Peut-être avez-vous entendu parler, si vous vous intéressez à l’écologie, de ces jeunes qui, en France, ont perturbé un match de Roland-Garros et une épreuve du tour de France, de ces jeunes qui se sont collé les mains à un tableau de Botticelli dans un musée de Florence en Italie, ou de celles et ceux qui ont fait pareil avec des tableaux de Van Gogh et De Vinci (entre autres) au Royaume-Uni ? Outre un même genre de revendications, ces groupes partagent un autre point commun : ils sont tous financés par un même fonds, le Climate Emergency Fund (CEF).
Le CEF a été fondé en juillet 2019 par trois personnes principales : Trevor Neilson, Aileen Getty et Rory Kennedy.
Trevor Neilson est un milliardaire états-unien, président de la société i(x) investments, co-fondée avec le petit-fils du milliardaire Warren E. Buffett (troisième fortune mondiale). I(x) Investments est « une société de capital-risque » qui « investit dans les énergies renouvelables, l’immobilier vert, l’égalité des sexes, le logement abordable, la technologie et l’information, la transformation des déchets en carburants et la valorisation du carbone ». Neilson a aussi été directeur exécutif de la Global Business Coalition, une coalition de plus de 200 multinationales dédiée aux questions de santé et créée avec le fondateur de Microsoft, Bill Gates, le financier George Soros et le fondateur de CNN, Ted Turner. Ex-dirigeant de la Fondation Bill & Melinda Gates, Neilson a été nommé « Jeune leader global » par le Forum économique mondial et a servi à la Maison Blanche sous l’administration de Bill Clinton. Enfin, Neilson est aussi le PDG de la compagnie WasteFuel, qui « met en œuvre des technologies éprouvées pour faire face à l’urgence climatique et révolutionner la mobilité », par exemple en transformant « les déchets municipaux et agricoles en carburants à faible émission de carbone, en gaz naturel renouvelable, et en méthanol vert ». Parmi les investisseurs majeurs de WasteFuel figure… Aileen Getty.
Aileen Getty est une héritière de l’empire pétrolier du même nom (Getty Oil Company). Et Rory Kennedy est la fille du célèbre sénateur états-unien Robert F. Kennedy, fervent défenseur du « capitalisme de libre-marché » et promoteur d’un « capitalisme propre », également investisseur de longue date dans les énergies et les technologies dites « vertes », « propres », « renouvelables » ou « décarbonées » (Robert F. Kennedy siège, entre autres, à VantagePoint Capital Partners, une compagnie d’investissement « en capital-risque international qui soutient les entreprises, de leur création à leur développement, en mettant l’accent sur l’innovation et l’efficacité énergétique »).
Et donc quoi ? Et donc, si l’identité des financeurs d’une organisation ne détermine pas — pas toujours — la nature de ses activités (on peut trouver des contre-exemples), en règle générale, les capitalistes (prétendument « philanthropes ») ne financent pas n’importe qui pour faire n’importe quoi. Les groupes ici financés ont été choisis parce qu’ils sont non-violents (prérequis élémentaire) et parce que leurs revendications s’inscrivent, en gros, dans le cadre d’un processus visant à encourager la décarbonation du capitalisme industriel, la fameuse « transition écologique » (ou technologique, ou économique, c’est tout un) dont on entend de plus en plus parler dans les médias de masse. Il ne s’agit jamais de démanteler la civilisation industrielle, d’en finir avec les rapports sociaux inhumains qu’imposent l’État et le capitalisme, avec la dépossession politique. Il s’agit plutôt de demander des financements pour ci ou ça. Ici pour le développement massif des industries de production d’énergie dite verte, propre, renouvelable ou décarbonée. Là pour un vaste chantier national de BTP.
On pourrait penser que le groupe britannique « Just Stop Oil » (« Arrêtez le pétrole ») fait exception, parce qu’il demande l’arrêt de l’extraction et de la consommation de combustibles fossiles. Sauf qu’il demande en contrepoint aux gouvernements de financer le développement massif des industries de production d’énergie dite « renouvelable » et fait la promotion du « plan pour parvenir à la neutralité carbone » d’ici 2050 de l’AIE (Agence internationale de l’énergie). Là encore, il ne s’agit pas du tout de sortir du capitalisme industriel. (Ces gens-là semblent en outre ignorer que le développement des énergies prétendument renouvelables nécessite l’usage de combustibles fossiles).
Il y a quelques jours, Extinction Rebellion France célébrait l’adoption de la « loi climat » portée par Joe Biden aux États-Unis en la présentant comme une décision qui « va dans le bon sens » au motif qu’elle permettrait « la réduction des émissions de CO2 », sans même préciser son contenu. Eh bien, cette loi vise à débloquer 369 milliards de dollars afin de « développer la production d’énergie éolienne et solaire, mettre les véhicules électriques à la portée d’un plus grand nombre d’Américains et mettre 1,5 milliard de dollars à la disposition des compagnies pétrolières pour qu’elles réduisent leurs émissions de gaz à effet de serre et les pénaliser si elles ne le font pas. Par ailleurs, elle contribuera au développement de technologies telles que le captage et la séquestration du carbone, l’hydrogène et les petits réacteurs nucléaires qui, selon les experts, seront nécessaires pour que les États-Unis atteignent la neutralité carbone d’ici 2050, que les scientifiques estiment nécessaire pour éviter un changement climatique catastrophique[1]. »
Business-as-usual. Construire toujours plus de centrales de production d’énergie pour alimenter les machines de la civilisation industrielle, produire toujours plus de machines mais prétendument « neutres en carbone » (comme les voitures électriques), perpétuer le développement technologique et la course au profit capitaliste. Non seulement il est très douteux que tous ces développements réduisent réellement les émissions de CO2 (comme le souligne Jean-Baptiste Fressoz en pointant du doigt la manière dont les sources de production d’énergie ne font que s’accumuler ; ce n’est pas parce qu’on construit une centrale photovoltaïque qu’on ferme une centrale à combustible fossile), mais ce qui est sûr c’est qu’ils constituent autant de désastres supplémentaires pour la nature (je ne reviendrais pas ici sur les implications matérielles, écologiques, de la production de panneaux solaires photovoltaïques, d’éoliennes, de voitures électriques, etc., suffisamment décrites dans d’autres textes publiés sur ce site). Il faut être profondément stupide pour célébrer une telle loi et se prétendre écologiste.
Et c’est à cause de ce phénomène — qu’on observe depuis plus d’un siècle — du financement d’associations et autres groupes soi-disant écologistes par des ultra-riches, des fondations privées, des industriels, des entreprises ou des gouvernements, que nous n’avons pas de mouvement écologiste digne de ce nom. En matière de recrutement, d’organisation d’actions, de portée médiatique, il est très difficile, sinon impossible, pour des collectifs (réellement) écologistes, c’est-à-dire anti-industriels, de concurrencer ces groupes disposant de moyens autrement plus conséquents, de contacts dans les médias, etc.
Nicolas Casaux
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