Non, le véganisme ne sauvera pas le monde, mais il pourrait vous user la santé (par Nicolas Casaux)

Non, le véganisme ne sauvera pas le monde, mais il pourrait vous user la santé (par Nicolas Casaux)

Au préa­lable et afin de dis­si­per tout mal­en­ten­du poten­tiel, quelques rap­pels. Que nous soyons éco­lo­gistes radi­caux, natu­riens, décrois­sants, lud­dites, etc., nous sommes toutes et tous oppo­sés à l’élevage indus­triel et à son abo­mi­nable trai­te­ment des ani­maux, mais aus­si, plus géné­ra­le­ment, au capi­ta­lisme industriel.

Dans une pers­pec­tive éco­cen­trée, c’est-à-dire dans une pers­pec­tive qui consi­dère que le pri­mor­dial est la san­té de l’écosphère, la pros­pé­ri­té de la com­mu­nau­té bio­tique pla­né­taire et des com­mu­nau­tés qui la com­posent (et dont l’être humain fait par­tie) — qui consi­dère, avec Aldo Leo­pold, qu’« une chose est bonne quand elle tend à pré­ser­ver l’intégrité, la sta­bi­li­té et la beau­té de la com­mu­nau­té bio­tique, et mau­vaise dans le cas contraire » —, cela coule de source.

Mais ici se pré­sente déjà une diver­gence entre le véga­nisme et la pers­pec­tive éco­cen­trée que nous défen­dons, par exemple, chez Deep Green Resistance.

Le véga­nisme vise « à com­battre le spé­cisme sous toutes ses formes en s’opposant aux dis­cri­mi­na­tions et vio­lences faites aux ani­maux (escla­vage et mar­chan­di­sa­tion par l’institution humaine). Ce refus s’exprime au quo­ti­dien, autant que faire se peut, par un choix ali­men­taire et un mode de vie végane. » (Vegan-France)

Une autre défi­ni­tion du véga­nisme, for­mu­lée par la Vegan Socie­ty en 1979, le décrit comme : « Une phi­lo­so­phie et façon de vivre qui cherche à exclure — autant que faire se peut — toute forme d’exploitation et de cruau­té envers les ani­maux, que ce soit pour se nour­rir, s’habiller, ou pour tout autre but, et par exten­sion, faire la pro­mo­tion du déve­lop­pe­ment et l’usage d’alternatives sans exploi­ta­tion ani­male, pour le béné­fice des humains, des ani­maux et de l’environnement […]. »

Ce qu’on remarque, c’est que le véga­nisme ne s’oppose aucu­ne­ment au capi­ta­lisme ou à l’industrialisme, à l’exploitation humaine sur laquelle ils reposent struc­tu­rel­le­ment. Il ne se fonde pas sur un constat de la nui­sance sociale et de l’insoutenabilité intrin­sèques du capi­ta­lisme, de l’industrialisation et de la civi­li­sa­tion plus géné­ra­le­ment — l’exploitation et l’élevage indus­triels de l’animal humain ne semblent pas trop le pré­oc­cu­per. L’histoire (moderne) du véga­nisme, et notam­ment de la Vegan Socie­ty bri­tan­nique, n’est pas celle d’une oppo­si­tion à la domi­na­tion ou à l’oppression consti­tu­tives du capi­ta­lisme et, plus géné­ra­le­ment, de la civi­li­sa­tion. Aujourd’hui, cer­tains végans n’hésitent pas à affir­mer que « libé­ra­lisme et capi­ta­lisme » sont les « alliés de la cause ani­male ».

& donc :

I. Le véganisme, en lui-même, n’a rien d’écologique

Le plus sou­vent, le véga­nisme est défi­ni comme un simple mode de consom­ma­tion dans le capi­ta­lisme indus­triel. Selon L214 : « Une per­sonne végan est une per­sonne comme les autres. Elle a sim­ple­ment choi­si de modi­fier sa façon de consom­mer et d’agir, de façon à avoir un impact néga­tif le plus faible pos­sible sur autrui. Elle fré­quente les cirques sans ani­maux, observe les ani­maux dans la nature sans les chas­ser, se régale en mode 100 % végé­tal, choi­sit pour se vêtir des matières non issues de l’exploitation des ani­maux (coton, matières syn­thé­tiques…) et uti­lise des pro­duits cos­mé­tiques et d’entretien non testés. »

Or, consom­mer des den­rées ali­men­taires et autres mar­chan­dises issues du capi­ta­lisme indus­triel — mais estam­pillées végans — n’a rien d’écologique. Un moindre mal ? Par­fois, sans doute, en regard de la consom­ma­tion de mar­chan­dises encore plus nui­sibles. Mais pas néces­sai­re­ment. Tout dépend des points de com­pa­rai­son qu’on utilise.

Quoi qu’il en soit, dans le cadre d’un sys­tème social (le capi­ta­lisme indus­triel) tota­le­ment insou­te­nable sur le plan éco­lo­gique et fon­dé sur la crois­sance, les efforts de consom­ma­tion qui, consi­dé­rés iso­lé­ment, peuvent pas­ser pour de moindres maux, s’avèrent ulti­me­ment insi­gni­fiants. Une civi­li­sa­tion indus­trielle végé­ta­lienne pour­rait très bien ache­ver de pol­luer et de rava­ger le monde.

Selon les esti­ma­tions de la com­pa­gnie For­tune Busi­ness Insights, « la taille du mar­ché mon­dial des ali­ments végé­ta­liens était éva­luée à 23,31 mil­liards USD en 2020. Le mar­ché devrait pas­ser de 26,16 mil­liards USD en 2021 à 61,35 mil­liards USD d’i­ci 2028, affi­chant un TCAC de 12,95% au cours de la période prévisionnelle. »

Un sec­teur indus­triel par­mi d’autres dans le capi­ta­lisme mondialisé.

II. Le véganisme n’est pas une solution miracle contre le réchauffement climatique

De même, à lui seul, le véga­nisme ne garan­tit en rien l’endiguement ou l’inversion du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, contrai­re­ment à ce que pré­tendent beau­coup de ses sec­ta­teurs, sou­vent en se réfé­rant à telle ou telle étude scien­ti­fique, mais en omet­tant de pré­ci­ser que ce que ladite étude fait valoir, c’est que le véga­nisme pour­rait faire une dif­fé­rence majeure si toutes choses res­taient égales par ailleurs — si le capi­ta­lisme indus­triel ces­sait de croître, etc. — c’est-à-dire que tout dépend lar­ge­ment d’un cer­tain nombre de para­mètres connexes.

Bien sou­vent, aus­si bien sur le plan du réchauf­fe­ment cli­ma­tique que de l’écologie en géné­ral, les végans tentent de pro­mou­voir le véga­nisme en recou­rant un argu­men­taire de type « effi­ca­ci­té éner­gé­tique », en van­tant une cer­taine effi­cience que le véga­nisme per­met­trait dans la ges­tion des res­sources pla­né­taires. Ce genre d’argumentaire s’inscrit dans la logique du « déve­lop­pe­ment durable » du capi­ta­lisme indus­triel (laquelle n’a rien de véri­ta­ble­ment durable).

Par ailleurs, il est lar­ge­ment éta­bli que l’élevage peut, lui aus­si, contri­buer à la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique et à la res­tau­ra­tion des éco­sys­tèmes. Il pour­rait même s’agir d’un des moyens les plus effi­caces pour ce faire[1]. Mais, là encore, tout dépend en bonne par­tie d’un ensemble d’autres para­mètres : le plus impor­tant reste de par­ve­nir à sor­tir du (ou à déman­te­ler le) capi­ta­lisme indus­triel — condi­tion sine qua non de la pré­ser­va­tion de la vie sur Terre.

Le 25 avril 2022, sur son compte Face­book, Jean-Marc Gan­cille, ex-cadre de chez Orange recon­ver­ti dans le véga­nisme mili­tant, par­ta­geait une image conçue par L214, sti­pu­lant que deve­nir végan était incroya­ble­ment effi­cace contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. À l’occasion, il écri­vait même que deve­nir végan était « l’arme de lutte la plus simple, la plus éthique et la plus mas­sive qui soit pour avoir — enfin — de l’im­pact » contre le réchauf­fe­ment climatique.

Manque de pot, le der­nier rap­port du GIEC sti­pule que deve­nir végé­ta­rien ou même tota­le­ment végan réduit moins les émis­sions de car­bone indi­vi­duelles que d’éviter un vol long-cour­rier par an. Jean-Marc Gan­cille, et ses allées et venues entre la France et la Réunion, pos­sède donc une empreinte car­bone pire que celle des « car­nistes » qu’il hon­nit de tout son être (du moins de ceux qui ne prennent pas l’avion). Pire encore, Jean-Marc Gan­cille a des enfants. En com­pa­rai­son d’individus n’en ayant pas, son empreinte car­bone est donc incom­pa­ra­ble­ment élevée.

Le fait que renon­cer à un vol trans­at­lan­tique vaut mieux, pour réduire son empreinte car­bone, qu’a­dop­ter un régime ali­men­taire à base de plantes, était déjà connu avant le der­nier rap­port du GIEC.

Mais à vrai dire, peu importe. La course à qui sera l’esclave moderne le plus éco­res­pon­sable, à qui aura l’empreinte car­bone la plus faible, est lar­ge­ment ridi­cule. Cette com­pé­ti­tion inter-indi­vi­duelle est en grande par­tie une créa­tion de la mul­ti­na­tio­nale pétro­lière BP. En réa­li­té, les petits gestes indi­vi­duels et autres chan­ge­ments dans notre mode de consom­ma­tion ne font essen­tiel­le­ment rien pour endi­guer la catas­trophe sociale et éco­lo­gique en cours. Face au prin­cipe de crois­sance et à l’insoutenabilité struc­tu­relle du capi­ta­lisme indus­triel, face à l’effet rebond, au para­doxe de Jevons (au pos­tu­lat de Khaz­zoom-Brookes), ils ne peuvent rien. Quoi qu’en disent les tech­no­crates imbé­ciles du Shift Pro­ject (finan­cé par Bouygues, Vin­ci, Veo­lia, BNP Pari­bas, etc.), de Car­bone 4 ou de l’Ademe (tous les mêmes).

(& d’abord parce que ces gens-là ne cherchent pas à mettre un terme à la catas­trophe sociale et éco­lo­gique que consti­tue la civi­li­sa­tion (indus­trielle). Ils aspirent seule­ment à la décar­bo­ner afin d’éviter son effon­dre­ment. Il est conster­nant de voir des indi­vi­dus faire pro­fes­sion d’anticapitalisme, arti­cu­ler, même, des cri­tiques de la civi­li­sa­tion indus­trielle dans son ensemble, ET par­ta­ger les pré­co­ni­sa­tions d’organismes visant non pas à en finir avec le capi­ta­lisme et la civi­li­sa­tion indus­trielle mais au contraire à assu­rer leur ave­nir, à les préserver.)

Deve­nir végé­ta­rien, deve­nir végan, ces­ser de prendre l’avion, rien de tout ça n’a la moindre chance de faire une dif­fé­rence signi­fi­ca­tive dans la des­truc­tion en cours du monde. Il serait temps de Ne plus se men­tir.

III. Le véganisme requiert l’agriculture, soit le ravage des écosystèmes

Dans une inter­view récem­ment parue sur le site de la revue Bal­last, Jean-Marc Gan­cille affirme que « pour ten­ter de légi­ti­mer mal­gré tout l’élevage pay­san, cer­tains évoquent avec insis­tance “l’extraordinaire bio­di­ver­si­té com­mune des milieux ouverts”, mais celle-ci ne sera jamais aus­si riche que celle des forêts qu’il aura mas­si­ve­ment contri­bué à détruire ». C’est dou­ble­ment faux, contrai­re­ment à ce que l’on croit sou­vent, les éten­dues her­ba­cées telles que les prai­ries et les savanes sont des éco­sys­tèmes riches en espèces, par­fois tout aus­si bio­di­ver­si­fiés, et même davan­tage, que les forêts tro­pi­cales humides[2] ! En outre, les prai­ries et les savanes stockent actuel­le­ment deux fois plus de car­bone que les forêts tro­pi­cales.

Jean-Marc Gan­cille semble oublier, enfin, que le véga­nisme requiert l’agriculture et que l’agriculture implique la des­truc­tion des forêts et de divers milieux riches en biodiversité.

IV. Le véganisme n’est pas une éthique supérieure

Dans l’entretien pré­ci­té, Jean-Marc Gan­cille pré­tend éga­le­ment que les « mou­ve­ments anti­ca­pi­ta­listes et anti-indus­triels » font montre d’une « forte dose d’anthropocentrisme qui borne l’attention et le com­bat aux fron­tières de l’espèce, et relègue la cruau­té sys­té­mique qui s’exerce à l’encontre des ani­maux au rang d’enjeu secondaire ».

Peut-être est-ce exact concer­nant cer­tains mou­ve­ments. Mais pour d’autres, à l’instar du mou­ve­ment Deep Green Resis­tance, c’est faux. Pour plu­sieurs rai­sons. D’abord, encore une fois, parce que les mou­ve­ments éco­cen­trés comme DGR ne consi­dèrent pas la « cruau­té sys­té­mique qui s’exerce à l’encontre des ani­maux » comme un enjeu secon­daire. Seule­ment, nous sommes en désac­cord avec les végans concer­nant la manière de mettre un terme à cette cruau­té. Nous ne pen­sons pas que le véga­nisme consti­tue une voie per­ti­nente pour ce faire. Pour dif­fé­rentes rai­sons, expo­sées ici. Et notam­ment parce que, sur une pla­nète morte, il n’existe aucun ani­mal. Nous esti­mons en effet que sans effon­dre­ment ou déman­tè­le­ment de la civi­li­sa­tion indus­trielle, sans sor­tie du capi­ta­lisme indus­triel, il est illu­soire de pen­ser en finir avec « la cruau­té sys­té­mique qui s’exerce à l’encontre des animaux ».

(D’ailleurs, nous pour­rions accu­ser les végans comme Jean-Marc Gan­cille de faire de l’arrêt de la des­truc­tion du monde un enjeu secon­daire. Mais pas la peine. Jean-Marc Gan­cille le recon­naît expres­sé­ment. Lui ayant fait remar­quer, sous une de ses publi­ca­tions sti­pu­lant que deve­nir végan était la meilleure chose à faire pour le cli­mat, qu’en réa­li­té le véga­nisme en lui-même n’avait aucune chance d’endiguer la catas­trophe cli­ma­tique (et donc la des­truc­tion du monde), il m’a répon­du que, de toute façon, « c’est mort et tu le sais bien ». Gan­cille semble donc, de son propre aveu, ver­ser dans une forme de nihi­lisme végan. Tout est fou­tu mais au moins soyons végans.)

Cela étant, reve­nons-en à l’af­fir­ma­tion pré­ci­tée de Jean-Marc Gan­cille. Si elle est fausse, c’est aus­si parce que le véga­nisme se fonde sur une éthique anthro­po­cen­trée. En effet, s’il sou­haite abo­lir l’exploitation ani­male, la cruau­té envers les ani­maux (ce qui consti­tue un objec­tif louable), c’est parce qu’il estime que les ani­maux, à la dif­fé­rence des autres espèces vivantes, sont doués de « sen­tience », que le Larousse défi­nit comme la capa­ci­té « pour un être vivant […] à res­sen­tir les émo­tions, la dou­leur, le bien-être, etc. et à per­ce­voir de façon sub­jec­tive son envi­ron­ne­ment et ses expé­riences de vie ». Pour­quoi les végans et les anti­spé­cistes choi­sissent-ils la sen­tience comme cri­tère pre­mier de la manière dont il convient de trai­ter un être vivant ou une espèce vivante ? Selon toute pro­ba­bi­li­té, cela s’explique par une forme d’anthropocentrisme. L’être humain étant lui-même doué de sen­tience (ayant défi­ni la sen­tience d’après sa propre expé­rience), et accor­dant à cette sen­tience une valeur très éle­vée, il décide d’en faire le cri­tère essen­tiel per­met­tant de déci­der si une espèce ou un être vivant est digne de consi­dé­ra­tion morale.

Il ne s’agit pas de pré­tendre que la sen­tience n’a aucune impor­tance. Seule­ment, la consi­dé­rer comme la carac­té­ris­tique la plus impor­tante à prendre en compte afin de déter­mi­ner com­ment se com­por­ter vis-à-vis d’une autre espèce ou d’un autre être vivant ne semble pas consti­tuer la plus judi­cieuse des éthiques (cela revient essen­tiel­le­ment à tro­quer le chau­vi­nisme humain contre un chau­vi­nisme sen­tient). Pour reprendre les termes de Jean-Marc Gan­cille, on peut dire que le véga­nisme « borne l’attention et le com­bat aux fron­tières » de la sen­tience, repro­dui­sant une énième sca­la natu­rae, avec les êtres sen­tients au som­met et les non-sen­tients en dessous.

L’association L214 défi­nit le spé­cisme comme « la dis­cri­mi­na­tion d’in­di­vi­dus fon­dée sur le cri­tère de l’es­pèce. En effet, ce cri­tère ne peut jus­ti­fier que l’on attri­bue un sta­tut supé­rieur excep­tion­nel à l’hu­main, tan­dis que l’on néglige les inté­rêts des autres ani­maux. » Tou­jours selon L214, une « éthique anti­spé­ciste accorde une consi­dé­ra­tion égale aux inté­rêts de tous les êtres qui éprouvent des sen­sa­tions, qui sont sen­sibles à la dou­leur et au plai­sir ». De même que le véga­nisme, dont il par­tage les pré­misses, l’antispécisme, qui pré­tend s’opposer à l’anthropocentrisme et se targue de lut­ter contre les dis­cri­mi­na­tions sur le cri­tère de l’espèce, consti­tue un anthro­po­cen­trisme qui dis­cri­mine sur… le cri­tère de l’espèce ! Selon l’antispécisme, une espèce non-sen­tiente n’est pas digne de consi­dé­ra­tion morale :

« D’un point de vue moral, les arbres, les levures ou les épis de blé sont donc les équi­va­lents des cailloux, des smart­phones ou des nuages. On peut certes avoir de très bonnes rai­sons de ne pas cou­per un arbre, une plante, mais elles ne sont pas direc­te­ment liées à une consi­dé­ra­tion morale qui leur serait due. S’ils importent, ce n’est pas pour eux-mêmes, mais parce qu’ils importent à d’autres, des êtres sen­tients : ils leur importent en tant qu’habitat, nour­ri­ture, repère, esthé­tique, etc. Ils n’ont donc de valeur éven­tuelle qu’indirecte, dite ins­tru­men­tale, du fait que des êtres sen­tients leur en accordent une. » (Axelle Playoust-Braure et Yves Bon­nar­del, Soli­da­ri­té ani­male, 2020)

Le mépris que cela sug­gère vis-à-vis de toutes les formes de vies défi­nies comme non-sen­tientes est lui-même mépri­sable. Un arbre ou un smart­phone, quelle dif­fé­rence ?! De sur­croit, en rédui­sant toutes les ques­tions éthiques au cri­tère unique de la sen­tience, l’antispécisme relève non seule­ment d’une forme d’anthropocentrisme, mais aus­si d’une forme de scien­tisme. Il n’y aurait rien de plus, dans la vie, que ce que les machines seraient capables de per­ce­voir, de mesu­rer (y a‑t-il pré­sence d’un sys­tème ner­veux simi­laire à celui de l’être humain ?). La pré­ten­tion à l’omniscience — la pré­ten­tion divine — dont cela témoigne est effrayante. Face à l’univers, les anti­spé­cistes semblent faire fi de « l’humilité prin­ci­pielle » dont par­lait Claude Lévi-Strauss.

En se concen­trant sur le cri­tère prin­ci­pal (voire unique) de la sen­tience, les anti­spé­cistes sim­pli­fient gran­de­ment la com­plexi­té morale de l’univers dans lequel ils évo­luent. Le côté ras­su­rant de cette vision sim­pli­fiée du monde n’est sans doute pas pour rien dans son essor.

Ain­si que le remar­quait Gün­ther Schwab : « Nom­breux sont les arbres qui, pour le main­tien de la vie sur Terre, ont plus de valeur que les hommes qui les abattent. » (La Danse avec le diable, 1958) Uti­li­ta­risme ? Pas néces­sai­re­ment. Rien ne nous oblige à oppo­ser la pers­pec­tive de l’utilité à celle du res­pect. Plu­tôt que sur la sen­tience, une éthique éco­cen­trée s’efforce de fon­der les consi­dé­ra­tions morales qu’elle accorde à un être vivant, à une espèce (ou autre) sur les rela­tions que celui-ci ou celle-ci entre­tient avec les autres membres d’une com­mu­nau­té bio­tique don­née — y com­pris avec l’être humain. Il s’agit, pour reprendre une expres­sion en vogue, d’établir des « égards ajus­tés » sur la base d’une pers­pec­tive à la fois holis­tique et contex­tuelle[3].

V. L’antispécisme (comme le véganisme) est une religion du salut, un rejet de la condition animale de l’humanité (une aspiration à avoir la vie sans la mort)

Une bro­chure anti­spé­ciste se ter­mine comme suit :

« Un jour, nous abo­li­rons l’es­cla­vage des per­sonnes non humaines, comme nous avons (offi­ciel­le­ment) abo­li celui de nos congénères.

Quelque chose de mer­veilleux se pro­dui­ra alors. Pour la pre­mière fois, une espèce aban­don­ne­ra volon­tai­re­ment son pou­voir de pré­da­tion pour être mora­le­ment plus belle.

Pour la pre­mière fois, une espèce domi­nante fera ce qui est juste, plu­tôt que ce que per­met la loi du plus fort.

Celles et ceux qui com­battent pour cet avè­ne­ment auront par­ti­ci­pé à l’a­no­blis­se­ment moral de l’humanité. »

Jusqu’ici, jusqu’à l’avènement des anti­spé­cistes, les humains avaient donc tou­jours été immo­raux. Toutes les socié­tés humaines étaient mora­le­ment déplo­rables. Les indi­vi­dus et les socié­tés qui consomment des ani­maux ne sont pas nobles mora­le­ment, mais répu­gnantes. Un dis­cours tein­té de racisme, donc, mais pas seule­ment. Il exprime aus­si une cer­taine religiosité.

Le salut est une notion spi­ri­tuelle qui ren­voie aux concepts de « déli­vrance » ou de « libé­ra­tion ». Le salut délivre le croyant du péché, de l’in­sa­tis­fac­tion et de la condam­na­tion éter­nelle (enfer), lui offrant ain­si accès au para­dis. Au plus simple, le prin­cipe est tou­jours le même : l’humanité est impar­faite. Dieu ou une force ou puis­sance supé­rieure (ici, la science moderne et le dogme anti­spé­ciste) pro­cure aux croyants, pré­oc­cu­pés par l’imperfection humaine, un moyen d’y remé­dier : un moyen d’obtenir le salut. En sui­vant ce moyen (ici, ne plus man­ger d’animaux), l’individu ou l’humanité se rachè­te­ra, amé­lio­re­ra sa condition.

Une des prin­ci­pales choses que l’auteur de la bro­chure ne semble pas réa­li­ser, c’est que l’agriculture est aus­si pré­da­tion, c’est que l’agriculture est une pra­tique nui­sible pour des êtres vivants, ani­maux, végé­taux et autres. En fin de compte, il semble que beau­coup d’antispécistes aspirent à vivre sans avoir le moindre impact sur aucun autre être vivant, à vivre sans tuer aucun autre être vivant (et pas seule­ment aucun ani­mal). En fin de compte, on a l’impression que c’est le prin­cipe même de la vie — tout ce qui vit est nour­ri­ture, tout ce qui est nour­ri­ture est vie, la vie se nour­rit de la mort — qu’ils rejettent, qu’ils jugent obs­cène, immo­ral, et qu’ils cherchent à fuir.

Dès lors, l’existence, au sein de l’antispécisme, du cou­rant appe­lé RWAS (Redu­cing Wild-Ani­mal Suf­fe­ring, soit « réduire la souf­france des ani­maux sau­vages »), n’est pas éton­nante. Ses par­ti­sans prônent dif­fé­rents types de mesures, qui « oscil­lent tou­te­fois autour de trois axes prin­ci­paux : l’assistance “simple” au quo­ti­dien (por­ter secours à un ani­mal en dan­ger, nour­rir des oiseaux affa­més, adop­ter un chien aban­don­né…), l’intervention afin de modi­fier “l’ordre natu­rel des choses” (déve­lop­per des tech­niques géné­tiques afin de rendre les car­ni­vores végé­ta­riens ou décu­pler l’intelligence des her­bi­vores pour qu’ils amé­liorent leurs stra­té­gies de défense) et, enfin, l’éradication pure et simple de cer­taines formes de vie sau­vage (les pré­da­teurs devant être éli­mi­nés en prio­ri­té en rai­son des nom­breuses souf­frances dont ils sont res­pon­sables)[4] ».

Anéan­tir la vie pour anéan­tir la souffrance.

VI. Le véganisme ne garantit pas que l’on tue moins d’animaux.

De nom­breuses indus­tries ont pour effet de tuer des ani­maux en masse, pas seule­ment l’élevage indus­triel. L’agriculture indus­trielle, par exemple, sur laquelle compte beau­coup de végans, implique — certes, dans une moindre mesure — la mort d’un très grand nombre d’animaux. Seule­ment, ce sujet est très peu étu­dié, peut-être parce qu’il s’agit de plus petits ani­maux, moins cha­ris­ma­tiques — de sou­ris et autres ron­geurs, de taupes, de lézards, de lapins, d’in­sectes ou encore d’oiseaux tués par les engins agri­coles ou l’utilisation de pes­ti­cides et autres pro­duits en ‑cide. Entre autres choses, les végans com­mettent l’erreur de se deman­der « qu’est-ce qui est mort dans mon assiette ? » plu­tôt que « qu’est-ce qui a été tué pour que cette nour­ri­ture se retrouve dans mon assiette ? ».

L’industrie minière tue éga­le­ment beau­coup d’animaux. De même que l’industrie de la construc­tion (des mil­liards d’oiseaux sont tués, chaque année, par des col­li­sions avec des bâti­ments). À vrai dire, il serait dif­fi­cile de citer une seule indus­trie qui n’implique pas le meurtre d’un grand nombre d’animaux ou l’infliction de nom­breuses souf­frances à des ani­maux, ain­si qu’un cer­tain nombre de dégra­da­tions écologiques.

Cela étant, le mode de consom­ma­tion du végan moyen pour­rait bien impli­quer moins de morts d’animaux, en com­pa­rai­son de celui du civi­li­sé non-végan moyen. Mais deve­nir « végan » — adop­ter une consom­ma­tion de mar­chan­dises estam­pillées « végan » — ne signi­fie pas néces­sai­re­ment que l’on tue moins d’animaux. En outre, là encore, nous retom­bons sur le pro­blème de la logique du moindre mal dans le cadre d’un sys­tème social tota­le­ment insou­te­nable, en expan­sion constante. S’agit-il de se sen­tir ou pré­tendre plus ver­tueux, ou de mettre un terme au désastre ?

De plus, il est sûre­ment pos­sible, vis-à-vis du grand concours de mora­li­sa­tion à qui cau­se­ra le moins de morts d’animaux, de défendre l’idée selon laquelle, comme dans le cas des émis­sions de car­bone, ne pas avoir d’enfants consti­tue de loin la meilleure chose à faire, la plus effi­cace (sur le plan des pra­tiques individuelles).

(Si cer­tains végans défendent aus­si fié­vreu­se­ment leur cause, en la pré­sen­tant comme un moyen de sau­ver le monde, de faire adve­nir un ave­nir meilleur pour tout le vivant, c’est pos­si­ble­ment parce qu’ils cherchent à se ras­su­rer eux-mêmes, voire à se célé­brer eux-mêmes : en fai­sant ce qu’ils font, ils sont de meilleures per­sonnes que les autres, ils sauvent le monde. Ne sont-ils pas géniaux ?!)

VII. Il n’est pas certain que le végétalisme constitue un régime alimentaire adéquat pour l’être humain (c’est même plutôt douteux)

Contrai­re­ment à ce que prêchent fié­vreu­se­ment ses par­ti­sans en bran­dis­sant divers avis d’associations scien­ti­fiques ou médi­cales (bien sou­vent sans les avoir lus dans le détail, autre­ment ils ne les bran­di­raient pas aus­si fiè­re­ment), il n’est pas clai­re­ment éta­bli que le régime végan convient bien à l’être humain (pour un exa­men des avis des asso­cia­tions scien­ti­fiques ou médi­cales cen­sées ava­li­ser la par­faite conve­nance pour toutes et tous du régime végé­ta­lien, cli­quez ici).

À titre d’exemple, l’Office fédé­ral de la sécu­ri­té ali­men­taire et des affaires vété­ri­naires (OSAV) de la Suisse, conclut, dans un rap­port publié en 2018, qu’un « régime végé­ta­lien bien pla­ni­fié et sup­plé­men­té pour­rait en théo­rie cou­vrir les besoins nutri­tion­nels, mais les résul­tats montrent qu’en réa­li­té, des carences sont fré­quentes pour cer­tains nutri­ments. Si des sujets hau­te­ment moti­vés veulent adop­ter ou conser­ver un régime végé­ta­lien, ils devraient être infor­més des direc­tives ali­men­taires, des besoins en sup­plé­men­ta­tion et des pré­cau­tions de sui­vi possibles. »

L’ESPGHAN (la Euro­pean Socie­ty for Pae­dia­tric Gas­troen­te­ro­lo­gy Hepa­to­lo­gy and Nutri­tion, soit la « Socié­té euro­péenne de gas­troen­té­ro­lo­gie, hépa­to­lo­gie et nutri­tion pédia­trique »), une asso­cia­tion de pro­fes­sion­nels de la pédia­trie médi­cale, note, dans une publi­ca­tion de 2017, que : « Les régimes végé­ta­liens ne doivent être sui­vis que sous une sur­veillance médi­cale ou dié­té­tique appro­priée, afin de s’as­su­rer que le nour­ris­son reçoit une ali­men­ta­tion suf­fi­sante. […] les parents doivent com­prendre les graves consé­quences que peut avoir le non-res­pect des conseils rela­tifs à la sup­plé­men­ta­tion alimentaire. »

Dans une publi­ca­tion de mai 2020, plu­sieurs membres du Comi­té de Nutri­tion de la Socié­té Fran­çaise de Pédia­trie (CNSFP), concluent que : « Chez les enfants, la cou­ver­ture des besoins nutri­tion­nels néces­saires à la crois­sance et au déve­lop­pe­ment neu­ro­lo­gique par un régime végé­ta­rien néces­site un accom­pa­gne­ment atten­tif, en par­ti­cu­lier avant l’âge de 3 ans, avec un accent par­ti­cu­lier sur le fer, le cal­cium, la vita­mine D, la vita­mine B 12, le zinc et les acides gras poly­in­sa­tu­rés n‑3. Chez les enfants plus âgés, l’adhé­sion à un régime végé­ta­rien est asso­ciée à des mesures anthro­po­mé­triques favo­rables dans les pays indus­tria­li­sés, mais on ne sait rien du risque car­dio­vas­cu­laire. Les don­nées sur les consé­quences d’un régime végé­ta­rien chez l’en­fant sont rares et hété­ro­gènes, avec des échan­tillons de petite taille. Théo­ri­que­ment, un régime végé­ta­rien expose l’in­di­vi­du à un risque de carence nutri­tion­nelle, par­ti­cu­liè­re­ment chez les nour­ris­sons, les jeunes enfants, les ado­les­centes et les jeunes femmes enceintes. »

Dans une publi­ca­tion d’octobre 2019, des membres du Groupe Fran­co­phone d’Hé­pa­to­lo­gie-Gas­troen­té­ro­lo­gie et Nutri­tion Pédia­triques (GFHGNP) concluent que : « Les régimes végé­ta­liens qui excluent tous les pro­duits ani­maux de l’a­li­men­ta­tion ne sont pas adap­tés à l’es­pèce humaine. Les inévi­tables carences nutri­tion­nelles qu’ils entraînent sont par­ti­cu­liè­re­ment graves chez les enfants, car ils en seront affec­tés tout au long de leur vie. Il est donc indis­pen­sable que les enfants sou­mis à ce type de régime soient orien­tés vers des pro­fes­sion­nels de san­té com­pé­tents qui leur pres­cri­ront les com­plé­ments nutri­tion­nels indis­pen­sables à leur équi­libre alimentaire. »

***

Étant don­né tout ce qui pré­cède, ceux qui prêchent fana­ti­que­ment la par­faite conve­nance du régime végé­ta­lien pour toutes et tous et à n’im­porte quel âge pour­raient bien être des dan­gers publics.

***

De sur­croît — outre, donc, qu’un cer­tain nombre d’études scien­ti­fiques mettent en lumière un cer­tain nombre de risques pour la san­té asso­ciés au végé­ta­lisme et, dans une moindre mesure, au végé­ta­risme (voir, aus­si, ce docu­ment rédi­gé par deux méde­cins et mis en ligne sur le site du CHU de Nantes, qui com­pile quelques dan­gers liés au végé­ta­risme et au végé­ta­lisme et four­nit des recom­man­da­tions) — le régime végan n’a pas encore fait ses preuves à l’aune de ce qui consti­tue sans doute la meilleure manière de juger de la conve­nance d’un régime ali­men­taire pour l’être humain : le temps. Aucun peuple végan n’a jamais exis­té sur Terre. Nous man­geons de la viande et des pro­duc­tions ani­males depuis des mil­lions d’an­nées. Il reste à voir ce que don­ne­ra un régime végan au fil de mul­tiples géné­ra­tions[5].

***

Les femmes ont bien plus besoin d’apports nutri­tion­nels en fer que les hommes, or, un des risques asso­ciés au végé­ta­risme et au végé­ta­lisme est une carence en fer. On com­prend donc que cer­taines femmes consi­dèrent ces régimes ali­men­taires comme des dan­gers poten­tiels, et réfutent l’idée selon laquelle le végé­ta­risme ou le végé­ta­lisme serait lié au fémi­nisme. En France, « 25 % des femmes non méno­pau­sées pré­sentent un défi­cit en fer, et 5 % une ané­mie » fer­ri­prive. Ain­si que le rap­porte un article publié le 1er juin 2022 sur le site The Conver­sa­tion :

« La carence en fer conduit à des troubles du som­meil, une fatigue pro­lon­gée notam­ment chez l’adolescente ayant des règles abon­dantes. Chez les femmes enceintes, elle peut conduire à des nais­sances pré­ma­tu­rées, à des enfants de poids infé­rieurs à la norme et avec risque de défi­cits men­taux. Le syn­drome des jambes sans repos seraient aus­si en par­tie lié à un défi­cit de fer, notam­ment chez les femmes enceintes.

Il existe des carences en fer sans ané­mie (la teneur en glo­bule rouge reste nor­male), ce qui com­pro­met éga­le­ment le fonc­tion­ne­ment nor­mal du corps : fatigue, fonc­tion cog­ni­tive dimi­nuée (perte de capa­ci­té de réflexion), adap­ta­tion à l’effort plus dif­fi­cile… Elle est mal­heu­reu­se­ment géné­ra­le­ment sous-esti­mée car dif­fi­cile à diag­nos­ti­quer ; elle est même dif­fi­cile à iden­ti­fier pour le patient. »

Dans cette situa­tion, sachant que la consom­ma­tion de viande est un des meilleurs moyens de ne pas avoir de carences en fer (une étude publiée en 2019 rap­porte qu’en consom­mant 100g de viande rouge par jour, les femmes de plus de 18 ans pour­raient signi­fi­ca­ti­ve­ment dimi­nuer les risques sani­taires liés à un défi­cit en fer) — et sachant que végé­ta­risme et végé­ta­lisme sont liés à d’autres carences poten­tielles — encou­ra­ger les femmes à moins voire à ne plus man­ger de viande n’apparaît effec­ti­ve­ment pas comme une très riche idée.

***

Il impor­te­rait de dis­cu­ter nutri­tion plus en détail, mais le sujet est bien trop vaste. Je me conten­te­rai de sou­li­gner deux der­nières choses : lorsque Jean-Marc Gan­cille affirme que « le mieux, de très loin, reste de man­ger des pro­duits végé­taux locaux comme les len­tilles ou le blé », il pro­meut un régime ali­men­taire riche en sucre (glu­cides) — une mau­vaise idée. Ensuite, par rap­port à l’idée selon laquelle la viande rouge serait mau­vaise, comme le sou­ligne Richard Béli­veau, direc­teur du Labo­ra­toire de méde­cine molé­cu­laire de l’UQAM : « La viande rouge n’était pas pro­blé­ma­tique à l’origine quand les ani­maux man­geaient de l’herbe. On nour­rit main­te­nant les ani­maux au soja et au maïs, c’est du grain et le ratio en omé­ga 3 et en omé­ga 6 s’est inver­sé com­plè­te­ment. Or les omé­ga 3 sont anti-inflam­ma­toires et les omé­ga 6 sont pro-inflam­ma­toires. Ce ne sont pas juste les amines hété­ro­cy­cliques, c’est la mani­pu­la­tion indus­trielle de l’élevage qui fait que les viandes d’aujourd’hui sont plus pro­blé­ma­tiques qu’elles ne l’étaient dans le temps où l’on consom­mait, comme chas­seurs-cueilleurs, des viandes rouges sau­vages. » (Béli­veau rap­pelle éga­le­ment que plu­sieurs com­po­sés toxiques asso­ciés à la viande, tels que les amines hété­ro­cy­cliques, ne sont pas, en réa­li­té, intrin­sèques à la viande, mais des pro­duits de sa cuis­son à haute tem­pé­ra­ture (par exemple, lors de barbecues).)

Les impli­ca­tions sani­taires et ali­men­taires du véga­nisme sont très clai­re­ment expo­sées dans cet excellent livre paru en 2020 (mais mal­heu­reu­se­ment, non encore tra­duit en fran­çais), qui sou­ligne aus­si les nom­breux avan­tages nutri­tifs, sani­taires et envi­ron­ne­men­taux de la viande :

VIII. Un véganisme conséquent devrait être anti-civilisation, mais le véganisme a besoin de la civilisation (industrielle) pour exister. Le véganisme est donc une impossibilité technique.

Étant don­né que toutes les indus­tries qui consti­tuent la civi­li­sa­tion indus­trielle sont autant de désastres éco­lo­giques, que toutes ont des effets néga­tifs sur les espèces vivantes et l’écosphère en géné­ral, que toutes nuisent aux ani­maux, un véga­nisme consé­quent devrait se posi­tion­ner en oppo­si­tion à la civi­li­sa­tion industrielle.

Seule­ment, le véga­nisme a besoin d’une pro­duc­tion de com­plé­ments ali­men­taires, notam­ment de vita­mine B12 (la fédé­ra­tion végane le sti­pule expres­sé­ment). Le véga­nisme est en outre lar­ge­ment faci­li­té — voire per­mis — par l’abondance mar­chande, la pro­fu­sion de pro­duits ali­men­taires que l’on retrouve dans les rayons des super­mar­chés de la civi­li­sa­tion indus­trielle. Dans cer­taines régions du monde, dépour­vues de tels super­mar­chés, et dont les condi­tions éco­lo­giques n’offrent pas une abon­dance de pro­duits végé­taux (ou ne per­mettent pas d’en faire pous­ser suf­fi­sam­ment), le véga­nisme n’est même pas une option.

(On rap­pel­le­ra, au pas­sage, que contrai­re­ment à ce que pré­tendent cer­tains zéla­teurs du véga­nisme, les ani­maux d’élevage n’ont pas — pas néces­sai­re­ment — à être sup­plé­men­tés en B12. Chez les rumi­nants, la vita­mine B12 est syn­thé­ti­sée par les bac­té­ries et les micro-orga­nismes du rumen à par­tir du cobalt qu’ils obtiennent natu­rel­le­ment dans leur ali­men­ta­tion, en tout cas lorsqu’ils évo­luent dans les condi­tions éco­lo­giques qui leur conviennent. Les autres ani­maux sau­vages obtiennent leur B12 de dif­fé­rentes manières, par­fois en man­geant des insectes, par­fois en man­geant d’autres ani­maux, etc. Nombre de végans tendent à avan­cer des choses rela­ti­ve­ment inexactes voire par­fai­te­ment fausses afin de pro­mou­voir leur reli­gion. Ce sont d’ailleurs un peu tou­jours les mêmes argu­ments, tou­jours les mêmes chiffres chocs qui sont jetés n’im­porte com­ment, à l’exemple des 15 000 litres d’eau qu’il fau­drait pour pro­duire un 1 kg de viande (ce qui est à la fois inexact et absurde, ain­si qu’un végan un peu plus hon­nête que d’autres le sou­ligne ici).)

Dans l’entretien publié sur Bal­last, à la ques­tion de savoir si le véga­nisme dépend ou non d’« une orga­ni­sa­tion indus­trielle mon­dia­li­sée », Jean-Marc Gan­cille com­mence par pré­tendre que non, en pre­nant son propre cas pour exemple : il achète des fruits et légumes au mar­ché, à l’épicerie et « dans les super­mar­chés du coin ». En quoi le fait de faire ses courses à l’épicerie et « dans les super­mar­chés du coin » signi­fie qu’on ne dépend pas d’une orga­ni­sa­tion indus­trielle mon­dia­li­sée ?! Mys­tère. Cela semble plu­tôt indi­quer l’inverse. JMG ajoute ensuite que si le véga­nisme néces­site de « faire venir cer­taines den­rées inac­ces­sibles loca­le­ment de plus loin », ce n’est pas si grave, « étant don­né que la part du trans­port a une contri­bu­tion minime sur l’impact d’un pro­duit (la part du trans­port dans l’émission car­bone d’un pro­duit repré­sente envi­ron 5 % du total), la plu­part des pro­duits végé­taux impor­tés pol­luent moins que les pro­duits ani­maux locaux sur l’ensemble de leur cycle de vie ». À la ques­tion de savoir si le véga­nisme dépend ou non d’« une orga­ni­sa­tion indus­trielle mon­dia­li­sée », JMG répond donc tour à tour non, oui, peut-être, mais c’est pas grave.

Par ailleurs, contrai­re­ment à ce que pré­tend Jean-Marc Gan­cille, il est lar­ge­ment faux d’affirmer que « la plu­part des pro­duits végé­taux impor­tés pol­luent moins que les pro­duits ani­maux locaux sur l’ensemble de leur cycle de vie ». C’est même embar­ras­sant. Mal­gré tout ce que JMG tient dur comme fer à croire, toutes les pro­duc­tions ani­males locales ne pol­luent pas (y com­pris lorsqu’on ne réduit pas la pol­lu­tion aux seules émis­sions de gaz à effet de serre, comme il le fait). Cer­taines cor­res­pondent au contraire à des pra­tiques béné­fiques pour l’environnement[6]. L’élevage n’est — évi­dem­ment — pas tou­jours et néces­sai­re­ment une nui­sance éco­lo­gique. L’élevage indus­triel est intrin­sè­que­ment pro­blé­ma­tique, intrin­sè­que­ment délé­tère, et l’élevage non-indus­triel peut l’être. Cepen­dant, il ne s’agit pas d’une fata­li­té inhé­rente à l’élevage.

Mais reve­nons-en au véga­nisme. Ain­si que je le rap­pe­lais au début de ce texte, celui-ci consti­tue essen­tiel­le­ment un mode de consom­ma­tion à l’intérieur de la civi­li­sa­tion indus­trielle. Autre­ment dit, ce n’est pas qu’en matière de B12 qu’il en dépend. Le véga­nisme n’est pas une aspi­ra­tion à sor­tir de la civi­li­sa­tion indus­trielle, à recou­vrer la pos­si­bi­li­té de s’occuper soi-même de sa propre sub­sis­tance. D’ailleurs, une étude parue en juillet 2020 dans le Jour­nal of Nutri­tion rap­porte que les végans sont les plus gros consom­ma­teurs d’aliments ultra-transformés.

Bref, le véga­nisme, sans la civi­li­sa­tion indus­trielle, s’avèrerait cer­tai­ne­ment assez dif­fi­cile, sinon impos­sible. Mais la civi­li­sa­tion indus­trielle détrui­sant la planète…

IX. Le véganisme s’associe (parfois) à la domination sociale

Cer­tains (groupes) végans mili­tants espèrent — cherchent à — pro­pa­ger le véga­nisme par le biais des ins­ti­tu­tions sociales domi­nantes. Il s’agit, autre­ment dit, d’utiliser les ins­tances qui orga­nisent la domi­na­tion sociale — et notam­ment les États-nations modernes et leurs lois — pour impo­ser le véga­nisme. Ce côté coer­ci­tif du véga­nisme n’est pas sans rap­pe­ler la façon dont le végé­ta­risme, en Inde, s’est pro­pa­gé grâce au sys­tème de castes[7].

Dans son inflexible hos­ti­li­té envers toute forme d’é­le­vage, le véga­nisme se montre hos­tile envers des pos­si­bi­li­tés de sub­sis­tance autonomes.

Il faut un cer­tain culot pour — comme le fait Jean-Marc Gan­cille — citer Louise Michel en défense du véga­nisme tout en encou­ra­geant le recours à la loi et à l’État pour impo­ser le véga­nisme. Si la cruau­té et la mal­trai­tance à l’égard des ani­maux non-humains sont liées à la cruau­té et à la mal­trai­tance à l’égard des ani­maux humains, si la domi­na­tion de l’humain par l’humain est liée à celle des autres espèces par l’humain, alors, selon toute logique, comp­ter sur la domi­na­tion sociale pour faire ce qu’il y a de mieux pour la nature, pour les autres espèces, n’a pas grand sens.

X. En guise de conclusion

Le véga­nisme, les végans, les anti­spé­cistes, ne consti­tuent pas un groupe homo­gène. Entre ceux qui sou­haitent éra­di­quer la nature, voire la vie, afin d’éradiquer la souf­france, ceux qui, comme Peter Sin­ger (le célèbre théo­ri­cien de la libé­ra­tion ani­male, éga­le­ment fervent tech­no­phile, ten­dance trans­hu­ma­niste), prônent un véga­nisme flexible et mangent des huitres, des palourdes et des œufs de poules éle­vées en plein-air, ceux de L214, de L269 Life, etc., il y a d’importantes dif­fé­rences. Cela étant, tous semblent par­ta­ger un cer­tain nombre de croyances pro­blé­ma­tiques (dont celles dis­cu­tées ci-avant).

***

Un éle­vage moral existe-t-il ? Pos­si­ble­ment. Pen­dant long­temps, et jusqu’à il n’y a pas si long­temps, dans divers endroits du monde (de la Lapo­nie aux Amé­riques en pas­sant par la Corse), des ani­maux d’élevage, plus ou moins domes­ti­qués, évo­luaient en qua­si-liber­té. Leur situa­tion n’avait rien à voir avec l’horreur de l’élevage indus­triel. Ces ani­maux béné­fi­ciaient cer­tai­ne­ment de davan­tage de liber­té (d’au­to­no­mie) que les civi­li­sés (notam­ment contemporains).

En com­pa­rai­son de l’agriculture (qui plus est indus­trielle), la mora­li­té de l’élevage pay­san ou com­mu­nau­taire, à petite échelle, ne fait aucun doute. Ain­si que Lierre Keith le rap­pelle dans son livre Le Mythe végé­ta­rien, « l’agriculture est la chose la plus des­truc­trice que les humains aient infli­gée à la pla­nète, et pour­suivre dans cette direc­tion ne nous sau­ve­ra pas ». En effet, si, ces der­niers temps, l’élevage a été et est syno­nyme de dévas­ta­tions éco­lo­giques, c’est en grande par­tie au nom et à cause de l’agriculture que la pla­nète a été rava­gée au cours des der­niers mil­lé­naires. Toby Hemen­way, un uni­ver­si­taire états-unien connu pour sa pro­mo­tion de la per­ma­cul­ture, arguait que l’expression « agri­cul­ture sou­te­nable » (ou durable) est un oxy­more.

***

Au fon­de­ment des prin­ci­paux pro­blèmes de notre temps se trouve la dépos­ses­sion, l’impuissance poli­tique totale dans laquelle nous sommes toutes et tous plon­gés — y com­pris au sein des oxy­mo­riennes « démo­cra­ties repré­sen­ta­tives » des régions les plus « déve­lop­pées » du monde.

Beau­coup de végans n’en disent jamais rien, ne voient même pas le pro­blème. Notre prin­ci­pal désac­cord se situe pos­si­ble­ment ici. Tan­dis que nous met­tons l’accent sur l’importance de bri­ser cette dépos­ses­sion — ce que nous man­geons, de même que la manière, plus géné­ra­le­ment, dont nous vivons nos vies, ne devrait pas être déter­mi­né par des spé­cia­listes et des experts, déci­dé dans un minis­tère, orga­ni­sé par une bureau­cra­tie, etc. — les végans comme Jean-Marc Gan­cille tendent plu­tôt à répé­ter tel un man­tra que, le plus impor­tant, c’est que nous ces­sions de man­ger des animaux.

Per­sua­dé que « se pas­ser de viande (et de pois­sons évi­dem­ment) » fera adve­nir « un monde meilleur pour les ani­maux et les géné­ra­tions futures », Jean-Marc Gan­cille se réjouit même du déve­lop­pe­ment de la viande arti­fi­cielle. Certes, il admet que cela par­ti­cipe à l’industrialisation du monde, à l’industrialisation de tout. Mais c’est tout de même un pro­grès. Un pro­grès en direc­tion du tech­no-monde végan, de la tech­no-dys­to­pie végé­ta­lienne, voire basée sur une ali­men­ta­tion pure­ment syn­thé­tique, en atten­dant le cyborg qui n’aura plus besoin que d’électricité pour rechar­ger ses batteries.

***

La sur­vie et la pros­pé­ri­té humaines, de même que celles des éco­sys­tèmes, résident, in fine, dans la réin­té­gra­tion des êtres humains au sein des milieux natu­rels. Ain­si que le for­mule Rus­sell Edwards : « À plus long terme, nous devons nous orien­ter vers des méthodes de pro­duc­tion ali­men­taire capables de coexis­ter avec des éco­sys­tèmes sau­vages pros­pères, de même que tous les orga­nismes sau­vages. Pour moti­ver une telle évo­lu­tion, un chan­ge­ment cultu­rel radi­cal est néces­saire […]. La clé de ce pro­ces­sus est la com­pré­hen­sion de notre condi­tion et de notre situa­tion éco­lo­giques. Pour ce faire, rien de tel que la manière expé­ri­men­tale, la par­ti­ci­pa­tion directe et vis­cé­rale au réseau ali­men­taire sau­vage : en chas­sant, en pêchant ou en col­lec­tant de la nourriture. »

Si nous vou­lons faire au mieux pour les autres espèces, nous devons leur lais­ser des espaces. Il se pour­rait bien que nous ne puis­sions être 10 mil­liards d’êtres humains à coha­bi­ter har­mo­nieu­se­ment avec la nature sau­vage. Nous ne pour­rons le savoir qu’en essayant.

Défaire la civi­li­sa­tion indus­trielle, recons­ti­tuer des socié­tés à taille humaine, libres d’organiser leur propre sub­sis­tance, laquelle devrait, autant que faire se peut, se fondre adroi­te­ment dans les réseaux tro­phiques natu­rels (sau­vages). Ce qui n’implique pas de ne pas man­ger d’animaux. Seule­ment de les respecter.

Nico­las Casaux


  1. Les anglo­phones peuvent aus­si regar­der le docu­men­taire Sacred Cow (« vache sacrée ») sor­ti en 2020, ou lire le livre épo­nyme de Dia­na Rod­gers et Robb Wolf.
  2. Voir aus­si : https://news.mongabay.com/2016/08/savannas-and-grasslands-are-more-biodiverse-than-you-might-think-and-were-not-doing-enough-to-conserve-them/
  3. Cf. L’Éthique de la terre d’Aldo Leo­pold, ou, mieux, « l’animalisme éco­lo­gique » de Val Plum­wood.
  4. https://gato.hypotheses.org/tag/mouvement-rwas-reducing-wild-animal-suffering
  5. Sur l’alimentation qui convient le mieux à l’être humain, on peut se ren­sei­gner du côté des ouvrages publiés chez Thier­ry Souc­car (même s’il faut faire le tri, on y trouve un peu de tout) : https://www.thierrysouccar.com/nutrition/info/regimes-sans-glutensans-lactose-paleo-cetogene-qui-peut-en-beneficier-2832
  6. Voir : https://www.yesmagazine.org/environment/2022/04/11/raising-cows-for-the-climate, https://theconversation.com/can-we-raise-livestock-sustainably-a-win-win-solution-for-climate-change-deforestation-and-biodiversity-loss-176416, ou encore : https://greenwashingeconomy.com/elevage-empreinte-carbone-imperialisme/
  7. Sur les ori­gines du végé­ta­risme en Occi­dent et en Inde : https://pdfhost.io/v/nRiDThf8F_Veganisme

Adblock test (Why?)

Source: Lire l'article complet de Le Partage

À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You