Graeber et Wengrow : Au commencement était… un carnaval d’idées fausses ou farfelues (Dossier)

Graeber et Wengrow : Au commencement était… un carnaval d’idées fausses ou farfelues (Dossier)

David Grae­ber, « figure intel­lec­tuelle de la gauche radi­cale », auteur, entre autres, de livres sur la Dette, les Bull­shit Jobs et l’Anthro­po­lo­gie anar­chiste, n’est plus. Mais son œuvre, pour le meilleur et pour le pire, conti­nue d’irriguer les réflexions de ladite « gauche radi­cale ». Un ouvrage post­hume de celui qui était aus­si une « figure de proue du mou­ve­ment Occu­py Wall Street », inti­tu­lé Au com­men­ce­ment était… Une nou­velle his­toire de l’humanité, coécrit avec un autre David — David Wen­grow — vient même de paraître aux édi­tions Les Liens qui Libèrent. Comme l’indique le titre, les deux David pré­tendent modes­te­ment, avec ce livre, « jeter les bases d’une nou­velle his­toire de l’humanité ».

Ain­si que le notait mali­cieu­se­ment Jaime Sem­prun, une telle pré­ten­tion à la nou­veau­té témoigne bien sou­vent — et tel est le cas ici — de ce très sin­gu­lier « génie qui per­met aux pen­seurs modernes de pro­duire les idées les plus neuves sans jamais par­tir de la réa­li­té ni y reve­nir » ; relève même de la plus plate bana­li­té à une époque « où une telle ori­gi­na­li­té nous est garan­tie comme notre dû et régu­liè­re­ment livrée par tom­be­reaux ; le public étant deve­nu si exi­geant à cet égard qu’il ne s’estime plus satis­fait sans une refonte de l’entendement humain, opé­rée par un éner­gique réamé­na­ge­ment de ses caté­go­ries, chaque tri­mestre. Ou à tout le moins selon une pério­di­ci­té qui n’excède en rien celle de la rota­tion des stocks pré­vue par les méthodes de ges­tion de la librai­rie moderne. » (La Nucléa­ri­sa­tion du monde)

Et en effet, par­tir de la réa­li­té et y reve­nir, les deux David ne s’y attèlent pas plus que cela. Sans sur­prise, cela n’a pas empê­ché plu­sieurs jour­na­listes employés par de pres­ti­gieux médias de s’empresser de célé­brer le nou­vel ouvrage des David (sans sur­prise, dans la mesure où sa prin­ci­pale thèse revient à affir­mer que rien ne pose intrin­sè­que­ment et iné­luc­ta­ble­ment pro­blème avec l’État(-nation) — ce qui ne laisse pas d’étonner de la part d’anarchistes — avec l’urbanisation, la ville et la tech­no­lo­gie, bref, avec l’essentiel de la civi­li­sa­tion). Cepen­dant, plu­sieurs spé­cia­listes, archéo­logues, anthro­po­logues, etc., notent au contraire com­bien leur tra­vail regorge de dis­tor­sions, de sélec­tions arran­geantes de faits (cher­ry picking) — d’occultations, donc, de tra­vaux et de connais­sances exis­tantes — et de spé­cu­la­tions fan­tai­sistes, entre autres pro­blèmes. C’est pour­quoi nous vous pro­po­sons ici quelques cri­tiques du livre, dont plu­sieurs tra­duites depuis l’anglais. Une longue lec­ture, certes, mais leur livre est lourd de 800 pages, si bien qu’une cri­tique minu­tieuse de tout ce qu’il contient de pro­blé­ma­tique néces­si­te­rait plu­sieurs mil­liers de pages (comme le sti­pule la loi de Brandolini).

Nico­las Casaux


I. Au-delà de l’État – (par Daniel Immerwahr)

D’abord, un extrait d’une cri­tique parue dans l’hebdomadaire états-unien The Nation, écrite par l’historien Daniel Immer­wahr, pro­fes­seur asso­cié d’his­toire à l’université de Nor­th­wes­tern (située en ban­lieue nord de Chi­ca­go, dans l’É­tat de l’Illi­nois), auteur de Thin­king Small : The Uni­ted States and the Lure of Com­mu­ni­ty Deve­lop­ment et de How to Hide an Empire.

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[…] Confron­tant la théo­rie éta­tiste selon laquelle des hié­rar­chies per­ma­nentes sont inévi­tables, Grae­ber et Wen­grow com­battent vigou­reu­se­ment. Ils s’in­té­ressent — beau­coup — à la ques­tion de savoir si la ville antique de Çatal Höyük tirait ses récoltes de la terre ferme ou du lit d’un fleuve (« C’est un élé­ment impor­tant pour toutes sortes de rai­sons, aus­si bien éco­lo­giques qu’historiques et poli­tiques »). Ils se sou­cient aus­si de savoir si le palais de Tao­si, en 2000 avant J.-C., fut rasé lors d’un rema­nie­ment impé­rial ou d’une révolte. La dif­fi­cul­té que nous avons à lire les images gra­vées du site de Chavín de Huán­tar au Pérou prouve-t-elle qu’il ne s’a­gis­sait pas d’un « véri­table empire » ? Grae­ber et Wen­grow sont de cet avis.

Ce révi­sion­nisme achar­né peut être exal­tant, mais il est aus­si épui­sant. Pre­nons l’exemple de la cité pré­az­tèque de Teo­ti­hua­can, dans l’ac­tuel Mexique. Il s’agit d’un site immense avec des pyra­mides, mais son art pic­tu­ral est pauvre en sou­ve­rains recon­nais­sables. Cela signi­fie-t-il qu’elle « avait trou­vé le moyen de s’autogouverner en se pas­sant de chefs suprêmes », comme le pré­tendent Grae­ber et Wen­grow ? Peut-être, mais on trouve des images de sei­gneurs teo­ti­hua­ca­nais sur le site maya de Tikal. S’en­suit une sec­tion de quatre pages dans laquelle Grae­ber et Wen­grow sou­tiennent que les sei­gneurs ain­si repré­sen­tés n’é­taient pas de vrais rois, mais des « étran­gers sans scru­pules » arri­vés à Tikal en reven­di­quant des rangs qu’ils n’a­vaient jamais obte­nus — une sorte d’an­cienne valo­ri­sa­tion mésoa­mé­ri­caine indue.

Les lec­teurs des pré­cé­dents ouvrages de Grae­ber recon­nai­tront son style pro­vo­ca­teur ; il s’agissait d’un pen­seur extrê­me­ment créa­tif qui excel­lait à sub­ver­tir les idées reçues. Mais il était plus connu pour être inté­res­sant que pour avoir rai­son, mul­ti­pliant allè­gre­ment les décla­ra­tions qui soit ne pou­vaient pas être confir­mées (la guerre d’I­rak aurait été un châ­ti­ment pour l’in­sis­tance de Sad­dam Hus­sein à ce que les expor­ta­tions de pétrole ira­kien soient payées en euros), soit n’é­taient jamais cen­sées l’être (« les cols blancs ne font rien en réalité »).

Dans Au com­men­ce­ment était…, cette effron­te­rie inter­pré­ta­tive se nour­rit de notre manque de connais­sances solides sur le pas­sé loin­tain. Quand il ne reste que des ves­tiges de pote­ries, les conjec­tures ne peuvent qu’être de mise. Grae­ber et Wen­grow recon­naissent conscien­cieu­se­ment la néces­si­té de la pru­dence, ce qui ne les empêche pas de reje­ter avec assu­rance les théo­ries contre­di­sant les leurs. Dif­fi­cile de ne pas se deman­der s’il est pos­sible de faire confiance à ce livre qui tra­verse non­cha­lam­ment le temps et l’es­pace en émet­tant force hypo­thèses avec aplomb mal­gré des preuves insuf­fi­santes ou confuses.

Il est cer­tain que la par­tie la plus proche de mon domaine d’ex­per­tise sou­lève des ques­tions. En affir­mant que les gens détestent les hié­rar­chies, Grae­ber et Wen­grow pré­tendent à deux reprises que les colons des Amé­riques colo­niales qui avaient été « cap­tu­rés ou adop­tés » par des socié­tés indi­gènes choi­sis­saient « presque inva­ria­ble­ment » d’y res­ter. En revanche, on obser­vait « le mou­ve­ment inverse chez les Amé­rin­diens qui s’étaient inté­grés dans la socié­té euro­péenne à la suite d’une adop­tion ou d’un mariage. Presque tous déci­daient de la quit­ter — y com­pris lorsque, contrai­re­ment à la mal­heu­reuse Hele­na Vale­ro, ils y jouis­saient d’une situa­tion maté­rielle et cultu­relle enviable —, soit en s’enfuyant à la pre­mière occa­sion, soit, après de vains efforts pour s’adapter, en retour­nant finir leurs jours auprès des indigènes. »

Cela serait énorme si c’était vrai, comme on dit. Cepen­dant, cette pré­ten­tion est clai­re­ment fausse, et la seule auto­ri­té savante que Grae­ber et Wen­grow citent — une thèse de 1977 — sou­tient même le contraire. La thèse de cette thèse est la sui­vante : « des per­sonnes de toutes les races et de tous les milieux cultu­rels ont réagi de la même manière à la cap­ti­vi­té » ; en géné­ral, les jeunes enfants s’as­si­mi­laient à leur nou­velle culture, ce qui n’é­tait pas le cas des cap­tifs plus âgés. De nom­breux colons cap­tu­rés sont reve­nus, notam­ment le pion­nier Daniel Boone, le pas­teur puri­tain John Williams et l’au­teure Mary Row­land­son. De plus, il existe une longue his­toire d’au­toch­tones fré­quen­tant les écoles des colons, se liant d’a­mi­tié avec des Blancs ou les épou­sant, et adop­tant les pra­tiques reli­gieuses euro­péennes. Ces choix ont cer­tai­ne­ment été façon­nés par le colo­nia­lisme, mais il est absurde de nier qu’ils aient jamais été faits. […] 

Daniel Immer­wahr


II. Faux sur (à peu près) tout — (par Chris Knight)

Sur le site focaalblog.com est parue, le 22 décembre 2021, une cri­tique du livre de Grae­ber et Wen­grow rédi­gée par Chris Knight, un cher­cheur en anthro­po­lo­gie à l’U­ni­ver­si­ty Col­lege Lon­don, où il fait par­tie d’une équipe qui étu­die les ori­gines de notre espèce en Afrique. Il a notam­ment publié Blood Rela­tions : Mens­trua­tion and the Ori­gins of Culture (1991) et Deco­ding Chom­sky : Science and Revo­lu­tio­na­ry Poli­tics (2016).

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L’i­dée cen­trale d’Au com­men­ce­ment était… est sti­mu­lante. Les humains, nous dit-on, sont poli­ti­que­ment aven­tu­reux et expé­ri­men­taux — à tel point qu’a­près une période de liber­té et d’é­ga­li­té, les gens cher­che­raient à subir l’op­pres­sion juste pour chan­ger d’air. L’his­toire pos­sè­de­rait une forme ryth­mique, oscil­lant entre un extrême et l’autre. Ces der­niers temps, cepen­dant, nous nous trou­vons tous coin­cés dans un seul sys­tème, et devrions tâcher de com­prendre pourquoi.

Tout cela paraît nou­veau, rafraî­chis­sant, mais peu cré­dible. Je pré­fère la vision anthro­po­lo­gique conven­tion­nelle selon laquelle les ins­tincts poli­tiques et les émo­tions sociales qui défi­nissent notre huma­ni­té ont été façon­nés dans des condi­tions d’é­ga­li­ta­risme. Aujourd’­hui encore, nous nous sen­tons tous plus déten­dus et heu­reux lorsque nous pou­vons rire, jouer et socia­li­ser avec des com­pa­gnons qui sont nos égaux. Mais au lieu de s’ap­puyer sur cette expé­rience qui nous est très fami­lière, Grae­ber et Wen­grow (ci-après « G&W ») s’op­posent à l’i­dée selon laquelle nos ancêtres chas­seurs-cueilleurs étaient éga­li­taires. Selon eux, il est tout aus­si pro­bable qu’ils aient choi­si d’être opprimés.

Comme ils l’écrivent : « Si l’on admet que le propre des humains, en tant qu’acteurs poli­tiques conscients, est d’être capables de choi­sir par­mi une grande varié­té de modes d’organisation sociale, cela ne devrait-il pas impli­quer qu’ils ont explo­ré ces pos­si­bi­li­tés tout au long de leur his­toire ? » Par­mi ces pos­si­bi­li­tés, comme les auteurs le recon­naissent volon­tiers, figu­raient les hié­rar­chies de domi­nance abu­sives comme celles des chim­pan­zés. G&W semblent sou­te­nir qu’étant don­né que nos ancêtres étaient très aven­tu­reux, ils ont sûre­ment expé­ri­men­té non seule­ment l’é­ga­li­ta­risme, mais aus­si le har­cè­le­ment, les abus et la domi­na­tion par des mâles agres­sifs et tyranniques.

G&W for­mulent ces remarques dans le contexte d’une attaque inces­sante contre toute idée selon laquelle nous serions deve­nus socia­le­ment et mora­le­ment humains au cours d’une révo­lu­tion. Depuis le début de mon ouvrage uni­ver­si­taire, j’explore l’i­dée selon laquelle le lan­gage, la conscience, la paren­té et la mora­li­té de l’homme ont évo­lué au cours d’un pro­ces­sus d’é­vo­lu­tion gra­duelle ayant culmi­né dans une immense révo­lu­tion sociale et poli­tique. Ce fai­sant, je m’efforce de remettre en ques­tion le pré­ju­gé popu­laire selon lequel le socia­lisme serait impos­sible puisque, par nature, les humains seraient égoïstes et com­pé­ti­tifs — et que « même une révo­lu­tion ne pour­rait pas chan­ger la nature humaine ».

Certes, nous sommes une espèce de grand singe. Certes, comme nos cou­sins pri­mates, nous pos­sé­dons des ins­tincts com­pé­ti­tifs, égoïstes, agres­sifs et sou­vent vio­lents. Mais ces ins­tincts ne sont pas à l’o­ri­gine de notre suc­cès. Tout ce qui est dis­tinc­te­ment humain dans notre nature — notre capa­ci­té à être de brillantes mères et de brillants pères, à nous occu­per des enfants des autres et pas seule­ment des nôtres, à éta­blir des règles morales, à nous voir comme les autres nous voient et à uti­li­ser la musique, la danse et le lan­gage pour par­ta­ger nos rêves — ces capa­ci­tés extra­or­di­naires sont pré­ci­sé­ment les pro­duits de la plus grande révo­lu­tion de l’his­toire, celle qui a réussi.

La théorie de la révolution humaine de Christopher Boehm

Près d’une décen­nie après la paru­tion de mon propre livre détaillant les com­plexi­tés de cette « révo­lu­tion humaine » (Knight, 1991), l’an­thro­po­logue Chris­to­pher Boehm (1999) a publié une ver­sion de cette théo­rie qui, mal­gré sa pers­pi­ca­ci­té, joue la sécu­ri­té dans le domaine poli­tique en omet­tant toute men­tion de l’élé­ment le plus impor­tant — la dyna­mique du sexe et du genre. Cette ver­sion abs­traite et uni­sexe de la théo­rie de la révo­lu­tion humaine, G&W la men­tionnent expli­ci­te­ment afin de la discréditer.

Boehm sou­ligne que nos pre­miers ancêtres n’é­taient ni uni­que­ment coopé­ra­tifs ni uni­que­ment com­pé­ti­tifs. Au contraire, ils étaient psy­cho­lo­gi­que­ment dis­po­sés à domi­ner les autres tout en for­mant des alliances pour résis­ter à leur tour à la domi­na­tion. Cette résis­tance col­lec­tive par le bas abou­tis­sait fina­le­ment à ce que tout le monde s’u­nisse pour empê­cher tout chef poten­tiel de domi­ner le groupe. La domi­na­tion de nos ancêtres, qui évo­quait celle des chim­pan­zés, était ain­si ren­ver­sée et abou­tis­sait à une « domi­na­tion inver­sée », c’est-à-dire à la domi­na­tion d’une com­mu­nau­té mora­le­ment consciente et atta­chée à une éthique égalitaire.

G&W recon­naissent que les humains « semblent bien avoir été d’emblée réso­lu­ment hos­tiles à l’idée de se lais­ser dic­ter leur conduite ». Ain­si remarquent-ils que les chas­seurs-cueilleurs actuels ont recours à « « toute une pano­plie de tac­tiques déli­bé­rées des­ti­nées à faire redes­cendre sur terre les van­tards et les tyrans en puis­sance. Ces stra­té­gies, dont aucune n’a d’équivalent chez les autres pri­mates, incluent la déri­sion, l’humiliation, l’ostracisme et même, face à des socio­pathes invé­té­rés, la mise à mort. » Ce qu’ils rejettent, c’est l’i­dée selon laquelle ces tac­tiques auraient joué un rôle cru­cial dans le façon­ne­ment de la nature humaine au cours de notre évolution.

Pour résu­mer leur objec­tion à la thèse de Boehm, ils décrivent toute sug­ges­tion selon laquelle les chas­seurs-cueilleurs ont tou­jours pré­fé­ré l’é­ga­li­ta­risme comme une « une étrange obs­ti­na­tion à pré­tendre qu’il ne s’est rien pas­sé pen­dant des dizaines et des dizaines de mil­liers d’années ». Si nos ancêtres chas­seurs-cueilleurs étaient inva­ria­ble­ment éga­li­taires, leur vie poli­tique doit avoir été en quelque sorte gelée, figée dans le temps. G&W le résument ain­si : « Il y a encore douze mille ans [selon Boehm], les humains vivaient dans “des socié­tés d’égaux, et l’on ne trou­vait pas de domi­nants en dehors des contextes fami­liaux”. […] Selon Boehm, donc, les ani­maux poli­tiques que nous sommes auraient tous opté pour un seul et unique mode de vie pen­dant près de deux cent mille ans. »

Le seul pro­blème, c’est que Boehm n’a jamais affir­mé cela. Ses mots exacts valent la peine d’être cités :

« Une fois qu’une bande, quelque part, eut inven­té un ordre éga­li­taire, ce chan­ge­ment radi­cal dans ses dis­po­si­tions sociales devint visible pour ses voi­sins. Ses avan­tages devaient être évi­dents par­tout où les subor­don­nés étaient réfrac­taires à l’i­dée d’être domi­nés, en par­ti­cu­lier dans les bandes où des brutes se mon­traient très agres­sives. […] On s’attendrait alors à obser­ver une dif­fu­sion gra­duelle de cette moda­li­té sociale, les tra­di­tions éga­li­taires attrayantes rem­pla­çant loca­le­ment les tra­di­tions des­po­tiques. […] Au fil du temps, les migra­tions sur de plus longues dis­tances auraient pu pro­pa­ger assez rapi­de­ment cette inven­tion poli­tique d’un conti­nent à l’autre. » (Boehm 1999 : 195)

C’est ain­si que se dérou­lèrent les révo­lu­tions réus­sies. En clair, l’ar­gu­ment de Boehm n’est pas sim­ple­ment que jus­qu’à il y a 12 000 ans, « les humains vivaient dans des socié­tés d’égaux ». Il sug­gère plu­tôt que les pre­miers humains déve­lop­pèrent une varié­té de sys­tèmes poli­tiques dif­fé­rents tout en conver­geant pro­gres­si­ve­ment vers un modèle par­ti­cu­liè­re­ment fruc­tueux — l’égalitarisme.

Au commencement de l’heure du thé

Injus­te­ment, Au com­men­ce­ment était… asso­cie la théo­rie moderne de l’é­vo­lu­tion à l’é­vo­lu­tion­nisme social — c’est-à-dire à l’idée en vogue au dix-neu­vième siècle selon laquelle l’humanité aurait connu une suite pré­dé­ter­mi­née de stades socio-éco­no­miques, pro­gres­sant de la « sau­va­ge­rie » à la « civi­li­sa­tion » en pas­sant par la « bar­ba­rie ». Le dar­wi­nisme se pré­tend scien­ti­fique, nous disent-ils, quand en réa­li­té, il s’agirait d’un simple mythe. Curieu­se­ment, G&W attendent des lec­teurs qu’ils prennent au sérieux une pers­pec­tive sur les ori­gines de l’humanité qui rejette la théo­rie de l’évolution.

La seule science qu’ils acceptent est la science appli­quée — en l’occurrence, la « science archéo­lo­gique » —, et seule­ment si cette archéo­lo­gie n’est pas trop ancienne. Ils jus­ti­fient de démar­rer la chro­no­lo­gie d’Au com­men­ce­ment était… à seule­ment 30 000 ans en arrière en arguant que rien de ce qui concerne la poli­tique ou la vie sociale ne sau­rait être gla­né à par­tir « de restes crâ­niens et d’une poi­gnée d’éclats de silex ».

Cette excuse ne tient plus à la lumière des récentes preuves indi­quant que le trait le plus sin­gu­lier de notre espèce — l’art et la culture sym­bo­lique — est appa­ru en Afrique trois ou quatre fois plus tôt qu’on ne le pen­sait. Ces preuves ne se limitent pas à des os et des pierres, mais consistent en des perles, des gra­vures géo­mé­triques, des sépul­tures dotées d’objets funé­raires et des arte­facts tels que des meules et des pots de pein­ture, tous trou­vés inva­ria­ble­ment en asso­cia­tion avec de l’ocre rouge (Hen­shil­wood et al. 2009, 2011). G&W men­tionnent une ou deux de ces décou­vertes en pas­sant, mais ne s’y inté­ressent pas plus que cela — mal­gré le fait que la théo­rie dar­wi­nienne la plus récente, appli­quée à l’en­re­gis­tre­ment de l’ocre, per­met de géné­rer des pré­dic­tions sur la dyna­mique sociale, les modèles de per­for­mance rituelle et les alliances entre les sexes (Power 2009, 2019 ; Power et al. 2013 ; Power et al. 2021 ; Watts 2014).

Mal­heu­reu­se­ment, G&W ne sou­haitent pas appro­cher du dar­wi­nisme sous quelque forme que ce soit. Ils admettent qu’une per­sonne qu’ils qua­li­fient de « fémi­niste » (en fait, l’éminente fon­da­trice de la socio­bio­lo­gie des pri­mates et de l’humain, Sarah Hrdy) a inven­té une « his­toire » sur le rôle essen­tiel de la pué­ri­cul­ture col­lec­tive dans la for­ma­tion de nos ins­tincts et de notre psy­cho­lo­gie humaine (Hrdy 2009). Après avoir décla­ré qu’« il n’y a aucun mal à fabri­quer des mythes », ils décrivent ce mythe par­ti­cu­lier comme « impor­tant ». Puis le remettent immé­dia­te­ment en ques­tion en affir­mant que de telles « ana­lyses sont néces­sai­re­ment incom­plètes, car il n’y a jamais eu de Jar­din d’Éden ni d’Ève uni­qu ». Les pré­ten­tions de ce genre — en l’occurrence, igno­rer le fait que le tra­vail révo­lu­tion­naire de Hrdy se concentre sur l’é­mer­gence du genre Homo quelque 2 mil­lions d’an­nées avant la data­tion de notre ancêtre com­mun d’ADN mito­chon­drial — visent clai­re­ment à saper l’i­dée même que la recherche sur les ori­gines humaines vaut la peine d’être poursuivie.

Les lec­teurs inté­res­sés par l’ar­chéo­lo­gie du méso­li­thique et du néo­li­thique trou­ve­ront dans ce livre de nom­breuses spé­cu­la­tions intri­gantes. Mais si vous vous inté­res­sez à la façon dont nous sommes deve­nus humains — com­ment nous avons déve­lop­pé nos yeux excep­tion­nel­le­ment révé­la­teurs, nos cer­veaux extra­or­di­nai­re­ment grands, nos émo­tions dis­tinc­te­ment sociales, notre rire, notre capa­ci­té innée à la musique et au lan­gage — vous serez imman­qua­ble­ment déçus !

Le titre de leur livre est trom­peur. Au com­men­ce­ment était… ? « Fan­tas­mons un peu » serait plus exact. Leur his­toire com­mence au Paléo­li­thique supé­rieur euro­péen, connu pour ses spec­ta­cu­laires pein­tures rupestres de l’ère gla­ciaire en France et en Espagne. Selon les auteurs, à ce stade, l’ar­chéo­lo­gie devient enfin inté­res­sante, car elle indique l’é­mer­gence d’un sur­plus éco­no­mique per­met­tant l’ap­pa­ri­tion d’é­lites. Pour la pre­mière fois, nous com­men­çons à voir des preuves de com­plexi­té sociale, de hié­rar­chie, de sépul­tures somp­tueuses, etc.

De petites bandes de chasseurs-cueilleurs

Pour G&W, le fait que nos ancêtres chas­seurs-cueilleurs aient éta­bli un mode de vie éga­li­taire bien plus anté­rieu­re­ment, en Afrique, n’a que peu d’intérêt. Ils concèdent que les chas­seurs-cueilleurs actuels, tels que les Had­za de Tan­za­nie, par­tagent leurs res­sources, mais plu­tôt que d’ad­mi­rer cela, ils déplorent le fait qu’une résis­tance à l’ac­cu­mu­la­tion entrave l’é­mer­gence de la « com­plexi­té sociale » — c’est-à-dire de « classes », ain­si que d’autres l’auraient for­mu­lé. Mais nos auteurs sont appa­rem­ment aller­giques au concept de classe sociale.

Ain­si, les chas­seurs-cueilleurs font obs­tacle à la com­plexi­té — c’est-à-dire qu’ils empêchent l’é­mer­gence d’une socié­té de classe — en résis­tant à l’ac­cu­mu­la­tion de richesses. G&W invoquent ici l’au­to­ri­té du spé­cia­liste des chas­seurs-cueilleurs James Wood­burn. Ils concluent de son tra­vail que le « seul moyen de main­te­nir l’égalité au sein d’une socié­té [consiste à] éli­mi­ner toute pos­si­bi­li­té d’accumuler des excé­dents, quels qu’ils soient ». Selon eux, cela exclut la com­plexi­té sociale et — avec elle — l’essentielle de la richesse de la vie cultu­relle et intel­lec­tuelle humaine.

Wood­burn (1982, 2005) a effec­ti­ve­ment sou­te­nu qu’un choix poli­tique conscient, une résis­tance inten­tion­nelle à l’ac­cu­mu­la­tion sous-tend l’é­ga­li­ta­risme des chas­seurs-cueilleurs. Il a obser­vé que cet éga­li­ta­risme n’é­tait une carac­té­ris­tique que des chas­seurs-cueilleurs ne pra­ti­quant pas l’ac­cu­mu­la­tion, concluant que le « retour immé­diat » repré­sen­tait l’économie humaine ori­gi­nelle. Mais Wood­burn ne pré­ten­dait pas que cet éga­li­ta­risme était dépour­vu de com­plexi­té. D’ailleurs, il consi­dé­rait que le contraste binaire entre les formes sociales « simples » et « com­plexes » était dom­ma­geable et trom­peur. Pour Wood­burn, la pré­ser­va­tion de l’é­ga­li­ta­risme consti­tuait une réa­li­sa­tion extrê­me­ment sophis­ti­quée — exi­geant des niveaux d’in­tel­li­gence et de com­plexi­té poli­tiques bien plus éle­vés que le simple fait de lais­ser des inéga­li­tés se pro­duire. Les Had­za, explique-t-il, ont l’in­tel­li­gence de com­prendre à quel point il serait dan­ge­reux de lais­ser qui­conque accu­mu­ler plus de richesses que nécessaire.

Contre les inégalités de richesses

Selon G&W, cepen­dant, les inéga­li­tés de richesse ne posent pas pro­blème. À l’ap­pui de leur posi­tion, ils invoquent Kan­dia­ronk, le pre­mier cri­tique amé­ri­cain de la « civi­li­sa­tion » euro­péenne du XVIIe siècle, auquel ils consacrent un cha­pitre ins­pi­rant. De manière peu convain­cante, ils nous assurent que Kan­dia­ronk et ses co-pen­seurs amé­ri­cains « n’arrivaient tout sim­ple­ment pas à conce­voir com­ment des dif­fé­rences de richesse pou­vaient se tra­duire par des inéga­li­tés sys­té­ma­tiques de pouvoir ».

G&W admettent que les chas­seurs-cueilleurs à retour immé­diat refusent de lais­ser se déve­lop­per des inéga­li­tés de richesse. Mais, éton­nam­ment, ils n’en tirent qu’une conclu­sion décevante :

« À pre­mière vue, ce pos­tu­lat semble annon­cer une vision opti­miste et pleine d’espoir. En réa­li­té, c’est tout le contraire. Il conduit à la même éter­nelle conclu­sion : seules les socié­tés de cueillette les plus simples pour­raient pré­tendre à jouir d’une éga­li­té digne de ce nom. Alors, quelles sont nos perspectives ? »

Quelles sont nos pers­pec­tives ? Ils répondent à cette ques­tion en sug­gé­rant que les mili­tants qui tirent ins­pi­ra­tion des chas­seurs-cueilleurs afri­cains invitent les cita­dins modernes à se retrou­ver « coin­cés », comme les mal­heu­reux Had­za, dans la sim­pli­ci­té répé­ti­tive de la vie en petites bandes nomades.

Soyons clairs, je ne suis pas un pri­mi­ti­viste. Je suis en faveur du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique, social et poli­tique. Les Had­za montrent qu’il est satis­fai­sant et agréable de par­ta­ger les richesses à la demande, de rire et de chan­ter, de « perdre du temps » à jouer, de ne pas se lais­ser domi­ner par qui que ce soit — et de don­ner la prio­ri­té aux enfants (y com­pris des autres) avant toute chose. En matière de déve­lop­pe­ment, ces chas­seurs d’arcs et de flèches poli­ti­que­ment sophis­ti­qués peuvent nous apprendre beaucoup.

Au commencement était… la propriété privée ?

G&W sou­tiennent que la pro­prié­té pri­vée est pri­mor­diale, parce qu’inséparable de la reli­gion. À titre d’illus­tra­tion, ils font réfé­rence aux trom­pettes et autres acces­soires uti­li­sés dans cer­taines tra­di­tions indi­gènes lors des céré­mo­nies de pas­sage à l’âge adulte des garçons :

« Les objets sacrés consti­tuent donc, dans la plu­part des cas, la seule véri­table pro­prié­té exclu­sive auto­ri­sée par ces socié­tés pour qui l’autonomie indi­vi­duelle est la valeur suprême — qua­li­fions-les sim­ple­ment de “socié­tés libres”. Les rela­tions d’autorité, mais aus­si la pro­prié­té abso­lue, ou “pri­vée”, comme nous dirions aujourd’hui, se voient stric­te­ment limi­tées au contexte sacré ou aux numé­ros d’imitation des esprits. Dès lors se des­sine un trait com­mun fon­da­men­tal entre la notion de pro­prié­té pri­vée et celle de sacré : toutes deux sont prio­ri­tai­re­ment des struc­tures d’exclusion. »

Notez com­ment le mot « abso­lu » est ici assi­mi­lé à « pri­vé ». L’af­fir­ma­tion semble être que si la pro­prié­té rituelle est sacrée à un degré « abso­lu », alors elle peut être qua­li­fiée, par défi­ni­tion, de « pro­prié­té privée ».

L’a­mal­game est encore ren­for­cé lorsque les auteurs cherchent à jus­ti­fier leur asso­cia­tion entre reli­gion et pro­prié­té pri­vée. À ce stade, G&W (p. 159) invoquent la défi­ni­tion clas­sique d’É­mile Dur­kheim du « sacré » comme étant ce qui est « mis à part » :

« Pour Dur­kheim, le mot poly­né­sien tabu, signi­fiant “ce qui ne doit pas être tou­ché”, repré­sente ain­si la plus claire expres­sion du sacré. Ne retrouve-t-on pas dans la pro­prié­té que nous qua­li­fions d’“absolue” ou de “pri­vée” une logique sous-jacente et des consé­quences sociales qua­si­ment identiques ? »

Les auteurs décrivent ensuite com­ment des eth­no­graphes tra­vaillant avec des indi­gènes ama­zo­niens ont décou­vert « que presque tout ce qui les entoure a ou pour­rait avoir un pro­prié­taire, des lacs aux mon­tagnes en pas­sant par les culti­vars, les forêts de lianes et les ani­maux ». La pro­prié­té sacrée d’une espèce ou d’une res­source par une enti­té spi­ri­tuelle la dis­tingue du reste du monde. Un rai­son­ne­ment simi­laire, écrivent G&W, sous-tend les concep­tions occi­den­tales de la pro­prié­té pri­vée. « Si vous pos­sé­dez une voi­ture, vous avez le droit d’empêcher qui­conque, où que ce soit dans le monde, d’y péné­trer ou de l’utiliser. »

Il est assez stu­pé­fiant de voir G&W assi­mi­ler les notions tra­di­tion­nelles de « pro­prié­té » spi­ri­tuelle avec la pro­prié­té d’une voi­ture. Com­ment osent-ils pré­tendre que la pro­prié­té pri­vée moderne pos­sède une « logique sous-jacente et des consé­quences sociales qua­si­ment iden­tiques » à la « pro­prié­té » des res­sources natu­relles par un être surnaturel ?

Lorsque des acti­vistes indi­gènes nous disent qu’un lac ou une mon­tagne est sacré pour un esprit puis­sant, ils n’ap­prouvent rien qui res­semble de près ou de loin à la « pro­prié­té pri­vée ». Si le « Grand Esprit » pos­sède la forêt, cela implique clai­re­ment qu’elle n’est pas à vendre, qu’elle ne peut pas être pri­va­ti­sée, qu’elle ne peut pas être reven­di­quée par une socié­té d’ex­ploi­ta­tion forestière.

L’une des idées les plus puis­santes de Dur­kheim était que lorsque les gens invoquent une divi­ni­té, ils dési­gnent par-là la force morale de leur com­mu­nau­té dans son ensemble. Ain­si, si une mon­tagne appar­tient à Dieu, il s’agit d’une façon de décla­rer qu’elle ne peut être pri­va­ti­sée. Lorsque G&W retournent la situa­tion en pré­ten­dant que le concept de « pro­prié­té pri­vée » a émer­gé de manière indis­so­ciable de l’i­dée selon laquelle cer­taines choses sont sacrées, il devrait être évident qu’il s’agit d’une défor­ma­tion grossière.

Ce que Durkheim a réellement dit

Pour Dur­kheim (1963, 1965), la « mise à part » est l’an­ti­thèse de l’ap­pro­pria­tion pri­vée. Dans sa quête de l’o­ri­gine du tabou cultu­rel mon­dial contre l’in­ceste, il s’est inter­ro­gé sur les croyances tra­di­tion­nelles qui inves­tissent les femmes « d’un pou­voir iso­lant en quelque sorte, qui tient à dis­tance la popu­la­tion mas­cu­line ». Dans ces sys­tèmes de croyances, écrit Dur­kheim, le pou­voir de ségré­ga­tion des femmes est celui de leur sang, inti­me­ment lié aux notions de sacré. Si la divi­ni­té devient visible chez les femmes lors­qu’elles saignent, c’est parce que leur sang lui-même est divin. « La vie finit quand il s’écoule. »

Pour Dur­kheim, le concept pri­mor­dial de « mise à part » n’a donc rien à voir avec la pro­prié­té pri­vée. Il s’a­git de savoir ce qu’il advient d’une jeune femme lors­qu’elle atteint sa majo­ri­té. Aler­tés par l’ap­pa­ri­tion de ses règles, ses proches se réunis­saient en corps pour la reven­di­quer — c’est-à-dire l’« ini­tier » — et la mettre à part de la com­pa­gnie mas­cu­line et du monde. Son iso­le­ment était accom­pli par un rituel spé­cial — la céré­mo­nie de pas­sage à l’âge adulte. Ce rituel éta­blis­sait que son corps était sacré et que les choix qu’elle fai­sait à son égard allaient impac­ter ses sœurs et les autres membres de sa famille. Pour Dur­kheim, l’é­mer­gence de la conscience humaine, du lan­gage et de la culture, asso­ciée à cette action col­lec­tive, fut le point de départ d’une nou­velle forme d’au­to­ri­té — celle de la communauté.

Si seule­ment G&W s’é­taient inté­res­sés à la science moderne de l’é­vo­lu­tion, ils auraient réa­li­sé com­bien ces idées dur­khei­miennes anti­ci­paient l’ex­pli­ca­tion archéo­lo­gique moderne la plus récente et la plus auto­ri­sée de la pré­sence de l’ocre dans l’é­vo­lu­tion humaine, fon­dée sur l’i­dée que l’ocre rouge sang était uti­li­sé par les femmes comme « pein­ture de guerre » cos­mé­tique pour noti­fier les hommes du carac­tère sacré nou­vel­le­ment éta­bli du corps fémi­nin (Watts 2014, Power 2019, Power et al., 2021).

Saisonnier ou lunaire ?

Nous en arri­vons main­te­nant à l’i­dée cen­trale d’Au com­men­ce­ment était… selon laquelle nous étions tous libres autre­fois, puisque nous pou­vions choi­sir notre mode de vie, en expé­ri­men­tant une struc­ture poli­tique ou une autre, voire en oscil­lant entre des états sociaux tota­le­ment différents.

Qui­conque a étu­dié l’an­thro­po­lo­gie a enten­du par­ler des chas­seurs de phoques esqui­maux qui pra­ti­quaient tra­di­tion­nel­le­ment le com­mu­nisme sexuel durant les mois d’hi­ver, puis connais­saient une vie de famille patriar­cale pen­dant l’é­té — avant de reve­nir sou­dai­ne­ment au com­mu­nisme un jour don­né, annon­cé publi­que­ment comme le début de l’hi­ver. G&W pro­jettent ce modèle pen­du­laire, ou oscil­la­toire, aux cultures de l’ère gla­ciaire du Paléo­li­thique supé­rieur euro­péen, arguant que ces chas­seurs-cueilleurs com­plexes avaient déli­bé­ré­ment mis en place des hié­rar­chies ver­ti­cales de pri­vi­lèges et de pou­voir éli­tiste — pour ensuite prendre plai­sir à les démo­lir lors du chan­ge­ment de saison.

Nos génies poli­tiques de l’ère gla­ciaire appré­ciaient tant cette suc­ces­sion révo­lu­tion­naire qu’ils com­prirent qu’ils feraient mieux de ne pas s’ac­cro­cher défi­ni­ti­ve­ment à leurs gains révo­lu­tion­naires. Que, pour conti­nuer à pro­fi­ter de révo­lu­tions suc­ces­sives, ils devaient orga­ni­ser, entre temps, des contre-révo­lu­tions tran­si­toires — en per­met­tant à des indi­vi­dus « spé­ciaux » d’é­ta­blir leur domi­na­tion de manière à consti­tuer une belle cible pour la pro­chaine pous­sée révolutionnaire.

J’a­dore cette idée. Il se trouve qu’elle res­semble étran­ge­ment au prin­cipe oscil­la­toire que nous, au sein de notre groupe d’an­thro­po­lo­gie radi­cale, expo­sons comme le secret de l’é­ga­li­ta­risme des chas­seurs-cueilleurs depuis la publi­ca­tion de Blood Rela­tions il y a trente ans (Knight, 1991). Cela dit, mon modèle d’os­cil­la­tion n’est pas tout à fait le même. Étant don­né que nous avons évo­lué non pas dans des condi­tions sub­arc­tiques, mais en Afrique, il y a de bonnes rai­sons éco­lo­giques de pen­ser que les pério­di­ci­tés men­suelles prennent le pas sur les rythmes sai­son­niers. Ain­si, si le pou­voir avait été pris et cédé de la manière ima­gi­née par G&W, la vie sociale aurait été bou­le­ver­sée selon un calen­drier men­suel, bas­cu­lant avec la lune crois­sante et décrois­sante (Knight, 1991 : 327–373).

Un pendule de pouvoir

L’his­toire de G&W évoque de nom­breuses oppo­si­tions et alter­nances chez les chas­seurs-cueilleurs, mais leurs pério­di­ci­tés sont uni­la­té­ra­le­ment sai­son­nières. Ne savent-ils pas que les chas­seurs-cueilleurs ne suivent pas seule­ment le soleil, mais aus­si la lune ? Leurs rituels les plus impor­tants, liés aux flux et reflux mens­truels des femmes, sont liés à la lune.

Dans les forêts tro­pi­cales du Congo, écrit Mor­na Fin­ne­gan (2008, 2009, 2012), les femmes encou­ragent déli­bé­ré­ment les hommes à exhi­ber leur cou­rage et leur poten­tiel de domi­na­tion — pour ensuite les défier dans un rituel exclu­si­ve­ment fémi­nin connu sous le nom de Ngo­ku, avant de se rendre de manière ludique dans un « pen­dule de pou­voir » entre les sexes. G&W (pp. 114–15) y font allu­sion, mais affirment ensuite que :

« En un mot, il n’existe pas de sché­ma unique. Le seul phé­no­mène com­mun à toutes ces confi­gu­ra­tions, c’est la trans­for­ma­tion même et la conscience qu’elle fait naître des diverses socié­tés pos­sibles. Voi­là qui nous confirme que cher­cher les “ori­gines de l’inégalité” est une fausse piste. »

Si les êtres humains, pen­dant la majeure par­tie de leur his­toire, ont effec­tué des allers-retours fluides entre dif­fé­rents arran­ge­ments sociaux, assem­blant et déman­te­lant régu­liè­re­ment des hié­rar­chies, la vraie ques­tion devrait peut-être être « com­ment avons-nous fini coincés ? »

Cette ques­tion est véri­ta­ble­ment pro­fonde. On ne peut tou­te­fois y répondre qu’une fois qu’en déve­lop­pant une ana­lyse réa­liste de la situa­tion qui pré­va­lait aupa­ra­vant. Y a‑t-il eu une époque où nos ancêtres pré­his­to­riques étaient vrai­ment libres, vrai­ment « non-coin­cés », ou débridés ?

Quand le mariage devient permanent

Chez les Baya­ka, peuple de la forêt d’A­frique cen­trale, on dit que la Lune est « le prin­ci­pal mari des femmes » (Lewis 2008). Du point de vue d’un homme, sa femme l’a­ban­donne en effet pour son mari céleste chaque fois qu’elle saigne. La réa­li­té qui se cache der­rière cette ancienne méta­phore (Knight et Lewis 2017) est une tra­di­tion dans laquelle les femmes s’a­musent à « prendre le pou­voir » pen­dant une par­tie du mois avant de le céder de plein gré aux hommes une fois qu’elles ont fait valoir leur point de vue, éta­blis­sant ce que Fin­ne­gan (2008) a appe­lé un « com­mu­nisme en mou­ve­ment ». Les modèles de paren­té et de rési­dence dans ces socié­tés consti­tuent un mou­ve­ment de balan­cier entre mens­trua­tion et ovu­la­tion, frères et amants, paren­té et mariage, soli­da­ri­té com­mu­nau­taire et inti­mi­té du sexe.

Étant don­né l’an­cien­ne­té pro­bable de tels sché­mas, G&W ont rai­son de consi­dé­rer qu’une sorte de blo­cage de l’os­cil­la­tion poli­tique s’est réel­le­ment pro­duite au cours de l’his­toire. Mais pour rendre compte de ce blo­cage, nous devrons abor­der un sujet que G&W occultent : les pra­tiques des peuples indi­gènes en matière de mens­trua­tion (Tes­tart 1985, 1986. Knight 1991. Lewis 2008. Power 2017). Il importe éga­le­ment de com­prendre la varia­bi­li­té des modèles de paren­té et de la rési­dence post-mari­tale — encore une fois un sujet d’importance cri­tique que G&W men­tionnent à peine dans leur livre.

Chez les chas­seurs-cueilleurs non sto­ckeurs, les femmes insistent géné­ra­le­ment pour vivre avec leur propre mère, au moins jus­qu’à ce qu’elles aient eu quelques enfants (Mar­lowe 2004). Des études géné­tiques ont mon­tré qu’en Afrique, où notre espèce a évo­lué, cette ten­dance se perd loin dans le pas­sé (Des­tro-Bisol et al., 2004. Ver­du et al. 2013. Wood et al. 2005). Au lieu d’un mariage à vie, c’est le « prix de la fian­cée » qui pré­vaut géné­ra­le­ment, chaque femme afri­caine chas­seuse-cueilleuse accep­tant l’a­mant de son choix tout en conti­nuant à vivre dans le camp de sa mère. Son mari tem­po­raire doit se rendre utile en rap­por­tant de la viande de chasse à sa femme et à sa famille. S’il n’est pas à la hau­teur, il est reje­té ! Dans le cadre de ces arran­ge­ments, cha­cun alterne entre vie de paren­té et vie mari­tale, pas­sant ain­si d’un monde à l’autre.

Vivre avec sa mère consti­tue un sché­ma rési­lient, mais la pres­sion du mari peut ame­ner la femme à chan­ger de rési­dence et à vivre en per­ma­nence avec lui et sa famille. Lorsque tel est le cas, la jeune mère et ses enfants peuvent avoir du mal à s’é­chap­per. Ayant per­du son ancienne liber­té, les soins que lui pro­digue son mari peuvent alors se trans­for­mer en un contrôle coer­ci­tif. C’est ce résul­tat désas­treux qu’En­gels (1972 [1884]) a décrit avec tant d’é­lo­quence comme « la défaite his­to­rique mon­diale du sexe fémi­nin ». Dans une grande par­tie du monde, les forces patriar­cales ayant trans­for­mé le mariage en un enga­ge­ment rigide ont, dans le même mou­ve­ment, impo­sé la fixi­té à la vie sociale dans son ensemble.

Comment l’humanité a fini « coincé »

Si cela semble être une réponse pro­met­teuse à la ques­tion : « Com­ment se fait-il que nous nous soyons retrou­vés blo­qués ? », com­ment G&W y répondent-ils ? Le der­nier cha­pitre de leur ouvrage est tel­le­ment sinueux qu’il est dif­fi­cile de savoir. Ils men­tionnent com­ment les soins appor­tés à une per­sonne peuvent se trans­for­mer en contrôle coer­ci­tif — mais pour quelque rai­son, ils ne font pas le lien avec les chan­ge­ments ayant pris place dans le choix de la rési­dence post-mari­tale ou la vie fami­liale. Ils s’en approchent tou­te­fois en décri­vant les spec­tacles d’exé­cu­tion et de tor­ture dans l’Eu­rope du XVIIe siècle et chez les Wen­dats d’A­mé­rique du Nord. Ils nous rap­pellent que le droit du roi de punir ses sujets était cal­qué sur le devoir du patriarche de dis­ci­pli­ner sa femme et ses enfants. Cette domi­na­tion poli­tique était publi­que­ment repré­sen­tée comme son devoir de dili­gence. En revanche, lorsque les Wen­dats sou­met­taient un pri­son­nier à une tor­ture pro­lon­gée, c’é­tait pour faire valoir le point de vue inverse — pour dis­tin­guer publi­que­ment la domi­na­tion et le contrôle des soins affec­tueux. Puisque le pri­son­nier ne fai­sait pas par­tie du foyer, il devait être tor­tu­ré et non aimé.

Et c’est ain­si que G&W trouvent dans la dis­tinc­tion entre soins et domi­na­tion l’ex­pli­ca­tion tant atten­due de la façon dont nous nous sommes enlisés :

« Ce lien — ou plu­tôt cet amal­game — entre soin et domi­na­tion nous paraît capi­tal pour com­prendre com­ment nous avons per­du la capa­ci­té de nous réin­ven­ter libre­ment en réin­ven­tant nos rela­tions avec les autres — en somme, pour com­prendre com­ment nous nous sommes retrou­vés bloqués […]. »

Plu­tôt que d’examiner les rap­ports sur les chas­seurs-cueilleurs et les études de genre, G&W limitent donc leurs hori­zons aux expé­riences des chefs mili­taires, des tor­tion­naires et des monarques euro­péens d’A­mé­rique du Nord, explo­rant com­ment nous nous sommes « coin­cés » en ima­gi­nant les conflits psy­cho­lo­giques qui tra­ver­saient ces per­sonnes. Si les mots décon­cer­tants cités ci-avant ont un sens, ils semblent sug­gé­rer que nous sommes res­tés blo­qués parce que cer­tains per­son­nages assoif­fés de pou­voir ont confon­du le fait de prendre soin des gens avec celui de les domi­ner violemment.

Est-ce bien sérieux ? Ces per­sonnes ont-elles réel­le­ment connu une telle confu­sion ? Nous atten­tions une réponse, mais voi­là que G&W semblent eux-mêmes s’être enli­sés. Ain­si nous pro­posent-ils, ulti­me­ment, la même ques­tion, mais dans des termes légè­re­ment différents :

« Cette connexion nou­velle entre vio­lence externe et soin interne, c’est-à-dire entre ce que les rela­tions humaines ont de plus imper­son­nel et de plus intime, marque-t-elle le début de la confu­sion géné­rale ? Est-ce ain­si que des rap­ports jusqu’alors souples et négo­ciables ont été gra­vés dans le marbre ? Est-ce à par­tir de là que nous nous sommes retrou­vés bloqués ? »

Aucun effort sup­plé­men­taire ne sera four­ni pour répondre à cette ques­tion — la prin­ci­pale de leur livre.

Morgan et Engels

Ce qui leur fait défaut, c’est une véri­table com­pré­hen­sion de l’é­vo­lu­tion humaine. Au cha­pitre 3, G&W cri­tiquent ce qu’ils décrivent comme le consen­sus anthro­po­lo­gique domi­nant, qui assi­mile nos ancêtres four­ra­geurs aux chas­seurs-cueilleurs afri­cains actuels — des gens simples vivant en « petites bandes mobiles ». Puis, au cha­pitre 4, ils changent d’a­vis. Le consen­sus anthro­po­lo­gique domi­nant, pré­tendent-ils désor­mais, sti­pule que les chas­seurs-cueilleurs tels que les Abo­ri­gènes d’Australie :

« pou­vaient se rendre à l’autre bout du conti­nent, tra­ver­ser en che­min des zones où l’on par­lait des langues qu’ils n’avaient jamais enten­dues, et trou­ver à leur arri­vée des cam­pe­ments dont la struc­ture fai­sait écho à la leur. Cette orga­ni­sa­tion repo­sait sur une divi­sion toté­mique en “moi­tiés” : une moi­tié des rési­dents leur devait l’hospitalité, mais se com­po­sait d’individus qu’il fal­lait trai­ter en “frères” et “sœurs” (si bien que les rela­tions sexuelles étaient stric­te­ment pro­hi­bées) ; l’autre moi­tié incluait à la fois des enne­mis et des conjoints potentiels. »

L’anthropologie fut fon­dée sur la décou­verte par Lewis Hen­ry Mor­gan (1877, 1881) de la paren­té dite « clas­si­fi­ca­toire ». Son prin­cipe peut se résu­mer à « l’é­qui­va­lence des frères et sœurs ». Deux frères, par exemple, vont se mettre à la place l’un de l’autre en ce qui concerne leurs rela­tions. Une femme dira à sa sœur : « Tes enfants sont les miens et les miens sont les tiens. » Il n’y a donc pas de concept de « pro­prié­té pri­vée » en ce qui concerne les enfants. La vie fami­liale n’est pas « nucléaire ». Chaque enfant est libre de navi­guer entre ses nom­breuses « mères » dif­fé­rentes et les autres membres de la famille qui le prennent en charge, et il conti­nue­ra à jouir de cette liber­té tout au long de sa vie adulte.

Ain­si struc­tu­rée, la vie sociale pro­duit des effets extra­or­di­naires. Cha­cun peut s’at­tendre à béné­fi­cier de l’hos­pi­ta­li­té de « frères » et de « sœurs » trai­tés for­mel­le­ment comme des équi­va­lents les uns des autres dans des chaînes de rela­tions s’é­ten­dant sur de vastes ter­ri­toires. L’une des consé­quences de cette situa­tion est que l’É­tat ne trouve pas de ter­reau favo­rable pour se déve­lop­per. Lorsque les gens s’autogouvernent, sont alliés les uns aux autres et que les joies de l’é­du­ca­tion des enfants, du sexe, de la danse et de la vie domes­tique sont vécues en com­mun, il n’y a pas d’es­paces morts — pas de vides sociaux — à acca­pa­rer et com­bler pour l’É­tat. Impos­sible d’abolir l’É­tat sans le rem­pla­cer. La vie fami­liale com­mu­nau­taire — qui, dans le monde d’au­jourd’­hui, se mani­feste dans les quar­tiers auto-orga­ni­sés et d’autres com­mu­nau­tés plus éten­dues — est une façon de ce faire.

Curieu­se­ment, Grae­ber et Wen­grow ne disent presque rien de la paren­té dans leur livre. Au lieu de cri­ti­quer le para­digme Mor­gan-Engels, Grae­ber et Wen­grow mettent sens des­sus des­sous la vision d’En­gels dans L’O­ri­gine de la famille, de la pro­prié­té pri­vée et de l’É­tat (Engels 1972 [1884]). Au com­men­ce­ment, disent-ils, il y avait la pro­prié­té pri­vée, la reli­gion et l’É­tat. Pour citer les mots de conclu­sion du cha­pitre 4 : « Si la notion de pro­prié­té pri­vée a une “ori­gine”, celle-ci est aus­si ancienne que l’idée du sacré, laquelle est pro­ba­ble­ment née en même temps que l’humanité. » Dans un livre pré­cé­dent co-écrit avec Mar­shall Sah­lins, inti­tu­lé On Kings (soit, « Sur les rois », 2017), Grae­ber a même sug­gé­ré que, puisque des agents sur­na­tu­rels ima­gi­naires — comme des rois divins et des esprits de la forêt — exer­çaient déjà dans les temps les plus recu­lés de l’histoire humaine une auto­ri­té sur les gens, le prin­cipe de l’É­tat est alors une carac­té­ris­tique inamo­vible de la condi­tion humaine.

Il peut sem­bler para­doxal pour un anar­chiste d’ac­cep­ter l’i­né­vi­ta­bi­li­té de la pro­prié­té pri­vée et de l’É­tat. Mais Au com­men­ce­ment était… étaye cette idée. Oui, disent les auteurs, la liber­té anar­chiste peut être mise en œuvre, mais seule­ment dans de rares moments ou des endroits spé­ci­fiques. Per­son­nel­le­ment, j’ai du mal à ima­gi­ner quel genre d’endroits s’y prêtent sur une pla­nète qui com­mence déjà à brû­ler. Grae­ber et Wen­grow semblent avoir aban­don­né le slo­gan révo­lu­tion­naire selon lequel « un autre monde est pos­sible ». Au lieu de cela, ils nous pro­posent une remarque désap­poin­tante : « Il sem­ble­rait fina­le­ment que hié­rar­chie et éga­li­té aient ten­dance à appa­raitre simul­ta­né­ment, comme si elles se com­plé­men­taient l’une l’autre. » Ils paraissent sug­gé­rer que nous ne pou­vons pas être libres à un endroit (ou à un cer­tain égard) sans accep­ter l’op­pres­sion (par) ailleurs.

Et à partir de là ?

Mal­gré ces défauts, leur livre a le mérite de plai­der en faveur d’une oscil­la­tion. Tous les êtres vivants ont un pouls. Ils vivent et meurent, se réveillent et dorment, ins­pirent et expirent sous l’influence des sai­sons et des nom­breuses autres pério­di­ci­tés de notre sys­tème orbi­tal Terre-Soleil-Lune.

Nous devons faire tour­ner la pla­nète Terre une fois de plus, non seule­ment phy­si­que­ment, mais aus­si socia­le­ment et poli­ti­que­ment. Cela n’adviendra pas en disant aux gens d’ar­rê­ter de confondre le soin avec la domi­na­tion et le contrôle. Mais en sou­te­nant les grèves sco­laires, en chan­tant sur les piquets de grève, en éten­dant l’ac­tion aux lieux de tra­vail, en dan­sant dans les rues, en blo­quant la cir­cu­la­tion, en arrê­tant com­plè­te­ment le capitalisme.

Mais une fois que nous aurons pris le contrôle, que ferons-nous ? Si nous fai­sons grève trop long­temps, nous mour­rons vite de faim. Alors, oscil­lons. Des grèves heb­do­ma­daires dans les écoles, par exemple, pour­raient peut-être être allon­gées, asso­ciées et orga­ni­sées une fois par mois, et se répandre dans le monde entier jus­qu’à ce que nous ayons libé­ré toute l’hu­ma­ni­té de l’es­cla­vage sala­rial. Les émis­sions de car­bone seraient immé­dia­te­ment réduites de 50 %. Ensuite, nous nous remet­trons au tra­vail, en le réor­ga­ni­sant si néces­saire. Nous ne pou­vons prendre le risque de reprendre le tra­vail que si nous sommes sûrs qu’il ne nous ramè­ne­ra pas au capi­ta­lisme. Et nous ne pour­rons en être sûrs qu’une fois que nous aurons tous juré de reve­nir avec nos enfants sur leurs piquets de grève à la pro­chaine nou­velle lune. Nous conti­nue­rons à faire cela, à prendre le pou­voir et à le céder, jus­qu’à ce que le monde retrouve sa dyna­mique et res­pire à nou­veau. Réap­pro­prions-nous l’avenir. Ni patriar­cat ni matriar­cat, mais quelque chose comme le règne de la lune.

Autre­ment dit, il s’agit de rejouer les dyna­miques de classe et de genre de la révo­lu­tion humaine ori­gi­nelle, mais cette fois sur un plan plus éle­vé. Tout cela est-il pos­sible ou pra­tique ? Ouvrons le débat et voyons ce que nous pou­vons faire. C’est cer­tai­ne­ment ce que l’ac­ti­viste-anthro­po­logue David Grae­ber aurait voulu.

Chris Knight

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III. Toutes choses égales par ailleurs — (par Nancy Lindisfarne et Jonathan Neale)

La cri­tique sui­vante, ini­tia­le­ment publiée sur le site de The Eco­lo­gist, est écrite par Nan­cy Lin­dis­farne et Jona­than Neale, qui sont tous deux anthro­po­logues, et qui ter­minent actuel­le­ment un livre sur l’é­vo­lu­tion humaine, la socié­té de classe et la vio­lence sexuelle. Le der­nier livre de Nan­cy (2020), coécrit avec Richard Tap­per, est Afghan Vil­lage Voices : Sto­ries from a Tri­bal Com­mu­ni­ty. Celui de Jona­than s’in­ti­tule Fight the Fire : Green New Deals and Glo­bal Cli­mate Jobs.

*

Le nou­veau livre de Grae­ber et Wen­grow, éner­gique, enga­gé et kaléi­do­sco­pique, est aus­si très dis­cu­table. Cela nous pose un problème.

David Grae­ber est mort jeune, il y a seule­ment un an. Son œuvre maî­tresse, Dette, est peut-être spé­cieuse par endroits, mais son ambi­tion était ins­pi­rante en son temps. Le tra­vail de David Grae­ber en tant qu’ac­ti­viste et meneur du mou­ve­ment Occu­py et du mou­ve­ment pour la jus­tice sociale était ori­gi­nal et exem­plaire. Le res­pect et l’af­fec­tion que lui por­taient ses col­lègues du dépar­te­ment d’an­thro­po­lo­gie de la LSE en disent long. Et son cœur était tou­jours avec les opprimés.

Et c’est jus­te­ment parce que Grae­ber était un type bien qui nous a quit­tés récem­ment qu’Au com­men­ce­ment était… risque d’influencer la com­pré­hen­sion des ori­gines de l’i­né­ga­li­té de beau­coup de gens et pour long­temps. La qua­trième de cou­ver­ture du livre liste les éloges de Rebec­ca Sol­nit, Pan­kaj Mish­ra, Noam Chom­sky et Robin D. G. Kel­ley — tous des pen­seurs émi­nents et admi­rables. Kel­ley est repré­sen­ta­tif : « Grae­ber et Wen­grow ont effec­ti­ve­ment bou­le­ver­sé tout ce que j’ai tou­jours pen­sé de l’his­toire du monde. Il s’agit du livre le plus pro­fond et le plus pas­sion­nant que j’aie lu en trente ans. » Le livre a récem­ment fait l’ob­jet d’une atten­tion consi­dé­rable dans la presse. Cepen­dant, il serait regret­table que de tels éloges deviennent l’o­pi­nion générale.

La ques­tion des ori­gines de l’i­né­ga­li­té dans l’é­vo­lu­tion et l’his­toire de l’hu­ma­ni­té est d’une grande impor­tance pour la manière dont nous essayons de chan­ger le monde. Mais Grae­ber et Wen­grow aspirent à un chan­ge­ment sans se pré­oc­cu­per de l’é­ga­li­té et des classes sociales, et sont hos­tiles aux expli­ca­tions envi­ron­ne­men­tales et éco­lo­giques. Ces défauts ont des impli­ca­tions conser­va­trices. C’est pour­quoi nous vous pro­po­sons ce compte-ren­du, décou­su et par­tiel, de leur impo­sante somme. Nous nous conso­lons à l’idée que Grae­ber aimait — et excel­lait dans — les débats intellectuels.

Le Dilemme

Dans le der­nier para­graphe de leur livre, Grae­ber et Wen­grow exposent clai­re­ment leur position :

« Désor­mais, nous y voyons plus clair quand nous tom­bons sur des études qui, rigou­reuses sous tous les autres aspects, sont bâties sur une série de pos­tu­lats qu’elles ne ques­tionnent pas — le pos­tu­lat d’une socié­té humaine “ori­gi­nelle”, fon­da­men­ta­le­ment bonne ou fon­da­men­ta­le­ment mau­vaise ; le pos­tu­lat d’un temps “d’avant” les inéga­li­tés et la conscience poli­tique ; le pos­tu­lat d’un évé­ne­ment his­to­rique majeur qui serait venu tout bou­le­ver­ser ; le pos­tu­lat de l’incompatibilité de la “civi­li­sa­tion” et de la “com­plexi­té” avec les liber­tés humaines ; le pos­tu­lat d’une démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive natu­relle dans les petits groupes, mais ingé­rable à l’échelle d’une ville ou d’un État-nation… Nous y voyons plus clair, parce que nous savons main­te­nant que nous sommes face à des mythes. »

Autre­ment dit, nos bri­seurs de mythes pré­tendent le contraire — qu’il n’y a pas eu de forme ori­gi­nelle de socié­té humaine ; pas de période pré­cé­dant l’i­né­ga­li­té et la conscience poli­tique ; pas d’événement his­to­rique majeur ; que la civi­li­sa­tion et la com­plexi­té ne limitent pas la liber­té humaine ; et que la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive peut être pra­ti­quée dans le cadre de villes et d’É­tats. Ces affir­ma­tions caté­go­riques, énon­cées avec tant d’au­dace, rendent attrayante leur pré­ten­tion à avoir écrit une nou­velle his­toire humaine. Seule­ment, l’on bute sur deux pierres d’achoppement.

Pre­miè­re­ment, les argu­ments qu’ils avancent contre­disent leur propre pro­jet poli­tique. Deuxiè­me­ment, les preuves n’avalisent pas ce qu’ils prétendent.

Leur projet et théorie politiques

Deux des prin­ci­pales ques­tions de notre temps sont :

– Com­ment pro­vo­quer une révo­lu­tion en faveur de la jus­tice sociale ?

– Et que pou­vons-nous apprendre de l’his­toire de notre espèce qui nous aide­rait à sor­tir de cette impasse ?

Ces ques­tions ont mobi­li­sé des pen­seurs et des mili­tants sérieux tout au long de l’his­toire. Et aujourd’­hui, face au réchauf­fe­ment cli­ma­tique, nous avons de toute urgence besoin de réponses convain­cantes. Ces ques­tions, Grae­ber et Wen­grow les posent éga­le­ment, ce qui explique sûre­ment, en par­tie, pour­quoi leur livre a rete­nu l’at­ten­tion du public. Il existe cepen­dant une troi­sième ques­tion que la plu­part d’entre nous se posent :

– Com­ment la socié­té humaine est-elle deve­nue si lour­de­ment inégalitaire ?

Éton­nam­ment, Grae­ber et Wen­grow ne s’in­té­ressent pas à cette ques­tion. Ils le disent expli­ci­te­ment : leur pre­mier cha­pitre s’in­ti­tule « L’adieu à l’enfance de l’humanité (ou pour­quoi ceci n’est pas un livre sur les ori­gines de l’inégalité) ».

L’un des argu­ments cen­traux du livre est que l’i­né­ga­li­té, la hié­rar­chie et la vio­lence ont tou­jours été des moyens pos­sibles d’or­ga­ni­ser toute socié­té humaine. Il n’y a pas eu de temps, disent-ils, avant l’i­né­ga­li­té. Et tout en recou­rant sou­vent eux-mêmes aux mots « éga­li­té » et « éga­li­taire », ils affirment que l’é­ga­li­té est une pré­oc­cu­pa­tion vide, une fan­tai­sie, et que par­ler d’une « socié­té éga­li­taire » ne signi­fie rien.

Une étrange tournure

Il y a un aspect étrange à tout cela. Grae­ber et Wen­grow ignorent les remar­quables nou­velles études décri­vant l’a­dap­ta­tion, ou la niche éco­lo­gique, que nos ancêtres pri­mates et les pre­miers humains se sont consti­tués pour eux-mêmes en deve­nant égaux. […] L’ar­gu­ment conser­va­teur veut qu’une fois l’i­né­ga­li­té appa­rue, en rai­son de l’a­gri­cul­ture, de la vie urbaine et de la com­plexi­té éco­no­mique, il n’y avait plus aucun espoir de chan­ger le monde. Grae­ber et Wen­grow rejettent clai­re­ment cet argu­ment concer­nant l’a­gri­cul­ture, et espèrent qu’un chan­ge­ment est pos­sible. Il devient alors clair que leur enne­mi n’est pas l’i­né­ga­li­té, mais l’État.

La ques­tion qu’ils posent est la sui­vante : com­ment en sommes-nous arri­vés à être domi­nés par des États auto­ri­taires, bureau­cra­tiques et cen­tra­li­sés ? Si les inéga­li­tés liées au colo­nia­lisme, à l’es­cla­vage, au clas­sisme, au racisme et au sexisme appa­raissent tout au long du livre, elles ne consti­tuent pas leur pré­oc­cu­pa­tion centrale.

L’ar­gu­ment poli­tique avan­cé par Grae­ber et Wen­grow est que les gens — depuis la nuit des temps — ont tou­jours pu choi­sir entre la domi­na­tion et la liber­té. Selon eux, les gens peuvent choi­sir d’é­chap­per à ce qu’ils appellent l’im­mo­bi­lisme « à petite échelle » du contrôle de l’É­tat, et deve­nir des « per­sonnes libres ». Ils rejettent les argu­ments selon les­quels il existe des limites envi­ron­ne­men­tales et tech­niques aux choix que les gens peuvent faire, et font. Pour eux, en bref, les gens font l’his­toire dans des cir­cons­tances qu’ils choi­sissent eux-mêmes.

L’a­van­tage de cette posi­tion, c’est qu’elle leur per­met d’af­fir­mer qu’a­vec de la volon­té poli­tique, nous pour­rions avoir une révo­lu­tion et une socié­té diri­gée par des assem­blées popu­laires tra­vaillant par consen­sus. Tout cela semble excellent et libé­ra­teur, mais les preuves posent problème.

[…]

Nouvelle théorie évolutionnaire et adaptation humaine

Aujourd’hui, des anthro­po­logues et archéo­logues ont éta­bli un récit tout à fait per­ti­nent des ori­gines de l’i­né­ga­li­té humaine. Entre autres figures clés, dans ce domaine, men­tion­nons Kent Flan­ne­ry, Joyce Mar­cus et James C. Scott, dont les tra­vaux sont dis­cu­tés ci-dessous.

Mal­heu­reu­se­ment, Grae­ber et Wen­grow ne tiennent pas compte du grand nombre de nou­velles études sur l’é­vo­lu­tion humaine. En les igno­rant, Grae­ber et Wen­grow se placent en porte-à-faux vis-à-vis d’arguments pru­dents, et désor­mais très bien docu­men­tés, sur l’é­vo­lu­tion com­pa­ra­tive des pri­mates et l’a­dap­ta­tion humaine. La prise en compte de ce maté­riel remet­trait en cause leur affir­ma­tion selon laquelle il n’y a pas eu de socié­té humaine « ori­gi­nelle », et ferait pas­ser leurs argu­ments sur le choix pour des idées assez stupides.

Grae­ber et Wen­grow ne nient pas que les humains ont vécu de la chasse et de la cueillette. Mais ils se dés­in­té­ressent pro­fon­dé­ment de l’en­vi­ron­ne­ment et des bases maté­rielles de l’exis­tence humaine. Et ils nient que ces socié­tés étaient néces­sai­re­ment égales. La pre­mière étape de leur argu­men­ta­tion consiste à dire que l’é­vo­lu­tion humaine appar­tient à un pas­sé trop loin­tain et que nous ne pou­vons pas savoir ce qui s’est pas­sé à l’époque. Tout ne serait que spé­cu­la­tion. Mais ce n’est tout sim­ple­ment pas vrai.

Au cours des qua­rante der­nières années, on a obser­vé une pro­duc­tion scien­ti­fique remar­quable, y com­pris dans le domaine de la recherche sur l’é­vo­lu­tion humaine. Il existe aujourd’­hui nombre de nou­velles et éton­nantes études sur les pri­mates non humains et leur com­por­te­ment, une nou­velle archéo­lo­gie des pre­miers humains et de nou­velles eth­no­gra­phies de chas­seurs-cueilleurs qua­si contemporains.

Grâce aux microa­na­lyses chi­miques, aux pré­lè­ve­ments d’ADN, aux data­tions au radio­car­bone et à une archéo­lo­gie patiente, nous avons appris beau­coup de choses sur les socié­tés sans classes et sur les socié­tés où des classes com­men­çaient à se for­mer. Par­mi les prin­ci­paux contri­bu­teurs aux­quels nous sommes rede­vables, citons les nom­breuses publi­ca­tions des très lisibles Chris­to­pher Boehm, Frans de Waal, R. Brian Fer­gu­son, Sarah Hrdy, Mar­tin Jones et Lau­ra Rival.

Ces tra­vaux sont en train de trans­for­mer l’é­tude de l’é­vo­lu­tion et de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té. Et leur point de départ peut sur­prendre. Il semble main­te­nant que nous soyons deve­nus humains en deve­nant égaux. Il s’agit d’une décou­verte remar­quable et pré­cieuse. Seule­ment, une telle idée contre­dit le fon­de­ment même du récit de Grae­ber et Wengrow.

Un bref résumé de l’adaptation humaine

Des dizaines de pro­jets de recherche à long terme menés sur le ter­rain avec dif­fé­rents singes et grands singes nous ont appris, pour chaque espèce, com­ment une adap­ta­tion com­plexe par­ti­cu­lière leur per­met de sur­vivre dans un envi­ron­ne­ment par­ti­cu­lier. Cette adap­ta­tion com­prend les détails de l’in­te­rac­tion entre leur régime ali­men­taire de base, leur régime de sub­sti­tu­tion en cas de crise, leur cer­veau, leurs mains, leurs pieds, leur esto­mac, leurs dents, leurs organes géni­taux, leurs gro­gne­ments, leurs chants, leurs rela­tions de domi­nance, leurs rela­tions de par­tage, l’é­du­ca­tion des enfants, l’a­gres­si­vi­té, l’a­mour, le toi­let­tage et la struc­ture du groupe[1]. Voi­là le prin­cipe de réfé­rence, qui consti­tue éga­le­ment notre méthode pour com­prendre l’é­vo­lu­tion humaine.

Au fil du temps, plu­sieurs élé­ments d’une nou­velle adap­ta­tion se sont assem­blés pour don­ner nais­sance à l’humain moderne. En résu­mé, les pre­miers humains étaient des pri­mates ché­tifs. Pour sur­vivre, ils apprirent à par­ta­ger la viande et les légumes, à par­ta­ger les soins aux enfants et à par­ta­ger la joie sexuelle. Pour ce faire, ils durent dis­ci­pli­ner les brutes poten­tielles et trans­cen­der les hié­rar­chies de domi­na­tion de leurs ancêtres pri­mates. Et pen­dant au moins 200 000 ans, ils vécurent dans des socié­tés éga­li­taires, au sein des­quelles hommes et femmes étaient aus­si égaux.

Quelques détails

Avec un peu plus de détails, l’i­mage est la sui­vante. La lignée qui allait deve­nir humaine inven­ta les bâtons fouis­seurs afin d’atteindre les tuber­cules enfouis sous terre. Cer­tains hommes devinrent des chas­seurs de grands ani­maux, qu’ils attra­paient au moyen d’embuscades. Leurs prises dépen­daient ain­si de leur vitesse, de leur endu­rance et de leurs armes. Nous le savons grâce aux chan­ge­ments obser­vés au niveau des dents, des bras et des jambes, mais aus­si grâce au sché­ma des bles­sures fos­siles, à l’évolution de leurs régimes ali­men­taires, aux osse­ments trou­vés dans les grottes, et à la façon dont les chas­seurs contem­po­rains chas­saient le gros gibier.

Le bou­le­ver­se­ment qui dis­tin­gua la lignée humaine de tous ses concur­rents fut un régime ali­men­taire varié, et le recours à la cuis­son par le feu. Ce qui lui per­mit d’utiliser beau­coup moins de calo­ries pour la diges­tion. Comme l’af­firme Richard Wran­gham, ces calo­ries sup­plé­men­taires favo­ri­sèrent la crois­sance des cerveaux.

Mais la chasse en embus­cade n’é­tait pas fiable. Un chas­seur pou­vait ne faire qu’une seule prise impor­tante par mois. La lignée humaine alté­ra son orga­ni­sa­tion sociale en vue d’y faire face. La nour­ri­ture était par­ta­gée par l’en­semble du groupe au camp de base. Ain­si, tout le monde man­geait régu­liè­re­ment de la viande, et les jours sans viande, les chas­seurs pou­vaient se rabattre sur les tuber­cules et d’autres fruits et légumes.

Nos ancêtres pri­mates et les pre­miers humains semblent avoir géré ces chan­ge­ments de deux manières. Tout d’a­bord, afin de s’as­su­rer que cha­cun reçoive sa part de la bonne nour­ri­ture, ils trou­vèrent des moyens de limi­ter la com­pé­ti­tion entre les chas­seurs et de dis­ci­pli­ner les éven­tuels voyous.

Deuxiè­me­ment, ils inven­tèrent de nou­velles manières d’éduquer les enfants. La pri­ma­to­logue fémi­niste Sarah Hrdy a beau­coup écrit sur les modèles d’in­fan­ti­cide des pri­mates et, dans le cadre d’un chan­ge­ment clé dans les rela­tions entre les sexes, sur la façon dont les mères en vinrent à faire confiance à d’autres femmes, et à des hommes, pour s’oc­cu­per de leur pro­gé­ni­ture. Autre chan­ge­ment majeur : les êtres humains des deux sexes sont les seuls pri­mates qui vivent géné­ra­le­ment plus long­temps que l’âge de la méno­pause fémi­nine. L’a­van­tage évo­lu­tif que cela pro­cure semble rési­der, au moins en par­tie, dans le fait que l’ex­per­tise des per­sonnes âgées est pré­cieuse, mais aus­si dans le fait qu’elles s’oc­cupent des enfants.

Ces dif­fé­rences, par­mi d’autres, per­mirent aux humains de se mul­ti­plier plus rapi­de­ment que les autres singes. À cer­taines périodes, ils par­vinrent même à se pro­pa­ger rapi­de­ment dans le monde entier. Cette his­toire ancienne cor­res­pond aux types de socié­tés que des anthro­po­logues ont obser­vées chez des groupes de chas­seurs-cueilleurs qua­si contem­po­rains dans le monde entier[2] . L’ab­sence de richesse ou de sur­plus en est la clé.

Les gens se déplacent régu­liè­re­ment. Per­sonne ne pos­sède plus que ce qu’il peut por­ter, y com­pris en trim­bal­lant un enfant sur une hanche. Les groupes ne sont pas fer­més. Les gens changent de groupe tout le temps. Cha­cun pos­sède des parents réels ou fic­tifs dans plu­sieurs autres bandes. Lorsque la ten­sion monte pour la nour­ri­ture, le sexe ou autre chose, quel­qu’un se déplace. Cela signi­fie que ni les femmes ni les hommes ne se retrouvent pié­gés, et que, dans ces socié­tés, il n’existe pas de sché­ma régu­lier d’i­né­ga­li­té entre les sexes. La capa­ci­té à mai­tri­ser les voyous ou les agres­seurs est une autre carac­té­ris­tique impor­tante des chas­seurs-cueilleurs contemporains.

Si nous appre­nons cela des récits des anthro­po­logues, nous dis­po­sons aus­si des preuves de chan­ge­ments ana­to­miques de nos ancêtres pri­mates. Les grandes canines mas­cu­lines uti­li­sées pour com­battre d’autres mâles ont dis­pa­ru, tout comme les grandes dif­fé­rences de taille. Les mâles humains sont envi­ron 15% plus grands que les femelles. La com­pa­rai­son avec d’autres pri­mates sug­gère que cela signi­fie une cer­taine domi­na­tion mas­cu­line, mais pas beaucoup.

Les organes géni­taux mas­cu­lins ont chan­gé à bien des égards. Chez les pri­mates, et chez de nom­breuses autres espèces, la taille des tes­ti­cules indique le degré d’ex­clu­si­vi­té des par­te­na­riats sexuels. La taille des tes­ti­cules humains se situe dans une four­chette moyenne, ce qui sug­gère des formes de mono­ga­mie cou­tu­mières modi­fiées par des aventures.

Les modi­fi­ca­tions du pénis humain sont nom­breuses et éton­nantes. Cor­mier et Jones sou­tiennent, dans leur ouvrage bien inti­tu­lé The Domes­ti­ca­ted Penis (« Le pénis domes­ti­qué »), que tous ces chan­ge­ments résultent de la sélec­tion du par­te­naire par la femme.

Les chan­ge­ments dans la sexua­li­té fémi­nine sont encore plus mar­qués. Chez les autres pri­mates, les femelles n’ont de rap­ports sexuels qu’en cas d’o­vu­la­tion. Les femelles humaines ont des rap­ports sexuels toute l’an­née. Elles peuvent donc avoir plus de rap­ports sexuels, mais cela signi­fie que le rap­port entre les mâles et les femelles sexuel­le­ment actifs est de 1 pour 1. Chez d’autres singes et pri­mates, il varie de 2 pour 1 à 40 pour 1. Cela semble favo­ri­ser la créa­tion de liens de couple et l’égalité entre les sexes.

Le pri­ma­to­logue et anthro­po­logue Chris­to­pher Boehm nous a appor­té la der­nière pièce du puzzle dans un article clé et deux livres impor­tants. Boehm sou­tient que l’é­ga­li­té et le par­tage, au sein des groupes de chas­seurs et de cueilleurs, sont des réa­li­sa­tions cultu­relles conscientes.

Il affirme que nous avons conser­vé notre héri­tage pri­ma­to­lo­gique, qui nous encou­rage à nous sou­mettre, à riva­li­ser et à domi­ner. Mais aus­si qu’en vue de sur­vivre, nous avons dû nous orga­ni­ser consciem­ment afin de répri­mer la jalou­sie, l’a­gres­si­vi­té et l’é­goïsme qui se mani­fes­taient en nous-mêmes, et chez les autres.

Les idées de Boehm sont aujourd’­hui lar­ge­ment accep­tées. Il ne pré­tend pas que les humains sont natu­rel­le­ment éga­li­taires ou non-vio­lents. Sim­ple­ment que nous avons ce poten­tiel en nous, et son contraire. Et que nous avons com­pris que nous devions par­ta­ger et être éga­li­taires pour survivre.

La théo­rie de Boehm per­met éga­le­ment d’expliquer la taille de nos cer­veaux. Les scien­ti­fiques ont long­temps sup­po­sé qu’elle était liée à nos mains, à la chasse, aux armes et aux outils. Mais chez tous les autres pri­mates, le meilleur indi­ca­teur de la taille du cer­veau est la taille du groupe.

Chez la plu­part des pri­mates, la posi­tion, dans une hié­rar­chie de domi­nance, dépend de la capa­ci­té à construire des alliances dans un monde poli­tique com­plexe et en constante évo­lu­tion. Et les chances des mâles de se repro­duire dépendent de leur posi­tion dans cette hié­rar­chie. L’in­tel­li­gence sociale est essen­tielle. Dans un groupe de dix per­sonnes, il faut tenir compte de 45 rela­tions dif­fé­rentes. Dans un groupe de 20, de 190 rela­tions dif­fé­rentes. Dans un vil­lage de 200 per­sonnes, faites le calcul.

Peut-être que, chez les humains, la capa­ci­té à conte­nir les brutes, les voyous, à vivre dans l’é­ga­li­té et à par­ta­ger fut la réa­li­sa­tion majeure de notre intel­li­gence sociale. Les cer­veaux qui peuvent être uti­li­sés pour la com­pé­ti­tion peuvent être uti­li­sés pour la coopération.

En résumé

En somme, les tra­vaux de cher­cheurs dans de nom­breux domaines des­sinent une image cohé­rente de l’a­dap­ta­tion de l’être humain à une niche éco­lo­gique par­ti­cu­lière qui a évo­lué pen­dant deux mil­lions d’an­nées et conduit à l’é­mer­gence de l’être humain moderne il y a envi­ron 200 000 ans. Pour­tant, à l’ex­cep­tion de brèves men­tions de désac­cords avec Sarah Hrdy et Chris­to­pher Boehm, Grae­ber et Wen­grow ignorent ce vaste ensemble de connaissances.

D’ailleurs, s’ils les avaient pris en compte, ils auraient alors dû accep­ter à la fois le carac­tère éga­li­taire de cette adap­ta­tion et la mesure intime dans laquelle elle est liée à des condi­tions envi­ron­ne­men­tales — maté­rielles — spé­ci­fiques, ce qui aurait jeté par la fenêtre leurs argu­ments sur le choix de la liber­té par les humains.

Pour s’ac­cro­cher à leur argu­ment du choix et gar­der leur pro­jet poli­tique intact, ils omettent d’examiner tout cela.

Leur écri­ture est dense, mais pleine de fio­ri­tures et d’au­to­ri­té appa­rente. Le livre se déroule à un rythme sou­te­nu. Il serait fas­ti­dieux de démê­ler les inco­hé­rences et les traits d’es­prit. Le lec­teur doit être aver­ti : leur ges­tion des preuves n’est sou­vent pas fiable. Il s’agit aus­si d’une sorte de dépo­toir eth­no­gra­phique — alors bonne chance aux non-ini­tiés qui n’ont jamais ren­con­tré les Had­za, les Mon­ta­gnais-Nas­ka­pi, les Shil­luk ou les Nuer, étant don­né que l’important réside par­fois dans les détails ou le non-dit.

L’avènement de l’agriculture

Le pas­sage de l’é­ga­li­té à la hié­rar­chie et de l’é­ga­li­té des sexes à une inéga­li­té mar­quée entre les sexes est géné­ra­le­ment asso­cié à l’a­gri­cul­ture, ce qui pose des pro­blèmes consi­dé­rables à Grae­ber et Wen­grow. En rai­son de leur inté­rêt pour le choix, ils semblent déter­mi­nés à évi­ter les argu­ments maté­ria­listes, à évi­ter de consi­dé­rer les manières dont l’en­vi­ron­ne­ment condi­tionne et limite les choix des gens.

L’a­gri­cul­ture fut inven­tée indé­pen­dam­ment dans de nom­breux endroits du monde, à par­tir d’il y a envi­ron 12 000 ans. Les chas­seurs-cueilleurs par­ta­geaient leur nour­ri­ture et per­sonne ne pou­vait pos­sé­der plus que ce qu’il pou­vait por­ter. Les agri­cul­teurs, en revanche, se séden­ta­ri­saient, s’investissaient dans leurs champs et leurs cultures. Cela créa la pos­si­bi­li­té pour cer­taines per­sonnes de s’emparer de plus que ce qui leur revenait.

Avec le temps, des groupes de voyous et de brutes se réunirent et se firent diri­geants. Ils y par­vinrent de plu­sieurs façons : vol et pillage, loyer, métayage, embauche de main-d’œuvre, impôt, tri­but et dîme. Quelle que soit la forme que cela pre­nait, une telle inéga­li­té de classe était tou­jours dépen­dante de la vio­lence orga­ni­sée. Tel était l’objet de la lutte des classes jus­qu’à très récem­ment : qui tra­vaillait la terre et qui obte­nait la nourriture.

Les agri­cul­teurs étaient vul­né­rables, les cueilleurs-chas­seurs ne l’é­taient pas. Les agri­cul­teurs étaient liés à leur terre, au tra­vail qu’ils avaient four­ni pour défri­cher et irri­guer les champs, et aux réserves issues des récoltes. Les chas­seurs-cueilleurs pou­vaient par­tir, se dépla­cer à leur gré. Les agri­cul­teurs ne le pou­vaient pas.

Cepen­dant, Grae­ber et Wen­grow s’op­posent à ce récit — selon lequel les agri­cul­teurs étaient capables de pro­duire et de sto­cker un sur­plus, ce qui ren­dait pos­sible la socié­té de classe, l’ex­ploi­ta­tion, l’É­tat et, en l’oc­cur­rence, l’i­né­ga­li­té entre les sexes — et là encore en dépit de nou­veaux maté­riaux archéo­lo­giques (entre autres) remarquables.

Flan­ne­ry et Mar­cus. En 2012, les archéo­logues Kent Flan­ne­ry et Joyce Mar­cus ont publié un brillant ouvrage inti­tu­lé The Crea­tion of Inequa­li­ty (« La créa­tion de l’i­né­ga­li­té »). Ils retracent la manière dont l’a­gri­cul­ture condui­sit à l’i­né­ga­li­té dans de nom­breuses régions du monde.

Mais ils insistent sur le fait que cette asso­cia­tion n’é­tait pas auto­ma­tique. L’a­gri­cul­ture ren­dait les classes pos­sibles, mais de nom­breux agri­cul­teurs vivaient dans des socié­tés éga­li­taires. Dans cer­tains endroits, la dis­tance entre l’in­ven­tion de l’a­gri­cul­ture et l’in­ven­tion des classes sociales se mesure en siècles, voire en mil­liers d’années.

Flan­ne­ry et Mar­cus montrent éga­le­ment, à l’aide d’exemples pré­cis, que lorsque des voyous ou des sei­gneurs locaux s’emparèrent du pou­voir, ils furent sou­vent ren­ver­sés par la suite. Dans de nom­breuses villes, les élites appa­raissent dans les archives archéo­lo­giques, puis dis­pa­raissent pen­dant des décen­nies, pour réap­pa­raitre ensuite. La lutte des classes est inces­sante[3].

James C. Scott. La magni­fique étude com­pa­ra­tive de Flan­ne­ry et Mar­cus s’inscrit dans la veine du tra­vail d’Ed­mund Leach, et notam­ment de son livre de 1954 inti­tu­lé Poli­ti­cal Sys­tems of High­land Bur­ma (« Sys­tèmes poli­tiques de la Bir­ma­nie des hautes terres »), qui a radi­ca­le­ment chan­gé l’an­thro­po­lo­gie. Et plus récem­ment encore du tra­vail du poli­to­logue et anthro­po­logue anar­chiste James C. Scott[4]. En 2009, Scott publiait Zomia ou l’Art de ne pas être gou­ver­né. L’ou­vrage couvre plu­sieurs siècles d’histoire de la région.

Scott s’in­té­resse aux mul­ti­tudes de rizi­cul­teurs des royaumes des plaines qui s’enfuirent dans les col­lines. Là, ils réor­ga­ni­sèrent en tant que nou­veaux groupes eth­niques de culti­va­teurs iti­né­rants « sur brû­lis ». Cer­tains d’entre eux créèrent des socié­tés de classes plus petites, d’autres vécurent sans classe. Tous durent résis­ter aux ten­ta­tives inces­santes de mise en escla­vage et aux raids mili­taires des royaumes et États des plaines.

Tech­no­lo­gie. D’une cer­taine manière, Grae­ber et Wen­grow s’ap­puient sur les tra­vaux de Leach, Scott, Flan­ne­ry et Mar­cus. Wen­grow, après tout, a par­ti­ci­pé à pro­duire les évo­lu­tions archéo­lo­giques que Flan­ne­ry et Mar­cus résument. Et l’in­fluence de Scott est par­tout dans Au com­men­ce­ment était…. Mais Grae­ber et Wen­grow n’aiment pas les liens que ces auteurs éta­blissent entre tech­no­lo­gie et envi­ron­ne­ment, d’une part, et entre chan­ge­ments éco­no­miques et poli­tiques, d’autre part.

Flan­ne­ry, Mar­cus et Scott sou­lignent clai­re­ment que la tech­no­lo­gie et l’en­vi­ron­ne­ment ne déter­minent pas le chan­ge­ment. Ils rendent le chan­ge­ment pos­sible. De même, l’in­ven­tion de l’a­gri­cul­ture céréa­lière ne condui­sit pas auto­ma­ti­que­ment à l’i­né­ga­li­té des classes ou à l’É­tat. Sim­ple­ment, elle ren­dit ces évo­lu­tions possibles.

Rela­tions de classe et lutte des classes. Le chan­ge­ment tech­no­lo­gique et envi­ron­ne­men­tal ouvrit la voie à la lutte des classes. Et le résul­tat de cette lutte des classes déter­mi­na si l’é­ga­li­té ou l’i­né­ga­li­té triom­phaient. Grae­ber et Wen­grow ignorent ce point cru­cial. Au lieu de cela, ils s’en prennent constam­ment à la forme gros­sière de la théo­rie des étapes qui consi­dère ces chan­ge­ments comme immé­diats et inévitables.

Cette aller­gie à la pen­sée éco­lo­gique explique pro­ba­ble­ment, en par­tie, leur refus d’a­bor­der la nou­velle docu­men­ta­tion por­tant sur l’é­vo­lu­tion humaine. Cette der­nière tente de com­prendre com­ment les ani­maux qui sont deve­nus l’hu­ma­ni­té ont construit une adap­ta­tion sociale à l’en­vi­ron­ne­ment qu’ils habi­taient, aux corps qu’ils avaient, aux pré­da­teurs concur­rents, à la tech­no­lo­gie qu’ils pou­vaient inven­ter et à la façon dont ils assu­raient leur sub­sis­tance. Il se trouve qu’ils ont construit des socié­tés éga­li­taires afin de faire face à cette éco­lo­gie et à ces cir­cons­tances. Il ne s’agissait pas d’une des­ti­née. Il s’est sim­ple­ment agi d’une adaptation.

Grae­ber et Wen­grow, en revanche, ne sont pas maté­ria­listes. Pour eux, toute réflexion sur l’é­co­lo­gie et la tech­no­lo­gie menace de révé­ler l’impossibilité des choix et de la révo­lu­tion qu’ils sou­haitent. C’est pour­quoi, par exemple, ils n’apprécient pas le livre de Scott sur l’an­cienne Méso­po­ta­mie : parce qu’il met l’ac­cent sur les rai­sons maté­rielles pour les­quelles l’a­gri­cul­ture céréa­lière, en par­ti­cu­lier, a conduit à l’inégalité.

Il ne s’a­git pas d’un sujet secon­daire. La crise cli­ma­tique à laquelle nous sommes confron­tés pose la ques­tion de savoir com­ment l’hu­ma­ni­té peut chan­ger la socié­té, s’a­dap­ter à une autre tech­no­lo­gie, et à un nou­vel envi­ron­ne­ment. Toute poli­tique concer­nant l’égalité ou la sur­vie humaine doit désor­mais être pro­fon­dé­ment matérialiste.

L’ab­sence du sexe. Grae­ber et Wen­grow s’in­té­ressent peu à l’en­vi­ron­ne­ment et aux bases maté­rielles de l’exis­tence humaine. De la même manière, ils évitent de manière qua­si reli­gieuse le concept de classe, les dis­cus­sions sur les rela­tions de classe et la lutte des classes. Grae­ber, et vrai­sem­bla­ble­ment Wen­grow, pos­sèdent cer­tai­ne­ment une com­pré­hen­sion des rela­tions et de la lutte des classes. Ils savent ce que génère la classe, et, d’ailleurs, de quelle classe ils sont issus, mais ne peuvent pas, ou ne veulent pas, consi­dé­rer les rela­tions de classe comme un moteur de chan­ge­ment social.

Le manque d’in­té­rêt de Grae­ber et Wen­grow pour la construc­tion sociale du genre est tout aus­si frap­pant. Ils repro­duisent, en pas­sant, un qua­si-Bacho­fen du matriar­cat en Crète minoenne d’une part, et d’autre part for­mulent un grand nombre de sté­réo­types patriar­caux dans les­quels les femmes sont nour­ri­cières et les hommes sont des brutes. Par­tant du prin­cipe que l’i­né­ga­li­té a tou­jours exis­té, Grae­ber et Wen­grow n’ont pra­ti­que­ment rien à dire sur les ori­gines de l’i­né­ga­li­té entre les sexes chez les humains.

Il existe essen­tiel­le­ment trois écoles de pen­sée sur l’é­vo­lu­tion des rela­tions entre les sexes. Il y a d’a­bord les psy­cho­logues évo­lu­tion­nistes dont les argu­ments sont pro­fon­dé­ment conser­va­teurs. Jared Dia­mond, Napo­leon Cha­gnon et Ste­ven Pin­ker sou­tiennent que l’i­né­ga­li­té, la vio­lence et la com­pé­ti­tion sont fon­da­men­tales dans la nature humaine. Selon eux, les hommes sont pro­gram­més par l’é­vo­lu­tion pour entrer en com­pé­ti­tion avec d’autres hommes afin que le plus fort puisse domi­ner les femmes et engen­drer plus d’en­fants. Il s’agit, selon Pin­ker, d’un état de fait regret­table, mais heu­reu­se­ment la civi­li­sa­tion occi­den­tale a en par­tie appri­voi­sé ces sen­ti­ments primitifs.

La grande bio­lo­giste Joan Rough­gar­den décrit, à juste titre, ces idées comme des « ratio­na­li­sa­tions de viols à peine dégui­sés ». Ces argu­ments sont en effet répu­gnants et sont vive­ment reje­tés par Grae­ber et Wen­grow pour cette seule raison.

Pen­dant très long­temps, une deuxième école de pen­sée s’est impo­sée par­mi les anthro­po­logues fémi­nistes qui essen­tia­li­sait aus­si les dif­fé­rences entre les femmes et les hommes, et consi­dé­rait comme iné­luc­table l’existence d’une cer­taine forme d’i­né­ga­li­té entre les femmes et les hommes dans toute société.

La troi­sième option est celle à laquelle nous sous­cri­vons. Il existe une carac­té­ris­tique frap­pante dans les archives his­to­riques, anthro­po­lo­giques et archéo­lo­giques. Dans presque tous les cas, lorsque les gens vivaient dans des socié­tés éco­no­mi­que­ment et poli­ti­que­ment éga­li­taires, femmes et hommes étaient éga­le­ment égaux. Tan­dis que par­tout où il y a des classes et des inéga­li­tés éco­no­miques, les hommes dominent les femmes.

La ques­tion qui nous taraude est la sui­vante : Pourquoi ?

Grae­ber et Wen­grow ne répondent pas à cette ques­tion. Ils n’ont pas d’ex­pli­ca­tion pour le sexisme et ne s’in­té­ressent pas non plus à la manière dont les rela­tions entre les sexes évo­luent. Cepen­dant, ils ne sont pas sexistes. Ils men­tionnent à plu­sieurs reprises des cas d’op­pres­sion des femmes, mais en pas­sant. Ce n’est tout sim­ple­ment pas au cœur de leurs pré­oc­cu­pa­tions. Ain­si, ce qui nous appa­rait comme une congruence frap­pante n’est pour eux qu’un mirage.

Fourrageurs complexes

Dans leur volon­té de mini­mi­ser les liens entre l’a­gri­cul­ture, l’i­né­ga­li­té des classes et l’é­mer­gence des États, une par­tie essen­tielle du récit de Grae­ber et Wen­grow se concentre sur des groupes de chas­seurs-cueilleurs qui connais­saient des inéga­li­tés de classes, la guerre et même l’es­cla­vage. Les archéo­logues les appellent « chas­seurs et cueilleurs com­plexes » ou « four­ra­geurs complexes ».

Grae­ber et Wen­grow les consi­dèrent comme la preuve que les peuples pré­his­to­riques pou­vaient être soit apa­trides et éga­li­taires, soit vio­lents et inégaux. Ce n’est pas ce qu’indiquent les preuves dont nous dis­po­sons[5].

Les exemples clas­siques sont les Kwa­kiutl, étu­diés par Franz Boas, et leurs voi­sins de la côte ouest du Cana­da et des fleuves Colum­bia et Fra­zer. Les fleuves et la côte étaient le théâtre d’immenses migra­tions de sau­mons. Ceux qui contrô­laient quelques gou­lots d’é­tran­gle­ment et sites de pêche pou­vaient amas­ser un énorme sur­plus. La crique de Gales, sur le fleuve Colum­bia, l’illustre bien. Il y avait des jours où un petit groupe de per­sonnes pou­vait y attra­per 45 000 kg de saumon.

C’é­tait excep­tion­nel. Il y avait des varia­tions d’un site à l’autre. Mais sur l’en­semble de la côte et des fleuves, plus les stocks de sau­mon étaient impor­tants, plus l’ar­chéo­lo­gie et les récits écrits décri­vaient des inéga­li­tés de classe. Les inéga­li­tés de richesse étaient sou­vent extrêmes. Ces peuples pos­sé­daient éga­le­ment une tech­no­lo­gie mili­taire com­plexe, avec de grands canoës de guerre qui trans­por­taient un grand nombre de guer­riers et dont la fabri­ca­tion deman­dait plu­sieurs mois à plu­sieurs hommes.

De fait, ces peuples étaient pié­gés par les lieux de pêche, tout comme les agri­cul­teurs étaient pié­gés par leurs champs. Et comme les agri­cul­teurs, le sto­ckage était essen­tiel pour ces pêcheurs de sau­mon. Dans les archives archéo­lo­giques, l’exa­men de leurs os et de leurs dents révèle qu’entre 40 et 60 % de leur ali­men­ta­tion annuelle pro­ve­nait du sau­mon. Le pois­son ne se conserve que quelques semaines, de sorte que la majeure par­tie de cette ali­men­ta­tion devait pro­ve­nir de sau­mon séché.

Comme pour les agri­cul­teurs, des contraintes envi­ron­ne­men­tales et des nou­velles tech­no­lo­gies per­met­taient la for­ma­tion d’une socié­té de classes. Ce pro­ces­sus n’est aucu­ne­ment dis­cu­té dans Au com­men­ce­ment était…. Au lieu de cela, nous avons droit au récit stan­dard sur les Kwa­kiutl que l’on racon­tait aux étu­diants il y a cin­quante ans, qui le dépeint comme un peuple avide et gas­pilleur qui s’adonnait au pot­latch. Cette des­crip­tion ne tient pas compte des nom­breuses études réa­li­sées depuis.

Nous savons main­te­nant que ces fêtes chao­tiques étaient une célé­bra­tion de la vie tra­di­tion­nelle gérée par une classe diri­geante qui ten­tait déses­pé­ré­ment de s’ac­cro­cher à son pou­voir, au sein d’une socié­té qui avait per­du cinq sixièmes de sa popu­la­tion à cause de la variole et de la syphi­lis, qui avait été conquise puis enva­hie par les cher­cheurs d’or, et dont le pot­latch a fina­le­ment été inter­dit par le gou­ver­ne­ment cana­dien. Une tra­gé­die pro­fon­dé­ment maté­rielle est ain­si pré­sen­tée comme une farce irra­tion­nelle[6].

Les pêcheurs de la côte ouest n’é­taient pas les seuls « four­ra­geurs com­plexes ». Il en existe d’autres dans le monde. Mais, signi­fi­ca­ti­ve­ment, ils étaient peu nom­breux. De sur­croit, les archéo­logues n’en ont trou­vé aucun exemple au-delà de 7 000 ans avant aujourd’­hui, et aucune preuve de guerre avant 14 000 ans.

Le petit nombre et l’o­ri­gine récente de ces chas­seurs-cueilleurs com­plexes peuvent être affaire de tech­no­lo­gie. Il est cer­tain que les Chu­mash, le long de la côte cali­for­nienne, n’ont pas connu d’inégalité et de guerre avant 600 de notre ère, lors­qu’ils apprirent à construire de grands canoës à planches pour l’o­céan, ce qui leur per­mit de chas­ser de grands mam­mi­fères marins et de domi­ner mili­tai­re­ment les vil­lages côtiers[7]. Grae­ber et Wen­grow ignorent les Chu­mash et prennent plu­tôt l’exemple des Yurok, moins bien connus, plus à l’in­té­rieur des terres.

Ils choi­sissent un troi­sième exemple de four­ra­geurs com­plexes, les Calu­sa du sud de la Flo­ride. Dans un sens, ces peuples étaient aus­si des pêcheurs avec des chefs diri­geants, des guer­riers, des inéga­li­tés de classe, l’es­cla­vage, des canots de guerre coû­teux et une dépen­dance à la pêche de mam­mi­fères marins, d’al­li­ga­tors et de gros poissons.

Grae­ber et Wen­grow décrivent les Calu­sa comme « un peuple non agri­cole ». Mais, comme ils le recon­naissent, les pêcheurs calu­sa consti­tuaient le groupe domi­nant d’un ensemble social beau­coup plus vaste. Tous les autres groupes étaient des agri­cul­teurs, qui payaient un tri­but aux diri­geants calu­sa sous la forme de grandes quan­ti­tés de nour­ri­ture, d’or et de cap­tifs euro­péens et afri­cains réduits en escla­vage. Cette nour­ri­ture per­met­tait à l’é­lite calu­sa, et à 300 guer­riers à plein temps, de vivre sans tra­vailler[8].

Être contre l’État

Selon nous, et en accord avec Flan­ne­ry et Mar­cus, Scott et al., la lutte poli­tique cen­trale dans toutes les socié­tés de classe jus­qu’à récem­ment consis­tait à savoir qui tra­vaillait la terre et qui rece­vait la nour­ri­ture. Grae­ber et Wen­grow voient les choses dif­fé­rem­ment. Pour eux, la ques­tion cen­trale est le pou­voir, et l’en­ne­mi prin­ci­pal est l’É­tat. Cela les amène à igno­rer les classes sociales de plu­sieurs façons. Mais pas parce qu’ils sont anar­chistes — la plu­part des anar­chistes ont tou­jours été capables de se concen­trer simul­ta­né­ment sur les classes et le pouvoir.

Ce qu’on remarque, c’est que les omis­sions, dans Au com­men­ce­ment était…, sont nom­breuses. Grae­ber et Wen­grow semblent si dési­reux d’avancer un argu­ment en faveur des assem­blées consen­suelles et par­ti­ci­pa­tives qu’ils nous laissent une série d’é­nigmes sur les bras. Quatre brefs exemples peuvent illus­trer le problème.

Les auteurs ne s’in­té­ressent pas à l’essor de l’i­né­ga­li­té de classes dans les vil­lages qui pré­cède si sou­vent les États et les villes, et rejettent même la lit­té­ra­ture à ce sujet. Ils ne s’in­té­ressent pas non plus aux petits royaumes, sei­gneu­ries et baron­nies. Tant qu’il n’y a pas de grands États cen­tra­li­sés, tout va bien. Nous avons vu cer­tains des tours et détours que cela génère dans leur compte-ren­du des four­ra­geurs com­plexes. Ils réap­pa­raissent dans un cer­tain nombre d’autres domaines.

L’In­dus. Ils sou­lignent, à juste titre, l’exemple éton­nant et impor­tant de l’an­cienne cité de Mohen­jo-Daro le long de l’In­dus, où envi­ron 40 000 per­sonnes vivaient sans inéga­li­té de classe ni État.

Ils sug­gèrent ensuite, à la manière des his­to­riens de l’Hin­dut­va, que Mohen­jo-Daro était en fait orga­ni­sée selon des lignes de castes sud-asia­tiques. Cepen­dant, affirment Grae­ber et Wen­grow, ces lignes de castes étaient éga­li­taires. Dans un pre­mier temps, cela laisse per­plexe, mais ils veulent dire par-là que l’i­né­ga­li­té de castes est accep­table tant qu’il n’y a pas de roi[9].

Nat­chez. Ils mini­misent constam­ment le pou­voir des royau­tés tra­di­tion­nelles. Ils men­tionnent, par exemple, le royaume indi­gène de Nat­chez sur le Mis­sis­sip­pi. Grae­ber et Wen­grow affirment que le pou­voir et la cruau­té vicieuse du roi soleil ne s’é­ten­daient pas au-delà de son vil­lage. En réa­li­té, le royaume de Nat­chez consti­tuait une force régio­nale majeure dans le com­merce d’esclaves au ser­vice des plan­teurs blancs[10].

Sacri­fice humain. Grae­ber et Wen­grow sou­lignent à juste titre le fait impor­tant que des mani­fes­ta­tions publiques cruelles de sacri­fices humains sont obser­vées dans les pre­miers États du monde. Des dizaines ou des cen­taines de per­sonnes étaient sacri­fiées, sou­vent des cap­tifs de guerre, des jeunes femmes ou des pauvres.

Ils s’indignent, à rai­son. Mais ils pensent aus­si que le but de ces sacri­fices était de ter­ri­fier leurs enne­mis, les habi­tants des autres États. Nous pen­sons, au contraire, que l’ob­jec­tif prin­ci­pal était de ter­ri­fier le public réel de l’ef­fu­sion de sang, les sujets du cruel État local.

Il s’agit pro­ba­ble­ment de la rai­son pour laquelle une telle cruau­té est carac­té­ris­tique des débuts de l’his­toire de chaque État. Au départ, la légi­ti­mi­té de l’É­tat est encore faible, c’est donc à ce moment-là que la ter­reur est la plus néces­saire. C’est aus­si pro­ba­ble­ment pour­quoi les sacri­fices publics spec­ta­cu­laires dis­pa­raissent à mesure que le pou­voir de l’É­tat se conso­lide, même si la guerre continue.

Les assem­blées. Les assem­blées elles-mêmes repré­sentent un der­nier exemple impor­tant. Grae­ber et Wen­grow sou­lignent à juste titre le pou­voir des assem­blées de villes dans les royaumes et les États de l’an­cienne Méso­po­ta­mie. Ils pré­tendent que cela prouve que les rois n’é­taient pas tout puis­sants. Ils ont sans doute rai­son. Il fau­drait être très naïf pour croire que la lutte des classes s’était arrê­tée dans ces royaumes.

Mais Grae­ber et Wen­grow s’avancent ensuite brus­que­ment. Ils sug­gèrent que ces assem­blées de ville res­sem­blaient aux assem­blées d’Oc­cu­py et d’autres mou­ve­ments de jus­tice sociale, avec une démo­cra­tie participative.

Il n’y a aucune preuve de l’existence d’une quel­conque forme de démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive dans l’an­cienne Méso­po­ta­mie. Cepen­dant, nous dis­po­sons de nom­breuses preuves d’as­sem­blées à l’é­chelle de villes ou de nations dans d’autres socié­tés de classe. Toutes ces socié­tés étaient domi­nées par les hommes les plus riches et par des familles puis­santes. Dans la Sparte antique, les pro­prié­taires ter­riens domi­naient. Même chose pour le sénat romain. Et avec le roi Jean et les barons. Et jus­qu’à très récem­ment, les élec­teurs de chaque par­le­ment en Europe n’étaient que les riches.

Cette myo­pie importe. Comme beau­coup d’autres, nous per­ce­vons les royaumes et les États comme une manière dont les classes domi­nantes dans des socié­tés inéga­li­taires se réunissent pour conso­li­der leur pou­voir et faire res­pec­ter les règles. Dans Au com­men­ce­ment était…, ce pro­ces­sus est invisibilisé.

* * *

Grae­ber et Wen­grow sont en colère. Il y a dans cette colère une éner­gie qui plai­ra aux lec­teurs qui, comme nous, déses­pèrent des inéga­li­tés pla­né­taires, détestent la poli­tique de l’é­lite trans­na­tio­nale et craignent le chaos climatique.

À bien des égards, leur livre est une véri­table bouf­fée d’air frais. Et nous par­ta­geons leur hos­ti­li­té envers tous les États exis­tants. Mais pour aller de l’a­vant, arrê­ter le chan­ge­ment cli­ma­tique, nous avons besoin d’une com­pré­hen­sion de la condi­tion humaine qui prenne en compte l’im­por­tance cen­trale des classes sociales et de l’environnement.

Nan­cy Lin­dis­farne et Jona­than Neale


IV. Au commencement était… quelques lacunes et imprécisions – (par K. A. Appiah)

Une autre cri­tique du livre de Wen­grow et Grae­ber, rédi­gée par le phi­lo­sophe bri­tan­ni­co-état­su­nien d’origine gha­néenne Kwame Antho­ny Appiah, a été publiée dans le bimen­suel new-yor­kais The New York Review of Books[11]. David Wen­grow y a répon­du, et Appiah a ensuite lui-même répon­du à Wen­grow dans un échange publié sur le site de la revue[12]. Voi­ci quelques extraits de la réponse finale d’Appiah.

*

[…] Au com­men­ce­ment était… a beau être une vaste somme, inévi­ta­ble­ment, il reflète seule­ment le maté­riel archéo­lo­gique que ses auteurs ont consul­té — les auto­ri­tés qu’ils ont enrô­lées. Ils ont le droit de pas­ser au crible les preuves et de pré­sen­ter leurs propres conclu­sions ; je suis d’ac­cord avec Wen­grow sur ce point. La dif­fi­cul­té sur­vient lorsque ce qu’ils pré­sentent comme un résu­mé de l’é­tat des connais­sances dont nous dis­po­sons en archéo­lo­gie contre­dit la lit­té­ra­ture savante qu’ils citent. « Avec le temps et sur la base des témoi­gnages archéo­lo­giques dis­po­nibles, la grande majo­ri­té des spé­cia­listes ont fini par admettre que la civi­li­sa­tion urbaine de la val­lée de l’Indus n’impliquait ni prêtres-rois, ni noblesse guer­rière, ni équi­valent d’“État” », affirment-ils. En consul­tant le maté­riel source, nous décou­vrons pour­tant que les experts sont assez divi­sés sur le sujet. Ce que je veux dire, ce n’est pas que Au com­men­ce­ment était… carac­té­rise mal les juge­ments de Kenoyer sur la struc­ture poli­tique de Mohen­jo-Daro, mais qu’il ne les carac­té­rise pas du tout. Je remarque un sché­ma récur­rent concer­nant les opi­nions qui sont enten­dues. Wen­grow affirme que « les études les plus récentes » sou­tiennent la vision de Pos­sehl, mais l’ar­ticle qu’il a en tête — un aper­çu théo­rique fas­ci­nant d’A­dam S. Green, qui sou­ligne effec­ti­ve­ment des preuves d’égalitarisme — s’é­carte for­te­ment à la fois du modèle de l’« élite ges­tion­naire » de Kenoyer et du « para­digme sans État » de Pos­sehl. L’ar­ticle de Green, exqui­sé­ment pro­vi­soire, montre clai­re­ment que la nature poli­tique des socié­tés de l’In­dus est sujet de dis­corde, et non de consensus.

De même, Au com­men­ce­ment était… sug­gère que la recherche archéo­lo­gique converge vers l’i­dée que Teo­ti­hua­can, à par­tir de 300 après J.-C. envi­ron, a adop­té l’é­ga­li­ta­risme et la gou­ver­nance col­lec­tive et a reje­té les suze­rains, même les « lea­ders à poigne ». Ils affirment que « tous les indices convergent », que « divers cher­cheurs mar­chant dans les pas de Pasz­to­ry ont fini par se ral­lier à son inter­pré­ta­tion », que les « meilleurs spé­cia­listes du site sont tous à peu près d’accord pour affir­mer que Teo­ti­hua­can était sciem­ment ordon­née selon des prin­cipes éga­li­taires ». […] Pour­tant, ce que je constate, c’est que beau­coup sont par­ve­nus à des conclu­sions différentes.

Par­mi ces archéo­logues figurent les auto­ri­tés que Au com­men­ce­ment était… cite à l’ap­pui de Pasz­to­ry, comme René Mil­lon, qui a réper­to­rié des preuves de hié­rar­chie et mili­ta­risme à Teo­ti­hua­can et qui pense que sa gou­ver­nance pour­rait être deve­nue oli­gar­chique ; et George Cow­gill, qui s’é­carte expli­ci­te­ment du récit « uto­pique » de Pasz­to­ry et pro­pose comme modèle la Venise de la Renais­sance, une répu­blique diri­gée par un doge. L’é­pi­gra­phiste David Stuart affirme qu’à la fin du IVe et au début du Ve siècle, une per­sonne repré­sen­tée par un glyphe en forme de hibou était le roi de Teo­ti­hua­can, tan­dis que d’autres archéo­logues sup­posent qu’il pou­vait y avoir une assem­blée d’é­lite ou une aris­to­cra­tie plu­tôt qu’un monarque ; ce glyphe pou­vait dési­gner une fonc­tion plu­tôt qu’un titu­laire de fonc­tion. Des décou­vertes récentes ont ravi­vé ces débats. Encore une fois, Grae­ber et Wen­grow sont libres de for­mu­ler leur propre conclu­sion selon laquelle Teo­ti­hua­can était « une expé­rience uto­pique de vie urbaine », mais on ne peut pas dire qu’elle repré­sente un consen­sus professionnel.

Quant aux « sept siècles [au moins] d’autogouvernement col­lec­tif » qu’aurait connu Uruk selon Grae­ber et Wen­grow, la preuve est-elle vrai­ment à cher­cher dans les quar­tiers et les conseils de l’é­poque monar­chique ? Ou bien la coexis­tence même de monarques et de conseils sug­gère-t-elle que nous sommes en train de construire des châ­teaux, voire des com­munes, en Espagne ? Je ne dis pas qu’U­ruk a ou n’a pas béné­fi­cié de ces sept siècles d’« auto­gou­ver­ne­ment col­lec­tif », mais à moins que cette expres­sion ne soit uti­li­sée de manière très per­mis­sive, j’ai du mal à voir com­ment cette pos­si­bi­li­té peut être qua­li­fiée de fait établi.

En ce qui concerne Çatal Höyük, ma remarque ne por­tait pas sur la carac­té­ri­sa­tion poli­tique géné­rale du lieu par Au com­men­ce­ment était…. Elle por­tait sur les déduc­tions que nous devrions tirer de l’exis­tence de figu­rines fémi­nines et de l’ab­sence sup­po­sée de figu­rines mas­cu­lines équi­va­lentes. Ces repré­sen­ta­tions témoignent-elles d’une « conscience nou­velle du sta­tut des femmes » ? Grae­ber et Wen­grow n’u­ti­lisent jamais le terme « gyno­cen­trique » en ce qui concerne Çatal Höyük ; ils uti­lisent, dans ce contexte, le terme « matriar­cat » et consacrent quelques para­graphes utiles à la défi­ni­tion de ce terme d’une manière par­ti­cu­lière qui récuse le « ‑archie » lié à la domi­na­tion. (J’évite moi-même le terme « matriar­cal », car, sans cette pré­ci­sion, il risque de sug­gé­rer une forme de domi­na­tion qu’Au com­men­ce­ment était… conteste). Grae­ber et Wen­grow, à la suite de Hod­der, trouvent évident que les figu­rines fémi­nines, avec leurs seins pen­dants et leurs ron­deurs, n’ont aucun rap­port avec l’é­ros ou la fer­ti­li­té, mais sont « à coup sûr de[s] matriarches d’un genre ou d’un autre, leurs formes déno­tant un inté­rêt pour les femmes âgées ». Ici, des ques­tions se posent. L’une d’elles est de savoir si nous aurions exa­mi­né leurs preuves dif­fé­rem­ment s’ils avaient pré­ci­sé que la plu­part des figu­rines de Çatal Höyük réper­to­riées par les archéo­logues repré­sentent des qua­dru­pèdes (ou leurs cornes).

Pour­quoi cela importe-t-il ? Parce qu’en ce qui concerne une cer­taine caté­go­rie d’exemples — les villes pré­his­to­riques qui, selon eux, ne pos­sé­daient pas d’é­lite diri­geante ou ges­tion­naire — Grae­ber et Wen­grow semblent un peu trop ché­rir leur thèse et, tels des parents sur­pro­tec­teurs, ont ten­dance à la tenir à l’é­cart des cou­rants d’air froids que consti­tuent les preuves n’allant pas dans leur sens. Ce qui nous amène aux méga­sites ukrai­niens. Dans un article publié en 2017, John Chap­man remet métho­di­que­ment en ques­tion la vision de ces sites comme des « éta­blis­se­ments per­ma­nents à long terme com­pre­nant plu­sieurs mil­liers de per­sonnes », vision qu’il divise en un modèle maxi­ma­liste et un modèle stan­dard. S’ap­puyant sur les preuves de son tra­vail à Nebe­liv­ka et sur des cal­culs basés sur les preuves dis­po­nibles concer­nant les autres sites, il conclut que

« la seule réponse logique consiste à rem­pla­cer le modèle stan­dard (sans par­ler du modèle maxi­ma­liste) par une ana­lyse mini­ma­liste qui envi­sage un mode d’é­ta­blis­se­ment moins per­ma­nent, plus sai­son­nier, ou un éta­blis­se­ment per­ma­nent plus petit impli­quant la coha­bi­ta­tion d’un nombre beau­coup plus res­treint de personnes. »

Peut-être y avait-il une petite popu­la­tion à l’an­née ; peut-être s’a­gis­sait-il de sites où des « cen­taines de pèle­rins ou de fes­ti­va­liers » se pré­sen­taient de façon sai­son­nière ; peut-être les deux à la fois.

Mais ce que nous avons trou­vé sur les méga­sites, même sur un site aus­si éten­du que Tal­jan­ky, ce ne sont pas des villes — c’est-à-dire que ces éta­blis­se­ments sont éloi­gnés de la défi­ni­tion du dic­tion­naire d’une ville, de ce que nous, lec­teurs, com­pre­nons par ce mot et, pour autant que je puisse en juger, de ce que Grae­ber et Wen­grow entendent par là. Ils affirment que la plu­part des archéo­logues consi­dèrent comme une ville « tous les sites den­sé­ment peu­plés de plus de 150 hec­tares envi­ron, et à coup sûr de plus de 200 hec­tares » ; pour­tant, Chap­man est convain­cu que les « méga­sites étaient des éta­blis­se­ments de faible densité ». […] 

Kwame Antho­ny Appiah


V. L’œil féministe : Au commencement était… l’oubli — (par Audrey A.)

Le sys­tème idéo­lo­gique sou­te­nant la thèse de leur ouvrage — révo­lu­tion­naire, selon les auteurs eux-mêmes — fait ample­ment appel aux pon­cifs patriar­caux habi­tuels. Pour G&W, l’organisation des socié­tés humaines, non, l’organisation des socié­tés de l’Homme, s’est démar­quée des orga­ni­sa­tions de pri­mates on ne sau­ra jamais vrai­ment com­ment. Au com­men­ce­ment était la confu­sion, et les rois sont arri­vés. S’en est sui­vi un mélange d’anarchie et de libé­ra­lisme : de tout temps, toute socié­té sapiens fut hié­rar­chique et inéga­li­taire, et de tout temps les choix indi­vi­duels et la liber­té déter­mi­naient aus­si ces socié­tés. Peut-être même que les formes de pou­voir oscil­laient en fonc­tion des sai­sons. En fusion­nant les notions de noma­disme sai­son­nier, de rituels et de gou­ver­nance, nos révo­lu­tion­naires sont à deux doigts d’inventer la sai­son­na­li­té poli­tique, ou le cycle de la gou­ver­nance. Jan­vier-février, com­mu­nisme, mars-avril, ultra­li­bé­ra­lisme, mai-juin, anar­chisme, juillet-août, auto­ri­ta­risme, etc. Quel dom­mage qu’ils n’aient pas pen­sé à nous pro­po­ser un concept aus­si révo­lu­tion­naire, bien qu’entièrement dénué de fon­de­ments et ne ren­voyant à rien qui ait jamais exis­té, sinon une théo­rie lunaire de la dégra­da­tion des formes de gou­ver­ne­ment ima­gi­née par Pla­ton. Mais Pla­ton ne fai­sait que jouer des varia­tions sur thème au pipeau en pré­sen­tant 5 nuances de patriar­cat, et non pas une véri­table théo­rie de « poli­tique évo­lu­tion­naire », quoi que cela veuille dire. Nous ne comp­tons pas la fameuse Poli­téia, qui, pareil au Dasein hei­deg­gé­rien, est res­tée la grande irré­so­lue de Platon.

G&W ont oublié quelque chose de fon­da­men­tal, et pareil à leurs pré­dé­ces­seurs phro­ni­mos, aspi­rants à la sagesse, ont oublié leur oubli. Ce pour­quoi ils ne font que tour­ner en rond tout au long de l’ouvrage, dia­lo­guant en vase clos avec de très grands hommes, ain­si qu’avec des hommes de sagesse indi­gène, « leurs égaux intel­lec­tuels », la fra­ter­ni­té pla­to­nique ne connais­sant pas les fron­tières. Pour nos deux auteurs refu­sant d’associer la civi­li­sa­tion à l’urbanivarium de la Cité, la Polis, et pré­fé­rant ren­voyer le mot à ses racines latines de civi­lis tout en s’épargnant une remon­tée au grec Poli­teia — entendre, consti­tu­tion ou État, conte­nant polis, soit, la Cité — le tour est com­plet. La Répu­blique de Pla­ton est titrée Perì poli­teías : Sur l’État ou Sur la consti­tu­tion. Insis­tons, car l’un des objec­tifs du livre est de s’éloigner des théo­ries pla­to­ni­ciennes aux ori­gines récentes du sys­tème idéo­lo­gique (et de son corol­laire pra­tique, le sys­tème d’exploitation) occi­den­tal, délé­tère à la pla­nète entière. Or, de Pla­ton leur vient la conscience patriar­cale et à Pla­ton elle retour­ne­ra, fai­sant en 800 pages plu­sieurs cycles de rai­son­ne­ment cir­cu­laires, enfon­çant les portes ouvertes au bélier de leur igno­rance sélec­tive, au fils des sai­sons de leur argu­men­taire et ne crai­gnant jamais l’autocontradiction.

Au com­men­ce­ment, disent-ils à l’instar des mytho­graphes de l’Ancient Tes­ta­ment, était l’homme indi­vi­dua­liste hié­rar­chique et son contraire (« hié­rar­chie et éga­li­té [appa­raissent] simul­ta­né­ment, comme si elles se com­plé­men­taient l’une l’autre »), ain­si que toutes les essences pla­to­ni­ciennes en attentes d’actualisation (« un défi­lé de car­na­val où para­de­raient toutes les confi­gu­ra­tions poli­tiques ima­gi­nables »), mais au final, on ne peut pas savoir, alors l’on s’abaissera à jeter une cita­tion de Nietzsche en dépit de notre res­pec­ta­bi­li­té aca­dé­mique. Qu’à cela ne tienne, lorsque nos auteurs s’avancent à pro­phé­ti­ser, c’est hors de la caverne de la pythie que tom­be­ront leurs pré­dic­tions : « Chan­ger d’identité à chaque sai­son peut paraître for­mi­dable, mais c’est quelque chose qu’aucun lec­teur de ce livre ne risque de connaître per­son­nel­le­ment un jour. » Consé­quence de l’oubli de leur oubli. Comme tout pen­seur pla­to­ni­cien, G&W n’aiment pas trop l’égalité, et l’abondance qu’ils ne peuvent conce­voir hors de leur champ visuel ter­ri­ble­ment euro­cen­tré leur donne des bou­tons. Si les socié­tés humaines sont ense­ve­lies par des sys­tèmes éta­tiques (auto­ri­taires) c’est donc parce que les indi­vi­dus qui les com­posent le veulent bien ! — ou le dis­cours de la ser­vi­tude volon­taire. Reduc­tio ad absur­dum, elle l’a bien cher­ché ; ou encore, l’homme est un loup pour l’homme ; et enfin, la volon­té d’un homme ou d’un groupe d’hommes forts et plus ver­tueux que les autres (éty­mo­lo­gi­que­ment, des aris­to­crates) pour­ra sor­tir les masses de la socié­té éta­tique inéga­li­taire et vio­lente (mais il fau­drait quand même qu’elle ne soit pas trop éga­li­taire non plus). Au com­men­ce­ment étaient, lisent-ils dans les archives « patri­mo­niales », les socié­tés d’exploitation anar­cho­li­bé­rale. Révolutionnaire.

L’homme est pas­sé de pri­mate à sapiens conte­nant en lui le libre choix indi­vi­duel et l’autodétermination, et toutes les essences poli­tiques pla­to­ni­ciennes en attente d’actualisation, nous ont jusqu’ici dit nos auteurs. « Ce livre trai­tant prin­ci­pa­le­ment de la liber­té (de l’homme, insis­tons), il nous paraît de bon aloi de pla­cer le cur­seur un peu plus à gauche qu’on ne le fait d’ordinaire, c’est-à-dire de consi­dé­rer que, col­lec­ti­ve­ment, les humains ont davan­tage voix au cha­pitre qu’on ne le pense géné­ra­le­ment. » Aus­si, par « plus à gauche », il faut entendre : en fai­sant un tour com­plet qui nous ramène tout à droite, car n’oublions pas que « l’endroit pré­cis où nous pla­çons le cur­seur entre liber­té et déter­mi­nisme relève lar­ge­ment de nos pré­fé­rences per­son­nelles ». C’est mon choix repré­sente pour­tant le plus bas degré de la conscience poli­tique patriar­cale, mal­heu­reu­se­ment par­ta­gée par la grande majo­ri­té des femmes, en l’absence de facul­té (incul­quée) à conce­voir la nature sys­té­mique et struc­tu­relle de l’exploitation. Nous pou­vons en dire autant de nos auteurs qui mar­tèlent sciem­ment les thèses qui les arrangent et n’en font lit­té­ra­le­ment qu’à leur tête ou comme ils le disent, selon leurs pré­fé­rences per­son­nelles.

Comme tout pen­seur pla­to­ni­cien (miso­gyne par défaut), G&W n’aiment pas la maté­ria­li­té, les preuves, la chair et le sang. Ils n’aiment pas non plus Dar­win. Aus­si pré­sen­te­ront-ils une théo­rie de l’évolution humaine qui ignore la sélec­tion sexuelle et le rôle capi­tal des pré-humaines dans l’avènement du sym­bo­lisme, du lan­gage et de l’art. Et pas seule­ment parce qu’ils s’octroient l’autorité de décré­ter qui est un anthro­po­logue d’autorité et qui n’en est pas un — sur­tout, qui n’en est pas une. Comme tout pla­to­ni­cien, G&W n’aiment pas trop les tra­vaux des femmes, sauf lorsqu’il s’agit de s’aventurer en Atlan­tide pas­sée et se ran­ger aux côtés des détrac­teurs mal­hon­nêtes (les preuves dérangent) afin de ras­su­rer le confrère (révo­lu­tion­naire, mais pas trop) en avan­çant que l’on ne peut pas vrai­ment savoir, et de conclure qu’il s’agit fina­le­ment d’histoire de bonnes femmes en allant jusqu’à l’insulte : « Aujourd’hui, les spé­cia­listes ont ten­dance à pen­ser que ces figu­rines pour­raient tout aus­si bien être des équi­va­lents de nos pou­pées Bar­bie (avec les cri­tères de beau­té fémi­nine de l’époque) ou qu’elles rem­plis­saient toutes sortes de fonc­tions (ce qui est pro­ba­ble­ment exact). » Ignorent-ils déli­bé­ré­ment les défenses trop polies for­mu­lées par Heide Gött­ner-Aben­droth et Max Dashu, ou la cri­tique magis­trale, sinon intel­lec­tuel­le­ment humi­liante, que leur a adres­sée l’anthropologue évo­lu­tion­naire Camille Power ? Les cher­cheuses perdent une quan­ti­té inima­gi­nable de temps à devoir démon­ter les affir­ma­tions péremp­toires de l’arrogance mas­cu­line d’hommes qui se trans­mettent sciem­ment leurs erreurs et leurs rac­cour­cis de paille comme autant de muta­tions expo­nen­tielles, à l’instar de la trans­mis­sion de leur chro­mo­some Y.

La somme d’érudition pré­sen­tant nombre de théo­ries tant pas­sées qu’expédiées et consti­tuant le gros de l’ouvrage appa­rait alors comme un pré­texte, un déco­rum dont le but est d’enrober et jus­ti­fier la posi­tion poli­tique par­ta­gée par les auteurs (nous, nos dési­rs et notre argent, quelque chose sur l’écologie, et on raconte ce qu’on veut d’abord !) qui, en bons aca­dé­mi­ciens mâles, écartent d’un revers de main hau­tain les tra­vaux de som­mi­tés comme l’anthropologue évo­lu­tion­naire Sara Blaf­fer Hrdy et l’archéologue Mari­ja Gim­bu­tas — qu’ils n’ont mani­fes­te­ment pas lu sinon par l’entremise de Peg­gy San­day et de Char­lène Spret­nak, jetant en biblio­gra­phie un ouvrage de cha­cune peut-être choi­si au hasard. Pour com­prendre la fabri­ca­tion par l’académie conser­va­trice d’une théo­rie empaillée de Gim­bu­tas, nos auteurs pres­sés d’avancer leur pré­fé­rence théo­rique auraient été mieux avi­sés de lire la pré­sen­ta­tion de Heide Gött­ner-Aben­droth sur le sujet. Qu’à cela ne tienne, lorsque les auteurs vont effec­ti­ve­ment ouvrir un livre écrit par des cher­cheuses qui, au pas­sage, ne sont plus des spé­cia­listes recon­nues de leurs domaines de recherches (anthro­po­logues évo­lu­tion­naires, pri­ma­to­logues, archéo­logues), mais sim­ple­ment des « fémi­nistes », c’est pour en tirer des conclu­sions favo­rables à leur idéo­lo­gie poli­tique pour­tant sans lien avec celle-ci. Et l’on en vient à se deman­der pour­quoi ils ne citent pas plu­tôt Ayn Rand — leur égale intellectuelle.

Ils semblent éga­le­ment décou­vrir les recherches « modernes », selon eux, sur la « spi­ri­tua­li­té néo­li­thique », bloc concep­tuel homo­gène çà et là confon­du avec le Paléo­li­thique (à ne pas man­quer, leur dis­cours sur l’in­tros­pec­tion poli­tique au der­nier âge gla­ciaire, nous para­phra­sons à peine) dans une com­pres­sion d’une cin­quan­taine de mil­liers d’années. Ces recherches « modernes » se com­pi­laient déjà au début du siècle der­nier avec les tra­vaux de Sir James Fra­zer et jusqu’aux tra­vaux plus récents de l’ethnologue et anthro­po­logue Heide Gött­ner-Aben­droth (The God­dess and Her Heroes, Les Socié­tés matriar­cales, etc.) en pas­sant par l’historienne et archéo­logue Ger­trude Rachel Levy (The Gates of Horns) et l’historien mytho­lo­giste Robert Graves (The Greek Myths vol I&II) pour ne citer que les grands clas­siques en la matière. Rien de sur­pre­nant à ce que soient igno­rés les tra­vaux contem­po­rains de l’historienne Ger­da Ler­ner (The Crea­tion of Patriar­chy), l’anthropologue et socio­logue Maria Mies (Women, the last Colo­nies et Patriar­chy and accu­mu­la­tion, etc.), les anthro­po­logues évo­lu­tion­naires Christ Knight (Blood rela­tions) et Camille Power (tous ses tra­vaux), l’anthropologue Max Dashu (tous ses tra­vaux). Les sui­vantes auraient cer­tai­ne­ment sou­le­vé une crise d’urticaire : l’inclassable Bar­ba­ra Wal­ker (Man Made God : A Col­lec­tion of Essays et The woman’s ency­clo­pe­dia of myths and secrets), l’anthropologue des reli­gions et théo­lo­gienne Marie Condren (The Ser­pent and the God­dess) ou encore Moni­ca Sjoo (Redis­co­ve­ring the reli­gion of the earth). Leur éru­di­tion est immense, pro­ba­ble­ment ne pou­vaient-ils pas cou­vrir tous les champs qu’ils abordent pour répondre aux ques­tions qu’ils se posent. En ce cas, consul­ter les anciens, tous mâles, auraient eu le mérite de pré­ve­nir la cir­cu­la­ri­té de cer­tains de leurs ques­tion­ne­ments concer­nant la spi­ri­tua­li­té des Atlan­tides gyno­cen­trées ou l’existence d’anciens peuples guer­riers et éga­li­taires : Plu­tarque, Apol­lo­dore, Euri­pide, Héro­dote, Hygin, Pau­sa­nias, etc. Mais nos auteurs se sont pré­va­lus des écueils, nous par­ta­geant leur recette spi­ri­tuelle : « quand on est savant ou cher­cheur, res­ter dans l’ignorance demande un réel effort ». Aucun doute là-des­sus, l’ouvrage trans­pire de leur immense effort.

Une atti­tude cava­lière sera sys­té­ma­ti­que­ment adop­tée vis-à-vis des tra­vaux de cher­cheuses. Petite sélec­tion de l’arrogance intel­lec­tuelle des auteurs qui se sont crus Davids face aux Goliath Gim­bu­tas et Hrdy tout en étant bien plus proches de gre­nouilles vou­lant se faire bœuf : « Et il est évident que cer­taines de ces fables peuvent éclai­rer le che­mi­ne­ment qui a conduit à l’humanité moderne – à l’image de ces théo­ries fémi­nistes qui voient dans la pra­tique de l’éducation col­lec­tive des enfants la source de la socia­bi­li­té propre aux humains. » Voi­là ce qu’est deve­nue Hrdy. Ou encore : « Il y avait beau­coup de vrai dans les tra­vaux de Gim­bu­tas, même si elle s’était par­fois lais­sé aller à des géné­ra­li­sa­tions fri­sant la cari­ca­ture. » Une men­tion tris­te­ment autoréférentielle.

Pour conclure, l’ouvrage est une exem­pli­fi­ca­tion de la loi de Bran­do­li­ni dou­blé d’un chef‑d’œuvre de conscience patriar­cale (qui, telle une hor­loge cas­sée, donne la bonne heure deux fois par jour) : il sert de sup­port à la vision des auteurs qui pré­vau­dra coûte que coûte sur la réa­li­té maté­rielle et sur les preuves, qu’importe les erreurs, les contra­dic­tions et le mépris jeté sur un large cor­pus de recherches qu’ils ont ten­té de mettre au ser­vice de leur fan­tai­sie poli­tique. Pour qui sou­hai­tait mettre en ques­tion leurs pré­ju­gés pla­to­ni­ciens, le comble est bel et bien d’avoir pro­duit une ode à la Poli­téia en Théoristan.

Audrey A.


VI. Remarques supplémentaires et conclusion — (par Nicolas Casaux)

Si j’ai entre­pris de tra­duire ces cri­tiques (textes I à IV) du der­nier livre de Grae­ber et Wen­grow, c’est essen­tiel­le­ment parce que les prin­ci­pales thèses qu’ils y avancent posent — lour­de­ment — pro­blème. Au tra­vers de la nou­velle his­toire radi­ca­le­ment dis­rup­tive qu’ils pré­tendent pré­sen­ter — « un tableau tota­le­ment neuf de l’évolution des socié­tés humaines au cours des trente mille ans écou­lés » ; « radi­cale nou­veau­té » ; « toutes les pièces sont donc réunies pour ré[é]crire l’histoire du monde » ; « une nou­velle science his­to­rique » ; « jeter les bases d’une nou­velle his­toire de l’humanité » ; etc. — Grae­ber et Wen­grow cherchent à faire valoir que ni la civi­li­sa­tion, ni la ville, ni l’État(-nation), ni la tech­no­lo­gie ne posent intrin­sè­que­ment pro­blème (ce qui, on en convien­dra faci­le­ment, n’a stric­te­ment rien d’o­ri­gi­nal, tout au contraire). Dans la pers­pec­tive qu’ils défendent, et ce depuis déjà long­temps, tout est à peu près com­pa­tible avec tout. Y com­pris la haute tech­no­lo­gie et l’anarchie (ou la démo­cra­tie). C’est pour­quoi David Grae­ber s’accordait sur de nom­breux points avec Peter Thiel, le mil­liar­daire co-fon­da­teur de Pay­pal, par­ti­cu­liè­re­ment tech­no­phile, avec lequel il a ami­ca­le­ment débat­tu[13]. C’est aus­si pour­quoi les tra­vaux de Grae­ber ont tou­jours béné­fi­cié d’une impor­tante pro­mo­tion, y com­pris dans les plus grands médias capi­ta­listes (Au com­men­ce­ment était… a d’ores et déjà été pro­mu par La Croix, TV5 Monde, Télé­ra­ma, Marianne, L’É­cho, Le Point, L’Obs, Le Figa­ro, le Wall Street Jour­nal, Le Monde, le Guar­dian, le New York Times, le pres­ti­gieux Time, France Culture, etc.).

La rai­son pour laquelle Grae­ber & Wen­grow défendent l’idée que ni la civi­li­sa­tion, ni la ville, ni l’État(-nation), ni la tech­no­lo­gie ne posent pro­blème est évi­dente. Ils le font pour la même rai­son que la plu­part des gens (qui ne sont ni anar­chistes, ni anti­ca­pi­ta­listes) : parce qu’ils appré­cient le confort tech­no­lo­gique moderne, l’essentiel du mode de vie hau­te­ment tech­no­lo­gique contem­po­rain. À la dif­fé­rence de leurs congé­nères, cepen­dant, G&W se disent anar­chistes et anti­ca­pi­ta­listes. Il leur faut donc trou­ver un moyen de conci­lier leur anar­chisme, leur anti­ca­pi­ta­lisme et leur amour de la moder­ni­té tech­no­lo­gique, urbaine et indus­trielle. D’où Au com­men­ce­ment était…, qui consti­tue une ten­ta­tive de faire exac­te­ment cela (et d’où leurs autres ouvrages).

Sur la technologie

Grae­ber et Wen­grow, on l’a vu, défendent leurs thèses au moyen de bon nombre d’interprétations dis­cu­tables, d’occultations et de dis­tor­sions. On pour­rait encore sou­li­gner de nom­breuses occur­rences de rai­son­ne­ments dou­teux. Exemple. Dans la conclu­sion du livre, ils écrivent :

« Il ne s’agit pas de nier le rôle joué par les tech­no­lo­gies dans le façon­nage d’une socié­té. Elles ont évi­dem­ment une impor­tance capi­tale, puisque chaque inven­tion ouvre un nou­veau champ des pos­sibles sociaux. Mais il faut se gar­der d’en faire les seules res­pon­sables de la direc­tion géné­rale emprun­tée par une socié­té. Contre toute attente, le fait que les habi­tants de Teo­ti­hua­can et de Tlax­ca­la aient uti­li­sé des outils en pierre pour construire et entre­te­nir leurs édi­fices, tan­dis que ceux de Mohen­jo-Daro ou de Knos­sos avaient recours au métal, semble n’avoir eu qu’un effet négli­geable sur l’organisation interne et même la taille de ces villes. »

Au cas où vous ne l’auriez pas remar­qué, dans un seul et même para­graphe, ils sou­tiennent que « les tech­no­lo­gies […] ont évi­dem­ment une impor­tance capi­tale », mais aus­si qu’elles semblent « n’avoir eu qu’un effet négli­geable sur l’organisation interne et même la taille » des socié­tés. Tout, rien, oui, non, blanc, noir, joker. En réa­li­té, outre quelques rares remarques dans les­quelles ils font mine d’admettre que la ques­tion tech­no­lo­gique importe, ils passent l’essentiel de leur livre à ten­ter de prou­ver l’inverse. À leurs yeux, la tech­no­lo­gie (par quoi ils entendent, semble-t-il, tout, sans dis­tinc­tion, depuis le silex jusqu’à la fusée spa­tiale) n’est pas cru­ciale dans le façon­nage des sociétés.

En évi­tant, com­mo­dé­ment, d’examiner les impli­ca­tions maté­rielles et sociales des arte­facts, des outils, des ins­tru­ments tech­niques, et en évi­tant de com­pa­rer les tech­no­lo­gies modernes aux archaïques, ils évitent notam­ment d’avoir à réa­li­ser l’existence de dif­fé­rents types de tech­no­lo­gies, aux rami­fi­ca­tions très hété­ro­gènes, et d’un déter­mi­nisme tech­no­lo­gique — rela­tif — qu’ils nient par ailleurs, en fer­vents technophiles.

S’ils s’é­taient pen­ché sur la ques­tion, G&W auraient peut-être (mais ne nous avan­çons pas trop) com­pris que toute tech­no­lo­gie est poli­tique, qu’en choi­sis­sant une tech­no­lo­gie, on choi­sit une poli­tique. Encore autre­ment dit, que « la tech­no­lo­gie impose, ou plus exac­te­ment effec­tue une restruc­tu­ra­tion de son envi­ron­ne­ment, y com­pris humain, non pas en ver­tu d’un pou­voir occulte, mais en ver­tu de sa propre logique de fonc­tion­ne­ment, des condi­tions de fonc­tion­ne­ment des dis­po­si­tifs tech­niques eux-mêmes », comme l’a noté le phi­lo­sophe Michel Puech. Et, sou­ligne le phi­lo­sophe Lang­don Win­ner, qu’en « exa­mi­nant les struc­tures sociales qui carac­té­risent l’environnement des sys­tèmes tech­niques, on découvre que cer­tains appa­reils et cer­tains sys­tèmes sont inva­ria­ble­ment liés à des orga­ni­sa­tions spé­ci­fiques du pou­voir et de l’autorité » ; qu’« adop­ter un sys­tème tech­nique don­né impose », donc, « qu’on crée et qu’on entre­tienne un ensemble par­ti­cu­lier de condi­tions sociales en tant qu’environnement de fonc­tion­ne­ment de ce sys­tème », parce que « cer­tains types de tech­no­lo­gie exigent une struc­ture par­ti­cu­lière de leur envi­ron­ne­ment social à peu près comme une voi­ture exige des roues pour pou­voir rou­ler ». Et, ain­si que l’ont remar­qué l’é­co­no­miste Wolf­gang Sachs, le phi­lo­sophe Edward Gold­smith, PMO (Pièces et Main d’Œuvre) et d’autres, que les tech­no­lo­gies modernes, les hautes tech­no­lo­gies, sont « inva­ria­ble­ment liés » à une orga­ni­sa­tion du pou­voir et de l’autorité de type auto­ri­taire, hié­rar­chique, inégalitaire.

Au lieu de quoi G&W ne ques­tionnent pas un ins­tant le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique (pro­grès tech­nique), ses fins et ses moyens. Dans une col­lec­tion d’es­sais parue en fran­çais sous le titre Bureau­cra­tie, David Grae­ber espère par exemple que « l’im­pres­sion 3D accom­pli­ra ce que les usines robo­ti­sées étaient cen­sées faire », ou « qu’autre chose y par­vien­dra » ; nous explique que si nous vou­lons « com­men­cer à ins­tal­ler des dômes sur Mars » et « inven­ter des robots qui feront notre les­sive et ran­ge­ront la cui­sine », il nous faut dépas­ser le capi­ta­lisme et inven­ter un autre sys­tème favo­ri­sant davan­tage la créa­ti­vi­té et la pro­li­fé­ra­tion tech­no­lo­gique[14].

Sur la question de l’échelle

G&W dis­cutent la ques­tion de l’échelle, ou de la taille, d’une manière simi­laire. Tout au long du livre, ils tentent, contre toute logique, de sou­te­nir qu’elle n’a essen­tiel­le­ment aucune impor­tance. Mais notent aus­si, à un moment :

« Tout cela ne veut pas dire que l’échelle – enten­due comme la taille abso­lue d’une popu­la­tion – n’a aucune impor­tance. Sim­ple­ment, elle n’en a peut-être pas autant que ne le sug­gère l’apparent “bon sens”. »

Là encore, de l’importance, mais en même temps pas vrai­ment. La plu­part du temps, leur thèse est plu­tôt la suivante :

« […] rien ne per­met de pen­ser que les petites com­mu­nau­tés sont par­ti­cu­liè­re­ment enclines à l’égalitarisme, ni, inver­se­ment, que les plus grandes doivent fata­le­ment avoir des rois, des pré­si­dents ou même des bureaucraties. »

Autre­ment dit, la taille n’a aucune impor­tance, du moins en matière orga­ni­sa­tion­nelle. Et si la taille, ou l’échelle, n’a, pour eux, (qua­si­ment) aucune impor­tance, c’est d’une part parce que les chas­seurs-cueilleurs étaient capables de s’organiser simul­ta­né­ment, y com­pris de manière démo­cra­tique, à des échelles dif­fé­rentes : faire à la fois par­tie d’une bande et d’ensembles sociaux plus vastes. Et d’autre part parce que, selon eux, les « pre­mières villes ne pré­sen­taient que très rare­ment des traces de gou­ver­ne­ment auto­ri­taire ». Si la pre­mière idée est exacte, la seconde, ain­si que l’a noté Appiah, est lour­de­ment dis­cu­table, sinon une simple vue de l’esprit. & d’une vue de l’esprit et d’un argu­ment hors sujet, nous devrions conclure que la taille, ou l’échelle, n’a aucune espèce d’importance ?! Non merci.

Mais admet­tons — très géné­reu­se­ment — qu’ils aient rai­son en ce qui a trait aux pre­mières villes. Admet­tons qu’il y a plu­sieurs mil­liers d’années, quelques mil­liers d’humains par­ve­naient à faire socié­té démo­cra­ti­que­ment dans un cadre urbain. Pour­quoi, d’un tel fait, devrions-nous déduire qu’il est alors pos­sible de faire de même dans les villes modernes de plu­sieurs mil­lions d’habitants (qui n’ont maté­riel­le­ment et tech­no­lo­gi­que­ment rien à voir) ?! Cer­tai­ne­ment pas. Une autre ques­tion se pose : com­ment se fait-il que les pre­mières villes de la pré­his­toire aient été éga­li­taires, démo­cra­tiques, mais qu’à comp­ter de l’invention de l’histoire et de l’écriture, plus aucune ne l’ai jamais été ? Mys­tère, mystère.

Contrai­re­ment à ce que G&W pré­tendent, beau­coup de choses incitent à pen­ser que les petites com­mu­nau­tés sont par­ti­cu­liè­re­ment pro­pices (non pas enclines) à une orga­ni­sa­tion sociale de type démo­cra­tique, tan­dis que les plus grandes ont ten­dance à appe­ler une orga­ni­sa­tion de type hié­rar­chique. Et avant tout ce fait rela­ti­ve­ment éta­bli que les socié­tés les plus démo­cra­tiques que l’on connaisse étaient toutes de petite taille. Et que hié­rar­chie est bien sou­vent syno­nyme d’efficacité — certes pas dans tous les domaines, certes pas dans ceux que l’on devrait consi­dé­rer comme les plus impor­tants, mais dans divers cas de figures et diverses optiques[15]. Les rai­sons sont nom­breuses pour les­quelles la ques­tion de la taille (ou de l’échelle) importe cru­cia­le­ment. Mais les exa­mi­ner implique de dis­cu­ter à la fois de poli­tique, de phy­sique et de tech­no­lo­gie. Heu­reu­se­ment, elles ont déjà été dis­cu­tées, en par­tie, par Oli­vier Rey dans son livre Une ques­tion de taille (2013).

Sur la civilisation

Autre exemple de confu­sion, mau­vaise foi ou stu­pi­di­té (au choix). G&W écrivent :

« Une par­tie du pro­blème vient de l’équivalence qui a été éta­blie entre civi­li­sa­tion et vie urbaine, puis entre ville et État. Nous l’avons dit : cette équi­va­lence ne se jus­ti­fie pas sur le plan his­to­rique, et pas davan­tage sur le plan éty­mo­lo­gique. “Civi­li­sa­tion” dérive du latin civi­lis, un terme qui ren­voie aux ver­tus de sagesse poli­tique et d’entraide qui per­mettent aux socié­tés de s’organiser sur la base de la coa­li­tion volontaire. »

Bien essayé. Sauf que non. His­to­ri­que­ment et éty­mo­lo­gi­que­ment, le terme de civi­li­sa­tion est lié à la ville et à l’État. Ils le rap­pellent d’ailleurs dans un pas­sage anté­rieur du livre, là encore, se contre­di­sant eux-mêmes :

« Ce n’est pas un hasard si, dans la langue anglaise comme dans la langue fran­çaise, les mots “poli­tique”, “poli­tesse” et “police” sont si proches : leur racine com­mune est le mot grec polis, qui signi­fie “cité”. Son équi­valent latin, civi­tas, a éga­le­ment don­né “civi­li­té” et “civique”, ain­si que “civi­li­sa­tion” dans son accep­tion moderne. »

Il fau­drait savoir : civi­lis ou civi­tas ?! Le mot civi­li­sa­tion vient-il — ou non — de la « cité », de la ville ?! Oui, évi­dem­ment. Son pre­mier usage écrit se trouve dans le livre L’Ami des hommes du Mar­quis de Mira­beau publié en 1756, et désigne, dès le départ, ain­si que Mira­beau le note dans un manus­crit ulté­rieur inti­tu­lé L’Amy des femmes ou Trai­té de la civi­li­sa­tion, « l’adoucissement [des] mœurs, l’urbanité, la poli­tesse, et les connais­sances répan­dues de manière que les bien­séances y soient obser­vées et y tiennent lieu de lieu de détail » (je sou­ligne). Le mot et l’idée de civi­li­sa­tion sont immé­dia­te­ment employés par des classes urbaines de let­trés, appar­te­nant donc à un État, afin de dési­gner leur propre condi­tion sociale (idéale) et la faire contras­ter avec celles des gueux, des pay­sans, des sau­vages, des bar­bares, etc. Si le mot « civi­li­sa­tion » ren­voie aus­si à des ver­tus, il ne désigne cer­tai­ne­ment pas, jamais, le fait pour des « socié­tés de s’organiser sur la base de la coa­li­tion volon­taire », mais au contraire la sou­mis­sion à un régime juri­dique éta­bli par une mino­ri­té à son propre avan­tage[16].

Sur l’égalité et l’inégalité

L’incohérence gro­tesque du pro­pos de G&W n’est peut-être jamais aus­si fla­grante que dans leur dis­cus­sion de l’idée d’égalité. Ils com­mencent leur livre en pré­ten­dant que l’égalité est un concept flou, vague, indé­ter­mi­né, qui d’ailleurs n’existait pas avant le siècle des Lumières. Faux. Et absurde. L’égalité et l’inégalité sont des concepts clairs, que les humains com­prennent et uti­lisent depuis des mil­lé­naires. Ils écrivent :

« pour un homme du Moyen Âge, par­ler des “ori­gines de l’inégalité” n’aurait eu aucun sens. Il était alors com­mu­né­ment admis que les rangs et les hié­rar­chies avaient tou­jours fait par­tie du pay­sage, même dans le Jar­din d’Éden […]. En tant que concepts, l’égalité sociale et son contraire, l’inégalité, n’existaient tout sim­ple­ment pas. […] Ce n’est donc pas que les pen­seurs de ce temps-là reje­taient l’idée d’égalité sociale ; appa­rem­ment, il ne leur venait même pas à l’esprit qu’une telle chose pût exister. »

D’abord, on remarque que pour eux, « un homme du Moyen Âge » ou « les pen­seurs [du Moyen Âge] » sont des expres­sions inter­chan­geables. D’où une pre­mière confu­sion. Si, pour la classe des let­trés du Moyen Âge, « les rangs et les hié­rar­chies avaient tou­jours fait par­tie du pay­sage, même dans le Jar­din d’Éden », il n’en allait pas de même pour les petites gens. Les innom­brables révoltes pay­sannes ayant émaillé le Moyen Âge en témoignent.

G&W oublient aus­si de men­tion­ner qu’à peu près depuis l’avènement de l’écriture, en tout cas depuis que l’usage de l’écriture s’est déve­lop­pé dans la civi­li­sa­tion, il existe — au sein même de la civi­li­sa­tion, donc — une féroce cri­tique de la civi­li­sa­tion, de son ini­qui­té, de ses vices, de ses inéga­li­tés. For­mu­lée de diverses manières par divers pen­seurs et écoles de pen­sée, on la sub­sume par­fois sous l’appellation de « pri­mi­ti­visme ». Deux auteurs, his­to­riens, que G&W men­tionnent seule­ment en pas­sant, Arthur Love­joy et George Boas, sont connus pour avoir publié de nom­breux ouvrages sur le sujet[17]. Depuis les taoïstes anar­chistes en Chine[18], en pas­sant par les cyniques grecs, les stoï­ciens romains, et diverses figures médié­vales, le pri­mi­ti­visme s’est tou­jours atta­qué aux inéga­li­tés. Le Dao de jing, par exemple, un des plus célèbres ouvrages du canon taoïste, écrit aux envi­ron de 600 avant notre ère, est un texte poli­tique anar­chiste qui dénonce « les inéga­li­tés de richesse et de pou­voir dans la Chine ancienne[19] ». Comme le note le poli­to­logue John Rapp, les phi­lo­sophes taoïstes s’opposaient aux « ten­ta­tives des forts de domi­ner les faibles », et expo­saient « les idéaux uto­piques éta­tistes des Confu­cia­nistes et autres » comme autant de « ten­ta­tives de dis­si­mu­ler et de jus­ti­fier cette inéga­li­té de richesse et de pou­voir[20] ».

La richesse et le pou­voir consti­tuant les deux prin­ci­pales réfé­rences de l’idée d’égalité/inégalité. Ce que savent la plu­part des gens, depuis très long­temps. Mais appa­rem­ment pas G&W.

C’est pour­quoi le dis­cours de Kan­dia­ronk (alias Ada­rio), rédi­gé par Lahon­tan, ne relève sans doute pas, comme le pré­tendent G&W, d’une retrans­crip­tion réelle des idées du chef wen­dat Kan­dia­ronk, mais s’inscrit plu­tôt dans la veine du pri­mi­ti­visme interne à la civi­li­sa­tion — peut-être, voire cer­tai­ne­ment ravi­vé par (et actua­li­sé à l’aune de) la « décou­verte » du Nou­veau Monde. D’ailleurs, la prin­ci­pale preuve que G&W apportent à l’appui de l’idée selon laquelle Ada­rio serait réel­le­ment Kan­dia­ronk nous ren­voie, comme le note l’historien de Prin­ce­ton David Bell, à un livre de Bar­ba­ra Alice Mann sou­te­nant cette idée au motif, tenez-vous bien, que Lahon­tan lui-même affirme, au début de son ouvrage, retrans­crire les pro­pos de Kan­dia­ronk. Seule­ment, remarque Bell, « comme le savent tous ceux qui sont fami­liers avec la fic­tion euro­péenne, il n’y a pas de concept plus com­mun pour les auteurs euro­péens de cette période que de pré­sen­ter une œuvre de fic­tion comme un récit de pre­mière main d’é­vé­ne­ments réels[21] ».

David Bell sou­ligne par ailleurs que :

« Sans sur­prise, Grae­ber et Wen­grow orga­nisent leur dis­cus­sion des Lumières autour la figure de Jean-Jacques Rous­seau. Dans son Dis­cours sur les ori­gines et les fon­de­ments de l’i­né­ga­li­té par­mi les hommes, publié en 1754 qui eut une influence consi­dé­rable, Rous­seau se livre à des conjec­tures sur les humains dans un “état de nature” ori­gi­nel, repré­sen­tant les pre­miers stades de leur déve­lop­pe­ment social. Il y pos­tule, comme le disent Grae­ber et Wen­grow, “qu’à une cer­taine époque les êtres humains avaient vécu égaux, puis qu’un évé­ne­ment indé­ter­mi­né était venu rebattre les cartes”. Grae­ber et Wen­grow affirment que cette idée, “pour les sujets d’une monar­chie abso­lu­tiste”, était “pour le moins sur­pre­nante”. Ils sou­tiennent que dans la France du XVIIIe siècle, “presque tous les aspects des inter­ac­tions humaines – repas, vie pro­fes­sion­nelle, rela­tions sociales… – étaient régis par des hié­rar­chies éla­bo­rées et des rituels expri­mant la défé­rence”. Alors com­ment Rous­seau par­vint-il à cette idée, et pour­quoi influen­ça-t-elle tant de ses contem­po­rains ? Auda­cieu­se­ment, G&W pré­tendent que les Euro­péens ne com­men­cèrent à médi­ter sur les ques­tions d’é­ga­li­té de cette manière qu’après avoir été inci­tés à le faire par les indi­gènes amé­ri­cains. Le troi­sième cha­pitre de leur livre décrit ce qu’ils nomment “la cri­tique indi­gène” de la socié­té euro­péenne, et la manière dont elle aurait déclen­ché une “révo­lu­tion concep­tuelle” en Europe. Ils ajoutent d’ailleurs que les his­to­riens des idées euro­péennes, qui ont pour habi­tude “d’infantiliser l’ensemble des non-Occi­den­taux”, auraient acti­ve­ment dis­si­mu­lé cette his­toire : “cette asser­tion passe qua­si­ment pour une héré­sie aujourd’hui au sein du cou­rant domi­nant de l’histoire intel­lec­tuelle”. Heu­reu­se­ment, “ces der­nières années, un nombre crois­sant de cher­cheurs amé­ri­cains, dont beau­coup d’origine amé­rin­dienne, ont remis en cause toutes ces hypo­thèses. Nous mar­chons ici dans leurs pas.”

Il s’agit d’un appel aux armes sti­mu­lant et pro­vo­ca­teur, mais aus­si, pour moi, en tant que spé­cia­liste des Lumières, d’un appel trou­blant. S’il s’a­vé­rait, il bou­le­ver­se­rait presque tout ce que je croyais savoir sur mon propre domaine d’é­tudes. Mais com­ment Grae­ber et Wen­grow défendent-ils leurs argu­ments ? Savent-ils vrai­ment de quoi ils parlent ?

L’his­toire de l’é­ga­li­té, en tant que concept, est longue et com­plexe. Dans le monde occi­den­tal, elle pos­sède de nom­breuses racines : notam­ment dans la phi­lo­so­phie grecque antique, dans la tra­di­tion romaine du répu­bli­ca­nisme civique et, bien sûr, dans le judaïsme et le chris­tia­nisme. “Les pre­miers seront les der­niers et les der­niers seront les pre­miers.” “Il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ.” Il serait “plus facile à un cha­meau de pas­ser par le trou d’une aiguille qu’à un riche de ren­trer dans le royaume de Dieu”. Les Fran­çais du XVIIIe siècle n’a­vaient peut-être pas beau­coup d’ex­pé­rience de l’é­ga­li­té dans leur vie quo­ti­dienne, mais ils pou­vaient en trou­ver de nom­breuses évo­ca­tions dans leurs manuels sco­laires et dans les docu­ments écrits. Le mépris appa­rent de Grae­ber et Wen­grow pour ce lieu com­mun de l’his­toire intel­lec­tuelle sonne déjà comme un signal d’a­larme. Cela dit, l’exis­tence de cet héri­tage intel­lec­tuel n’ex­clut pas la pos­si­bi­li­té que des pen­seurs autoch­tones aient pu orien­ter la pen­sée euro­péenne sur l’é­ga­li­té dans une direc­tion fon­da­men­ta­le­ment nou­velle. Est-ce le cas ?

Dès le début du cha­pitre, Grae­ber et Wen­grow four­nissent aux lec­teurs une très bonne rai­son de dou­ter de leur éru­di­tion. Jean-Jacques Rous­seau com­po­sa son essai de 1754 dans le cadre d’un concours de rédac­tion orga­ni­sé par la savante Aca­dé­mie de Dijon. Grae­ber et Wen­grow écrivent :

“Les par­ti­ci­pants au concours de l’Académie étaient tous des hommes dont les moindres besoins avaient été pris en charge par des domes­tiques dès leur nais­sance. Ils vivaient de la pro­tec­tion de ducs ou d’archevêques, connais­saient sur le bout des doigts l’ordre d’importance des per­sonnes pré­sentes où qu’ils aillent, et n’effleuraient le pro­blème de l’égalité que lorsqu’il s’agissait de par­ta­ger équi­ta­ble­ment un gâteau dans un dîner en ville. Rous­seau était l’un d’eux, un jeune phi­lo­sophe ambi­tieux dont la grande entre­prise du moment était de cou­cher pour se faire une place à la cour.”

Ces quelques phrases com­prennent un nombre d’erreurs pro­pre­ment stu­pé­fiant. Comme cha­cun pour­rait le consta­ter en par­cou­rant quelques secondes Wiki­pe­dia, Jean-Jacques Rous­seau n’é­tait abso­lu­ment pas un membre de la haute socié­té fran­çaise. Fils d’un pauvre arti­san gene­vois, il avait lui-même tra­vaillé comme domes­tique dans des mai­sons aris­to­cra­tiques et avait vécu pen­dant de nom­breuses années dans une réelle pau­vre­té. En 1754, il avait en outre 42 ans — ce qui n’est pas vrai­ment jeune. Quant à l’idée selon laquelle il essayait “de cou­cher pour se faire une place à la cour”, je me demande bien ce qu’elle peut signi­fier, sachant que deux ans plus tôt, Rous­seau avait refu­sé une confor­table pen­sion royale afin de pré­ser­ver son indé­pen­dance morale. Tout cela est bien connu puisque Rous­seau rap­porte lui-même ces his­toires dans ce qui consti­tue peut-être la plus célèbre auto­bio­gra­phie de tous les temps : ses Confes­sions.

Des erreurs de ce genre n’ins­pirent pas confiance, c’est le moins que l’on puisse dire, mais elles ne sont tou­jours pas, en elles-mêmes, cru­ciales pour l’ar­gu­men­ta­tion de Grae­ber et Wen­grow. Mal­heu­reu­se­ment, le reste du cha­pitre est tout aus­si bâclé et erro­né[22]. »

*

Mais le plus grave est ailleurs. Dans leur dis­cus­sion de l’égalité et de l’inégalité, G&W rejettent ce fait pour­tant éta­bli et évident de longue date que richesse et pou­voir sont intrin­sè­que­ment liés :

« Comme cet ouvrage le démon­tre­ra, l’histoire de l’humanité est moins déter­mi­née par l’égal accès aux res­sources maté­rielles (terres, calo­ries, moyens de pro­duc­tion…), si cru­ciales soient-elles, que par l’égale capa­ci­té à prendre part aux déci­sions tou­chant à la vie col­lec­tive – la condi­tion préa­lable étant évi­dem­ment que l’organisation de celle-ci soit ouverte à la discussion. »

Là encore, ils recourent à leur fameux pro­cé­dé consis­tant à recon­naitre une impor­tance « cru­ciale » à une chose — l’(in-)égalité maté­rielle en l’occurrence — tout en lui niant toute impor­tance cru­ciale. Confu­sion déma­go­gique. Pos­tu­lant une dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre richesse et pou­voir, nos deux émi­nents pen­seurs évitent donc, tout au long du livre, d’examiner les mon­tagnes d’évidences témoi­gnant d’une rela­tion (logique !) entre richesse et pou­voir ! En effet, les archives eth­no­gra­phiques et anthro­po­lo­giques en géné­ral sont lit­té­ra­le­ment pleines d’études, de rap­ports, d’exemplifications de l’indissociabilité du pou­voir éco­no­mique et du pou­voir poli­tique, de la richesse et du pou­voir. L’historien amé­ri­cain Charles Beard avait d’ailleurs fait remar­quer, il y a déjà long­temps, qu’en négli­geant la ques­tion de la richesse, la science poli­tique ne par­vien­drait pas à dépas­ser la pré­ci­sion de l’astrologie. G&W nous en four­nissent une conster­nante illus­tra­tion. Au moyen de la men­tion de quelques exemples ne prou­vant pas du tout ce qu’ils cherchent à sou­te­nir — comme les éle­veurs Nuer d’Afrique (tout en rele­vant eux-mêmes que les Nuer n’étaient pas éga­li­taires, ils tentent d’utiliser leur cas pour illus­trer leur thèse absurde) — G&W cherchent à sug­gé­rer qu’inégalités de richesse et de pou­voir ne vont pas de pair.

Sur les chasseurs-cueilleurs

Ce que G&W rap­portent des chas­seurs-cueilleurs relève lar­ge­ment de la fabu­la­tion. Les cri­tiques ci-avant l’expliquent, mais résu­mons. D’une part, ils occultent les élé­ments maté­riels, éco­lo­giques et sociaux, qui amènent cer­taines socié­tés de chas­seurs-cueilleurs, sur les­quelles ils s’appesantissent par­ti­cu­liè­re­ment, à adop­ter une orga­ni­sa­tion hié­rar­chique, et d’autre part ils négligent une large par­tie de la docu­men­ta­tion anthro­po­lo­gique trai­tant des socié­tés de chas­seurs-cueilleurs au mode de vie fon­dé sur « le retour immé­diat », géné­ra­le­ment très égalitaires.

Mais il y a plus. Dès le début de leur ouvrage, G&W déforment lour­de­ment la réa­li­té de l’opinion publique, com­mune, concer­nant la pré­his­toire de l’humanité. Ils pré­tendent que la ver­sion de l’histoire que l’on entend « le plus sou­vent » est la suivante :

« Il fut un temps où les hommes, aus­si inno­cents qu’au pre­mier jour, vivaient de chasse et de cueillette au sein de tout petits groupes – des groupes qui pou­vaient être éga­li­taires jus­te­ment parce qu’ils étaient si petits. Cet âge d’or prit fin avec l’apparition de l’agriculture, et sur­tout avec le déve­lop­pe­ment des pre­mières villes. Celles-ci mar­quèrent l’avènement de la “civi­li­sa­tion” et de l’“État”, don­nant nais­sance à l’écriture, à la science et à la phi­lo­so­phie, mais aus­si à presque tous les mau­vais côtés de l’existence humaine – le patriar­cat, les armées de métier, les exter­mi­na­tions de masse, sans oublier les casse-pieds de bureau­crates qui nous noient sous la pape­rasse tout au long de notre vie. »

Deman­dez-donc à madame ou mon­sieur tout le monde sa vision de la pré­his­toire et du déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion et vous n’obtiendrez sans doute pas ce récit ! Cela étant, comme on pou­vait s’y attendre de la part de G&W, tout en affir­mant à de nom­breuses reprises que ce nar­ra­tif est le plus com­mun, le plus connu, le plus clas­sique, ils prennent soin de se contre­dire eux-mêmes et de noter qu’il consti­tue en tout cas un des récits favo­ris du « psy­cho­logue du tra­vail » ou du « pen­seur d’avant-garde ».

En réa­li­té, jusqu’aux années 1960–1970, la croyance la plus com­mune, concer­nant l’histoire humaine depuis ses ori­gines, était l’exact inverse. Les chas­seurs-cueilleurs étaient per­çus comme vio­lents et auto­ri­taires, patriar­caux, menant une vie « soli­taire, pauvre, méchante, bru­tale et courte », ain­si que l’avait for­mu­lé Hobbes. C’est seule­ment à par­tir des années 1960 — notam­ment du sym­po­sium « Man The Hun­ter » (« L’Homme ce chas­seur ») de 1966 orga­ni­sé par les anthro­po­logues Richard Lee et Irven DeVore, et de la publi­ca­tion du livre de Mar­shall Sah­lins Âge de pierre, âge d’abondance en 1972 — que la per­cep­tion des chas­seurs-cueilleurs com­men­ça à changer.

La nou­velle com­pré­hen­sion des chas­seurs-cueilleurs — qui pré­vaut encore aujourd’hui, au grand dam de G&W, mais demeure bien moins connue que la pré­cé­dente, contrai­re­ment à ce qu’ils sou­tiennent — est tout autre. Elle sti­pule que l’expression « chas­seurs-cueilleurs » sub­sume un ensemble de socié­tés très diver­si­fié, allant d’organisations très hié­rar­chiques à d’autres plu­tôt démo­cra­tiques voire anar­chiques, de très inéga­li­taires à rela­ti­ve­ment éga­li­taires sur le plan sexuel, dont les membres ne passent pas leurs jour­nées à obte­nir leur pain à la sueur de leur front, béné­fi­cient par­fois de beau­coup de temps libre, etc. Autre­ment dit, il est aujourd’hui cou­ram­ment admis, par­mi les anthro­po­logues, archéo­logues et autres spé­cia­listes, que l’adoption de l’agriculture per­mit — même si, pas de manière immé­diate, mais après plu­sieurs mil­liers d’années — l’avènement des pre­mières villes, des pre­mières cités-États, de l’État, « la créa­tion de machines humaines com­plexes com­po­sées de pièces inter­dé­pen­dantes, rem­pla­çables, stan­dar­di­sées et spé­cia­li­sées — l’armée des tra­vailleurs, les troupes, la bureau­cra­tie » (Lewis Mum­ford). Il est éga­le­ment cou­ram­ment admis que les condi­tions envi­ron­ne­men­tales et maté­rielles influencent gran­de­ment le type d’organisation qu’une socié­té adopte.

En men­tion­nant tou­jours les deux mêmes noms en boucle, à savoir Jared Dia­mond et Fran­cis Fukuya­ma, G&W pré­tendent que ceux qui sou­lignent l’existence de petites socié­tés de chas­seurs-cueilleurs éga­li­taires, bien plus libres que nous, en concluent que l’égalité sociale est donc impos­sible et que nous sommes condam­nés à subir les affres de la civi­li­sa­tion. Rien n’est plus faux. L’immense majo­ri­té des eth­no­logues et anthro­po­logues qui ont étu­dié et qui étu­dient les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs éga­li­taires en concluent au contraire qu’il s’agit d’une preuve du fait que nous pou­vons (et pour­rions, au futur) vivre de manière éga­li­taire, que l’égalité a d’ailleurs carac­té­ri­sé l’essentiel de la vie sociale humaine à tra­vers les âges.

De mauvaises questions

En fin de compte, le livre de Grae­ber et Wen­grow, agréable à lire, sti­mu­lant, notam­ment dans la mesure où il peut faci­le­ment nous don­ner envie d’en savoir plus sur tel ou tel épi­sode du pas­sé, socié­té ou peuple mécon­nu, où il pose quelques ques­tions inté­res­santes, s’avère très dis­cu­table sur le plan fac­tuel, his­to­rique, et nous four­nit peu d’idées et d’analyses judi­cieuses concer­nant les pro­blèmes socioé­co­lo­giques contem­po­rains et les moyens d’y remé­dier. Voire au contraire.

D’ailleurs, la prin­ci­pale ques­tion que posent G&W — à savoir « Com­ment se fait-il que nous nous soyons retrou­vés blo­qués ? » [dans une socié­té lour­de­ment hié­rar­chique et inéga­li­taire] — s’avère rela­ti­ve­ment absurde. Une telle ques­tion pos­tule un « nous » dont on se demande à qui il ren­voie exac­te­ment. « Nous » sommes loin de tous nous esti­mer « blo­qués » dans une socié­té pro­blé­ma­ti­que­ment hié­rar­chique et inéga­li­taire. Beau­coup se réjouissent, à peu près, de la situa­tion pré­sente et du dérou­le­ment des choses. La ques­tion de savoir com­ment déman­te­ler cette socié­té hié­rar­chique et inéga­li­taire, pour ceux qui le dési­rent, eut été plus inté­res­sante. Seule­ment, chez G&W, cette pro­blé­ma­tique est pla­te­ment éva­cuée : tout n’est essen­tiel­le­ment qu’une ques­tion de choix, de volon­té. En ouvrant nos esprits à la nou­velle véri­té et à la nou­velle his­toire de l’humanité que G&W nous offrent, tous nos pro­blèmes fini­ront sans doute par se résoudre, et nous inven­te­rons col­lec­ti­ve­ment une nou­velle civi­li­sa­tion hyper­tech­no­lo­gique et hyper­éga­li­taire, car tout est pos­sible : « l’endroit pré­cis où nous pla­çons le cur­seur entre liber­té et déter­mi­nisme relève lar­ge­ment de nos pré­fé­rences per­son­nelles », et nous pré­fé­rons des « dômes sur Mars » et « des robots qui feront notre les­sive et ran­ge­ront la cui­sine », alors pour­quoi pas ?!

Sans rai­son valable, sans argu­ments solides, G&W se per­mettent de décla­rer essen­tiel­le­ment insi­gni­fiantes des ques­tions par­mi les plus cru­ciales qui soient, comme la ques­tion de la taille et celle de la tech­no­lo­gie (cette der­nière s’avérant imman­qua­ble­ment igno­rée, ou presque, par tous les pen­seurs les plus en vue de notre époque hyper­tech­no­lo­gique, y com­pris par tous les com­men­ta­teurs de Grae­ber ici tra­duits). Et sans ver­gogne, ils se per­mettent de fabu­ler une nou­velle his­toire de l’humanité en vue de conci­lier leur atta­che­ment à la civi­li­sa­tion tech­no­lo­gique contem­po­raine et leurs aspi­ra­tions anar­chistes. Dans l’ensemble, mal­heu­reu­se­ment, leur ouvrage risque de nuire à la for­ma­tion d’une ana­lyse cohé­rente et par­ta­gée de la situa­tion pré­sente et de ce que nous pou­vons faire pour sor­tir de la mau­vaise passe où nous nous trouvons.

Nico­las Casaux


  1. Par­mi de très bons exemples, citons Sara Hdry, Mothers and Others : The Evo­lu­tio­na­ry Ori­gins of Mutual Unders­tan­ding, 2005 ; Eli­za­beth Mar­shall Tho­mas, The Old Way, 2001 ; deux articles de Ste­ven Kuhn et Mary Sti­ner : “What’s a Mother To Do », 2006 et “How Hearth and Home Made us Human », 2019 ; Loret­ta Cor­mier et Sha­ron Jones, The Domes­ti­ca­ted Penis : How Woman­hood has Sha­ped Man­hood, 2015 ; un article clé de Joan­na Ove­ring, “Men Control Women ? The ‘Catch-22’ in the Ana­ly­sis of Gen­der », 1987 ; deux livres de Chris­to­pher Boehm : Hie­rar­chy in the Forest and the Evo­lu­tion of Ega­li­ta­rian Beha­vior, 1999, et Moral Ori­gins, 2012 ; tous les livres du pri­ma­to­logue Frans de Waal ; les deux cha­pitres de Brian Fer­gu­son dans Dou­glas Fry, ed. War, Peace and Human Nature, 2013 ; Richard Wran­gham, Cat­ching Fire : How Cooking Made Us Human, 2010 ; et deux livres de la bio­lo­giste trans­genre Joan Rough­gar­den : Evo­lu­tion’s Rain­bow : Diver­si­ty, Gen­der and Sexua­li­ty in Nature and People, 2004, et The Genial Gene : Decons­truc­ting Dar­wi­nian Sel­fi­sh­ness, 2009.
  2. Par­mi les eth­no­gra­phies de chas­seurs-cueilleurs qua­si contem­po­rains, nos pré­fé­rées sont Mar­jo­rie Shos­tack, Nisa : The Life and Words of a !Kung Woman, 1981 ; Jean Briggs, Inuit Mora­li­ty Play : The Emo­tio­nal Edu­ca­tion of a Three-Year-Old, 1998 ; Phyl­lis Kaber­ry, Abo­ri­gi­nal Women : Sacred and Pro­fane, 1938, Karen Endi­cott et Kirk Endi­cott : The Head­man was a Woman : The Gen­der Ega­li­ta­rian Batek of Malay­sia, 2008 ; Richard Lee, The !Kung San : Men, Women and Work in a Fora­ging Socie­ty, 1978 ; et Colin Turn­bull, Way­ward Ser­vants : The Two Worlds of the Afri­can Pyg­mies, 1978.
  3. Kent Flan­ne­ry et Joyce Mar­cus, The Crea­tion of Inequa­li­ty : How Our Pre­his­to­ri­cal Ances­tors Set the Stage for Monar­chy, Sla­ve­ry and Empire, 2012 ; et James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gou­ver­né, 2009 ; Scott, Homo Domes­ti­cus, 2019. Mar­tin Jones, Feast : Why Humans Share Food, 2007, est éga­le­ment très utile.
  4. Edmund Leach avait avan­cé un argu­ment simi­laire en 1954 dans Poli­ti­cal Sys­tems of High­land Bur­ma, et avait radi­ca­le­ment chan­gé l’an­thro­po­lo­gie. Pour une brillante eth­no­gra­phie d’un groupe de rebelles anti-classes des col­lines à la fin du ving­tième siècle, voir Shan­shan Du, Chops­ticks Only Work in Pairs : Gen­der Uni­ty and Gen­der Equa­li­ty Among the Lahu of Sou­theas­tern Chi­na, 2003. Pour l’ex­ten­sion récente de l’ar­gu­ment de Scott à l’an­cienne Méso­po­ta­mie, voir Homo Domes­ti­cus.
  5. Tout ceci est décrit suc­cinc­te­ment dans Brian Hay­den, “Tran­se­ga­li­ta­rian Socie­ties on the Ame­ri­can Nor­th­west Pla­teau : Social Dyna­mics and Cultural/Technological Changes », dans Orlan­do Cera­suo­lo, éd. The Archaeo­lo­gy of Inequa­li­ty, 2021.
  6. Com­men­cez par Phi­lip Dru­cker et Robert Hei­zer, 1967, To Make My Name Good : A Reexa­mi­na­tion of the Sou­thern Kwa­kiutl Pot­latch ; et Eric Wolf, Envi­sio­ning Power : Ideo­lo­gies of Domi­nance and Cri­sis, 1999, 69–132. 9.
  7. Jeanne Arnold, “Cre­dit where Cre­dit is Due : The His­to­ry of the Chu­mash Ocean­going Plank Canoe”, 2007 ; et Lynn Gamble, The Chu­mash World at Euro­pean Contact : Power, Trade and Figh­ting among Com­plex Hun­ter-Gathe­rers, 2011.
  8. Sur les Calu­sa, voir Au com­men­ce­ment était…, 150–2 ; Fer­nan­do San­tos-Cra­ne­ro, 2010, Vital Ene­mies : Sla­ve­ry, Pre­da­tion and the Ame­rin­dian Poli­ti­cal Eco­no­my of Life, 2010 ; et John Hann, Mis­sions to the Calu­sa, 1991.
  9. Rita Wright, The Ancient Indus : Urba­nism, Eco­no­my and Socie­ty, 2010 ; et Andrew Robin­son, The Indus : Lost Civi­li­za­tions, 2015.
  10. Rob­bie Ethridge et She­ri M. Shuck-Hall, Map­ping the Mis­sis­sip­pian Shat­ter Zone, 2009 ; et George Edward Milne, Nat­chez Coun­try : Indians, Colo­nists and the Land­scape of Race in French Loui­sia­na, 2015.
  11. Inti­tu­lée “Dig­ging for Uto­pias” : https://www.nybooks.com/articles/2021/12/16/david-graeber-digging-for-utopia/
  12. https://www.nybooks.com/articles/2022/01/13/the-roots-of-inequality-an-exchange/
  13. https://davidgraeber.org/videos/david-graeber-vs-peter-thiel-where-did-the-future-go/
  14. Voir son texte inti­tu­lé « Of Flying Cars and the Decli­ning Rate of Pro­fit » (« Sur les voi­tures volantes et la baisse du taux de pro­fit ») publié en mars 2012 sur le site du maga­zine The Baf­fler : https://thebaffler.com/salvos/of-flying-cars-and-the-declining-rate-of-profit
  15. Ce qui est tout à fait connu, et éta­bli. Un des prin­ci­paux exemples que l’on donne pour illus­trer cette idée, c’est l’armée. Mais il y a bien plus : https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0005109816302758 & https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rspb.2020.0693
  16. Pour plus sur l’idée de civi­li­sa­tion : https://www.partage-le.com/2020/07/12/miscellanees-contre-la-civilisation-par-nicolas-casaux/
  17. Notam­ment Pri­mi­ti­vism and rela­ted ideas in anti­qui­ty (« Pri­mi­ti­visme et idées connexes dans l’An­ti­qui­té ») et Pri­mi­ti­vism and Rela­ted Ideas in the Middle Ages (« Pri­mi­ti­visme et idées connexes au Moyen Âge »).
  18. Lire : https://www.partage-le.com/2021/01/10/le-taoisme-anarchiste-contre-la-civilisation-par-nicolas-casaux/
  19. https://www.chriscorrigan.com/parkinglot/another-tao-te-ching/
  20. John Rapp, Daoism and Anar­chism (2012).
  21. https://www.persuasion.community/p/a‑flawed-history-of-humanity
  22. https://www.persuasion.community/p/a‑flawed-history-of-humanity

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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