Un titre subtil, je sais. Comme une centrale nucléaire en plaine.
« Marine Le Pen veut rouvrir la centrale nucléaire de Fessenheim » (France bleu) et construire six EPR. Éric Zemmour renchérit : il en propose dix. Qui dit mieux ?! Pendant son allocution du 9 novembre 2021, Emmanuel Macron a confirmé la construction de nouveaux réacteurs nucléaires électriques en France, de type EPR, « dans l’optique de répondre aux ambitions climatiques et énergétiques du pays ». Arnaud Montebourg se déclare également favorable à la construction de nouvelles centrales nucléaires en France. Bref, le nucléaire s’invite dans la campagne pestilentielle.
& pour ce faire, il s’est trouvé des partisans-promoteurs tout à fait dans l’air (vicié) des temps cybernétiques : les « youtubeurs » suffisamment suivis pour être qualifiés d’« influenceurs ». Un des plus fameux d’entre eux (près d’un million de suiveurs sur Facebook), Ludovic Torbey, figure de proue de la chaîne « Osons Causer », s’est récemment fendu de deux vidéos pronucléaires, et se réjouit : « la majorité des Français pensait que [le nucléaire] c’était mauvais pour le climat ; et cette opinion est en train de changer, car les gens s’informent[1]. » Et s’informent en partie au travers de son travail, grâce à lui ! Quelle fierté de pouvoir dire qu’on participe au développement du glorieux nucléaire !
Inutile de revenir sur le gros de ce qu’il raconte dans ces récentes vidéos. À vrai dire, c’est parce qu’il passe toujours à côté de l’essentiel que ses propos posent problème. Peu importe que les déchets nucléaires soient moins nombreux et moins dangereux que ne le croient certains, peu importe que leur durée de vie soit moindre, etc.
Le problème du nucléaire est pour partie (mais pas entièrement) le même que le problème de toutes les autres sources industrielles de production d’énergie. La critique du nucléaire devrait donc toujours aller de pair avec une critique de toutes les formes industrielles de production d’énergie. Pour le comprendre, onfray bien de prendre appui sur un très grand philosophe :
« Le nucléaire civil permet le confort bourgeois auquel personne ne s’oppose, à droite comme à gauche […]. L’électricité nourrit les appareils domestiques qui simplifient la vie — la machine à laver au lieu du lavoir, le four au lieu de la cheminée, le radiateur au lieu du mirus, le néon au lieu de la bougie, le réfrigérateur au lieu du garde-manger… Elle alimente les instruments de communication — les batteries du téléphone portable, le secteur des ordinateurs, le transformateur des télévisions. Qui oserait aujourd’hui inviter à vivre sans électricité ?
Dès lors, la question est simple : soit on refuse l’électricité et le problème de sa production nucléaire disparaît ; soit on est condamné à sa production. Et ses formes renouvelables ? Séduisantes, à la mode, dans le vent de l’écologie, certes, mais, semble-t-il, insuffisantes pour les besoins quotidiens et réguliers de notre consommation actuelle. Le photovoltaïque, la biomasse, l’éolien, l’hydraulique fonctionnent en appoint, mais ne suffisent pas à répondre à la totalité du considérable besoin d’énergie de nos civilisations.[2] »
« Qui oserait aujourd’hui inviter à vivre sans électricité » ? Qui oserait remettre en question le « confort bourgeois », l’idéologie bourgeoise de l’« émancipation » (délivrance) ? Certainement pas Onfray, certainement aucun des soi-disant « philosophes » médiatiques, certainement aucun « homme politique », certainement aucun des innombrables dévots de la religion du Progrès, fanatiques de l’aliénation, champions d’une soumission durable à l’ordre technologique existant. « Condamnés » à produire de l’électricité, à perpétuer le système techno-industriel, nous nous y obligeons.
Et puis, notre vie se trouve tellement « simplifiée » par la technologie, véritable merveille de l’univers (de création humaine !). Grâce à elle, nous sommes tout de même passés de la vie pénible, angoissante, triste, terne, violente, froide (glagla), harassante et compliquée des chasseurs-cueilleurs et des sociétés paysannes à l’existence idyllique et limpide du chômeur (Cerfa N°12919*01) dépressif.
« En réalité, comme le note Yves-Marie Abraham, la poursuite de l’électrification du monde, qu’il s’agisse par exemple d’adopter la voiture électrique ou de soutenir les progrès de l’Intelligence dite artificielle, ne fait qu’aggraver le désastre auquel elle prétend remédier. Elle contribue en outre à nous rendre toujours plus dépendant·e·s de macrosystèmes au sein desquels nous finissons par jouer le rôle de simples rouages… ou de microprocesseurs. Si nous tenons à la vie et à la liberté, nous n’avons pas d’autre choix que d’entreprendre la désélectrification de nos sociétés[3]. »
Parce qu’en effet, la vie électrique, c’est la vie sous domination étatique, capitaliste, technologique. Parmi les questions que ne posent pas Ludovic Torbey, il y a donc : voulons-nous continuer de vivre sous le règne de l’État et du capitalisme, de la technologie ? Voulons-nous perpétuer ce modèle sociétal ?
Bien entendu, les dévots du Progrès objecteront que la vie électrique pourrait ne pas être synonyme de systèmes de domination. Voilà une question qu’il serait intéressant de poser : est-il possible que les êtres humains évoluent dans un monde hautement technologique, électrique, et à la fois réellement démocratique, juste, égalitaire, favorisant au maximum la liberté de chacun ?
Mais avant de tenter d’esquisser une réponse, un bref rappel. Sur le plan écologique, à l’instar de l’immense majorité des partisans du nucléaire aussi bien que des énergies dites renouvelables, Ludovic Torbey passe largement à côté de ce fait que la production d’énergie est loin d’être (directement, en elle-même) la seule source de dégradations environnementales. Effectivement, le ravage en cours de la planète, de tous ses écosystèmes, ne découle pas uniquement, ni même principalement, des implications directes de la production ou de l’obtention d’énergie par la civilisation industrielle. Il résulte surtout de ses implications indirectes : de ses usages de l’énergie. Peu importe qu’une machine à ratiboiser des bassins versants soit alimentée par une pile à hydrogène, des panneaux solaires hautement performants ou un mini-réacteur nucléaire ; peu importe que les excavatrices fonctionnent à l’éolien, à la biomasse ou au nucléaire ; peu importe que l’armée et l’industrie de l’armement utilisent plutôt des énergies dites « vertes » que du nucléaire ; peu importe les sources d’énergie qu’utilisent les différents secteurs industriels responsables d’un éventail très divers de pollutions et destructions écologiques. Les usages de l’énergie que produit ou qu’obtient la civilisation industrielle (peu importe sa provenance) ne sont quasiment jamais bénéfiques pour la nature, tout au contraire. Dès lors, il apparaît terriblement absurde de rechercher une source d’énergie abondante, voire illimitée. Si la civilisation parvenait à mettre la main sur une telle chose, cela induirait probablement une dévastation environnementale sans précédent.
Bertrand Louart remarque à ce propos :
« Imaginons un instant qu’ITER fonctionne et que l’on dispose effectivement d’une énergie abondante pour presque rien et presque pas de déchets ; bref, que se réalisent toutes les promesses de la propagande technoscientifique. Il ne serait alors pas exagéré de dire que nous connaîtrions la plus grande catastrophe de tous les temps ; rien ne pourrait arriver de pire pour compromettre l’avenir de l’humanité et de la vie sur Terre. En effet, qu’est-ce que l’énergie, sinon ce qui nous donne un pouvoir sur la matière ? Or la matière n’est rien d’autre que la substance du monde : c’est vous et moi, la nature dans laquelle nous vivons et le support de la vie elle-même. L’énergie est en fin de compte la capacité à transformer le monde.
Si ITER réalise la fusion nucléaire, qui donc maîtrisera l’énergie considérable qu’il produira ? Ni vous ni moi, bien évidemment, mais avant tout les États et les industriels qui ont investi des milliards d’euros dans ce projet. Et que feront-ils de l’énergie illimitée dont ils disposeront alors ? Peut-on croire un seul instant que, lorsque plus rien ne les retiendra, ils se montreront plus raisonnables et précautionneux dans son usage qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent ?
Si les États et les grands groupes industriels disposaient enfin d’une énergie illimitée, ils s’en serviraient de la même manière qu’ils l’ont fait ces cinquante dernières années : la logique d’accumulation abstraite de puissance propre à ces organisations démesurées prendrait un nouvel essor, et les tendances destructrices que l’on a vues à l’œuvre depuis les débuts de l’ère nucléaire seraient portées à leur paroxysme. Ces grands appareils seraient alors totalement affranchis des puissances — la nature et la société — qui limitaient jusqu’alors tant bien que mal (et en réalité de plus en plus mal) leur ambition et leur prétention à détenir la toute-puissance. Plus aucune contrainte ne viendrait limiter leur capacité à transformer le monde, c’est-à-dire à exploiter la nature et à dominer les hommes pour leur avantage. ITER serait alors réellement la fabrique du capitalisme et de l’État sous leur forme absolue, c’est-à-dire totalitaire[4]. »
Sur le plan social, effectivement, toutes les technologies modernes, toutes les machines (y compris celles qui servent à produire ou obtenir de l’énergie), sont autant de produits du système économique, politique et technologique issu de la conjonction de la puissance de l’État et de celle du capitalisme. Système qui, comme beaucoup l’ont remarqué, écrase et dépossède les êtres humains, partout sur Terre. Or, selon toute probabilité, toute logique, toutes les technologies modernes, toutes les machines (y compris celles qui servent à produire ou obtenir de l’énergie), sont indissociables de l’existence de ce système — du moins d’un certain nombre de ses caractéristiques fondamentales (démesure, division hiérarchique et technique du travail, complexité sociotechnique, etc.) — et par-là même incompatibles avec la démocratie réelle, la justice, l’équité, la liberté. La question est donc : souhaitons-nous la perpétuation d’un tel système ? Le génie d’Osons Causer répond : oui. L’important, à ses yeux : « assurer nos systèmes sociaux, relancer l’économie après la crise du Covid[5] ». Bien entendu, si l’économie n’était pas relancée, si le système s’effondrait, il perdrait sa clientèle. Voilà le drame.
La réponse que donnent nombre de populations indigènes de par le monde, souhaitant simplement qu’on les laisse tranquilles, pouvoir continuer de vivre et de se gouverner comme elles l’entendent : « Nous nous battons pour ne pas avoir de routes et d’électricité — cette forme d’autodestruction qui est appelée “développement” c’est précisément ce que nous essayons d’éviter[6]. »
La cheffe Caleen Sisk, de la tribu Winnemem Wintu, originaire de Californie du Nord, souligne :
« Croyez-le ou non, nous pouvons vivre sans électricité, c’est ainsi que nous avons vécu pendant de nombreuses années, avant qu’elle n’arrive. L’électricité est accessoire. Cependant, personne au monde, rien au monde, ne saurait vivre sans eau, sans une eau propre[7]. »
***
Dans le monde industrialisé, les principaux opposants au nucléaire dénoncent depuis longtemps le fait qu’il requiert et favorise tout particulièrement la domination étatique. Comme on pouvait le lire dans la Plateforme du comité « Irradiés de tous les pays, unissons-nous ! » en 1987 :
« […] l’exploitation et la gestion des installations nucléaires, tant civiles que militaires, renforcent la mainmise totalitaire de l’État sur la société et ce quelle que soit la nature affichée des régimes considérés, à l’Ouest comme à l’Est. »
Et ainsi que le notait Roger Belbéoch, ingénieur antinucléaire, le développement massif du nucléaire en France est issu de « la structure particulièrement centralisée de l’État français, la formation de ses cadres techniques et de ceux de la grande industrie par le système des grandes écoles (Polytechnique), l’existence des corps d’ingénieurs (corps des Mines)[8] ».
Autrement dit, la spécificité du nucléaire, en regard des autres formes de production industrielle d’énergie, c’est qu’il incarne, du fait de ses implications sociales et matérielles (complexité technique, déchets hautement dangereux, sensibles, catastrophes potentielles à prévoir et gérer, etc.), la technologie autoritaire par excellence[9].
La plupart des partisans du nucléaire reconnaissent d’ailleurs sans ambages qu’il requiert des structures organisationnelles rigides, hiérarchiques, autoritaires. Dans leur livre plaidoyer en faveur du nucléaire[10], Dominique Louis et Jean-Louis Ricaud, ingénieurs et dirigeants de l’entreprise Assystem (spécialisée en ingénierie et gestion de projets d’infrastructures critiques et complexes), célèbrent l’exemple de la Chine et remarquent que les défis que pose le nucléaire « ne peuvent être relevés sans une gouvernance internationale indépendante et dotée d’autorité, pierre angulaire de la sûreté et de la sécurité d’un secteur par essence transnational ».
En encourageant l’acceptation du nucléaire, les « youtubeurs » nucléaristes encouragent, outre la poursuite du ravage industriel du monde, l’acceptation de l’État, du capitalisme, la soumission au système social, économique, politique et technologique contemporain, aux faux besoins et aux contraintes qu’il nous impose.
Sans nucléaire, sans panneaux solaires photovoltaïques, sans éoliennes, sans réfrigérateurs, sans radiateurs, sans fours et sans machines à laver — n’en déplaise à Onfray et aux adorateurs du « confort bourgeois » — l’espèce humaine a prospéré durant des centaines de milliers d’années. En revanche, en à peine un siècle de technologisation, d’industrialisation du monde, la planète a été ravagée, d’innombrables écosystèmes ont été détruits, tandis que la plupart des autres sont endommagés ou pollués. Et la majorité des êtres humains se sont retrouvés sous le joug d’un impitoyable système de dominations impersonnelles[11] organisé à l’échelle planétaire. La question que tout cela devrait nous amener à nous poser est moins : « êtes-vous pour ou contre le nucléaire ? », ou « pour ou contre les renouvelables ? » — que : l’humanité et la nature survivront-elles au développement technologique ? Quoi qu’il en soit, si vous souhaitez que tout continue, n’hésitez pas : aux prochaines mascarades électorales, votez pour un maître industrialiste — qu’il soit pour une société industrielle nucléaire ou carburant au « 100% renouvelables » importe peu.
Nicolas Casaux
- https://journal.ccas.fr/ludovic-torbey-osons-causer-lenergie-na-jamais-ete-un-sujet-aussi-sexy/ ↑
- Onfray, « Catastrophe de la pensée catastrophiste », Le Point, 2011 ↑
- https://polemos-decroissance.org/le-prix-de-lelectricite-essai-de-contribution-a-lencyclopedie-des-nuisances/ ↑
- https://sniadecki.wordpress.com/2011/11/22/iter-01/ ↑
- https://journal.ccas.fr/ludovic-torbey-osons-causer-lenergie-na-jamais-ete-un-sujet-aussi-sexy/ ↑
- Ati Quigua, Arhuacos de « Colombie », lors d’un évènement onusien. https://atiquigua.co/united-nations-indigenous-women/ ↑
- https://www.youtube.com/watch?v=U4KFKWYfQa8 ↑
- Roger Belbéoch, « Société nucléaire », 1990. ↑
- Cf. : « De la cuillère en plastique à la centrale nucléaire : le despotisme techno-industriel » : https://www.partage-le.com/2020/04/25/de-la-cuillere-en-plastique-a-la-centrale-nucleaire-un-meme-despotisme-industriel-par-nicolas-casaux/ ↑
- Énergie nucléaire, le vrai risque, Dominique Louis, Jean-Louis Ricaud, 2020. ↑
https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2016–2‑page-59.htm ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage