interchangeable quand les opérations se voient perturbés. ↑
- Trois des grands groupes industriels de la canne à sucre mais aussi de l’agro-industrie de Colombie. ↑
- C’est ainsi que le nouveau gouvernement appelle sa politique de sécurité intérieure. ↑
- Écosystème endémique des Andes qui se trouve au-dessus de 3.000 mètres d’altitude. Le páramo permet de réguler le cycle de l’eau et est à l’origine de l’abondance hydrique caractéristique de la Colombie. ↑
- Grand propriétaire terrien. ↑
- Mot qui désigne un complexe agro-industriel lié à la culture de la canne à sucre et sa transformation. ↑
- https://liberaciondelamadretierra.org/este-es-nuestro-hogar-para-vivir-y-liberar/ ↑
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