David Graeber, « figure intellectuelle de la gauche radicale », auteur, entre autres, de livres sur la Dette, les Bullshit Jobs et l’Anthropologie anarchiste, n’est plus. Mais son œuvre, pour le meilleur et pour le pire, continue d’irriguer les réflexions de ladite « gauche radicale ». Un ouvrage posthume de celui qui était aussi une « figure de proue du mouvement Occupy Wall Street », intitulé Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, coécrit avec un autre David — David Wengrow — vient même de paraître aux éditions Les Liens qui Libèrent. Comme l’indique le titre, les deux David prétendent modestement, avec ce livre, « jeter les bases d’une nouvelle histoire de l’humanité ».
Ainsi que le notait malicieusement Jaime Semprun, une telle prétention à la nouveauté témoigne bien souvent — et tel est le cas ici — de ce très singulier « génie qui permet aux penseurs modernes de produire les idées les plus neuves sans jamais partir de la réalité ni y revenir » ; relève même de la plus plate banalité à une époque « où une telle originalité nous est garantie comme notre dû et régulièrement livrée par tombereaux ; le public étant devenu si exigeant à cet égard qu’il ne s’estime plus satisfait sans une refonte de l’entendement humain, opérée par un énergique réaménagement de ses catégories, chaque trimestre. Ou à tout le moins selon une périodicité qui n’excède en rien celle de la rotation des stocks prévue par les méthodes de gestion de la librairie moderne. » (La Nucléarisation du monde)
Et en effet, partir de la réalité et y revenir, les deux David ne s’y attèlent pas plus que cela. Sans surprise, cela n’a pas empêché plusieurs journalistes employés par de prestigieux médias de s’empresser de célébrer le nouvel ouvrage des David (sans surprise, dans la mesure où sa principale thèse revient à affirmer que rien ne pose intrinsèquement et inéluctablement problème avec l’État(-nation) — ce qui ne laisse pas d’étonner de la part d’anarchistes — avec l’urbanisation, la ville et la technologie, bref, avec l’essentiel de la civilisation). Cependant, plusieurs spécialistes, archéologues, anthropologues, etc., notent au contraire combien leur travail regorge de distorsions, de sélections arrangeantes de faits (cherry picking) — d’occultations, donc, de travaux et de connaissances existantes — et de spéculations fantaisistes, entre autres problèmes. C’est pourquoi nous vous proposons ici quelques critiques du livre, dont plusieurs traduites depuis l’anglais. Une longue lecture, certes, mais leur livre est lourd de 800 pages, si bien qu’une critique minutieuse de tout ce qu’il contient de problématique nécessiterait plusieurs milliers de pages (comme le stipule la loi de Brandolini).
Nicolas Casaux
I. Au-delà de l’État – (par Daniel Immerwahr)
D’abord, un extrait d’une critique parue dans l’hebdomadaire états-unien The Nation, écrite par l’historien Daniel Immerwahr, professeur associé d’histoire à l’université de Northwestern (située en banlieue nord de Chicago, dans l’État de l’Illinois), auteur de Thinking Small : The United States and the Lure of Community Development et de How to Hide an Empire.
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[…] Confrontant la théorie étatiste selon laquelle des hiérarchies permanentes sont inévitables, Graeber et Wengrow combattent vigoureusement. Ils s’intéressent — beaucoup — à la question de savoir si la ville antique de Çatal Höyük tirait ses récoltes de la terre ferme ou du lit d’un fleuve (« C’est un élément important pour toutes sortes de raisons, aussi bien écologiques qu’historiques et politiques »). Ils se soucient aussi de savoir si le palais de Taosi, en 2000 avant J.-C., fut rasé lors d’un remaniement impérial ou d’une révolte. La difficulté que nous avons à lire les images gravées du site de Chavín de Huántar au Pérou prouve-t-elle qu’il ne s’agissait pas d’un « véritable empire » ? Graeber et Wengrow sont de cet avis.
Ce révisionnisme acharné peut être exaltant, mais il est aussi épuisant. Prenons l’exemple de la cité préaztèque de Teotihuacan, dans l’actuel Mexique. Il s’agit d’un site immense avec des pyramides, mais son art pictural est pauvre en souverains reconnaissables. Cela signifie-t-il qu’elle « avait trouvé le moyen de s’autogouverner en se passant de chefs suprêmes », comme le prétendent Graeber et Wengrow ? Peut-être, mais on trouve des images de seigneurs teotihuacanais sur le site maya de Tikal. S’ensuit une section de quatre pages dans laquelle Graeber et Wengrow soutiennent que les seigneurs ainsi représentés n’étaient pas de vrais rois, mais des « étrangers sans scrupules » arrivés à Tikal en revendiquant des rangs qu’ils n’avaient jamais obtenus — une sorte d’ancienne valorisation mésoaméricaine indue.
Les lecteurs des précédents ouvrages de Graeber reconnaitront son style provocateur ; il s’agissait d’un penseur extrêmement créatif qui excellait à subvertir les idées reçues. Mais il était plus connu pour être intéressant que pour avoir raison, multipliant allègrement les déclarations qui soit ne pouvaient pas être confirmées (la guerre d’Irak aurait été un châtiment pour l’insistance de Saddam Hussein à ce que les exportations de pétrole irakien soient payées en euros), soit n’étaient jamais censées l’être (« les cols blancs ne font rien en réalité »).
Dans Au commencement était…, cette effronterie interprétative se nourrit de notre manque de connaissances solides sur le passé lointain. Quand il ne reste que des vestiges de poteries, les conjectures ne peuvent qu’être de mise. Graeber et Wengrow reconnaissent consciencieusement la nécessité de la prudence, ce qui ne les empêche pas de rejeter avec assurance les théories contredisant les leurs. Difficile de ne pas se demander s’il est possible de faire confiance à ce livre qui traverse nonchalamment le temps et l’espace en émettant force hypothèses avec aplomb malgré des preuves insuffisantes ou confuses.
Il est certain que la partie la plus proche de mon domaine d’expertise soulève des questions. En affirmant que les gens détestent les hiérarchies, Graeber et Wengrow prétendent à deux reprises que les colons des Amériques coloniales qui avaient été « capturés ou adoptés » par des sociétés indigènes choisissaient « presque invariablement » d’y rester. En revanche, on observait « le mouvement inverse chez les Amérindiens qui s’étaient intégrés dans la société européenne à la suite d’une adoption ou d’un mariage. Presque tous décidaient de la quitter — y compris lorsque, contrairement à la malheureuse Helena Valero, ils y jouissaient d’une situation matérielle et culturelle enviable —, soit en s’enfuyant à la première occasion, soit, après de vains efforts pour s’adapter, en retournant finir leurs jours auprès des indigènes. »
Cela serait énorme si c’était vrai, comme on dit. Cependant, cette prétention est clairement fausse, et la seule autorité savante que Graeber et Wengrow citent — une thèse de 1977 — soutient même le contraire. La thèse de cette thèse est la suivante : « des personnes de toutes les races et de tous les milieux culturels ont réagi de la même manière à la captivité » ; en général, les jeunes enfants s’assimilaient à leur nouvelle culture, ce qui n’était pas le cas des captifs plus âgés. De nombreux colons capturés sont revenus, notamment le pionnier Daniel Boone, le pasteur puritain John Williams et l’auteure Mary Rowlandson. De plus, il existe une longue histoire d’autochtones fréquentant les écoles des colons, se liant d’amitié avec des Blancs ou les épousant, et adoptant les pratiques religieuses européennes. Ces choix ont certainement été façonnés par le colonialisme, mais il est absurde de nier qu’ils aient jamais été faits. […]
Daniel Immerwahr
II. Faux sur (à peu près) tout — (par Chris Knight)
Sur le site focaalblog.com est parue, le 22 décembre 2021, une critique du livre de Graeber et Wengrow rédigée par Chris Knight, un chercheur en anthropologie à l’University College London, où il fait partie d’une équipe qui étudie les origines de notre espèce en Afrique. Il a notamment publié Blood Relations : Menstruation and the Origins of Culture (1991) et Decoding Chomsky : Science and Revolutionary Politics (2016).
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L’idée centrale d’Au commencement était… est stimulante. Les humains, nous dit-on, sont politiquement aventureux et expérimentaux — à tel point qu’après une période de liberté et d’égalité, les gens chercheraient à subir l’oppression juste pour changer d’air. L’histoire possèderait une forme rythmique, oscillant entre un extrême et l’autre. Ces derniers temps, cependant, nous nous trouvons tous coincés dans un seul système, et devrions tâcher de comprendre pourquoi.
Tout cela paraît nouveau, rafraîchissant, mais peu crédible. Je préfère la vision anthropologique conventionnelle selon laquelle les instincts politiques et les émotions sociales qui définissent notre humanité ont été façonnés dans des conditions d’égalitarisme. Aujourd’hui encore, nous nous sentons tous plus détendus et heureux lorsque nous pouvons rire, jouer et socialiser avec des compagnons qui sont nos égaux. Mais au lieu de s’appuyer sur cette expérience qui nous est très familière, Graeber et Wengrow (ci-après « G&W ») s’opposent à l’idée selon laquelle nos ancêtres chasseurs-cueilleurs étaient égalitaires. Selon eux, il est tout aussi probable qu’ils aient choisi d’être opprimés.
Comme ils l’écrivent : « Si l’on admet que le propre des humains, en tant qu’acteurs politiques conscients, est d’être capables de choisir parmi une grande variété de modes d’organisation sociale, cela ne devrait-il pas impliquer qu’ils ont exploré ces possibilités tout au long de leur histoire ? » Parmi ces possibilités, comme les auteurs le reconnaissent volontiers, figuraient les hiérarchies de dominance abusives comme celles des chimpanzés. G&W semblent soutenir qu’étant donné que nos ancêtres étaient très aventureux, ils ont sûrement expérimenté non seulement l’égalitarisme, mais aussi le harcèlement, les abus et la domination par des mâles agressifs et tyranniques.
G&W formulent ces remarques dans le contexte d’une attaque incessante contre toute idée selon laquelle nous serions devenus socialement et moralement humains au cours d’une révolution. Depuis le début de mon ouvrage universitaire, j’explore l’idée selon laquelle le langage, la conscience, la parenté et la moralité de l’homme ont évolué au cours d’un processus d’évolution graduelle ayant culminé dans une immense révolution sociale et politique. Ce faisant, je m’efforce de remettre en question le préjugé populaire selon lequel le socialisme serait impossible puisque, par nature, les humains seraient égoïstes et compétitifs — et que « même une révolution ne pourrait pas changer la nature humaine ».
Certes, nous sommes une espèce de grand singe. Certes, comme nos cousins primates, nous possédons des instincts compétitifs, égoïstes, agressifs et souvent violents. Mais ces instincts ne sont pas à l’origine de notre succès. Tout ce qui est distinctement humain dans notre nature — notre capacité à être de brillantes mères et de brillants pères, à nous occuper des enfants des autres et pas seulement des nôtres, à établir des règles morales, à nous voir comme les autres nous voient et à utiliser la musique, la danse et le langage pour partager nos rêves — ces capacités extraordinaires sont précisément les produits de la plus grande révolution de l’histoire, celle qui a réussi.
La théorie de la révolution humaine de Christopher Boehm
Près d’une décennie après la parution de mon propre livre détaillant les complexités de cette « révolution humaine » (Knight, 1991), l’anthropologue Christopher Boehm (1999) a publié une version de cette théorie qui, malgré sa perspicacité, joue la sécurité dans le domaine politique en omettant toute mention de l’élément le plus important — la dynamique du sexe et du genre. Cette version abstraite et unisexe de la théorie de la révolution humaine, G&W la mentionnent explicitement afin de la discréditer.
Boehm souligne que nos premiers ancêtres n’étaient ni uniquement coopératifs ni uniquement compétitifs. Au contraire, ils étaient psychologiquement disposés à dominer les autres tout en formant des alliances pour résister à leur tour à la domination. Cette résistance collective par le bas aboutissait finalement à ce que tout le monde s’unisse pour empêcher tout chef potentiel de dominer le groupe. La domination de nos ancêtres, qui évoquait celle des chimpanzés, était ainsi renversée et aboutissait à une « domination inversée », c’est-à-dire à la domination d’une communauté moralement consciente et attachée à une éthique égalitaire.
G&W reconnaissent que les humains « semblent bien avoir été d’emblée résolument hostiles à l’idée de se laisser dicter leur conduite ». Ainsi remarquent-ils que les chasseurs-cueilleurs actuels ont recours à « « toute une panoplie de tactiques délibérées destinées à faire redescendre sur terre les vantards et les tyrans en puissance. Ces stratégies, dont aucune n’a d’équivalent chez les autres primates, incluent la dérision, l’humiliation, l’ostracisme et même, face à des sociopathes invétérés, la mise à mort. » Ce qu’ils rejettent, c’est l’idée selon laquelle ces tactiques auraient joué un rôle crucial dans le façonnement de la nature humaine au cours de notre évolution.
Pour résumer leur objection à la thèse de Boehm, ils décrivent toute suggestion selon laquelle les chasseurs-cueilleurs ont toujours préféré l’égalitarisme comme une « une étrange obstination à prétendre qu’il ne s’est rien passé pendant des dizaines et des dizaines de milliers d’années ». Si nos ancêtres chasseurs-cueilleurs étaient invariablement égalitaires, leur vie politique doit avoir été en quelque sorte gelée, figée dans le temps. G&W le résument ainsi : « Il y a encore douze mille ans [selon Boehm], les humains vivaient dans “des sociétés d’égaux, et l’on ne trouvait pas de dominants en dehors des contextes familiaux”. […] Selon Boehm, donc, les animaux politiques que nous sommes auraient tous opté pour un seul et unique mode de vie pendant près de deux cent mille ans. »
Le seul problème, c’est que Boehm n’a jamais affirmé cela. Ses mots exacts valent la peine d’être cités :
« Une fois qu’une bande, quelque part, eut inventé un ordre égalitaire, ce changement radical dans ses dispositions sociales devint visible pour ses voisins. Ses avantages devaient être évidents partout où les subordonnés étaient réfractaires à l’idée d’être dominés, en particulier dans les bandes où des brutes se montraient très agressives. […] On s’attendrait alors à observer une diffusion graduelle de cette modalité sociale, les traditions égalitaires attrayantes remplaçant localement les traditions despotiques. […] Au fil du temps, les migrations sur de plus longues distances auraient pu propager assez rapidement cette invention politique d’un continent à l’autre. » (Boehm 1999 : 195)
C’est ainsi que se déroulèrent les révolutions réussies. En clair, l’argument de Boehm n’est pas simplement que jusqu’à il y a 12 000 ans, « les humains vivaient dans des sociétés d’égaux ». Il suggère plutôt que les premiers humains développèrent une variété de systèmes politiques différents tout en convergeant progressivement vers un modèle particulièrement fructueux — l’égalitarisme.
Au commencement de l’heure du thé
Injustement, Au commencement était… associe la théorie moderne de l’évolution à l’évolutionnisme social — c’est-à-dire à l’idée en vogue au dix-neuvième siècle selon laquelle l’humanité aurait connu une suite prédéterminée de stades socio-économiques, progressant de la « sauvagerie » à la « civilisation » en passant par la « barbarie ». Le darwinisme se prétend scientifique, nous disent-ils, quand en réalité, il s’agirait d’un simple mythe. Curieusement, G&W attendent des lecteurs qu’ils prennent au sérieux une perspective sur les origines de l’humanité qui rejette la théorie de l’évolution.
La seule science qu’ils acceptent est la science appliquée — en l’occurrence, la « science archéologique » —, et seulement si cette archéologie n’est pas trop ancienne. Ils justifient de démarrer la chronologie d’Au commencement était… à seulement 30 000 ans en arrière en arguant que rien de ce qui concerne la politique ou la vie sociale ne saurait être glané à partir « de restes crâniens et d’une poignée d’éclats de silex ».
Cette excuse ne tient plus à la lumière des récentes preuves indiquant que le trait le plus singulier de notre espèce — l’art et la culture symbolique — est apparu en Afrique trois ou quatre fois plus tôt qu’on ne le pensait. Ces preuves ne se limitent pas à des os et des pierres, mais consistent en des perles, des gravures géométriques, des sépultures dotées d’objets funéraires et des artefacts tels que des meules et des pots de peinture, tous trouvés invariablement en association avec de l’ocre rouge (Henshilwood et al. 2009, 2011). G&W mentionnent une ou deux de ces découvertes en passant, mais ne s’y intéressent pas plus que cela — malgré le fait que la théorie darwinienne la plus récente, appliquée à l’enregistrement de l’ocre, permet de générer des prédictions sur la dynamique sociale, les modèles de performance rituelle et les alliances entre les sexes (Power 2009, 2019 ; Power et al. 2013 ; Power et al. 2021 ; Watts 2014).
Malheureusement, G&W ne souhaitent pas approcher du darwinisme sous quelque forme que ce soit. Ils admettent qu’une personne qu’ils qualifient de « féministe » (en fait, l’éminente fondatrice de la sociobiologie des primates et de l’humain, Sarah Hrdy) a inventé une « histoire » sur le rôle essentiel de la puériculture collective dans la formation de nos instincts et de notre psychologie humaine (Hrdy 2009). Après avoir déclaré qu’« il n’y a aucun mal à fabriquer des mythes », ils décrivent ce mythe particulier comme « important ». Puis le remettent immédiatement en question en affirmant que de telles « analyses sont nécessairement incomplètes, car il n’y a jamais eu de Jardin d’Éden ni d’Ève uniqu ». Les prétentions de ce genre — en l’occurrence, ignorer le fait que le travail révolutionnaire de Hrdy se concentre sur l’émergence du genre Homo quelque 2 millions d’années avant la datation de notre ancêtre commun d’ADN mitochondrial — visent clairement à saper l’idée même que la recherche sur les origines humaines vaut la peine d’être poursuivie.
Les lecteurs intéressés par l’archéologie du mésolithique et du néolithique trouveront dans ce livre de nombreuses spéculations intrigantes. Mais si vous vous intéressez à la façon dont nous sommes devenus humains — comment nous avons développé nos yeux exceptionnellement révélateurs, nos cerveaux extraordinairement grands, nos émotions distinctement sociales, notre rire, notre capacité innée à la musique et au langage — vous serez immanquablement déçus !
Le titre de leur livre est trompeur. Au commencement était… ? « Fantasmons un peu » serait plus exact. Leur histoire commence au Paléolithique supérieur européen, connu pour ses spectaculaires peintures rupestres de l’ère glaciaire en France et en Espagne. Selon les auteurs, à ce stade, l’archéologie devient enfin intéressante, car elle indique l’émergence d’un surplus économique permettant l’apparition d’élites. Pour la première fois, nous commençons à voir des preuves de complexité sociale, de hiérarchie, de sépultures somptueuses, etc.
De petites bandes de chasseurs-cueilleurs
Pour G&W, le fait que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs aient établi un mode de vie égalitaire bien plus antérieurement, en Afrique, n’a que peu d’intérêt. Ils concèdent que les chasseurs-cueilleurs actuels, tels que les Hadza de Tanzanie, partagent leurs ressources, mais plutôt que d’admirer cela, ils déplorent le fait qu’une résistance à l’accumulation entrave l’émergence de la « complexité sociale » — c’est-à-dire de « classes », ainsi que d’autres l’auraient formulé. Mais nos auteurs sont apparemment allergiques au concept de classe sociale.
Ainsi, les chasseurs-cueilleurs font obstacle à la complexité — c’est-à-dire qu’ils empêchent l’émergence d’une société de classe — en résistant à l’accumulation de richesses. G&W invoquent ici l’autorité du spécialiste des chasseurs-cueilleurs James Woodburn. Ils concluent de son travail que le « seul moyen de maintenir l’égalité au sein d’une société [consiste à] éliminer toute possibilité d’accumuler des excédents, quels qu’ils soient ». Selon eux, cela exclut la complexité sociale et — avec elle — l’essentielle de la richesse de la vie culturelle et intellectuelle humaine.
Woodburn (1982, 2005) a effectivement soutenu qu’un choix politique conscient, une résistance intentionnelle à l’accumulation sous-tend l’égalitarisme des chasseurs-cueilleurs. Il a observé que cet égalitarisme n’était une caractéristique que des chasseurs-cueilleurs ne pratiquant pas l’accumulation, concluant que le « retour immédiat » représentait l’économie humaine originelle. Mais Woodburn ne prétendait pas que cet égalitarisme était dépourvu de complexité. D’ailleurs, il considérait que le contraste binaire entre les formes sociales « simples » et « complexes » était dommageable et trompeur. Pour Woodburn, la préservation de l’égalitarisme constituait une réalisation extrêmement sophistiquée — exigeant des niveaux d’intelligence et de complexité politiques bien plus élevés que le simple fait de laisser des inégalités se produire. Les Hadza, explique-t-il, ont l’intelligence de comprendre à quel point il serait dangereux de laisser quiconque accumuler plus de richesses que nécessaire.
Contre les inégalités de richesses
Selon G&W, cependant, les inégalités de richesse ne posent pas problème. À l’appui de leur position, ils invoquent Kandiaronk, le premier critique américain de la « civilisation » européenne du XVIIe siècle, auquel ils consacrent un chapitre inspirant. De manière peu convaincante, ils nous assurent que Kandiaronk et ses co-penseurs américains « n’arrivaient tout simplement pas à concevoir comment des différences de richesse pouvaient se traduire par des inégalités systématiques de pouvoir ».
G&W admettent que les chasseurs-cueilleurs à retour immédiat refusent de laisser se développer des inégalités de richesse. Mais, étonnamment, ils n’en tirent qu’une conclusion décevante :
« À première vue, ce postulat semble annoncer une vision optimiste et pleine d’espoir. En réalité, c’est tout le contraire. Il conduit à la même éternelle conclusion : seules les sociétés de cueillette les plus simples pourraient prétendre à jouir d’une égalité digne de ce nom. Alors, quelles sont nos perspectives ? »
Quelles sont nos perspectives ? Ils répondent à cette question en suggérant que les militants qui tirent inspiration des chasseurs-cueilleurs africains invitent les citadins modernes à se retrouver « coincés », comme les malheureux Hadza, dans la simplicité répétitive de la vie en petites bandes nomades.
Soyons clairs, je ne suis pas un primitiviste. Je suis en faveur du développement technologique, social et politique. Les Hadza montrent qu’il est satisfaisant et agréable de partager les richesses à la demande, de rire et de chanter, de « perdre du temps » à jouer, de ne pas se laisser dominer par qui que ce soit — et de donner la priorité aux enfants (y compris des autres) avant toute chose. En matière de développement, ces chasseurs d’arcs et de flèches politiquement sophistiqués peuvent nous apprendre beaucoup.
Au commencement était… la propriété privée ?
G&W soutiennent que la propriété privée est primordiale, parce qu’inséparable de la religion. À titre d’illustration, ils font référence aux trompettes et autres accessoires utilisés dans certaines traditions indigènes lors des cérémonies de passage à l’âge adulte des garçons :
« Les objets sacrés constituent donc, dans la plupart des cas, la seule véritable propriété exclusive autorisée par ces sociétés pour qui l’autonomie individuelle est la valeur suprême — qualifions-les simplement de “sociétés libres”. Les relations d’autorité, mais aussi la propriété absolue, ou “privée”, comme nous dirions aujourd’hui, se voient strictement limitées au contexte sacré ou aux numéros d’imitation des esprits. Dès lors se dessine un trait commun fondamental entre la notion de propriété privée et celle de sacré : toutes deux sont prioritairement des structures d’exclusion. »
Notez comment le mot « absolu » est ici assimilé à « privé ». L’affirmation semble être que si la propriété rituelle est sacrée à un degré « absolu », alors elle peut être qualifiée, par définition, de « propriété privée ».
L’amalgame est encore renforcé lorsque les auteurs cherchent à justifier leur association entre religion et propriété privée. À ce stade, G&W (p. 159) invoquent la définition classique d’Émile Durkheim du « sacré » comme étant ce qui est « mis à part » :
« Pour Durkheim, le mot polynésien tabu, signifiant “ce qui ne doit pas être touché”, représente ainsi la plus claire expression du sacré. Ne retrouve-t-on pas dans la propriété que nous qualifions d’“absolue” ou de “privée” une logique sous-jacente et des conséquences sociales quasiment identiques ? »
Les auteurs décrivent ensuite comment des ethnographes travaillant avec des indigènes amazoniens ont découvert « que presque tout ce qui les entoure a ou pourrait avoir un propriétaire, des lacs aux montagnes en passant par les cultivars, les forêts de lianes et les animaux ». La propriété sacrée d’une espèce ou d’une ressource par une entité spirituelle la distingue du reste du monde. Un raisonnement similaire, écrivent G&W, sous-tend les conceptions occidentales de la propriété privée. « Si vous possédez une voiture, vous avez le droit d’empêcher quiconque, où que ce soit dans le monde, d’y pénétrer ou de l’utiliser. »
Il est assez stupéfiant de voir G&W assimiler les notions traditionnelles de « propriété » spirituelle avec la propriété d’une voiture. Comment osent-ils prétendre que la propriété privée moderne possède une « logique sous-jacente et des conséquences sociales quasiment identiques » à la « propriété » des ressources naturelles par un être surnaturel ?
Lorsque des activistes indigènes nous disent qu’un lac ou une montagne est sacré pour un esprit puissant, ils n’approuvent rien qui ressemble de près ou de loin à la « propriété privée ». Si le « Grand Esprit » possède la forêt, cela implique clairement qu’elle n’est pas à vendre, qu’elle ne peut pas être privatisée, qu’elle ne peut pas être revendiquée par une société d’exploitation forestière.
L’une des idées les plus puissantes de Durkheim était que lorsque les gens invoquent une divinité, ils désignent par-là la force morale de leur communauté dans son ensemble. Ainsi, si une montagne appartient à Dieu, il s’agit d’une façon de déclarer qu’elle ne peut être privatisée. Lorsque G&W retournent la situation en prétendant que le concept de « propriété privée » a émergé de manière indissociable de l’idée selon laquelle certaines choses sont sacrées, il devrait être évident qu’il s’agit d’une déformation grossière.
Ce que Durkheim a réellement dit
Pour Durkheim (1963, 1965), la « mise à part » est l’antithèse de l’appropriation privée. Dans sa quête de l’origine du tabou culturel mondial contre l’inceste, il s’est interrogé sur les croyances traditionnelles qui investissent les femmes « d’un pouvoir isolant en quelque sorte, qui tient à distance la population masculine ». Dans ces systèmes de croyances, écrit Durkheim, le pouvoir de ségrégation des femmes est celui de leur sang, intimement lié aux notions de sacré. Si la divinité devient visible chez les femmes lorsqu’elles saignent, c’est parce que leur sang lui-même est divin. « La vie finit quand il s’écoule. »
Pour Durkheim, le concept primordial de « mise à part » n’a donc rien à voir avec la propriété privée. Il s’agit de savoir ce qu’il advient d’une jeune femme lorsqu’elle atteint sa majorité. Alertés par l’apparition de ses règles, ses proches se réunissaient en corps pour la revendiquer — c’est-à-dire l’« initier » — et la mettre à part de la compagnie masculine et du monde. Son isolement était accompli par un rituel spécial — la cérémonie de passage à l’âge adulte. Ce rituel établissait que son corps était sacré et que les choix qu’elle faisait à son égard allaient impacter ses sœurs et les autres membres de sa famille. Pour Durkheim, l’émergence de la conscience humaine, du langage et de la culture, associée à cette action collective, fut le point de départ d’une nouvelle forme d’autorité — celle de la communauté.
Si seulement G&W s’étaient intéressés à la science moderne de l’évolution, ils auraient réalisé combien ces idées durkheimiennes anticipaient l’explication archéologique moderne la plus récente et la plus autorisée de la présence de l’ocre dans l’évolution humaine, fondée sur l’idée que l’ocre rouge sang était utilisé par les femmes comme « peinture de guerre » cosmétique pour notifier les hommes du caractère sacré nouvellement établi du corps féminin (Watts 2014, Power 2019, Power et al., 2021).
Saisonnier ou lunaire ?
Nous en arrivons maintenant à l’idée centrale d’Au commencement était… selon laquelle nous étions tous libres autrefois, puisque nous pouvions choisir notre mode de vie, en expérimentant une structure politique ou une autre, voire en oscillant entre des états sociaux totalement différents.
Quiconque a étudié l’anthropologie a entendu parler des chasseurs de phoques esquimaux qui pratiquaient traditionnellement le communisme sexuel durant les mois d’hiver, puis connaissaient une vie de famille patriarcale pendant l’été — avant de revenir soudainement au communisme un jour donné, annoncé publiquement comme le début de l’hiver. G&W projettent ce modèle pendulaire, ou oscillatoire, aux cultures de l’ère glaciaire du Paléolithique supérieur européen, arguant que ces chasseurs-cueilleurs complexes avaient délibérément mis en place des hiérarchies verticales de privilèges et de pouvoir élitiste — pour ensuite prendre plaisir à les démolir lors du changement de saison.
Nos génies politiques de l’ère glaciaire appréciaient tant cette succession révolutionnaire qu’ils comprirent qu’ils feraient mieux de ne pas s’accrocher définitivement à leurs gains révolutionnaires. Que, pour continuer à profiter de révolutions successives, ils devaient organiser, entre temps, des contre-révolutions transitoires — en permettant à des individus « spéciaux » d’établir leur domination de manière à constituer une belle cible pour la prochaine poussée révolutionnaire.
J’adore cette idée. Il se trouve qu’elle ressemble étrangement au principe oscillatoire que nous, au sein de notre groupe d’anthropologie radicale, exposons comme le secret de l’égalitarisme des chasseurs-cueilleurs depuis la publication de Blood Relations il y a trente ans (Knight, 1991). Cela dit, mon modèle d’oscillation n’est pas tout à fait le même. Étant donné que nous avons évolué non pas dans des conditions subarctiques, mais en Afrique, il y a de bonnes raisons écologiques de penser que les périodicités mensuelles prennent le pas sur les rythmes saisonniers. Ainsi, si le pouvoir avait été pris et cédé de la manière imaginée par G&W, la vie sociale aurait été bouleversée selon un calendrier mensuel, basculant avec la lune croissante et décroissante (Knight, 1991 : 327–373).
Un pendule de pouvoir
L’histoire de G&W évoque de nombreuses oppositions et alternances chez les chasseurs-cueilleurs, mais leurs périodicités sont unilatéralement saisonnières. Ne savent-ils pas que les chasseurs-cueilleurs ne suivent pas seulement le soleil, mais aussi la lune ? Leurs rituels les plus importants, liés aux flux et reflux menstruels des femmes, sont liés à la lune.
Dans les forêts tropicales du Congo, écrit Morna Finnegan (2008, 2009, 2012), les femmes encouragent délibérément les hommes à exhiber leur courage et leur potentiel de domination — pour ensuite les défier dans un rituel exclusivement féminin connu sous le nom de Ngoku, avant de se rendre de manière ludique dans un « pendule de pouvoir » entre les sexes. G&W (pp. 114–15) y font allusion, mais affirment ensuite que :
« En un mot, il n’existe pas de schéma unique. Le seul phénomène commun à toutes ces configurations, c’est la transformation même et la conscience qu’elle fait naître des diverses sociétés possibles. Voilà qui nous confirme que chercher les “origines de l’inégalité” est une fausse piste. »
Si les êtres humains, pendant la majeure partie de leur histoire, ont effectué des allers-retours fluides entre différents arrangements sociaux, assemblant et démantelant régulièrement des hiérarchies, la vraie question devrait peut-être être « comment avons-nous fini coincés ? »
Cette question est véritablement profonde. On ne peut toutefois y répondre qu’une fois qu’en développant une analyse réaliste de la situation qui prévalait auparavant. Y a‑t-il eu une époque où nos ancêtres préhistoriques étaient vraiment libres, vraiment « non-coincés », ou débridés ?
Quand le mariage devient permanent
Chez les Bayaka, peuple de la forêt d’Afrique centrale, on dit que la Lune est « le principal mari des femmes » (Lewis 2008). Du point de vue d’un homme, sa femme l’abandonne en effet pour son mari céleste chaque fois qu’elle saigne. La réalité qui se cache derrière cette ancienne métaphore (Knight et Lewis 2017) est une tradition dans laquelle les femmes s’amusent à « prendre le pouvoir » pendant une partie du mois avant de le céder de plein gré aux hommes une fois qu’elles ont fait valoir leur point de vue, établissant ce que Finnegan (2008) a appelé un « communisme en mouvement ». Les modèles de parenté et de résidence dans ces sociétés constituent un mouvement de balancier entre menstruation et ovulation, frères et amants, parenté et mariage, solidarité communautaire et intimité du sexe.
Étant donné l’ancienneté probable de tels schémas, G&W ont raison de considérer qu’une sorte de blocage de l’oscillation politique s’est réellement produite au cours de l’histoire. Mais pour rendre compte de ce blocage, nous devrons aborder un sujet que G&W occultent : les pratiques des peuples indigènes en matière de menstruation (Testart 1985, 1986. Knight 1991. Lewis 2008. Power 2017). Il importe également de comprendre la variabilité des modèles de parenté et de la résidence post-maritale — encore une fois un sujet d’importance critique que G&W mentionnent à peine dans leur livre.
Chez les chasseurs-cueilleurs non stockeurs, les femmes insistent généralement pour vivre avec leur propre mère, au moins jusqu’à ce qu’elles aient eu quelques enfants (Marlowe 2004). Des études génétiques ont montré qu’en Afrique, où notre espèce a évolué, cette tendance se perd loin dans le passé (Destro-Bisol et al., 2004. Verdu et al. 2013. Wood et al. 2005). Au lieu d’un mariage à vie, c’est le « prix de la fiancée » qui prévaut généralement, chaque femme africaine chasseuse-cueilleuse acceptant l’amant de son choix tout en continuant à vivre dans le camp de sa mère. Son mari temporaire doit se rendre utile en rapportant de la viande de chasse à sa femme et à sa famille. S’il n’est pas à la hauteur, il est rejeté ! Dans le cadre de ces arrangements, chacun alterne entre vie de parenté et vie maritale, passant ainsi d’un monde à l’autre.
Vivre avec sa mère constitue un schéma résilient, mais la pression du mari peut amener la femme à changer de résidence et à vivre en permanence avec lui et sa famille. Lorsque tel est le cas, la jeune mère et ses enfants peuvent avoir du mal à s’échapper. Ayant perdu son ancienne liberté, les soins que lui prodigue son mari peuvent alors se transformer en un contrôle coercitif. C’est ce résultat désastreux qu’Engels (1972 [1884]) a décrit avec tant d’éloquence comme « la défaite historique mondiale du sexe féminin ». Dans une grande partie du monde, les forces patriarcales ayant transformé le mariage en un engagement rigide ont, dans le même mouvement, imposé la fixité à la vie sociale dans son ensemble.
Comment l’humanité a fini « coincé »
Si cela semble être une réponse prometteuse à la question : « Comment se fait-il que nous nous soyons retrouvés bloqués ? », comment G&W y répondent-ils ? Le dernier chapitre de leur ouvrage est tellement sinueux qu’il est difficile de savoir. Ils mentionnent comment les soins apportés à une personne peuvent se transformer en contrôle coercitif — mais pour quelque raison, ils ne font pas le lien avec les changements ayant pris place dans le choix de la résidence post-maritale ou la vie familiale. Ils s’en approchent toutefois en décrivant les spectacles d’exécution et de torture dans l’Europe du XVIIe siècle et chez les Wendats d’Amérique du Nord. Ils nous rappellent que le droit du roi de punir ses sujets était calqué sur le devoir du patriarche de discipliner sa femme et ses enfants. Cette domination politique était publiquement représentée comme son devoir de diligence. En revanche, lorsque les Wendats soumettaient un prisonnier à une torture prolongée, c’était pour faire valoir le point de vue inverse — pour distinguer publiquement la domination et le contrôle des soins affectueux. Puisque le prisonnier ne faisait pas partie du foyer, il devait être torturé et non aimé.
Et c’est ainsi que G&W trouvent dans la distinction entre soins et domination l’explication tant attendue de la façon dont nous nous sommes enlisés :
« Ce lien — ou plutôt cet amalgame — entre soin et domination nous paraît capital pour comprendre comment nous avons perdu la capacité de nous réinventer librement en réinventant nos relations avec les autres — en somme, pour comprendre comment nous nous sommes retrouvés bloqués […]. »
Plutôt que d’examiner les rapports sur les chasseurs-cueilleurs et les études de genre, G&W limitent donc leurs horizons aux expériences des chefs militaires, des tortionnaires et des monarques européens d’Amérique du Nord, explorant comment nous nous sommes « coincés » en imaginant les conflits psychologiques qui traversaient ces personnes. Si les mots déconcertants cités ci-avant ont un sens, ils semblent suggérer que nous sommes restés bloqués parce que certains personnages assoiffés de pouvoir ont confondu le fait de prendre soin des gens avec celui de les dominer violemment.
Est-ce bien sérieux ? Ces personnes ont-elles réellement connu une telle confusion ? Nous attentions une réponse, mais voilà que G&W semblent eux-mêmes s’être enlisés. Ainsi nous proposent-ils, ultimement, la même question, mais dans des termes légèrement différents :
« Cette connexion nouvelle entre violence externe et soin interne, c’est-à-dire entre ce que les relations humaines ont de plus impersonnel et de plus intime, marque-t-elle le début de la confusion générale ? Est-ce ainsi que des rapports jusqu’alors souples et négociables ont été gravés dans le marbre ? Est-ce à partir de là que nous nous sommes retrouvés bloqués ? »
Aucun effort supplémentaire ne sera fourni pour répondre à cette question — la principale de leur livre.
Morgan et Engels
Ce qui leur fait défaut, c’est une véritable compréhension de l’évolution humaine. Au chapitre 3, G&W critiquent ce qu’ils décrivent comme le consensus anthropologique dominant, qui assimile nos ancêtres fourrageurs aux chasseurs-cueilleurs africains actuels — des gens simples vivant en « petites bandes mobiles ». Puis, au chapitre 4, ils changent d’avis. Le consensus anthropologique dominant, prétendent-ils désormais, stipule que les chasseurs-cueilleurs tels que les Aborigènes d’Australie :
« pouvaient se rendre à l’autre bout du continent, traverser en chemin des zones où l’on parlait des langues qu’ils n’avaient jamais entendues, et trouver à leur arrivée des campements dont la structure faisait écho à la leur. Cette organisation reposait sur une division totémique en “moitiés” : une moitié des résidents leur devait l’hospitalité, mais se composait d’individus qu’il fallait traiter en “frères” et “sœurs” (si bien que les relations sexuelles étaient strictement prohibées) ; l’autre moitié incluait à la fois des ennemis et des conjoints potentiels. »
L’anthropologie fut fondée sur la découverte par Lewis Henry Morgan (1877, 1881) de la parenté dite « classificatoire ». Son principe peut se résumer à « l’équivalence des frères et sœurs ». Deux frères, par exemple, vont se mettre à la place l’un de l’autre en ce qui concerne leurs relations. Une femme dira à sa sœur : « Tes enfants sont les miens et les miens sont les tiens. » Il n’y a donc pas de concept de « propriété privée » en ce qui concerne les enfants. La vie familiale n’est pas « nucléaire ». Chaque enfant est libre de naviguer entre ses nombreuses « mères » différentes et les autres membres de la famille qui le prennent en charge, et il continuera à jouir de cette liberté tout au long de sa vie adulte.
Ainsi structurée, la vie sociale produit des effets extraordinaires. Chacun peut s’attendre à bénéficier de l’hospitalité de « frères » et de « sœurs » traités formellement comme des équivalents les uns des autres dans des chaînes de relations s’étendant sur de vastes territoires. L’une des conséquences de cette situation est que l’État ne trouve pas de terreau favorable pour se développer. Lorsque les gens s’autogouvernent, sont alliés les uns aux autres et que les joies de l’éducation des enfants, du sexe, de la danse et de la vie domestique sont vécues en commun, il n’y a pas d’espaces morts — pas de vides sociaux — à accaparer et combler pour l’État. Impossible d’abolir l’État sans le remplacer. La vie familiale communautaire — qui, dans le monde d’aujourd’hui, se manifeste dans les quartiers auto-organisés et d’autres communautés plus étendues — est une façon de ce faire.
Curieusement, Graeber et Wengrow ne disent presque rien de la parenté dans leur livre. Au lieu de critiquer le paradigme Morgan-Engels, Graeber et Wengrow mettent sens dessus dessous la vision d’Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (Engels 1972 [1884]). Au commencement, disent-ils, il y avait la propriété privée, la religion et l’État. Pour citer les mots de conclusion du chapitre 4 : « Si la notion de propriété privée a une “origine”, celle-ci est aussi ancienne que l’idée du sacré, laquelle est probablement née en même temps que l’humanité. » Dans un livre précédent co-écrit avec Marshall Sahlins, intitulé On Kings (soit, « Sur les rois », 2017), Graeber a même suggéré que, puisque des agents surnaturels imaginaires — comme des rois divins et des esprits de la forêt — exerçaient déjà dans les temps les plus reculés de l’histoire humaine une autorité sur les gens, le principe de l’État est alors une caractéristique inamovible de la condition humaine.
Il peut sembler paradoxal pour un anarchiste d’accepter l’inévitabilité de la propriété privée et de l’État. Mais Au commencement était… étaye cette idée. Oui, disent les auteurs, la liberté anarchiste peut être mise en œuvre, mais seulement dans de rares moments ou des endroits spécifiques. Personnellement, j’ai du mal à imaginer quel genre d’endroits s’y prêtent sur une planète qui commence déjà à brûler. Graeber et Wengrow semblent avoir abandonné le slogan révolutionnaire selon lequel « un autre monde est possible ». Au lieu de cela, ils nous proposent une remarque désappointante : « Il semblerait finalement que hiérarchie et égalité aient tendance à apparaitre simultanément, comme si elles se complémentaient l’une l’autre. » Ils paraissent suggérer que nous ne pouvons pas être libres à un endroit (ou à un certain égard) sans accepter l’oppression (par) ailleurs.
Et à partir de là ?
Malgré ces défauts, leur livre a le mérite de plaider en faveur d’une oscillation. Tous les êtres vivants ont un pouls. Ils vivent et meurent, se réveillent et dorment, inspirent et expirent sous l’influence des saisons et des nombreuses autres périodicités de notre système orbital Terre-Soleil-Lune.
Nous devons faire tourner la planète Terre une fois de plus, non seulement physiquement, mais aussi socialement et politiquement. Cela n’adviendra pas en disant aux gens d’arrêter de confondre le soin avec la domination et le contrôle. Mais en soutenant les grèves scolaires, en chantant sur les piquets de grève, en étendant l’action aux lieux de travail, en dansant dans les rues, en bloquant la circulation, en arrêtant complètement le capitalisme.
Mais une fois que nous aurons pris le contrôle, que ferons-nous ? Si nous faisons grève trop longtemps, nous mourrons vite de faim. Alors, oscillons. Des grèves hebdomadaires dans les écoles, par exemple, pourraient peut-être être allongées, associées et organisées une fois par mois, et se répandre dans le monde entier jusqu’à ce que nous ayons libéré toute l’humanité de l’esclavage salarial. Les émissions de carbone seraient immédiatement réduites de 50 %. Ensuite, nous nous remettrons au travail, en le réorganisant si nécessaire. Nous ne pouvons prendre le risque de reprendre le travail que si nous sommes sûrs qu’il ne nous ramènera pas au capitalisme. Et nous ne pourrons en être sûrs qu’une fois que nous aurons tous juré de revenir avec nos enfants sur leurs piquets de grève à la prochaine nouvelle lune. Nous continuerons à faire cela, à prendre le pouvoir et à le céder, jusqu’à ce que le monde retrouve sa dynamique et respire à nouveau. Réapproprions-nous l’avenir. Ni patriarcat ni matriarcat, mais quelque chose comme le règne de la lune.
Autrement dit, il s’agit de rejouer les dynamiques de classe et de genre de la révolution humaine originelle, mais cette fois sur un plan plus élevé. Tout cela est-il possible ou pratique ? Ouvrons le débat et voyons ce que nous pouvons faire. C’est certainement ce que l’activiste-anthropologue David Graeber aurait voulu.
Chris Knight
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III. Toutes choses égales par ailleurs — (par Nancy Lindisfarne et Jonathan Neale)
La critique suivante, initialement publiée sur le site de The Ecologist, est écrite par Nancy Lindisfarne et Jonathan Neale, qui sont tous deux anthropologues, et qui terminent actuellement un livre sur l’évolution humaine, la société de classe et la violence sexuelle. Le dernier livre de Nancy (2020), coécrit avec Richard Tapper, est Afghan Village Voices : Stories from a Tribal Community. Celui de Jonathan s’intitule Fight the Fire : Green New Deals and Global Climate Jobs.
*
Le nouveau livre de Graeber et Wengrow, énergique, engagé et kaléidoscopique, est aussi très discutable. Cela nous pose un problème.
David Graeber est mort jeune, il y a seulement un an. Son œuvre maîtresse, Dette, est peut-être spécieuse par endroits, mais son ambition était inspirante en son temps. Le travail de David Graeber en tant qu’activiste et meneur du mouvement Occupy et du mouvement pour la justice sociale était original et exemplaire. Le respect et l’affection que lui portaient ses collègues du département d’anthropologie de la LSE en disent long. Et son cœur était toujours avec les opprimés.
Et c’est justement parce que Graeber était un type bien qui nous a quittés récemment qu’Au commencement était… risque d’influencer la compréhension des origines de l’inégalité de beaucoup de gens et pour longtemps. La quatrième de couverture du livre liste les éloges de Rebecca Solnit, Pankaj Mishra, Noam Chomsky et Robin D. G. Kelley — tous des penseurs éminents et admirables. Kelley est représentatif : « Graeber et Wengrow ont effectivement bouleversé tout ce que j’ai toujours pensé de l’histoire du monde. Il s’agit du livre le plus profond et le plus passionnant que j’aie lu en trente ans. » Le livre a récemment fait l’objet d’une attention considérable dans la presse. Cependant, il serait regrettable que de tels éloges deviennent l’opinion générale.
La question des origines de l’inégalité dans l’évolution et l’histoire de l’humanité est d’une grande importance pour la manière dont nous essayons de changer le monde. Mais Graeber et Wengrow aspirent à un changement sans se préoccuper de l’égalité et des classes sociales, et sont hostiles aux explications environnementales et écologiques. Ces défauts ont des implications conservatrices. C’est pourquoi nous vous proposons ce compte-rendu, décousu et partiel, de leur imposante somme. Nous nous consolons à l’idée que Graeber aimait — et excellait dans — les débats intellectuels.
Le Dilemme
Dans le dernier paragraphe de leur livre, Graeber et Wengrow exposent clairement leur position :
« Désormais, nous y voyons plus clair quand nous tombons sur des études qui, rigoureuses sous tous les autres aspects, sont bâties sur une série de postulats qu’elles ne questionnent pas — le postulat d’une société humaine “originelle”, fondamentalement bonne ou fondamentalement mauvaise ; le postulat d’un temps “d’avant” les inégalités et la conscience politique ; le postulat d’un événement historique majeur qui serait venu tout bouleverser ; le postulat de l’incompatibilité de la “civilisation” et de la “complexité” avec les libertés humaines ; le postulat d’une démocratie participative naturelle dans les petits groupes, mais ingérable à l’échelle d’une ville ou d’un État-nation… Nous y voyons plus clair, parce que nous savons maintenant que nous sommes face à des mythes. »
Autrement dit, nos briseurs de mythes prétendent le contraire — qu’il n’y a pas eu de forme originelle de société humaine ; pas de période précédant l’inégalité et la conscience politique ; pas d’événement historique majeur ; que la civilisation et la complexité ne limitent pas la liberté humaine ; et que la démocratie participative peut être pratiquée dans le cadre de villes et d’États. Ces affirmations catégoriques, énoncées avec tant d’audace, rendent attrayante leur prétention à avoir écrit une nouvelle histoire humaine. Seulement, l’on bute sur deux pierres d’achoppement.
Premièrement, les arguments qu’ils avancent contredisent leur propre projet politique. Deuxièmement, les preuves n’avalisent pas ce qu’ils prétendent.
Leur projet et théorie politiques
Deux des principales questions de notre temps sont :
– Comment provoquer une révolution en faveur de la justice sociale ?
– Et que pouvons-nous apprendre de l’histoire de notre espèce qui nous aiderait à sortir de cette impasse ?
Ces questions ont mobilisé des penseurs et des militants sérieux tout au long de l’histoire. Et aujourd’hui, face au réchauffement climatique, nous avons de toute urgence besoin de réponses convaincantes. Ces questions, Graeber et Wengrow les posent également, ce qui explique sûrement, en partie, pourquoi leur livre a retenu l’attention du public. Il existe cependant une troisième question que la plupart d’entre nous se posent :
– Comment la société humaine est-elle devenue si lourdement inégalitaire ?
Étonnamment, Graeber et Wengrow ne s’intéressent pas à cette question. Ils le disent explicitement : leur premier chapitre s’intitule « L’adieu à l’enfance de l’humanité (ou pourquoi ceci n’est pas un livre sur les origines de l’inégalité) ».
L’un des arguments centraux du livre est que l’inégalité, la hiérarchie et la violence ont toujours été des moyens possibles d’organiser toute société humaine. Il n’y a pas eu de temps, disent-ils, avant l’inégalité. Et tout en recourant souvent eux-mêmes aux mots « égalité » et « égalitaire », ils affirment que l’égalité est une préoccupation vide, une fantaisie, et que parler d’une « société égalitaire » ne signifie rien.
Une étrange tournure
Il y a un aspect étrange à tout cela. Graeber et Wengrow ignorent les remarquables nouvelles études décrivant l’adaptation, ou la niche écologique, que nos ancêtres primates et les premiers humains se sont constitués pour eux-mêmes en devenant égaux. […] L’argument conservateur veut qu’une fois l’inégalité apparue, en raison de l’agriculture, de la vie urbaine et de la complexité économique, il n’y avait plus aucun espoir de changer le monde. Graeber et Wengrow rejettent clairement cet argument concernant l’agriculture, et espèrent qu’un changement est possible. Il devient alors clair que leur ennemi n’est pas l’inégalité, mais l’État.
La question qu’ils posent est la suivante : comment en sommes-nous arrivés à être dominés par des États autoritaires, bureaucratiques et centralisés ? Si les inégalités liées au colonialisme, à l’esclavage, au classisme, au racisme et au sexisme apparaissent tout au long du livre, elles ne constituent pas leur préoccupation centrale.
L’argument politique avancé par Graeber et Wengrow est que les gens — depuis la nuit des temps — ont toujours pu choisir entre la domination et la liberté. Selon eux, les gens peuvent choisir d’échapper à ce qu’ils appellent l’immobilisme « à petite échelle » du contrôle de l’État, et devenir des « personnes libres ». Ils rejettent les arguments selon lesquels il existe des limites environnementales et techniques aux choix que les gens peuvent faire, et font. Pour eux, en bref, les gens font l’histoire dans des circonstances qu’ils choisissent eux-mêmes.
L’avantage de cette position, c’est qu’elle leur permet d’affirmer qu’avec de la volonté politique, nous pourrions avoir une révolution et une société dirigée par des assemblées populaires travaillant par consensus. Tout cela semble excellent et libérateur, mais les preuves posent problème.
[…]
Nouvelle théorie évolutionnaire et adaptation humaine
Aujourd’hui, des anthropologues et archéologues ont établi un récit tout à fait pertinent des origines de l’inégalité humaine. Entre autres figures clés, dans ce domaine, mentionnons Kent Flannery, Joyce Marcus et James C. Scott, dont les travaux sont discutés ci-dessous.
Malheureusement, Graeber et Wengrow ne tiennent pas compte du grand nombre de nouvelles études sur l’évolution humaine. En les ignorant, Graeber et Wengrow se placent en porte-à-faux vis-à-vis d’arguments prudents, et désormais très bien documentés, sur l’évolution comparative des primates et l’adaptation humaine. La prise en compte de ce matériel remettrait en cause leur affirmation selon laquelle il n’y a pas eu de société humaine « originelle », et ferait passer leurs arguments sur le choix pour des idées assez stupides.
Graeber et Wengrow ne nient pas que les humains ont vécu de la chasse et de la cueillette. Mais ils se désintéressent profondément de l’environnement et des bases matérielles de l’existence humaine. Et ils nient que ces sociétés étaient nécessairement égales. La première étape de leur argumentation consiste à dire que l’évolution humaine appartient à un passé trop lointain et que nous ne pouvons pas savoir ce qui s’est passé à l’époque. Tout ne serait que spéculation. Mais ce n’est tout simplement pas vrai.
Au cours des quarante dernières années, on a observé une production scientifique remarquable, y compris dans le domaine de la recherche sur l’évolution humaine. Il existe aujourd’hui nombre de nouvelles et étonnantes études sur les primates non humains et leur comportement, une nouvelle archéologie des premiers humains et de nouvelles ethnographies de chasseurs-cueilleurs quasi contemporains.
Grâce aux microanalyses chimiques, aux prélèvements d’ADN, aux datations au radiocarbone et à une archéologie patiente, nous avons appris beaucoup de choses sur les sociétés sans classes et sur les sociétés où des classes commençaient à se former. Parmi les principaux contributeurs auxquels nous sommes redevables, citons les nombreuses publications des très lisibles Christopher Boehm, Frans de Waal, R. Brian Ferguson, Sarah Hrdy, Martin Jones et Laura Rival.
Ces travaux sont en train de transformer l’étude de l’évolution et de l’histoire de l’humanité. Et leur point de départ peut surprendre. Il semble maintenant que nous soyons devenus humains en devenant égaux. Il s’agit d’une découverte remarquable et précieuse. Seulement, une telle idée contredit le fondement même du récit de Graeber et Wengrow.
Un bref résumé de l’adaptation humaine
Des dizaines de projets de recherche à long terme menés sur le terrain avec différents singes et grands singes nous ont appris, pour chaque espèce, comment une adaptation complexe particulière leur permet de survivre dans un environnement particulier. Cette adaptation comprend les détails de l’interaction entre leur régime alimentaire de base, leur régime de substitution en cas de crise, leur cerveau, leurs mains, leurs pieds, leur estomac, leurs dents, leurs organes génitaux, leurs grognements, leurs chants, leurs relations de dominance, leurs relations de partage, l’éducation des enfants, l’agressivité, l’amour, le toilettage et la structure du groupe[1]. Voilà le principe de référence, qui constitue également notre méthode pour comprendre l’évolution humaine.
Au fil du temps, plusieurs éléments d’une nouvelle adaptation se sont assemblés pour donner naissance à l’humain moderne. En résumé, les premiers humains étaient des primates chétifs. Pour survivre, ils apprirent à partager la viande et les légumes, à partager les soins aux enfants et à partager la joie sexuelle. Pour ce faire, ils durent discipliner les brutes potentielles et transcender les hiérarchies de domination de leurs ancêtres primates. Et pendant au moins 200 000 ans, ils vécurent dans des sociétés égalitaires, au sein desquelles hommes et femmes étaient aussi égaux.
Quelques détails
Avec un peu plus de détails, l’image est la suivante. La lignée qui allait devenir humaine inventa les bâtons fouisseurs afin d’atteindre les tubercules enfouis sous terre. Certains hommes devinrent des chasseurs de grands animaux, qu’ils attrapaient au moyen d’embuscades. Leurs prises dépendaient ainsi de leur vitesse, de leur endurance et de leurs armes. Nous le savons grâce aux changements observés au niveau des dents, des bras et des jambes, mais aussi grâce au schéma des blessures fossiles, à l’évolution de leurs régimes alimentaires, aux ossements trouvés dans les grottes, et à la façon dont les chasseurs contemporains chassaient le gros gibier.
Le bouleversement qui distingua la lignée humaine de tous ses concurrents fut un régime alimentaire varié, et le recours à la cuisson par le feu. Ce qui lui permit d’utiliser beaucoup moins de calories pour la digestion. Comme l’affirme Richard Wrangham, ces calories supplémentaires favorisèrent la croissance des cerveaux.
Mais la chasse en embuscade n’était pas fiable. Un chasseur pouvait ne faire qu’une seule prise importante par mois. La lignée humaine altéra son organisation sociale en vue d’y faire face. La nourriture était partagée par l’ensemble du groupe au camp de base. Ainsi, tout le monde mangeait régulièrement de la viande, et les jours sans viande, les chasseurs pouvaient se rabattre sur les tubercules et d’autres fruits et légumes.
Nos ancêtres primates et les premiers humains semblent avoir géré ces changements de deux manières. Tout d’abord, afin de s’assurer que chacun reçoive sa part de la bonne nourriture, ils trouvèrent des moyens de limiter la compétition entre les chasseurs et de discipliner les éventuels voyous.
Deuxièmement, ils inventèrent de nouvelles manières d’éduquer les enfants. La primatologue féministe Sarah Hrdy a beaucoup écrit sur les modèles d’infanticide des primates et, dans le cadre d’un changement clé dans les relations entre les sexes, sur la façon dont les mères en vinrent à faire confiance à d’autres femmes, et à des hommes, pour s’occuper de leur progéniture. Autre changement majeur : les êtres humains des deux sexes sont les seuls primates qui vivent généralement plus longtemps que l’âge de la ménopause féminine. L’avantage évolutif que cela procure semble résider, au moins en partie, dans le fait que l’expertise des personnes âgées est précieuse, mais aussi dans le fait qu’elles s’occupent des enfants.
Ces différences, parmi d’autres, permirent aux humains de se multiplier plus rapidement que les autres singes. À certaines périodes, ils parvinrent même à se propager rapidement dans le monde entier. Cette histoire ancienne correspond aux types de sociétés que des anthropologues ont observées chez des groupes de chasseurs-cueilleurs quasi contemporains dans le monde entier[2] . L’absence de richesse ou de surplus en est la clé.
Les gens se déplacent régulièrement. Personne ne possède plus que ce qu’il peut porter, y compris en trimballant un enfant sur une hanche. Les groupes ne sont pas fermés. Les gens changent de groupe tout le temps. Chacun possède des parents réels ou fictifs dans plusieurs autres bandes. Lorsque la tension monte pour la nourriture, le sexe ou autre chose, quelqu’un se déplace. Cela signifie que ni les femmes ni les hommes ne se retrouvent piégés, et que, dans ces sociétés, il n’existe pas de schéma régulier d’inégalité entre les sexes. La capacité à maitriser les voyous ou les agresseurs est une autre caractéristique importante des chasseurs-cueilleurs contemporains.
Si nous apprenons cela des récits des anthropologues, nous disposons aussi des preuves de changements anatomiques de nos ancêtres primates. Les grandes canines masculines utilisées pour combattre d’autres mâles ont disparu, tout comme les grandes différences de taille. Les mâles humains sont environ 15% plus grands que les femelles. La comparaison avec d’autres primates suggère que cela signifie une certaine domination masculine, mais pas beaucoup.
Les organes génitaux masculins ont changé à bien des égards. Chez les primates, et chez de nombreuses autres espèces, la taille des testicules indique le degré d’exclusivité des partenariats sexuels. La taille des testicules humains se situe dans une fourchette moyenne, ce qui suggère des formes de monogamie coutumières modifiées par des aventures.
Les modifications du pénis humain sont nombreuses et étonnantes. Cormier et Jones soutiennent, dans leur ouvrage bien intitulé The Domesticated Penis (« Le pénis domestiqué »), que tous ces changements résultent de la sélection du partenaire par la femme.
Les changements dans la sexualité féminine sont encore plus marqués. Chez les autres primates, les femelles n’ont de rapports sexuels qu’en cas d’ovulation. Les femelles humaines ont des rapports sexuels toute l’année. Elles peuvent donc avoir plus de rapports sexuels, mais cela signifie que le rapport entre les mâles et les femelles sexuellement actifs est de 1 pour 1. Chez d’autres singes et primates, il varie de 2 pour 1 à 40 pour 1. Cela semble favoriser la création de liens de couple et l’égalité entre les sexes.
Le primatologue et anthropologue Christopher Boehm nous a apporté la dernière pièce du puzzle dans un article clé et deux livres importants. Boehm soutient que l’égalité et le partage, au sein des groupes de chasseurs et de cueilleurs, sont des réalisations culturelles conscientes.
Il affirme que nous avons conservé notre héritage primatologique, qui nous encourage à nous soumettre, à rivaliser et à dominer. Mais aussi qu’en vue de survivre, nous avons dû nous organiser consciemment afin de réprimer la jalousie, l’agressivité et l’égoïsme qui se manifestaient en nous-mêmes, et chez les autres.
Les idées de Boehm sont aujourd’hui largement acceptées. Il ne prétend pas que les humains sont naturellement égalitaires ou non-violents. Simplement que nous avons ce potentiel en nous, et son contraire. Et que nous avons compris que nous devions partager et être égalitaires pour survivre.
La théorie de Boehm permet également d’expliquer la taille de nos cerveaux. Les scientifiques ont longtemps supposé qu’elle était liée à nos mains, à la chasse, aux armes et aux outils. Mais chez tous les autres primates, le meilleur indicateur de la taille du cerveau est la taille du groupe.
Chez la plupart des primates, la position, dans une hiérarchie de dominance, dépend de la capacité à construire des alliances dans un monde politique complexe et en constante évolution. Et les chances des mâles de se reproduire dépendent de leur position dans cette hiérarchie. L’intelligence sociale est essentielle. Dans un groupe de dix personnes, il faut tenir compte de 45 relations différentes. Dans un groupe de 20, de 190 relations différentes. Dans un village de 200 personnes, faites le calcul.
Peut-être que, chez les humains, la capacité à contenir les brutes, les voyous, à vivre dans l’égalité et à partager fut la réalisation majeure de notre intelligence sociale. Les cerveaux qui peuvent être utilisés pour la compétition peuvent être utilisés pour la coopération.
En résumé
En somme, les travaux de chercheurs dans de nombreux domaines dessinent une image cohérente de l’adaptation de l’être humain à une niche écologique particulière qui a évolué pendant deux millions d’années et conduit à l’émergence de l’être humain moderne il y a environ 200 000 ans. Pourtant, à l’exception de brèves mentions de désaccords avec Sarah Hrdy et Christopher Boehm, Graeber et Wengrow ignorent ce vaste ensemble de connaissances.
D’ailleurs, s’ils les avaient pris en compte, ils auraient alors dû accepter à la fois le caractère égalitaire de cette adaptation et la mesure intime dans laquelle elle est liée à des conditions environnementales — matérielles — spécifiques, ce qui aurait jeté par la fenêtre leurs arguments sur le choix de la liberté par les humains.
Pour s’accrocher à leur argument du choix et garder leur projet politique intact, ils omettent d’examiner tout cela.
Leur écriture est dense, mais pleine de fioritures et d’autorité apparente. Le livre se déroule à un rythme soutenu. Il serait fastidieux de démêler les incohérences et les traits d’esprit. Le lecteur doit être averti : leur gestion des preuves n’est souvent pas fiable. Il s’agit aussi d’une sorte de dépotoir ethnographique — alors bonne chance aux non-initiés qui n’ont jamais rencontré les Hadza, les Montagnais-Naskapi, les Shilluk ou les Nuer, étant donné que l’important réside parfois dans les détails ou le non-dit.
L’avènement de l’agriculture
Le passage de l’égalité à la hiérarchie et de l’égalité des sexes à une inégalité marquée entre les sexes est généralement associé à l’agriculture, ce qui pose des problèmes considérables à Graeber et Wengrow. En raison de leur intérêt pour le choix, ils semblent déterminés à éviter les arguments matérialistes, à éviter de considérer les manières dont l’environnement conditionne et limite les choix des gens.
L’agriculture fut inventée indépendamment dans de nombreux endroits du monde, à partir d’il y a environ 12 000 ans. Les chasseurs-cueilleurs partageaient leur nourriture et personne ne pouvait posséder plus que ce qu’il pouvait porter. Les agriculteurs, en revanche, se sédentarisaient, s’investissaient dans leurs champs et leurs cultures. Cela créa la possibilité pour certaines personnes de s’emparer de plus que ce qui leur revenait.
Avec le temps, des groupes de voyous et de brutes se réunirent et se firent dirigeants. Ils y parvinrent de plusieurs façons : vol et pillage, loyer, métayage, embauche de main-d’œuvre, impôt, tribut et dîme. Quelle que soit la forme que cela prenait, une telle inégalité de classe était toujours dépendante de la violence organisée. Tel était l’objet de la lutte des classes jusqu’à très récemment : qui travaillait la terre et qui obtenait la nourriture.
Les agriculteurs étaient vulnérables, les cueilleurs-chasseurs ne l’étaient pas. Les agriculteurs étaient liés à leur terre, au travail qu’ils avaient fourni pour défricher et irriguer les champs, et aux réserves issues des récoltes. Les chasseurs-cueilleurs pouvaient partir, se déplacer à leur gré. Les agriculteurs ne le pouvaient pas.
Cependant, Graeber et Wengrow s’opposent à ce récit — selon lequel les agriculteurs étaient capables de produire et de stocker un surplus, ce qui rendait possible la société de classe, l’exploitation, l’État et, en l’occurrence, l’inégalité entre les sexes — et là encore en dépit de nouveaux matériaux archéologiques (entre autres) remarquables.
Flannery et Marcus. En 2012, les archéologues Kent Flannery et Joyce Marcus ont publié un brillant ouvrage intitulé The Creation of Inequality (« La création de l’inégalité »). Ils retracent la manière dont l’agriculture conduisit à l’inégalité dans de nombreuses régions du monde.
Mais ils insistent sur le fait que cette association n’était pas automatique. L’agriculture rendait les classes possibles, mais de nombreux agriculteurs vivaient dans des sociétés égalitaires. Dans certains endroits, la distance entre l’invention de l’agriculture et l’invention des classes sociales se mesure en siècles, voire en milliers d’années.
Flannery et Marcus montrent également, à l’aide d’exemples précis, que lorsque des voyous ou des seigneurs locaux s’emparèrent du pouvoir, ils furent souvent renversés par la suite. Dans de nombreuses villes, les élites apparaissent dans les archives archéologiques, puis disparaissent pendant des décennies, pour réapparaitre ensuite. La lutte des classes est incessante[3].
James C. Scott. La magnifique étude comparative de Flannery et Marcus s’inscrit dans la veine du travail d’Edmund Leach, et notamment de son livre de 1954 intitulé Political Systems of Highland Burma (« Systèmes politiques de la Birmanie des hautes terres »), qui a radicalement changé l’anthropologie. Et plus récemment encore du travail du politologue et anthropologue anarchiste James C. Scott[4]. En 2009, Scott publiait Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné. L’ouvrage couvre plusieurs siècles d’histoire de la région.
Scott s’intéresse aux multitudes de riziculteurs des royaumes des plaines qui s’enfuirent dans les collines. Là, ils réorganisèrent en tant que nouveaux groupes ethniques de cultivateurs itinérants « sur brûlis ». Certains d’entre eux créèrent des sociétés de classes plus petites, d’autres vécurent sans classe. Tous durent résister aux tentatives incessantes de mise en esclavage et aux raids militaires des royaumes et États des plaines.
Technologie. D’une certaine manière, Graeber et Wengrow s’appuient sur les travaux de Leach, Scott, Flannery et Marcus. Wengrow, après tout, a participé à produire les évolutions archéologiques que Flannery et Marcus résument. Et l’influence de Scott est partout dans Au commencement était…. Mais Graeber et Wengrow n’aiment pas les liens que ces auteurs établissent entre technologie et environnement, d’une part, et entre changements économiques et politiques, d’autre part.
Flannery, Marcus et Scott soulignent clairement que la technologie et l’environnement ne déterminent pas le changement. Ils rendent le changement possible. De même, l’invention de l’agriculture céréalière ne conduisit pas automatiquement à l’inégalité des classes ou à l’État. Simplement, elle rendit ces évolutions possibles.
Relations de classe et lutte des classes. Le changement technologique et environnemental ouvrit la voie à la lutte des classes. Et le résultat de cette lutte des classes détermina si l’égalité ou l’inégalité triomphaient. Graeber et Wengrow ignorent ce point crucial. Au lieu de cela, ils s’en prennent constamment à la forme grossière de la théorie des étapes qui considère ces changements comme immédiats et inévitables.
Cette allergie à la pensée écologique explique probablement, en partie, leur refus d’aborder la nouvelle documentation portant sur l’évolution humaine. Cette dernière tente de comprendre comment les animaux qui sont devenus l’humanité ont construit une adaptation sociale à l’environnement qu’ils habitaient, aux corps qu’ils avaient, aux prédateurs concurrents, à la technologie qu’ils pouvaient inventer et à la façon dont ils assuraient leur subsistance. Il se trouve qu’ils ont construit des sociétés égalitaires afin de faire face à cette écologie et à ces circonstances. Il ne s’agissait pas d’une destinée. Il s’est simplement agi d’une adaptation.
Graeber et Wengrow, en revanche, ne sont pas matérialistes. Pour eux, toute réflexion sur l’écologie et la technologie menace de révéler l’impossibilité des choix et de la révolution qu’ils souhaitent. C’est pourquoi, par exemple, ils n’apprécient pas le livre de Scott sur l’ancienne Mésopotamie : parce qu’il met l’accent sur les raisons matérielles pour lesquelles l’agriculture céréalière, en particulier, a conduit à l’inégalité.
Il ne s’agit pas d’un sujet secondaire. La crise climatique à laquelle nous sommes confrontés pose la question de savoir comment l’humanité peut changer la société, s’adapter à une autre technologie, et à un nouvel environnement. Toute politique concernant l’égalité ou la survie humaine doit désormais être profondément matérialiste.
L’absence du sexe. Graeber et Wengrow s’intéressent peu à l’environnement et aux bases matérielles de l’existence humaine. De la même manière, ils évitent de manière quasi religieuse le concept de classe, les discussions sur les relations de classe et la lutte des classes. Graeber, et vraisemblablement Wengrow, possèdent certainement une compréhension des relations et de la lutte des classes. Ils savent ce que génère la classe, et, d’ailleurs, de quelle classe ils sont issus, mais ne peuvent pas, ou ne veulent pas, considérer les relations de classe comme un moteur de changement social.
Le manque d’intérêt de Graeber et Wengrow pour la construction sociale du genre est tout aussi frappant. Ils reproduisent, en passant, un quasi-Bachofen du matriarcat en Crète minoenne d’une part, et d’autre part formulent un grand nombre de stéréotypes patriarcaux dans lesquels les femmes sont nourricières et les hommes sont des brutes. Partant du principe que l’inégalité a toujours existé, Graeber et Wengrow n’ont pratiquement rien à dire sur les origines de l’inégalité entre les sexes chez les humains.
Il existe essentiellement trois écoles de pensée sur l’évolution des relations entre les sexes. Il y a d’abord les psychologues évolutionnistes dont les arguments sont profondément conservateurs. Jared Diamond, Napoleon Chagnon et Steven Pinker soutiennent que l’inégalité, la violence et la compétition sont fondamentales dans la nature humaine. Selon eux, les hommes sont programmés par l’évolution pour entrer en compétition avec d’autres hommes afin que le plus fort puisse dominer les femmes et engendrer plus d’enfants. Il s’agit, selon Pinker, d’un état de fait regrettable, mais heureusement la civilisation occidentale a en partie apprivoisé ces sentiments primitifs.
La grande biologiste Joan Roughgarden décrit, à juste titre, ces idées comme des « rationalisations de viols à peine déguisés ». Ces arguments sont en effet répugnants et sont vivement rejetés par Graeber et Wengrow pour cette seule raison.
Pendant très longtemps, une deuxième école de pensée s’est imposée parmi les anthropologues féministes qui essentialisait aussi les différences entre les femmes et les hommes, et considérait comme inéluctable l’existence d’une certaine forme d’inégalité entre les femmes et les hommes dans toute société.
La troisième option est celle à laquelle nous souscrivons. Il existe une caractéristique frappante dans les archives historiques, anthropologiques et archéologiques. Dans presque tous les cas, lorsque les gens vivaient dans des sociétés économiquement et politiquement égalitaires, femmes et hommes étaient également égaux. Tandis que partout où il y a des classes et des inégalités économiques, les hommes dominent les femmes.
La question qui nous taraude est la suivante : Pourquoi ?
Graeber et Wengrow ne répondent pas à cette question. Ils n’ont pas d’explication pour le sexisme et ne s’intéressent pas non plus à la manière dont les relations entre les sexes évoluent. Cependant, ils ne sont pas sexistes. Ils mentionnent à plusieurs reprises des cas d’oppression des femmes, mais en passant. Ce n’est tout simplement pas au cœur de leurs préoccupations. Ainsi, ce qui nous apparait comme une congruence frappante n’est pour eux qu’un mirage.
Fourrageurs complexes
Dans leur volonté de minimiser les liens entre l’agriculture, l’inégalité des classes et l’émergence des États, une partie essentielle du récit de Graeber et Wengrow se concentre sur des groupes de chasseurs-cueilleurs qui connaissaient des inégalités de classes, la guerre et même l’esclavage. Les archéologues les appellent « chasseurs et cueilleurs complexes » ou « fourrageurs complexes ».
Graeber et Wengrow les considèrent comme la preuve que les peuples préhistoriques pouvaient être soit apatrides et égalitaires, soit violents et inégaux. Ce n’est pas ce qu’indiquent les preuves dont nous disposons[5].
Les exemples classiques sont les Kwakiutl, étudiés par Franz Boas, et leurs voisins de la côte ouest du Canada et des fleuves Columbia et Frazer. Les fleuves et la côte étaient le théâtre d’immenses migrations de saumons. Ceux qui contrôlaient quelques goulots d’étranglement et sites de pêche pouvaient amasser un énorme surplus. La crique de Gales, sur le fleuve Columbia, l’illustre bien. Il y avait des jours où un petit groupe de personnes pouvait y attraper 45 000 kg de saumon.
C’était exceptionnel. Il y avait des variations d’un site à l’autre. Mais sur l’ensemble de la côte et des fleuves, plus les stocks de saumon étaient importants, plus l’archéologie et les récits écrits décrivaient des inégalités de classe. Les inégalités de richesse étaient souvent extrêmes. Ces peuples possédaient également une technologie militaire complexe, avec de grands canoës de guerre qui transportaient un grand nombre de guerriers et dont la fabrication demandait plusieurs mois à plusieurs hommes.
De fait, ces peuples étaient piégés par les lieux de pêche, tout comme les agriculteurs étaient piégés par leurs champs. Et comme les agriculteurs, le stockage était essentiel pour ces pêcheurs de saumon. Dans les archives archéologiques, l’examen de leurs os et de leurs dents révèle qu’entre 40 et 60 % de leur alimentation annuelle provenait du saumon. Le poisson ne se conserve que quelques semaines, de sorte que la majeure partie de cette alimentation devait provenir de saumon séché.
Comme pour les agriculteurs, des contraintes environnementales et des nouvelles technologies permettaient la formation d’une société de classes. Ce processus n’est aucunement discuté dans Au commencement était…. Au lieu de cela, nous avons droit au récit standard sur les Kwakiutl que l’on racontait aux étudiants il y a cinquante ans, qui le dépeint comme un peuple avide et gaspilleur qui s’adonnait au potlatch. Cette description ne tient pas compte des nombreuses études réalisées depuis.
Nous savons maintenant que ces fêtes chaotiques étaient une célébration de la vie traditionnelle gérée par une classe dirigeante qui tentait désespérément de s’accrocher à son pouvoir, au sein d’une société qui avait perdu cinq sixièmes de sa population à cause de la variole et de la syphilis, qui avait été conquise puis envahie par les chercheurs d’or, et dont le potlatch a finalement été interdit par le gouvernement canadien. Une tragédie profondément matérielle est ainsi présentée comme une farce irrationnelle[6].
Les pêcheurs de la côte ouest n’étaient pas les seuls « fourrageurs complexes ». Il en existe d’autres dans le monde. Mais, significativement, ils étaient peu nombreux. De surcroit, les archéologues n’en ont trouvé aucun exemple au-delà de 7 000 ans avant aujourd’hui, et aucune preuve de guerre avant 14 000 ans.
Le petit nombre et l’origine récente de ces chasseurs-cueilleurs complexes peuvent être affaire de technologie. Il est certain que les Chumash, le long de la côte californienne, n’ont pas connu d’inégalité et de guerre avant 600 de notre ère, lorsqu’ils apprirent à construire de grands canoës à planches pour l’océan, ce qui leur permit de chasser de grands mammifères marins et de dominer militairement les villages côtiers[7]. Graeber et Wengrow ignorent les Chumash et prennent plutôt l’exemple des Yurok, moins bien connus, plus à l’intérieur des terres.
Ils choisissent un troisième exemple de fourrageurs complexes, les Calusa du sud de la Floride. Dans un sens, ces peuples étaient aussi des pêcheurs avec des chefs dirigeants, des guerriers, des inégalités de classe, l’esclavage, des canots de guerre coûteux et une dépendance à la pêche de mammifères marins, d’alligators et de gros poissons.
Graeber et Wengrow décrivent les Calusa comme « un peuple non agricole ». Mais, comme ils le reconnaissent, les pêcheurs calusa constituaient le groupe dominant d’un ensemble social beaucoup plus vaste. Tous les autres groupes étaient des agriculteurs, qui payaient un tribut aux dirigeants calusa sous la forme de grandes quantités de nourriture, d’or et de captifs européens et africains réduits en esclavage. Cette nourriture permettait à l’élite calusa, et à 300 guerriers à plein temps, de vivre sans travailler[8].
Être contre l’État
Selon nous, et en accord avec Flannery et Marcus, Scott et al., la lutte politique centrale dans toutes les sociétés de classe jusqu’à récemment consistait à savoir qui travaillait la terre et qui recevait la nourriture. Graeber et Wengrow voient les choses différemment. Pour eux, la question centrale est le pouvoir, et l’ennemi principal est l’État. Cela les amène à ignorer les classes sociales de plusieurs façons. Mais pas parce qu’ils sont anarchistes — la plupart des anarchistes ont toujours été capables de se concentrer simultanément sur les classes et le pouvoir.
Ce qu’on remarque, c’est que les omissions, dans Au commencement était…, sont nombreuses. Graeber et Wengrow semblent si désireux d’avancer un argument en faveur des assemblées consensuelles et participatives qu’ils nous laissent une série d’énigmes sur les bras. Quatre brefs exemples peuvent illustrer le problème.
Les auteurs ne s’intéressent pas à l’essor de l’inégalité de classes dans les villages qui précède si souvent les États et les villes, et rejettent même la littérature à ce sujet. Ils ne s’intéressent pas non plus aux petits royaumes, seigneuries et baronnies. Tant qu’il n’y a pas de grands États centralisés, tout va bien. Nous avons vu certains des tours et détours que cela génère dans leur compte-rendu des fourrageurs complexes. Ils réapparaissent dans un certain nombre d’autres domaines.
L’Indus. Ils soulignent, à juste titre, l’exemple étonnant et important de l’ancienne cité de Mohenjo-Daro le long de l’Indus, où environ 40 000 personnes vivaient sans inégalité de classe ni État.
Ils suggèrent ensuite, à la manière des historiens de l’Hindutva, que Mohenjo-Daro était en fait organisée selon des lignes de castes sud-asiatiques. Cependant, affirment Graeber et Wengrow, ces lignes de castes étaient égalitaires. Dans un premier temps, cela laisse perplexe, mais ils veulent dire par-là que l’inégalité de castes est acceptable tant qu’il n’y a pas de roi[9].
Natchez. Ils minimisent constamment le pouvoir des royautés traditionnelles. Ils mentionnent, par exemple, le royaume indigène de Natchez sur le Mississippi. Graeber et Wengrow affirment que le pouvoir et la cruauté vicieuse du roi soleil ne s’étendaient pas au-delà de son village. En réalité, le royaume de Natchez constituait une force régionale majeure dans le commerce d’esclaves au service des planteurs blancs[10].
Sacrifice humain. Graeber et Wengrow soulignent à juste titre le fait important que des manifestations publiques cruelles de sacrifices humains sont observées dans les premiers États du monde. Des dizaines ou des centaines de personnes étaient sacrifiées, souvent des captifs de guerre, des jeunes femmes ou des pauvres.
Ils s’indignent, à raison. Mais ils pensent aussi que le but de ces sacrifices était de terrifier leurs ennemis, les habitants des autres États. Nous pensons, au contraire, que l’objectif principal était de terrifier le public réel de l’effusion de sang, les sujets du cruel État local.
Il s’agit probablement de la raison pour laquelle une telle cruauté est caractéristique des débuts de l’histoire de chaque État. Au départ, la légitimité de l’État est encore faible, c’est donc à ce moment-là que la terreur est la plus nécessaire. C’est aussi probablement pourquoi les sacrifices publics spectaculaires disparaissent à mesure que le pouvoir de l’État se consolide, même si la guerre continue.
Les assemblées. Les assemblées elles-mêmes représentent un dernier exemple important. Graeber et Wengrow soulignent à juste titre le pouvoir des assemblées de villes dans les royaumes et les États de l’ancienne Mésopotamie. Ils prétendent que cela prouve que les rois n’étaient pas tout puissants. Ils ont sans doute raison. Il faudrait être très naïf pour croire que la lutte des classes s’était arrêtée dans ces royaumes.
Mais Graeber et Wengrow s’avancent ensuite brusquement. Ils suggèrent que ces assemblées de ville ressemblaient aux assemblées d’Occupy et d’autres mouvements de justice sociale, avec une démocratie participative.
Il n’y a aucune preuve de l’existence d’une quelconque forme de démocratie participative dans l’ancienne Mésopotamie. Cependant, nous disposons de nombreuses preuves d’assemblées à l’échelle de villes ou de nations dans d’autres sociétés de classe. Toutes ces sociétés étaient dominées par les hommes les plus riches et par des familles puissantes. Dans la Sparte antique, les propriétaires terriens dominaient. Même chose pour le sénat romain. Et avec le roi Jean et les barons. Et jusqu’à très récemment, les électeurs de chaque parlement en Europe n’étaient que les riches.
Cette myopie importe. Comme beaucoup d’autres, nous percevons les royaumes et les États comme une manière dont les classes dominantes dans des sociétés inégalitaires se réunissent pour consolider leur pouvoir et faire respecter les règles. Dans Au commencement était…, ce processus est invisibilisé.
* * *
Graeber et Wengrow sont en colère. Il y a dans cette colère une énergie qui plaira aux lecteurs qui, comme nous, désespèrent des inégalités planétaires, détestent la politique de l’élite transnationale et craignent le chaos climatique.
À bien des égards, leur livre est une véritable bouffée d’air frais. Et nous partageons leur hostilité envers tous les États existants. Mais pour aller de l’avant, arrêter le changement climatique, nous avons besoin d’une compréhension de la condition humaine qui prenne en compte l’importance centrale des classes sociales et de l’environnement.
Nancy Lindisfarne et Jonathan Neale
IV. Au commencement était… quelques lacunes et imprécisions – (par K. A. Appiah)
Une autre critique du livre de Wengrow et Graeber, rédigée par le philosophe britannico-étatsunien d’origine ghanéenne Kwame Anthony Appiah, a été publiée dans le bimensuel new-yorkais The New York Review of Books[11]. David Wengrow y a répondu, et Appiah a ensuite lui-même répondu à Wengrow dans un échange publié sur le site de la revue[12]. Voici quelques extraits de la réponse finale d’Appiah.
*
[…] Au commencement était… a beau être une vaste somme, inévitablement, il reflète seulement le matériel archéologique que ses auteurs ont consulté — les autorités qu’ils ont enrôlées. Ils ont le droit de passer au crible les preuves et de présenter leurs propres conclusions ; je suis d’accord avec Wengrow sur ce point. La difficulté survient lorsque ce qu’ils présentent comme un résumé de l’état des connaissances dont nous disposons en archéologie contredit la littérature savante qu’ils citent. « Avec le temps et sur la base des témoignages archéologiques disponibles, la grande majorité des spécialistes ont fini par admettre que la civilisation urbaine de la vallée de l’Indus n’impliquait ni prêtres-rois, ni noblesse guerrière, ni équivalent d’“État” », affirment-ils. En consultant le matériel source, nous découvrons pourtant que les experts sont assez divisés sur le sujet. Ce que je veux dire, ce n’est pas que Au commencement était… caractérise mal les jugements de Kenoyer sur la structure politique de Mohenjo-Daro, mais qu’il ne les caractérise pas du tout. Je remarque un schéma récurrent concernant les opinions qui sont entendues. Wengrow affirme que « les études les plus récentes » soutiennent la vision de Possehl, mais l’article qu’il a en tête — un aperçu théorique fascinant d’Adam S. Green, qui souligne effectivement des preuves d’égalitarisme — s’écarte fortement à la fois du modèle de l’« élite gestionnaire » de Kenoyer et du « paradigme sans État » de Possehl. L’article de Green, exquisément provisoire, montre clairement que la nature politique des sociétés de l’Indus est sujet de discorde, et non de consensus.
De même, Au commencement était… suggère que la recherche archéologique converge vers l’idée que Teotihuacan, à partir de 300 après J.-C. environ, a adopté l’égalitarisme et la gouvernance collective et a rejeté les suzerains, même les « leaders à poigne ». Ils affirment que « tous les indices convergent », que « divers chercheurs marchant dans les pas de Pasztory ont fini par se rallier à son interprétation », que les « meilleurs spécialistes du site sont tous à peu près d’accord pour affirmer que Teotihuacan était sciemment ordonnée selon des principes égalitaires ». […] Pourtant, ce que je constate, c’est que beaucoup sont parvenus à des conclusions différentes.
Parmi ces archéologues figurent les autorités que Au commencement était… cite à l’appui de Pasztory, comme René Millon, qui a répertorié des preuves de hiérarchie et militarisme à Teotihuacan et qui pense que sa gouvernance pourrait être devenue oligarchique ; et George Cowgill, qui s’écarte explicitement du récit « utopique » de Pasztory et propose comme modèle la Venise de la Renaissance, une république dirigée par un doge. L’épigraphiste David Stuart affirme qu’à la fin du IVe et au début du Ve siècle, une personne représentée par un glyphe en forme de hibou était le roi de Teotihuacan, tandis que d’autres archéologues supposent qu’il pouvait y avoir une assemblée d’élite ou une aristocratie plutôt qu’un monarque ; ce glyphe pouvait désigner une fonction plutôt qu’un titulaire de fonction. Des découvertes récentes ont ravivé ces débats. Encore une fois, Graeber et Wengrow sont libres de formuler leur propre conclusion selon laquelle Teotihuacan était « une expérience utopique de vie urbaine », mais on ne peut pas dire qu’elle représente un consensus professionnel.
Quant aux « sept siècles [au moins] d’autogouvernement collectif » qu’aurait connu Uruk selon Graeber et Wengrow, la preuve est-elle vraiment à chercher dans les quartiers et les conseils de l’époque monarchique ? Ou bien la coexistence même de monarques et de conseils suggère-t-elle que nous sommes en train de construire des châteaux, voire des communes, en Espagne ? Je ne dis pas qu’Uruk a ou n’a pas bénéficié de ces sept siècles d’« autogouvernement collectif », mais à moins que cette expression ne soit utilisée de manière très permissive, j’ai du mal à voir comment cette possibilité peut être qualifiée de fait établi.
En ce qui concerne Çatal Höyük, ma remarque ne portait pas sur la caractérisation politique générale du lieu par Au commencement était…. Elle portait sur les déductions que nous devrions tirer de l’existence de figurines féminines et de l’absence supposée de figurines masculines équivalentes. Ces représentations témoignent-elles d’une « conscience nouvelle du statut des femmes » ? Graeber et Wengrow n’utilisent jamais le terme « gynocentrique » en ce qui concerne Çatal Höyük ; ils utilisent, dans ce contexte, le terme « matriarcat » et consacrent quelques paragraphes utiles à la définition de ce terme d’une manière particulière qui récuse le « ‑archie » lié à la domination. (J’évite moi-même le terme « matriarcal », car, sans cette précision, il risque de suggérer une forme de domination qu’Au commencement était… conteste). Graeber et Wengrow, à la suite de Hodder, trouvent évident que les figurines féminines, avec leurs seins pendants et leurs rondeurs, n’ont aucun rapport avec l’éros ou la fertilité, mais sont « à coup sûr de[s] matriarches d’un genre ou d’un autre, leurs formes dénotant un intérêt pour les femmes âgées ». Ici, des questions se posent. L’une d’elles est de savoir si nous aurions examiné leurs preuves différemment s’ils avaient précisé que la plupart des figurines de Çatal Höyük répertoriées par les archéologues représentent des quadrupèdes (ou leurs cornes).
Pourquoi cela importe-t-il ? Parce qu’en ce qui concerne une certaine catégorie d’exemples — les villes préhistoriques qui, selon eux, ne possédaient pas d’élite dirigeante ou gestionnaire — Graeber et Wengrow semblent un peu trop chérir leur thèse et, tels des parents surprotecteurs, ont tendance à la tenir à l’écart des courants d’air froids que constituent les preuves n’allant pas dans leur sens. Ce qui nous amène aux mégasites ukrainiens. Dans un article publié en 2017, John Chapman remet méthodiquement en question la vision de ces sites comme des « établissements permanents à long terme comprenant plusieurs milliers de personnes », vision qu’il divise en un modèle maximaliste et un modèle standard. S’appuyant sur les preuves de son travail à Nebelivka et sur des calculs basés sur les preuves disponibles concernant les autres sites, il conclut que
« la seule réponse logique consiste à remplacer le modèle standard (sans parler du modèle maximaliste) par une analyse minimaliste qui envisage un mode d’établissement moins permanent, plus saisonnier, ou un établissement permanent plus petit impliquant la cohabitation d’un nombre beaucoup plus restreint de personnes. »
Peut-être y avait-il une petite population à l’année ; peut-être s’agissait-il de sites où des « centaines de pèlerins ou de festivaliers » se présentaient de façon saisonnière ; peut-être les deux à la fois.
Mais ce que nous avons trouvé sur les mégasites, même sur un site aussi étendu que Taljanky, ce ne sont pas des villes — c’est-à-dire que ces établissements sont éloignés de la définition du dictionnaire d’une ville, de ce que nous, lecteurs, comprenons par ce mot et, pour autant que je puisse en juger, de ce que Graeber et Wengrow entendent par là. Ils affirment que la plupart des archéologues considèrent comme une ville « tous les sites densément peuplés de plus de 150 hectares environ, et à coup sûr de plus de 200 hectares » ; pourtant, Chapman est convaincu que les « mégasites étaient des établissements de faible densité ». […]
Kwame Anthony Appiah
V. L’œil féministe : Au commencement était… l’oubli — (par Audrey A.)
Le système idéologique soutenant la thèse de leur ouvrage — révolutionnaire, selon les auteurs eux-mêmes — fait amplement appel aux poncifs patriarcaux habituels. Pour G&W, l’organisation des sociétés humaines, non, l’organisation des sociétés de l’Homme, s’est démarquée des organisations de primates on ne saura jamais vraiment comment. Au commencement était la confusion, et les rois sont arrivés. S’en est suivi un mélange d’anarchie et de libéralisme : de tout temps, toute société sapiens fut hiérarchique et inégalitaire, et de tout temps les choix individuels et la liberté déterminaient aussi ces sociétés. Peut-être même que les formes de pouvoir oscillaient en fonction des saisons. En fusionnant les notions de nomadisme saisonnier, de rituels et de gouvernance, nos révolutionnaires sont à deux doigts d’inventer la saisonnalité politique, ou le cycle de la gouvernance. Janvier-février, communisme, mars-avril, ultralibéralisme, mai-juin, anarchisme, juillet-août, autoritarisme, etc. Quel dommage qu’ils n’aient pas pensé à nous proposer un concept aussi révolutionnaire, bien qu’entièrement dénué de fondements et ne renvoyant à rien qui ait jamais existé, sinon une théorie lunaire de la dégradation des formes de gouvernement imaginée par Platon. Mais Platon ne faisait que jouer des variations sur thème au pipeau en présentant 5 nuances de patriarcat, et non pas une véritable théorie de « politique évolutionnaire », quoi que cela veuille dire. Nous ne comptons pas la fameuse Politéia, qui, pareil au Dasein heideggérien, est restée la grande irrésolue de Platon.
G&W ont oublié quelque chose de fondamental, et pareil à leurs prédécesseurs phronimos, aspirants à la sagesse, ont oublié leur oubli. Ce pourquoi ils ne font que tourner en rond tout au long de l’ouvrage, dialoguant en vase clos avec de très grands hommes, ainsi qu’avec des hommes de sagesse indigène, « leurs égaux intellectuels », la fraternité platonique ne connaissant pas les frontières. Pour nos deux auteurs refusant d’associer la civilisation à l’urbanivarium de la Cité, la Polis, et préférant renvoyer le mot à ses racines latines de civilis tout en s’épargnant une remontée au grec Politeia — entendre, constitution ou État, contenant polis, soit, la Cité — le tour est complet. La République de Platon est titrée Perì politeías : Sur l’État ou Sur la constitution. Insistons, car l’un des objectifs du livre est de s’éloigner des théories platoniciennes aux origines récentes du système idéologique (et de son corollaire pratique, le système d’exploitation) occidental, délétère à la planète entière. Or, de Platon leur vient la conscience patriarcale et à Platon elle retournera, faisant en 800 pages plusieurs cycles de raisonnement circulaires, enfonçant les portes ouvertes au bélier de leur ignorance sélective, au fils des saisons de leur argumentaire et ne craignant jamais l’autocontradiction.
Au commencement, disent-ils à l’instar des mythographes de l’Ancient Testament, était l’homme individualiste hiérarchique et son contraire (« hiérarchie et égalité [apparaissent] simultanément, comme si elles se complémentaient l’une l’autre »), ainsi que toutes les essences platoniciennes en attentes d’actualisation (« un défilé de carnaval où paraderaient toutes les configurations politiques imaginables »), mais au final, on ne peut pas savoir, alors l’on s’abaissera à jeter une citation de Nietzsche en dépit de notre respectabilité académique. Qu’à cela ne tienne, lorsque nos auteurs s’avancent à prophétiser, c’est hors de la caverne de la pythie que tomberont leurs prédictions : « Changer d’identité à chaque saison peut paraître formidable, mais c’est quelque chose qu’aucun lecteur de ce livre ne risque de connaître personnellement un jour. » Conséquence de l’oubli de leur oubli. Comme tout penseur platonicien, G&W n’aiment pas trop l’égalité, et l’abondance qu’ils ne peuvent concevoir hors de leur champ visuel terriblement eurocentré leur donne des boutons. Si les sociétés humaines sont ensevelies par des systèmes étatiques (autoritaires) c’est donc parce que les individus qui les composent le veulent bien ! — ou le discours de la servitude volontaire. Reductio ad absurdum, elle l’a bien cherché ; ou encore, l’homme est un loup pour l’homme ; et enfin, la volonté d’un homme ou d’un groupe d’hommes forts et plus vertueux que les autres (étymologiquement, des aristocrates) pourra sortir les masses de la société étatique inégalitaire et violente (mais il faudrait quand même qu’elle ne soit pas trop égalitaire non plus). Au commencement étaient, lisent-ils dans les archives « patrimoniales », les sociétés d’exploitation anarcholibérale. Révolutionnaire.
L’homme est passé de primate à sapiens contenant en lui le libre choix individuel et l’autodétermination, et toutes les essences politiques platoniciennes en attente d’actualisation, nous ont jusqu’ici dit nos auteurs. « Ce livre traitant principalement de la liberté (de l’homme, insistons), il nous paraît de bon aloi de placer le curseur un peu plus à gauche qu’on ne le fait d’ordinaire, c’est-à-dire de considérer que, collectivement, les humains ont davantage voix au chapitre qu’on ne le pense généralement. » Aussi, par « plus à gauche », il faut entendre : en faisant un tour complet qui nous ramène tout à droite, car n’oublions pas que « l’endroit précis où nous plaçons le curseur entre liberté et déterminisme relève largement de nos préférences personnelles ». C’est mon choix représente pourtant le plus bas degré de la conscience politique patriarcale, malheureusement partagée par la grande majorité des femmes, en l’absence de faculté (inculquée) à concevoir la nature systémique et structurelle de l’exploitation. Nous pouvons en dire autant de nos auteurs qui martèlent sciemment les thèses qui les arrangent et n’en font littéralement qu’à leur tête ou comme ils le disent, selon leurs préférences personnelles.
Comme tout penseur platonicien (misogyne par défaut), G&W n’aiment pas la matérialité, les preuves, la chair et le sang. Ils n’aiment pas non plus Darwin. Aussi présenteront-ils une théorie de l’évolution humaine qui ignore la sélection sexuelle et le rôle capital des pré-humaines dans l’avènement du symbolisme, du langage et de l’art. Et pas seulement parce qu’ils s’octroient l’autorité de décréter qui est un anthropologue d’autorité et qui n’en est pas un — surtout, qui n’en est pas une. Comme tout platonicien, G&W n’aiment pas trop les travaux des femmes, sauf lorsqu’il s’agit de s’aventurer en Atlantide passée et se ranger aux côtés des détracteurs malhonnêtes (les preuves dérangent) afin de rassurer le confrère (révolutionnaire, mais pas trop) en avançant que l’on ne peut pas vraiment savoir, et de conclure qu’il s’agit finalement d’histoire de bonnes femmes en allant jusqu’à l’insulte : « Aujourd’hui, les spécialistes ont tendance à penser que ces figurines pourraient tout aussi bien être des équivalents de nos poupées Barbie (avec les critères de beauté féminine de l’époque) ou qu’elles remplissaient toutes sortes de fonctions (ce qui est probablement exact). » Ignorent-ils délibérément les défenses trop polies formulées par Heide Göttner-Abendroth et Max Dashu, ou la critique magistrale, sinon intellectuellement humiliante, que leur a adressée l’anthropologue évolutionnaire Camille Power ? Les chercheuses perdent une quantité inimaginable de temps à devoir démonter les affirmations péremptoires de l’arrogance masculine d’hommes qui se transmettent sciemment leurs erreurs et leurs raccourcis de paille comme autant de mutations exponentielles, à l’instar de la transmission de leur chromosome Y.
La somme d’érudition présentant nombre de théories tant passées qu’expédiées et constituant le gros de l’ouvrage apparait alors comme un prétexte, un décorum dont le but est d’enrober et justifier la position politique partagée par les auteurs (nous, nos désirs et notre argent, quelque chose sur l’écologie, et on raconte ce qu’on veut d’abord !) qui, en bons académiciens mâles, écartent d’un revers de main hautain les travaux de sommités comme l’anthropologue évolutionnaire Sara Blaffer Hrdy et l’archéologue Marija Gimbutas — qu’ils n’ont manifestement pas lu sinon par l’entremise de Peggy Sanday et de Charlène Spretnak, jetant en bibliographie un ouvrage de chacune peut-être choisi au hasard. Pour comprendre la fabrication par l’académie conservatrice d’une théorie empaillée de Gimbutas, nos auteurs pressés d’avancer leur préférence théorique auraient été mieux avisés de lire la présentation de Heide Göttner-Abendroth sur le sujet. Qu’à cela ne tienne, lorsque les auteurs vont effectivement ouvrir un livre écrit par des chercheuses qui, au passage, ne sont plus des spécialistes reconnues de leurs domaines de recherches (anthropologues évolutionnaires, primatologues, archéologues), mais simplement des « féministes », c’est pour en tirer des conclusions favorables à leur idéologie politique pourtant sans lien avec celle-ci. Et l’on en vient à se demander pourquoi ils ne citent pas plutôt Ayn Rand — leur égale intellectuelle.
Ils semblent également découvrir les recherches « modernes », selon eux, sur la « spiritualité néolithique », bloc conceptuel homogène çà et là confondu avec le Paléolithique (à ne pas manquer, leur discours sur l’introspection politique au dernier âge glaciaire, nous paraphrasons à peine) dans une compression d’une cinquantaine de milliers d’années. Ces recherches « modernes » se compilaient déjà au début du siècle dernier avec les travaux de Sir James Frazer et jusqu’aux travaux plus récents de l’ethnologue et anthropologue Heide Göttner-Abendroth (The Goddess and Her Heroes, Les Sociétés matriarcales, etc.) en passant par l’historienne et archéologue Gertrude Rachel Levy (The Gates of Horns) et l’historien mythologiste Robert Graves (The Greek Myths vol I&II) pour ne citer que les grands classiques en la matière. Rien de surprenant à ce que soient ignorés les travaux contemporains de l’historienne Gerda Lerner (The Creation of Patriarchy), l’anthropologue et sociologue Maria Mies (Women, the last Colonies et Patriarchy and accumulation, etc.), les anthropologues évolutionnaires Christ Knight (Blood relations) et Camille Power (tous ses travaux), l’anthropologue Max Dashu (tous ses travaux). Les suivantes auraient certainement soulevé une crise d’urticaire : l’inclassable Barbara Walker (Man Made God : A Collection of Essays et The woman’s encyclopedia of myths and secrets), l’anthropologue des religions et théologienne Marie Condren (The Serpent and the Goddess) ou encore Monica Sjoo (Rediscovering the religion of the earth). Leur érudition est immense, probablement ne pouvaient-ils pas couvrir tous les champs qu’ils abordent pour répondre aux questions qu’ils se posent. En ce cas, consulter les anciens, tous mâles, auraient eu le mérite de prévenir la circularité de certains de leurs questionnements concernant la spiritualité des Atlantides gynocentrées ou l’existence d’anciens peuples guerriers et égalitaires : Plutarque, Apollodore, Euripide, Hérodote, Hygin, Pausanias, etc. Mais nos auteurs se sont prévalus des écueils, nous partageant leur recette spirituelle : « quand on est savant ou chercheur, rester dans l’ignorance demande un réel effort ». Aucun doute là-dessus, l’ouvrage transpire de leur immense effort.
Une attitude cavalière sera systématiquement adoptée vis-à-vis des travaux de chercheuses. Petite sélection de l’arrogance intellectuelle des auteurs qui se sont crus Davids face aux Goliath Gimbutas et Hrdy tout en étant bien plus proches de grenouilles voulant se faire bœuf : « Et il est évident que certaines de ces fables peuvent éclairer le cheminement qui a conduit à l’humanité moderne – à l’image de ces théories féministes qui voient dans la pratique de l’éducation collective des enfants la source de la sociabilité propre aux humains. » Voilà ce qu’est devenue Hrdy. Ou encore : « Il y avait beaucoup de vrai dans les travaux de Gimbutas, même si elle s’était parfois laissé aller à des généralisations frisant la caricature. » Une mention tristement autoréférentielle.
Pour conclure, l’ouvrage est une exemplification de la loi de Brandolini doublé d’un chef‑d’œuvre de conscience patriarcale (qui, telle une horloge cassée, donne la bonne heure deux fois par jour) : il sert de support à la vision des auteurs qui prévaudra coûte que coûte sur la réalité matérielle et sur les preuves, qu’importe les erreurs, les contradictions et le mépris jeté sur un large corpus de recherches qu’ils ont tenté de mettre au service de leur fantaisie politique. Pour qui souhaitait mettre en question leurs préjugés platoniciens, le comble est bel et bien d’avoir produit une ode à la Politéia en Théoristan.
Audrey A.
VI. Remarques supplémentaires et conclusion — (par Nicolas Casaux)
Si j’ai entrepris de traduire ces critiques (textes I à IV) du dernier livre de Graeber et Wengrow, c’est essentiellement parce que les principales thèses qu’ils y avancent posent — lourdement — problème. Au travers de la nouvelle histoire radicalement disruptive qu’ils prétendent présenter — « un tableau totalement neuf de l’évolution des sociétés humaines au cours des trente mille ans écoulés » ; « radicale nouveauté » ; « toutes les pièces sont donc réunies pour ré[é]crire l’histoire du monde » ; « une nouvelle science historique » ; « jeter les bases d’une nouvelle histoire de l’humanité » ; etc. — Graeber et Wengrow cherchent à faire valoir que ni la civilisation, ni la ville, ni l’État(-nation), ni la technologie ne posent intrinsèquement problème (ce qui, on en conviendra facilement, n’a strictement rien d’original, tout au contraire). Dans la perspective qu’ils défendent, et ce depuis déjà longtemps, tout est à peu près compatible avec tout. Y compris la haute technologie et l’anarchie (ou la démocratie). C’est pourquoi David Graeber s’accordait sur de nombreux points avec Peter Thiel, le milliardaire co-fondateur de Paypal, particulièrement technophile, avec lequel il a amicalement débattu[13]. C’est aussi pourquoi les travaux de Graeber ont toujours bénéficié d’une importante promotion, y compris dans les plus grands médias capitalistes (Au commencement était… a d’ores et déjà été promu par La Croix, TV5 Monde, Télérama, Marianne, L’Écho, Le Point, L’Obs, Le Figaro, le Wall Street Journal, Le Monde, le Guardian, le New York Times, le prestigieux Time, France Culture, etc.).
La raison pour laquelle Graeber & Wengrow défendent l’idée que ni la civilisation, ni la ville, ni l’État(-nation), ni la technologie ne posent problème est évidente. Ils le font pour la même raison que la plupart des gens (qui ne sont ni anarchistes, ni anticapitalistes) : parce qu’ils apprécient le confort technologique moderne, l’essentiel du mode de vie hautement technologique contemporain. À la différence de leurs congénères, cependant, G&W se disent anarchistes et anticapitalistes. Il leur faut donc trouver un moyen de concilier leur anarchisme, leur anticapitalisme et leur amour de la modernité technologique, urbaine et industrielle. D’où Au commencement était…, qui constitue une tentative de faire exactement cela (et d’où leurs autres ouvrages).
Sur la technologie
Graeber et Wengrow, on l’a vu, défendent leurs thèses au moyen de bon nombre d’interprétations discutables, d’occultations et de distorsions. On pourrait encore souligner de nombreuses occurrences de raisonnements douteux. Exemple. Dans la conclusion du livre, ils écrivent :
« Il ne s’agit pas de nier le rôle joué par les technologies dans le façonnage d’une société. Elles ont évidemment une importance capitale, puisque chaque invention ouvre un nouveau champ des possibles sociaux. Mais il faut se garder d’en faire les seules responsables de la direction générale empruntée par une société. Contre toute attente, le fait que les habitants de Teotihuacan et de Tlaxcala aient utilisé des outils en pierre pour construire et entretenir leurs édifices, tandis que ceux de Mohenjo-Daro ou de Knossos avaient recours au métal, semble n’avoir eu qu’un effet négligeable sur l’organisation interne et même la taille de ces villes. »
Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, dans un seul et même paragraphe, ils soutiennent que « les technologies […] ont évidemment une importance capitale », mais aussi qu’elles semblent « n’avoir eu qu’un effet négligeable sur l’organisation interne et même la taille » des sociétés. Tout, rien, oui, non, blanc, noir, joker. En réalité, outre quelques rares remarques dans lesquelles ils font mine d’admettre que la question technologique importe, ils passent l’essentiel de leur livre à tenter de prouver l’inverse. À leurs yeux, la technologie (par quoi ils entendent, semble-t-il, tout, sans distinction, depuis le silex jusqu’à la fusée spatiale) n’est pas cruciale dans le façonnage des sociétés.
En évitant, commodément, d’examiner les implications matérielles et sociales des artefacts, des outils, des instruments techniques, et en évitant de comparer les technologies modernes aux archaïques, ils évitent notamment d’avoir à réaliser l’existence de différents types de technologies, aux ramifications très hétérogènes, et d’un déterminisme technologique — relatif — qu’ils nient par ailleurs, en fervents technophiles.
S’ils s’étaient penché sur la question, G&W auraient peut-être (mais ne nous avançons pas trop) compris que toute technologie est politique, qu’en choisissant une technologie, on choisit une politique. Encore autrement dit, que « la technologie impose, ou plus exactement effectue une restructuration de son environnement, y compris humain, non pas en vertu d’un pouvoir occulte, mais en vertu de sa propre logique de fonctionnement, des conditions de fonctionnement des dispositifs techniques eux-mêmes », comme l’a noté le philosophe Michel Puech. Et, souligne le philosophe Langdon Winner, qu’en « examinant les structures sociales qui caractérisent l’environnement des systèmes techniques, on découvre que certains appareils et certains systèmes sont invariablement liés à des organisations spécifiques du pouvoir et de l’autorité » ; qu’« adopter un système technique donné impose », donc, « qu’on crée et qu’on entretienne un ensemble particulier de conditions sociales en tant qu’environnement de fonctionnement de ce système », parce que « certains types de technologie exigent une structure particulière de leur environnement social à peu près comme une voiture exige des roues pour pouvoir rouler ». Et, ainsi que l’ont remarqué l’économiste Wolfgang Sachs, le philosophe Edward Goldsmith, PMO (Pièces et Main d’Œuvre) et d’autres, que les technologies modernes, les hautes technologies, sont « invariablement liés » à une organisation du pouvoir et de l’autorité de type autoritaire, hiérarchique, inégalitaire.
Au lieu de quoi G&W ne questionnent pas un instant le développement technologique (progrès technique), ses fins et ses moyens. Dans une collection d’essais parue en français sous le titre Bureaucratie, David Graeber espère par exemple que « l’impression 3D accomplira ce que les usines robotisées étaient censées faire », ou « qu’autre chose y parviendra » ; nous explique que si nous voulons « commencer à installer des dômes sur Mars » et « inventer des robots qui feront notre lessive et rangeront la cuisine », il nous faut dépasser le capitalisme et inventer un autre système favorisant davantage la créativité et la prolifération technologique[14].
Sur la question de l’échelle
G&W discutent la question de l’échelle, ou de la taille, d’une manière similaire. Tout au long du livre, ils tentent, contre toute logique, de soutenir qu’elle n’a essentiellement aucune importance. Mais notent aussi, à un moment :
« Tout cela ne veut pas dire que l’échelle – entendue comme la taille absolue d’une population – n’a aucune importance. Simplement, elle n’en a peut-être pas autant que ne le suggère l’apparent “bon sens”. »
Là encore, de l’importance, mais en même temps pas vraiment. La plupart du temps, leur thèse est plutôt la suivante :
« […] rien ne permet de penser que les petites communautés sont particulièrement enclines à l’égalitarisme, ni, inversement, que les plus grandes doivent fatalement avoir des rois, des présidents ou même des bureaucraties. »
Autrement dit, la taille n’a aucune importance, du moins en matière organisationnelle. Et si la taille, ou l’échelle, n’a, pour eux, (quasiment) aucune importance, c’est d’une part parce que les chasseurs-cueilleurs étaient capables de s’organiser simultanément, y compris de manière démocratique, à des échelles différentes : faire à la fois partie d’une bande et d’ensembles sociaux plus vastes. Et d’autre part parce que, selon eux, les « premières villes ne présentaient que très rarement des traces de gouvernement autoritaire ». Si la première idée est exacte, la seconde, ainsi que l’a noté Appiah, est lourdement discutable, sinon une simple vue de l’esprit. & d’une vue de l’esprit et d’un argument hors sujet, nous devrions conclure que la taille, ou l’échelle, n’a aucune espèce d’importance ?! Non merci.
Mais admettons — très généreusement — qu’ils aient raison en ce qui a trait aux premières villes. Admettons qu’il y a plusieurs milliers d’années, quelques milliers d’humains parvenaient à faire société démocratiquement dans un cadre urbain. Pourquoi, d’un tel fait, devrions-nous déduire qu’il est alors possible de faire de même dans les villes modernes de plusieurs millions d’habitants (qui n’ont matériellement et technologiquement rien à voir) ?! Certainement pas. Une autre question se pose : comment se fait-il que les premières villes de la préhistoire aient été égalitaires, démocratiques, mais qu’à compter de l’invention de l’histoire et de l’écriture, plus aucune ne l’ai jamais été ? Mystère, mystère.
Contrairement à ce que G&W prétendent, beaucoup de choses incitent à penser que les petites communautés sont particulièrement propices (non pas enclines) à une organisation sociale de type démocratique, tandis que les plus grandes ont tendance à appeler une organisation de type hiérarchique. Et avant tout ce fait relativement établi que les sociétés les plus démocratiques que l’on connaisse étaient toutes de petite taille. Et que hiérarchie est bien souvent synonyme d’efficacité — certes pas dans tous les domaines, certes pas dans ceux que l’on devrait considérer comme les plus importants, mais dans divers cas de figures et diverses optiques[15]. Les raisons sont nombreuses pour lesquelles la question de la taille (ou de l’échelle) importe crucialement. Mais les examiner implique de discuter à la fois de politique, de physique et de technologie. Heureusement, elles ont déjà été discutées, en partie, par Olivier Rey dans son livre Une question de taille (2013).
Sur la civilisation
Autre exemple de confusion, mauvaise foi ou stupidité (au choix). G&W écrivent :
« Une partie du problème vient de l’équivalence qui a été établie entre civilisation et vie urbaine, puis entre ville et État. Nous l’avons dit : cette équivalence ne se justifie pas sur le plan historique, et pas davantage sur le plan étymologique. “Civilisation” dérive du latin civilis, un terme qui renvoie aux vertus de sagesse politique et d’entraide qui permettent aux sociétés de s’organiser sur la base de la coalition volontaire. »
Bien essayé. Sauf que non. Historiquement et étymologiquement, le terme de civilisation est lié à la ville et à l’État. Ils le rappellent d’ailleurs dans un passage antérieur du livre, là encore, se contredisant eux-mêmes :
« Ce n’est pas un hasard si, dans la langue anglaise comme dans la langue française, les mots “politique”, “politesse” et “police” sont si proches : leur racine commune est le mot grec polis, qui signifie “cité”. Son équivalent latin, civitas, a également donné “civilité” et “civique”, ainsi que “civilisation” dans son acception moderne. »
Il faudrait savoir : civilis ou civitas ?! Le mot civilisation vient-il — ou non — de la « cité », de la ville ?! Oui, évidemment. Son premier usage écrit se trouve dans le livre L’Ami des hommes du Marquis de Mirabeau publié en 1756, et désigne, dès le départ, ainsi que Mirabeau le note dans un manuscrit ultérieur intitulé L’Amy des femmes ou Traité de la civilisation, « l’adoucissement [des] mœurs, l’urbanité, la politesse, et les connaissances répandues de manière que les bienséances y soient observées et y tiennent lieu de lieu de détail » (je souligne). Le mot et l’idée de civilisation sont immédiatement employés par des classes urbaines de lettrés, appartenant donc à un État, afin de désigner leur propre condition sociale (idéale) et la faire contraster avec celles des gueux, des paysans, des sauvages, des barbares, etc. Si le mot « civilisation » renvoie aussi à des vertus, il ne désigne certainement pas, jamais, le fait pour des « sociétés de s’organiser sur la base de la coalition volontaire », mais au contraire la soumission à un régime juridique établi par une minorité à son propre avantage[16].
Sur l’égalité et l’inégalité
L’incohérence grotesque du propos de G&W n’est peut-être jamais aussi flagrante que dans leur discussion de l’idée d’égalité. Ils commencent leur livre en prétendant que l’égalité est un concept flou, vague, indéterminé, qui d’ailleurs n’existait pas avant le siècle des Lumières. Faux. Et absurde. L’égalité et l’inégalité sont des concepts clairs, que les humains comprennent et utilisent depuis des millénaires. Ils écrivent :
« pour un homme du Moyen Âge, parler des “origines de l’inégalité” n’aurait eu aucun sens. Il était alors communément admis que les rangs et les hiérarchies avaient toujours fait partie du paysage, même dans le Jardin d’Éden […]. En tant que concepts, l’égalité sociale et son contraire, l’inégalité, n’existaient tout simplement pas. […] Ce n’est donc pas que les penseurs de ce temps-là rejetaient l’idée d’égalité sociale ; apparemment, il ne leur venait même pas à l’esprit qu’une telle chose pût exister. »
D’abord, on remarque que pour eux, « un homme du Moyen Âge » ou « les penseurs [du Moyen Âge] » sont des expressions interchangeables. D’où une première confusion. Si, pour la classe des lettrés du Moyen Âge, « les rangs et les hiérarchies avaient toujours fait partie du paysage, même dans le Jardin d’Éden », il n’en allait pas de même pour les petites gens. Les innombrables révoltes paysannes ayant émaillé le Moyen Âge en témoignent.
G&W oublient aussi de mentionner qu’à peu près depuis l’avènement de l’écriture, en tout cas depuis que l’usage de l’écriture s’est développé dans la civilisation, il existe — au sein même de la civilisation, donc — une féroce critique de la civilisation, de son iniquité, de ses vices, de ses inégalités. Formulée de diverses manières par divers penseurs et écoles de pensée, on la subsume parfois sous l’appellation de « primitivisme ». Deux auteurs, historiens, que G&W mentionnent seulement en passant, Arthur Lovejoy et George Boas, sont connus pour avoir publié de nombreux ouvrages sur le sujet[17]. Depuis les taoïstes anarchistes en Chine[18], en passant par les cyniques grecs, les stoïciens romains, et diverses figures médiévales, le primitivisme s’est toujours attaqué aux inégalités. Le Dao de jing, par exemple, un des plus célèbres ouvrages du canon taoïste, écrit aux environ de 600 avant notre ère, est un texte politique anarchiste qui dénonce « les inégalités de richesse et de pouvoir dans la Chine ancienne[19] ». Comme le note le politologue John Rapp, les philosophes taoïstes s’opposaient aux « tentatives des forts de dominer les faibles », et exposaient « les idéaux utopiques étatistes des Confucianistes et autres » comme autant de « tentatives de dissimuler et de justifier cette inégalité de richesse et de pouvoir[20] ».
La richesse et le pouvoir constituant les deux principales références de l’idée d’égalité/inégalité. Ce que savent la plupart des gens, depuis très longtemps. Mais apparemment pas G&W.
C’est pourquoi le discours de Kandiaronk (alias Adario), rédigé par Lahontan, ne relève sans doute pas, comme le prétendent G&W, d’une retranscription réelle des idées du chef wendat Kandiaronk, mais s’inscrit plutôt dans la veine du primitivisme interne à la civilisation — peut-être, voire certainement ravivé par (et actualisé à l’aune de) la « découverte » du Nouveau Monde. D’ailleurs, la principale preuve que G&W apportent à l’appui de l’idée selon laquelle Adario serait réellement Kandiaronk nous renvoie, comme le note l’historien de Princeton David Bell, à un livre de Barbara Alice Mann soutenant cette idée au motif, tenez-vous bien, que Lahontan lui-même affirme, au début de son ouvrage, retranscrire les propos de Kandiaronk. Seulement, remarque Bell, « comme le savent tous ceux qui sont familiers avec la fiction européenne, il n’y a pas de concept plus commun pour les auteurs européens de cette période que de présenter une œuvre de fiction comme un récit de première main d’événements réels[21] ».
David Bell souligne par ailleurs que :
« Sans surprise, Graeber et Wengrow organisent leur discussion des Lumières autour la figure de Jean-Jacques Rousseau. Dans son Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, publié en 1754 qui eut une influence considérable, Rousseau se livre à des conjectures sur les humains dans un “état de nature” originel, représentant les premiers stades de leur développement social. Il y postule, comme le disent Graeber et Wengrow, “qu’à une certaine époque les êtres humains avaient vécu égaux, puis qu’un événement indéterminé était venu rebattre les cartes”. Graeber et Wengrow affirment que cette idée, “pour les sujets d’une monarchie absolutiste”, était “pour le moins surprenante”. Ils soutiennent que dans la France du XVIIIe siècle, “presque tous les aspects des interactions humaines – repas, vie professionnelle, relations sociales… – étaient régis par des hiérarchies élaborées et des rituels exprimant la déférence”. Alors comment Rousseau parvint-il à cette idée, et pourquoi influença-t-elle tant de ses contemporains ? Audacieusement, G&W prétendent que les Européens ne commencèrent à méditer sur les questions d’égalité de cette manière qu’après avoir été incités à le faire par les indigènes américains. Le troisième chapitre de leur livre décrit ce qu’ils nomment “la critique indigène” de la société européenne, et la manière dont elle aurait déclenché une “révolution conceptuelle” en Europe. Ils ajoutent d’ailleurs que les historiens des idées européennes, qui ont pour habitude “d’infantiliser l’ensemble des non-Occidentaux”, auraient activement dissimulé cette histoire : “cette assertion passe quasiment pour une hérésie aujourd’hui au sein du courant dominant de l’histoire intellectuelle”. Heureusement, “ces dernières années, un nombre croissant de chercheurs américains, dont beaucoup d’origine amérindienne, ont remis en cause toutes ces hypothèses. Nous marchons ici dans leurs pas.”
Il s’agit d’un appel aux armes stimulant et provocateur, mais aussi, pour moi, en tant que spécialiste des Lumières, d’un appel troublant. S’il s’avérait, il bouleverserait presque tout ce que je croyais savoir sur mon propre domaine d’études. Mais comment Graeber et Wengrow défendent-ils leurs arguments ? Savent-ils vraiment de quoi ils parlent ?
L’histoire de l’égalité, en tant que concept, est longue et complexe. Dans le monde occidental, elle possède de nombreuses racines : notamment dans la philosophie grecque antique, dans la tradition romaine du républicanisme civique et, bien sûr, dans le judaïsme et le christianisme. “Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers.” “Il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ.” Il serait “plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche de rentrer dans le royaume de Dieu”. Les Français du XVIIIe siècle n’avaient peut-être pas beaucoup d’expérience de l’égalité dans leur vie quotidienne, mais ils pouvaient en trouver de nombreuses évocations dans leurs manuels scolaires et dans les documents écrits. Le mépris apparent de Graeber et Wengrow pour ce lieu commun de l’histoire intellectuelle sonne déjà comme un signal d’alarme. Cela dit, l’existence de cet héritage intellectuel n’exclut pas la possibilité que des penseurs autochtones aient pu orienter la pensée européenne sur l’égalité dans une direction fondamentalement nouvelle. Est-ce le cas ?
Dès le début du chapitre, Graeber et Wengrow fournissent aux lecteurs une très bonne raison de douter de leur érudition. Jean-Jacques Rousseau composa son essai de 1754 dans le cadre d’un concours de rédaction organisé par la savante Académie de Dijon. Graeber et Wengrow écrivent :
“Les participants au concours de l’Académie étaient tous des hommes dont les moindres besoins avaient été pris en charge par des domestiques dès leur naissance. Ils vivaient de la protection de ducs ou d’archevêques, connaissaient sur le bout des doigts l’ordre d’importance des personnes présentes où qu’ils aillent, et n’effleuraient le problème de l’égalité que lorsqu’il s’agissait de partager équitablement un gâteau dans un dîner en ville. Rousseau était l’un d’eux, un jeune philosophe ambitieux dont la grande entreprise du moment était de coucher pour se faire une place à la cour.”
Ces quelques phrases comprennent un nombre d’erreurs proprement stupéfiant. Comme chacun pourrait le constater en parcourant quelques secondes Wikipedia, Jean-Jacques Rousseau n’était absolument pas un membre de la haute société française. Fils d’un pauvre artisan genevois, il avait lui-même travaillé comme domestique dans des maisons aristocratiques et avait vécu pendant de nombreuses années dans une réelle pauvreté. En 1754, il avait en outre 42 ans — ce qui n’est pas vraiment jeune. Quant à l’idée selon laquelle il essayait “de coucher pour se faire une place à la cour”, je me demande bien ce qu’elle peut signifier, sachant que deux ans plus tôt, Rousseau avait refusé une confortable pension royale afin de préserver son indépendance morale. Tout cela est bien connu puisque Rousseau rapporte lui-même ces histoires dans ce qui constitue peut-être la plus célèbre autobiographie de tous les temps : ses Confessions.
Des erreurs de ce genre n’inspirent pas confiance, c’est le moins que l’on puisse dire, mais elles ne sont toujours pas, en elles-mêmes, cruciales pour l’argumentation de Graeber et Wengrow. Malheureusement, le reste du chapitre est tout aussi bâclé et erroné[22]. »
*
Mais le plus grave est ailleurs. Dans leur discussion de l’égalité et de l’inégalité, G&W rejettent ce fait pourtant établi et évident de longue date que richesse et pouvoir sont intrinsèquement liés :
« Comme cet ouvrage le démontrera, l’histoire de l’humanité est moins déterminée par l’égal accès aux ressources matérielles (terres, calories, moyens de production…), si cruciales soient-elles, que par l’égale capacité à prendre part aux décisions touchant à la vie collective – la condition préalable étant évidemment que l’organisation de celle-ci soit ouverte à la discussion. »
Là encore, ils recourent à leur fameux procédé consistant à reconnaitre une importance « cruciale » à une chose — l’(in-)égalité matérielle en l’occurrence — tout en lui niant toute importance cruciale. Confusion démagogique. Postulant une distinction fondamentale entre richesse et pouvoir, nos deux éminents penseurs évitent donc, tout au long du livre, d’examiner les montagnes d’évidences témoignant d’une relation (logique !) entre richesse et pouvoir ! En effet, les archives ethnographiques et anthropologiques en général sont littéralement pleines d’études, de rapports, d’exemplifications de l’indissociabilité du pouvoir économique et du pouvoir politique, de la richesse et du pouvoir. L’historien américain Charles Beard avait d’ailleurs fait remarquer, il y a déjà longtemps, qu’en négligeant la question de la richesse, la science politique ne parviendrait pas à dépasser la précision de l’astrologie. G&W nous en fournissent une consternante illustration. Au moyen de la mention de quelques exemples ne prouvant pas du tout ce qu’ils cherchent à soutenir — comme les éleveurs Nuer d’Afrique (tout en relevant eux-mêmes que les Nuer n’étaient pas égalitaires, ils tentent d’utiliser leur cas pour illustrer leur thèse absurde) — G&W cherchent à suggérer qu’inégalités de richesse et de pouvoir ne vont pas de pair.
Sur les chasseurs-cueilleurs
Ce que G&W rapportent des chasseurs-cueilleurs relève largement de la fabulation. Les critiques ci-avant l’expliquent, mais résumons. D’une part, ils occultent les éléments matériels, écologiques et sociaux, qui amènent certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs, sur lesquelles ils s’appesantissent particulièrement, à adopter une organisation hiérarchique, et d’autre part ils négligent une large partie de la documentation anthropologique traitant des sociétés de chasseurs-cueilleurs au mode de vie fondé sur « le retour immédiat », généralement très égalitaires.
Mais il y a plus. Dès le début de leur ouvrage, G&W déforment lourdement la réalité de l’opinion publique, commune, concernant la préhistoire de l’humanité. Ils prétendent que la version de l’histoire que l’on entend « le plus souvent » est la suivante :
« Il fut un temps où les hommes, aussi innocents qu’au premier jour, vivaient de chasse et de cueillette au sein de tout petits groupes – des groupes qui pouvaient être égalitaires justement parce qu’ils étaient si petits. Cet âge d’or prit fin avec l’apparition de l’agriculture, et surtout avec le développement des premières villes. Celles-ci marquèrent l’avènement de la “civilisation” et de l’“État”, donnant naissance à l’écriture, à la science et à la philosophie, mais aussi à presque tous les mauvais côtés de l’existence humaine – le patriarcat, les armées de métier, les exterminations de masse, sans oublier les casse-pieds de bureaucrates qui nous noient sous la paperasse tout au long de notre vie. »
Demandez-donc à madame ou monsieur tout le monde sa vision de la préhistoire et du développement de la civilisation et vous n’obtiendrez sans doute pas ce récit ! Cela étant, comme on pouvait s’y attendre de la part de G&W, tout en affirmant à de nombreuses reprises que ce narratif est le plus commun, le plus connu, le plus classique, ils prennent soin de se contredire eux-mêmes et de noter qu’il constitue en tout cas un des récits favoris du « psychologue du travail » ou du « penseur d’avant-garde ».
En réalité, jusqu’aux années 1960–1970, la croyance la plus commune, concernant l’histoire humaine depuis ses origines, était l’exact inverse. Les chasseurs-cueilleurs étaient perçus comme violents et autoritaires, patriarcaux, menant une vie « solitaire, pauvre, méchante, brutale et courte », ainsi que l’avait formulé Hobbes. C’est seulement à partir des années 1960 — notamment du symposium « Man The Hunter » (« L’Homme ce chasseur ») de 1966 organisé par les anthropologues Richard Lee et Irven DeVore, et de la publication du livre de Marshall Sahlins Âge de pierre, âge d’abondance en 1972 — que la perception des chasseurs-cueilleurs commença à changer.
La nouvelle compréhension des chasseurs-cueilleurs — qui prévaut encore aujourd’hui, au grand dam de G&W, mais demeure bien moins connue que la précédente, contrairement à ce qu’ils soutiennent — est tout autre. Elle stipule que l’expression « chasseurs-cueilleurs » subsume un ensemble de sociétés très diversifié, allant d’organisations très hiérarchiques à d’autres plutôt démocratiques voire anarchiques, de très inégalitaires à relativement égalitaires sur le plan sexuel, dont les membres ne passent pas leurs journées à obtenir leur pain à la sueur de leur front, bénéficient parfois de beaucoup de temps libre, etc. Autrement dit, il est aujourd’hui couramment admis, parmi les anthropologues, archéologues et autres spécialistes, que l’adoption de l’agriculture permit — même si, pas de manière immédiate, mais après plusieurs milliers d’années — l’avènement des premières villes, des premières cités-États, de l’État, « la création de machines humaines complexes composées de pièces interdépendantes, remplaçables, standardisées et spécialisées — l’armée des travailleurs, les troupes, la bureaucratie » (Lewis Mumford). Il est également couramment admis que les conditions environnementales et matérielles influencent grandement le type d’organisation qu’une société adopte.
En mentionnant toujours les deux mêmes noms en boucle, à savoir Jared Diamond et Francis Fukuyama, G&W prétendent que ceux qui soulignent l’existence de petites sociétés de chasseurs-cueilleurs égalitaires, bien plus libres que nous, en concluent que l’égalité sociale est donc impossible et que nous sommes condamnés à subir les affres de la civilisation. Rien n’est plus faux. L’immense majorité des ethnologues et anthropologues qui ont étudié et qui étudient les sociétés de chasseurs-cueilleurs égalitaires en concluent au contraire qu’il s’agit d’une preuve du fait que nous pouvons (et pourrions, au futur) vivre de manière égalitaire, que l’égalité a d’ailleurs caractérisé l’essentiel de la vie sociale humaine à travers les âges.
De mauvaises questions
En fin de compte, le livre de Graeber et Wengrow, agréable à lire, stimulant, notamment dans la mesure où il peut facilement nous donner envie d’en savoir plus sur tel ou tel épisode du passé, société ou peuple méconnu, où il pose quelques questions intéressantes, s’avère très discutable sur le plan factuel, historique, et nous fournit peu d’idées et d’analyses judicieuses concernant les problèmes socioécologiques contemporains et les moyens d’y remédier. Voire au contraire.
D’ailleurs, la principale question que posent G&W — à savoir « Comment se fait-il que nous nous soyons retrouvés bloqués ? » [dans une société lourdement hiérarchique et inégalitaire] — s’avère relativement absurde. Une telle question postule un « nous » dont on se demande à qui il renvoie exactement. « Nous » sommes loin de tous nous estimer « bloqués » dans une société problématiquement hiérarchique et inégalitaire. Beaucoup se réjouissent, à peu près, de la situation présente et du déroulement des choses. La question de savoir comment démanteler cette société hiérarchique et inégalitaire, pour ceux qui le désirent, eut été plus intéressante. Seulement, chez G&W, cette problématique est platement évacuée : tout n’est essentiellement qu’une question de choix, de volonté. En ouvrant nos esprits à la nouvelle vérité et à la nouvelle histoire de l’humanité que G&W nous offrent, tous nos problèmes finiront sans doute par se résoudre, et nous inventerons collectivement une nouvelle civilisation hypertechnologique et hyperégalitaire, car tout est possible : « l’endroit précis où nous plaçons le curseur entre liberté et déterminisme relève largement de nos préférences personnelles », et nous préférons des « dômes sur Mars » et « des robots qui feront notre lessive et rangeront la cuisine », alors pourquoi pas ?!
Sans raison valable, sans arguments solides, G&W se permettent de déclarer essentiellement insignifiantes des questions parmi les plus cruciales qui soient, comme la question de la taille et celle de la technologie (cette dernière s’avérant immanquablement ignorée, ou presque, par tous les penseurs les plus en vue de notre époque hypertechnologique, y compris par tous les commentateurs de Graeber ici traduits). Et sans vergogne, ils se permettent de fabuler une nouvelle histoire de l’humanité en vue de concilier leur attachement à la civilisation technologique contemporaine et leurs aspirations anarchistes. Dans l’ensemble, malheureusement, leur ouvrage risque de nuire à la formation d’une analyse cohérente et partagée de la situation présente et de ce que nous pouvons faire pour sortir de la mauvaise passe où nous nous trouvons.
Nicolas Casaux
- Parmi de très bons exemples, citons Sara Hdry, Mothers and Others : The Evolutionary Origins of Mutual Understanding, 2005 ; Elizabeth Marshall Thomas, The Old Way, 2001 ; deux articles de Steven Kuhn et Mary Stiner : “What’s a Mother To Do », 2006 et “How Hearth and Home Made us Human », 2019 ; Loretta Cormier et Sharon Jones, The Domesticated Penis : How Womanhood has Shaped Manhood, 2015 ; un article clé de Joanna Overing, “Men Control Women ? The ‘Catch-22’ in the Analysis of Gender », 1987 ; deux livres de Christopher Boehm : Hierarchy in the Forest and the Evolution of Egalitarian Behavior, 1999, et Moral Origins, 2012 ; tous les livres du primatologue Frans de Waal ; les deux chapitres de Brian Ferguson dans Douglas Fry, ed. War, Peace and Human Nature, 2013 ; Richard Wrangham, Catching Fire : How Cooking Made Us Human, 2010 ; et deux livres de la biologiste transgenre Joan Roughgarden : Evolution’s Rainbow : Diversity, Gender and Sexuality in Nature and People, 2004, et The Genial Gene : Deconstructing Darwinian Selfishness, 2009. ↑
- Parmi les ethnographies de chasseurs-cueilleurs quasi contemporains, nos préférées sont Marjorie Shostack, Nisa : The Life and Words of a !Kung Woman, 1981 ; Jean Briggs, Inuit Morality Play : The Emotional Education of a Three-Year-Old, 1998 ; Phyllis Kaberry, Aboriginal Women : Sacred and Profane, 1938, Karen Endicott et Kirk Endicott : The Headman was a Woman : The Gender Egalitarian Batek of Malaysia, 2008 ; Richard Lee, The !Kung San : Men, Women and Work in a Foraging Society, 1978 ; et Colin Turnbull, Wayward Servants : The Two Worlds of the African Pygmies, 1978. ↑
- Kent Flannery et Joyce Marcus, The Creation of Inequality : How Our Prehistorical Ancestors Set the Stage for Monarchy, Slavery and Empire, 2012 ; et James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, 2009 ; Scott, Homo Domesticus, 2019. Martin Jones, Feast : Why Humans Share Food, 2007, est également très utile. ↑
- Edmund Leach avait avancé un argument similaire en 1954 dans Political Systems of Highland Burma, et avait radicalement changé l’anthropologie. Pour une brillante ethnographie d’un groupe de rebelles anti-classes des collines à la fin du vingtième siècle, voir Shanshan Du, Chopsticks Only Work in Pairs : Gender Unity and Gender Equality Among the Lahu of Southeastern China, 2003. Pour l’extension récente de l’argument de Scott à l’ancienne Mésopotamie, voir Homo Domesticus. ↑
- Tout ceci est décrit succinctement dans Brian Hayden, “Transegalitarian Societies on the American Northwest Plateau : Social Dynamics and Cultural/Technological Changes », dans Orlando Cerasuolo, éd. The Archaeology of Inequality, 2021. ↑
- Commencez par Philip Drucker et Robert Heizer, 1967, To Make My Name Good : A Reexamination of the Southern Kwakiutl Potlatch ; et Eric Wolf, Envisioning Power : Ideologies of Dominance and Crisis, 1999, 69–132. 9. ↑
- Jeanne Arnold, “Credit where Credit is Due : The History of the Chumash Oceangoing Plank Canoe”, 2007 ; et Lynn Gamble, The Chumash World at European Contact : Power, Trade and Fighting among Complex Hunter-Gatherers, 2011. ↑
- Sur les Calusa, voir Au commencement était…, 150–2 ; Fernando Santos-Cranero, 2010, Vital Enemies : Slavery, Predation and the Amerindian Political Economy of Life, 2010 ; et John Hann, Missions to the Calusa, 1991. ↑
- Rita Wright, The Ancient Indus : Urbanism, Economy and Society, 2010 ; et Andrew Robinson, The Indus : Lost Civilizations, 2015. ↑
- Robbie Ethridge et Sheri M. Shuck-Hall, Mapping the Mississippian Shatter Zone, 2009 ; et George Edward Milne, Natchez Country : Indians, Colonists and the Landscape of Race in French Louisiana, 2015. ↑
- Intitulée “Digging for Utopias” : https://www.nybooks.com/articles/2021/12/16/david-graeber-digging-for-utopia/ ↑
- https://www.nybooks.com/articles/2022/01/13/the-roots-of-inequality-an-exchange/ ↑
- https://davidgraeber.org/videos/david-graeber-vs-peter-thiel-where-did-the-future-go/ ↑
- Voir son texte intitulé « Of Flying Cars and the Declining Rate of Profit » (« Sur les voitures volantes et la baisse du taux de profit ») publié en mars 2012 sur le site du magazine The Baffler : https://thebaffler.com/salvos/of-flying-cars-and-the-declining-rate-of-profit ↑
- Ce qui est tout à fait connu, et établi. Un des principaux exemples que l’on donne pour illustrer cette idée, c’est l’armée. Mais il y a bien plus : https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0005109816302758 & https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rspb.2020.0693 ↑
- Pour plus sur l’idée de civilisation : https://www.partage-le.com/2020/07/12/miscellanees-contre-la-civilisation-par-nicolas-casaux/ ↑
- Notamment Primitivism and related ideas in antiquity (« Primitivisme et idées connexes dans l’Antiquité ») et Primitivism and Related Ideas in the Middle Ages (« Primitivisme et idées connexes au Moyen Âge »). ↑
- Lire : https://www.partage-le.com/2021/01/10/le-taoisme-anarchiste-contre-la-civilisation-par-nicolas-casaux/ ↑
- https://www.chriscorrigan.com/parkinglot/another-tao-te-ching/ ↑
- John Rapp, Daoism and Anarchism (2012). ↑
- https://www.persuasion.community/p/a‑flawed-history-of-humanity ↑
- https://www.persuasion.community/p/a‑flawed-history-of-humanity ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage