Albert Speer, les nazis et la technologie (par Nicolas Casaux)

Albert Speer, les nazis et la technologie (par Nicolas Casaux)

Pho­to de cou­ver­ture : juin 1943 — Le ministre du Troi­sième Reich pour l’ar­me­ment et les muni­tions, Albert Speer (à droite), reçoit des mains d’A­dolf Hit­ler (à gauche) l’an­neau de l’or­ga­ni­sa­tion Todt (anneau de l’art alle­mand), dans un cof­fret orné d’argent, pour avoir réus­si l’ef­fort tech­no­lo­gique d’aug­men­ter la pro­duc­tion d’armes et de muni­tions au cours de l’an­née écou­lée. Albert Speer porte un bras­sard avec l’emblème nazi (croix gam­mée) et la men­tion « Orga­ni­sa­tion Todt ».


Dans son auto­bio­gra­phie ini­tia­le­ment publiée en 1969, parue, en fran­çais, sous le titre Au cœur du Troi­sième Reich, Albert Speer, archi­tecte et homme d’É­tat alle­mand, ministre du Troi­sième Reich et proche de Hit­ler, se sou­vient :

« Le suc­cès de notre action est à por­ter au compte des mil­liers de tech­ni­ciens qui s’étaient jusque-là signa­lés par la valeur de leurs tra­vaux et à qui fut confiée la res­pon­sa­bi­li­té entière de cer­taines branches de l’industrie d’armement. Cette res­pon­sa­bi­li­té rani­ma leur enthou­siasme endor­mi ; ma direc­tion peu confor­miste les inci­ta à s’engager davan­tage. Au fond, j’exploitai cette atti­tude, fré­quente chez les tech­ni­ciens [ingé­nieurs], qui consiste à se consa­crer à son tra­vail sans se poser de ques­tions. Le rôle du tech­ni­cien étant appa­rem­ment déga­gé de tout aspect moral, la tech­no­lo­gie appa­rem­ment neutre, il n’y eut pen­dant long­temps de leur part aucune réflexion sur la valeur de leur propre acti­vi­té. Cette atti­tude devait avoir des réper­cus­sions d’autant plus dan­ge­reuses que, dans cette guerre, la tech­no­lo­gie pre­nait une impor­tance de plus en plus grande : le tech­ni­cien n’était plus en mesure d’apercevoir les consé­quences de son acti­vi­té ano­nyme. »

Ter­rible illus­tra­tion de la dan­ge­ro­si­té, de la nui­sance de ce mythe selon lequel la tech­no­lo­gie serait « neutre » (la réalisation/fabrication de toute tech­no­lo­gie, du panier en osier à la cen­trale nucléaire, pos­sède des impli­ca­tions maté­rielles (et donc éco­lo­giques) et sociales, ce qui n’a rien de « neutre »). Une pen­sée pour les scien­ti­fiques, ingé­nieurs et autres tech­ni­ciens qui conçoivent les ins­tru­ments de mort d’au­jourd’­hui (armes diverses et variées, qui équipent les milices éta­tiques et pri­vées du monde entier, des LBD aux drones de com­bat) ; éga­le­ment pour ceux qui conçoivent les infra­struc­tures tech­no­lo­giques dans les­quelles nous sommes incar­cé­rés : routes, auto­routes, zones indus­trielles, zones com­mer­ciales, zones rési­den­tielles, inter­net, réseaux de télé­pho­nie mobile, TNT, etc. ; aus­si pour ceux qui conçoivent les machines direc­te­ment inven­tées pour rava­ger la Terre (Bag­ger 293 et autres exca­va­trices, bull­do­zers, tron­çon­neuses, ébran­cheuses, foreuses, etc.), et les machines qui servent à fabri­quer tous ces appa­reils et toutes ces machines… la liste est longue. Dans la conclu­sion, Speer écrit :

« En tant que prin­ci­pal repré­sen­tant d’une tech­no­cra­tie qui venait, sans s’embarrasser de scru­pules, d’engager tous ses moyens contre l’humanité, j’essayai non seule­ment de recon­naître mais éga­le­ment de com­prendre ce qui était arri­vé. Dans mon dis­cours final [à Nurem­berg], je décla­rai : “La dic­ta­ture de Hit­ler fut la pre­mière dic­ta­ture d’un État indus­triel de l’ère de la tech­no­lo­gie moderne, une dic­ta­ture qui, pour domi­ner son propre peuple, se ser­vit à la per­fec­tion de tous les moyens tech­no­lo­giques. Grâce à des moyens tech­no­lo­giques, tels que la radio et les haut-par­leurs, 80 mil­lions d’hommes purent être asser­vis à la volon­té d’un seul indi­vi­du. Le télé­phone, le télex et la radio per­mirent aux plus hautes ins­tances de trans­mettre immé­dia­te­ment leurs ordres aux éche­lons les plus bas où on les appli­qua sans dis­cu­ter, à cause de la haute auto­ri­té qui s’y atta­chait. De nom­breux ser­vices et de nom­breux com­man­dos reçurent ain­si par voie directe leurs ordres funestes. Ces moyens per­mirent une sur­veillance très rami­fiée des citoyens, en même temps que la très grande pos­si­bi­li­té de gar­der secrets les agis­se­ments cri­mi­nels. Pour le non-ini­tié, cet appa­reil d’État peut appa­raître comme le fouillis appa­rem­ment absurde des câbles d’un cen­tral télé­pho­nique. Or, comme ce cen­tral télé­pho­nique, une volon­té pou­vait à elle toute seule l’utiliser et le domi­ner. Les dic­ta­tures pré­cé­dentes avaient besoin de col­la­bo­ra­teurs de qua­li­té, même dans les fonc­tions subal­ternes, d’hommes capables de pen­ser et d’agir par eux-mêmes. À notre époque tech­no­lo­gique, un sys­tème auto­ri­taire peut s’en pas­ser, les seuls moyens d’information lui per­mettent de méca­ni­ser le tra­vail des organes subal­ternes. La consé­quence en est le type d’individu qui reçoit un ordre sans le dis­cu­ter.”

Les évé­ne­ments cri­mi­nels de ces années pas­sées n’avaient pas été dus uni­que­ment à la per­son­na­li­té de Hit­ler. La déme­sure de ces crimes pou­vait en même temps s’expliquer par le fait que Hit­ler avait su le pre­mier se ser­vir, pour les com­mettre, des moyens offerts par la tech­no­lo­gie.

Évo­quant alors le dan­ger que pour­rait repré­sen­ter à l’avenir un pou­voir illi­mi­té dis­po­sant des immenses res­sources de la tech­no­lo­gie, un pou­voir qui se ser­vi­rait de la tech­nique mais serait aus­si son esclave, cette guerre, pour­sui­vis-je, s’était ter­mi­née sur l’emploi de fusées télé­gui­dées, d’avions volant à la vitesse du son, de bombes ato­miques, et sur la pers­pec­tive d’une guerre chi­mique. Dans cinq ou six ans, on pour­rait anéan­tir en quelques secondes, à l’aide d’un mis­sile ato­mique ser­vi par au plus dix hommes, le centre de New York et y tuer un mil­lion d’hommes, ou, au moyen d’une guerre chi­mique, déclen­cher des épi­dé­mies et détruire les récoltes. “Plus la tech­nique se déve­loppe dans le monde, plus le dan­ger devient grand… En tant qu’ancien ministre d’une indus­trie d’armement très déve­lop­pée, il est de mon devoir de lan­cer cet aver­tis­se­ment : une nou­velle grande guerre se ter­mi­ne­ra par l’anéantissement de la culture et de la civi­li­sa­tion humaines. Rien n’empêchera la science et la tech­nique déchaî­nées d’accomplir leur œuvre de des­truc­tion de l’homme, celle-là même que les tech­ni­ciens ont com­men­cée de si ter­rible façon dans cette guerre-ci…”

“Le cau­che­mar de beau­coup d’hommes, conti­nuai-je, cette peur de voir un jour la tech­no­lo­gie domi­ner les peuples, a failli se réa­li­ser dans le sys­tème auto­ri­taire de Hit­ler. Tout État au monde est aujourd’hui mena­cé de pas­ser sous le règne ter­ri­fiant de la tech­no­lo­gie, mais, dans une dic­ta­ture moderne, cela me semble iné­luc­table.” »

Nico­las Casaux

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