Photo de couverture : juin 1943 — Le ministre du Troisième Reich pour l’armement et les munitions, Albert Speer (à droite), reçoit des mains d’Adolf Hitler (à gauche) l’anneau de l’organisation Todt (anneau de l’art allemand), dans un coffret orné d’argent, pour avoir réussi l’effort technologique d’augmenter la production d’armes et de munitions au cours de l’année écoulée. Albert Speer porte un brassard avec l’emblème nazi (croix gammée) et la mention « Organisation Todt ».
Dans son autobiographie initialement publiée en 1969, parue, en français, sous le titre Au cœur du Troisième Reich, Albert Speer, architecte et homme d’État allemand, ministre du Troisième Reich et proche de Hitler, se souvient :
« Le succès de notre action est à porter au compte des milliers de techniciens qui s’étaient jusque-là signalés par la valeur de leurs travaux et à qui fut confiée la responsabilité entière de certaines branches de l’industrie d’armement. Cette responsabilité ranima leur enthousiasme endormi ; ma direction peu conformiste les incita à s’engager davantage. Au fond, j’exploitai cette attitude, fréquente chez les techniciens [ingénieurs], qui consiste à se consacrer à son travail sans se poser de questions. Le rôle du technicien étant apparemment dégagé de tout aspect moral, la technologie apparemment neutre, il n’y eut pendant longtemps de leur part aucune réflexion sur la valeur de leur propre activité. Cette attitude devait avoir des répercussions d’autant plus dangereuses que, dans cette guerre, la technologie prenait une importance de plus en plus grande : le technicien n’était plus en mesure d’apercevoir les conséquences de son activité anonyme. »
Terrible illustration de la dangerosité, de la nuisance de ce mythe selon lequel la technologie serait « neutre » (la réalisation/fabrication de toute technologie, du panier en osier à la centrale nucléaire, possède des implications matérielles (et donc écologiques) et sociales, ce qui n’a rien de « neutre »). Une pensée pour les scientifiques, ingénieurs et autres techniciens qui conçoivent les instruments de mort d’aujourd’hui (armes diverses et variées, qui équipent les milices étatiques et privées du monde entier, des LBD aux drones de combat) ; également pour ceux qui conçoivent les infrastructures technologiques dans lesquelles nous sommes incarcérés : routes, autoroutes, zones industrielles, zones commerciales, zones résidentielles, internet, réseaux de téléphonie mobile, TNT, etc. ; aussi pour ceux qui conçoivent les machines directement inventées pour ravager la Terre (Bagger 293 et autres excavatrices, bulldozers, tronçonneuses, ébrancheuses, foreuses, etc.), et les machines qui servent à fabriquer tous ces appareils et toutes ces machines… la liste est longue. Dans la conclusion, Speer écrit :
« En tant que principal représentant d’une technocratie qui venait, sans s’embarrasser de scrupules, d’engager tous ses moyens contre l’humanité, j’essayai non seulement de reconnaître mais également de comprendre ce qui était arrivé. Dans mon discours final [à Nuremberg], je déclarai : “La dictature de Hitler fut la première dictature d’un État industriel de l’ère de la technologie moderne, une dictature qui, pour dominer son propre peuple, se servit à la perfection de tous les moyens technologiques. Grâce à des moyens technologiques, tels que la radio et les haut-parleurs, 80 millions d’hommes purent être asservis à la volonté d’un seul individu. Le téléphone, le télex et la radio permirent aux plus hautes instances de transmettre immédiatement leurs ordres aux échelons les plus bas où on les appliqua sans discuter, à cause de la haute autorité qui s’y attachait. De nombreux services et de nombreux commandos reçurent ainsi par voie directe leurs ordres funestes. Ces moyens permirent une surveillance très ramifiée des citoyens, en même temps que la très grande possibilité de garder secrets les agissements criminels. Pour le non-initié, cet appareil d’État peut apparaître comme le fouillis apparemment absurde des câbles d’un central téléphonique. Or, comme ce central téléphonique, une volonté pouvait à elle toute seule l’utiliser et le dominer. Les dictatures précédentes avaient besoin de collaborateurs de qualité, même dans les fonctions subalternes, d’hommes capables de penser et d’agir par eux-mêmes. À notre époque technologique, un système autoritaire peut s’en passer, les seuls moyens d’information lui permettent de mécaniser le travail des organes subalternes. La conséquence en est le type d’individu qui reçoit un ordre sans le discuter.”
Les événements criminels de ces années passées n’avaient pas été dus uniquement à la personnalité de Hitler. La démesure de ces crimes pouvait en même temps s’expliquer par le fait que Hitler avait su le premier se servir, pour les commettre, des moyens offerts par la technologie.
Évoquant alors le danger que pourrait représenter à l’avenir un pouvoir illimité disposant des immenses ressources de la technologie, un pouvoir qui se servirait de la technique mais serait aussi son esclave, cette guerre, poursuivis-je, s’était terminée sur l’emploi de fusées téléguidées, d’avions volant à la vitesse du son, de bombes atomiques, et sur la perspective d’une guerre chimique. Dans cinq ou six ans, on pourrait anéantir en quelques secondes, à l’aide d’un missile atomique servi par au plus dix hommes, le centre de New York et y tuer un million d’hommes, ou, au moyen d’une guerre chimique, déclencher des épidémies et détruire les récoltes. “Plus la technique se développe dans le monde, plus le danger devient grand… En tant qu’ancien ministre d’une industrie d’armement très développée, il est de mon devoir de lancer cet avertissement : une nouvelle grande guerre se terminera par l’anéantissement de la culture et de la civilisation humaines. Rien n’empêchera la science et la technique déchaînées d’accomplir leur œuvre de destruction de l’homme, celle-là même que les techniciens ont commencée de si terrible façon dans cette guerre-ci…”
“Le cauchemar de beaucoup d’hommes, continuai-je, cette peur de voir un jour la technologie dominer les peuples, a failli se réaliser dans le système autoritaire de Hitler. Tout État au monde est aujourd’hui menacé de passer sous le règne terrifiant de la technologie, mais, dans une dictature moderne, cela me semble inéluctable.” »
Nicolas Casaux
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