« Qui va contre le Tao connaît une fin précoce. »
— Lao Tseu
« Dans la haute Antiquité, il n’y avait ni prince ni sujets. »
— Pao King-yen
La résistance contre la civilisation est aussi vieille que la civilisation elle-même. En effet, depuis qu’elle a commencé à se déployer depuis ses différents « berceaux », futurs tombeaux, la civilisation a toujours fait l’objet de vives oppositions. Depuis son extérieur, bien sûr, car les nombreux peuples qu’elle a engloutis au cours de son expansion ne se sont pas laissés faire. Mais pas seulement. On retrouve des critiques de la technologie, de la vie urbaine, de l’État, de l’agriculture, de la domestication et de la prédominance de la culture symbolique dans de nombreuses sociétés à travers le monde et l’histoire. En tant que sujets (et objets, « ressources humaines ») de la civilisation désormais mondialisée, subissant et constatant les iniquités, les injustices et les destructions qu’elle perpétue inexorablement, nous pouvons apprendre de ces critiques historiques, qui résonnent de manière étrangement familière à nos oreilles.
La Chine est une des régions du monde les plus anciennement civilisées. Or, parmi les nombreuses écoles de pensée qu’elle a vu naître se trouve le taoïsme, un courant millénaire qui, de bien des manières, constitue le plus vieil ancêtre connu à la fois de la critique de la civilisation et de l’apologie de l’anarchisme internes à la civilisation. Autrement dit, les taoïstes sont les premiers anarchistes et les premiers critiques de la civilisation de l’histoire écrite, et par conséquent les ancêtres des anarchistes naturiens (fin du XIXème — début du XXème siècle) aussi bien que des anarchoprimitivistes contemporains. Significativement, la plus ancienne philosophie anarchiste (connue) interne à la civilisation était aussi une critique de la civilisation, une forme d’anarcho-primitivisme.
Je me propose ici de le mettre en lumière au travers des trois volumes taoïstes les plus célèbres, le Lao-tseu (Dao de jing), le Tchouang-tseu et le Lie-tseu, ainsi que de quelques ouvrages et textes moins connus (en France, ou en Occident plus généralement).
Au préalable, quelques remarques sur le taoïsme. Le taoïsme désigne à la fois des pratiques religieuses, alchimiques et diverses philosophies, ou divers courants de pensée. La catégorie « taoïsme » a d’ailleurs été créée par des savants de l’Empire bien après l’écriture du Tchouang-tseu et du Lao-tseu. D’après le sinologue français Jean-François Billeter :
« “taoïsme” ne correspond pas à une notion en chinois, mais à au moins quatre ou cinq. Les Chinois distinguent les tao-tsia, les “philosophes taoïstes”, une catégorie qu’ont inventée les bibliothécaires du début de l’empire, dans laquelle ils ont réuni le Tchouang-tseu et le Lao-tseu, auxquels ont ensuite été associés le Houai-nan-tseu et le Lié-tseu, notamment ; le sien-jen tcheu tao, un ensemble de croyances relatives aux immortels, apparues au début de l’empire ; le Houang-Lao, une philosophie politique placée (comme son nom l’indique) sous le patronage de Houang-ti, l’Empereur Jaune, et de Lao-tseu, qui a joué un rôle important au début des Han ; le Lao-Tchouang, un mouvement philosophique du début du Moyen Âge placé sous le signe d’un retour à Lao-tseu et Tchouang-tseu et dont Kouo Siang est un éminent représentant ; enfin le tao-tsiao, la religion taoïste, qui apparaît à la fin des Han[1]. »
Le titre que j’ai choisi et mon recours à la catégorie de « taoïsme » pour présenter et discuter les textes que je m’apprête à présenter sont donc potentiellement réducteurs, discutables. Quoi qu’il en soit, cela ne pose pas problème vis-à-vis de mon principal objectif, à savoir exposer la plus vieille critique de la civilisation interne à la civilisation — qu’il s’agisse très exactement du taoïsme ou non s’avère secondaire. Les deux ouvrages les plus couramment associés au taoïsme, le Lao-tseu et le Tchouang-tseu, ont eu une immense influence sur la pensée chinoise. Et il est étonnant de constater, comme nous allons le voir, que ces deux livres, ainsi que d’autres écrits taoïstes parmi les plus célèbres (généralement associés, en tout cas, à tort ou à raison, au taoïsme) proposent une véritable critique de la civilisation en tant que telle. Comme l’écrit le sinologue français Jean Lévi :
« À ses débuts, tout au moins, le taoïsme fut un mouvement de refus de l’idéologie officielle et de l’ordre existant. Ce radicalisme contestataire, pour marginal qu’il fût sur le plan de l’action pratique, n’en a pas moins perduré tout au long de l’histoire de Chine et nourri la réflexion des plus remarquables penseurs […]. Il a alimenté les mouvements de désobéissance et de révolte qui ont périodiquement secoué la société chinoise. Il explique aussi le succès des idées anarchistes dans l’intelligentsia chinoise à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. De nombreuses études ont été ces derniers temps consacrées à la critique du pouvoir par un Tchouang tseu, qui, disséquant au scalpel les phénomènes de domination et d’aliénation, va au fond des choses puisqu’il en retrace la généalogie jusque dans les formes de la conscience intentionnelle, responsable de l’activité séparée. Mais Tchouang tseu lui-même est l’héritier d’une tradition d’anachorètes, d’excentriques et de rebelles individualistes, qui récusent le bien-fondé de l’État en adoptant des attitudes antisociales. Leur existence était considérée comme une menace suffisante contre l’ordre établi pour que certains administrateurs à poigne aient cru de leur devoir de les éliminer. Tchouang tseu marque sans doute l’apogée de cette sensibilité libertaire, et il lui donne sa formulation la plus aboutie sur le plan littéraire et philosophique, mais il eut des émules et des continuateurs ; d’autres penseurs, surtout à l’époque troublée qu’inaugure l’écroulement de l’empire Han, ont donné des infléchissements et des prolongements intéressants à sa critique[2]. »
Dans son livre Daoism and Anarchism (« Taoïsme et anarchisme ») publié en 2012, John Rapp, un politologue états-unien spécialiste de la Chine et son histoire, souligne le caractère anarchiste du taoïsme philosophique. Il rapporte cette anecdote : « le terme taoïste Wei-Jin wujun signifie littéralement “sans prince” […] et possède une signification presque identique à celle du grec an-archos ».
Cela dit, le taoïsme n’étant pas une philosophie monolithique, s’il y a des similitudes dans la façon dont le Lao-tseu et le Tchouang-tseu considèrent la nature de l’État — comme une entité principalement motivée par le désir de régner et de se perpétuer — il existe des différences majeures entre les deux.
Le Lao-tseu
Le Lao-seu aurait été écrit quelque part entre le VIème siècle et le Ier siècle avant J.-C., comme l’explique Jean Lévi, qui nous rapporte également que, concernant son auteur, « Lao-tseu, dont le nom, suivant l’usage antique, a donné son titre à l’ouvrage qui lui est attribué – celui de Tao-tö-king, le Livre de la Voie et de la Vertu, sous lequel il est aussi désigné étant plus tardif – on ne sait rien, pas même le nom, Lao-tseu, qui signifie “le vieux maître”, étant une désignation honorifique rendant hommage à son grand âge ».
D’après Jean Lévi, toujours : « En réalité, tout ce que l’on peut dire du Lao-tseu, dont l’identité de l’auteur – si jamais il en eut un – nous restera pour toujours inconnue, c’est qu’il est le produit d’une lente accrétion de matériaux divers, amalgamés de façon harmonieuse et réfléchie, en une suite d’aphorismes qui, pour être disparates, n’en constituent pas moins une totalité cohérente. »
Dans l’ensemble, le Lao-tseu est assez modéré dans sa critique de l’État. Hsiao Kung-chuan, un célèbre historien et politologue chinois, écrit que « la non-action du gouvernement n’implique pas la destruction et la mise au ban de l’institution gouvernant-sujet, et le retour à l’absence totale de contraintes qui existe chez les oiseaux et les bêtes […], en termes théoriques, ce que Lao Tseu a attaqué n’était pas le gouvernement en soi, mais toute forme de gouvernement ne se conformant pas aux principes “taoïstes”[3] ». Le Lao-tseu, autrement dit, propose principalement des conseils sur la manière de gouverner le plus efficacement, mais ne critique pas le gouvernement en tant que tel :
« On dirige un grand État
comme on fait frire un petit poisson. »« Le peuple est pur sous un maître indulgent,
retors sous un régime tracassier[4]. »
Le Lao-tseu préconise une sorte de gouvernement guidé par les principes du wuwei — terme souvent traduit par « non-agir » ou « non-intervention », mais qui, selon Jean-François Billeter, serait plus justement traduit par « ne pas agir intentionnellement ». Si le Lao-tseu ne rejette pas totalement la structure dirigeant-gouverné, s’il « propose au prince de se placer à l’origine des choses, ou de se faire l’origine des choses, afin de les contrôler de façon naturelle et de pratiquer un art de la domination insensible et muette[5] », comme l’écrit Jean-François Billeter, il s’y oppose dès lors qu’elle revêt un caractère coercitif, illégitime, ainsi que le suggère ce passage :
« Avec l’abandon de la grande Voie
naquirent la bonté et la justice ;
l’apparition de l’intelligence
s’accompagna de l’artifice.
Il a fallu que la discorde déchire les familles
pour qu’il y ait des pères aimants et des fils pieux ;
ce n’est que dans des États en proie aux troubles
que se signalent les ministres loyaux. »
On peut y voir une croyance dans la nécessité de revenir à un état originel naturel, c’est-à-dire un état d’existence affranchi de l’artificialité, de la séparation et de la superficialité de la civilisation. En outre, ces lignes insinuent que, laissée à sa véritable nature, l’humanité reviendra sur le chemin de la véritable vertu et de l’harmonie, délaissant les versions falsifiées de la vertu et de la moralité propres à la civilisation. Lorsque les choses demeurent dans leur état naturel, elles fonctionnent comme elles le devraient, lorsque les êtres humains tentent de contrôler et d’interférer avec les processus naturels, c’est tout le monde, humain et non-humain, qui se trouve jeté dans le chaos :
« Abolis la sagesse, bannis l’intelligence,
le peuple en tirera grand avantage !
Supprime la bonté et l’équité,
le peuple sera aimant et filial !
Proscris l’industrie et le profit,
il n’y aura plus un brigand dans le pays ! »
Sagesse, justice et vertu sont mises en avant lorsque l’humanité échoue à vivre selon le Tao — symptômes d’une humanité qui, s’étant éloignée du naturel, ne sait plus vivre correctement.
S’il semble, comme nous l’avons souligné, plaider en faveur d’une certaine adaptation des structures fondamentales du pouvoir et de l’autorité, le Lao-tseu délivre aussi nombre de nuances importantes. En effet, s’il constitue, au moins en partie, un ensemble de conseils — notamment à destination des gouvernants eux-mêmes — en vue de parvenir au meilleur gouvernement possible, à quoi ressemblerait un dirigeant (non) agissant selon le Tao ? Le Lao-tseu encourage le renoncement au militarisme, au statut social et à la richesse, à l’expansion et au développement. En d’autres termes, comme l’écrit John Rapp, l’image du dirigeant le plus efficace présentée dans le Lao-tseu « évide la domination de quasiment tout contenu […] dans sa condamnation de la loi, de la moralité, de l’éducation, des impôts et de la punition. En effet, le texte préconise de confisquer toute sa substance à la gouvernance en en supprimant tous les éléments de coercition. » Le Lao-tseu critique donc la manière dont la domination est produite dans les conditions d’une société de masse civilisée. Raison pour laquelle Joseph Needham affirme que le Lao-tseu « essayait de transformer les dirigeants féodaux en chefs de tribus primitives, c’est-à-dire en anciens ou en sages ne disposant pas du monopole de l’usage légitime de la coercition, pour reprendre la définition minimaliste de l’État de Weber ». À cet égard, le texte véhicule bien une critique de la civilisation, préfigurant celle de l’anarchoprimitivisme contemporain.
La partie du Lao-tseu la plus explicitement critique du développement technologique est peut-être le chapitre 80 :
« J’imagine un petit pays peu peuplé,
où, y aurait-il eu des outils
qui centuplent les rendements,
on se serait refusé à en faire usage.
Un pays où l’on répugnerait à mourir au loin ;
où, même s’il y avait eu bateaux et carrioles,
on n’aurait pas su quoi y charger.
Un pays où, s’il y avait eu des armes,
on n’aurait eu aucun motif de les brandir,
où, en guise d’écriture,
l’on s’en tiendrait aux cordelettes à nœuds.
Un pays où l’on aurait été satisfait de sa nourriture
et content de ses vêtements ;
où l’on se serait plu dans ses coutumes,
et montré heureux de son sort.
Un pays où, bien que d’une contrée à l’autre
les gens eussent pu se voir
et entendre les coqs et les chiens se répondre,
ils seraient morts de vieillesse
sans jamais s’être rendu visite. »
Ursula Le Guin, ayant traduit le Lao-tseu en anglais, souligne que les personnes qu’il imagine ont accès à la technologie, aux véhicules, aux armes, etc., mais choisissent simplement de ne pas les utiliser. Le Guin interprète ce passage comme une sentence sur l’effet qu’ont les outils sur ceux qui cherchent à les utiliser. Il s’agit, en d’autres termes, de souligner que la technologie n’est pas neutre. Joseph Needham formule un argument similaire, à savoir que les taoïstes se sont opposés à l’utilisation des nouvelles technologies non par principe mais en large partie parce qu’ils ont réalisé à quelle vitesse elles étaient mises au service du militarisme et de l’oppression de l’État. Éloge de la simplicité, du contentement d’outils et de choses simples, ce chapitre est aussi éloge de la petitesse, présentée comme un idéal social.
Le Tchouang-tseu
Il est plus ou moins admis que le Tchouang-tseu se compose de dictons antiques provenant de divers villages et ayant été assemblés pour la première fois pendant la période des Royaumes combattants (403–221 avant J.-C.). Vis-à-vis de l’État et de la civilisation, le Tchouang-tseu, résolument primitiviste, est beaucoup moins équivoque. Dans la note de l’éditeur apposée au début de la version du Tchouang-tseu traduite par Jean Lévi et publiée, aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, sous le titre Les Œuvres de Maitre Tchouang, les éditeurs expliquent que si cet ouvrage trouve sa place dans leur catalogue, « à côté d’autres qui s’en sont pris plus récemment à l’artificialisation de la vie et à tout ce qui, sous prétexte de faciliter la vie, la dévore », c’est « en tant que polémique contre la civilisation — ce qu’il est assurément, et de la plus truculente façon ».
« Mon cher corps, tu as en tout : cent jointures, neuf orifices et six viscères. Lequel de tes organes m’est le plus cher ? Tu les aimes tous pareil ou bien n’as-tu pas une petite préférence ? Sont-ils tous comme tes valets ou tes servantes ? Mais des larbins sont incapables de diriger. Alors seraient-ils maîtres et serviteurs à tour de rôle ? Ou bien y a‑t-il un vrai chef qui dirige tout ça ? Mais à vrai dire, que je trouve ou non la bonne réponse, cela ne change rien à la réalité[7]. »
L’auteur suggère d’abord qu’il y a une unité des choses, puis qu’un principe établit cette unité qui se situe au-delà des choses elles-mêmes. Ou, comme le dit Rapp, « puisqu’aucune partie du corps ne régit les autres, il y a donc un ordre naturel ou spontané dans l’univers, existant indépendamment de l’intervention humaine ». On rappellera ici qu’une des distinctions fondamentales entre le taoïsme philosophique et le taoïsme religieux/alchimique est l’absence totale de déisme du premier. Il existe une force, le Tao, qui régit les choses et les maintient en ordre.
Le deuxième chapitre intérieur se termine par un des moments les plus subtils du canon taoïste :
« Un jour Tchouang Tcheou rêva qu’il était un papillon froufroutant, qui, tout à sa joie, donnait libre cours à ses désirs, sans savoir qu’il était Tchouang Tcheou ; puis, brusquement, il s’éveilla, retrouvant la lourdeur de son corps ; il se demanda s’il était Tchouang Tcheou qui avait rêvé qu’il était un papillon ou un papillon qui se rêvait Tchouang Tcheou.
Il y a certainement une différence entre Tchouang Tcheou et un papillon ; mais tel est l’effet de la transformation des êtres. »
Ce passage, d’une beauté saisissante, peut être interprété comme une critique radicale du dualisme. Tchouang Tcheou (Tchouang Tseu) n’y est jamais fixé, ni comme homme ni comme papillon. Il revêt cycliquement une forme ou l’autre, comprenant que les notions de sommeil-éveil constituent une autre dichotomie à surmonter. « La fable, remarque Jean Lévi, marque tout à la fois la séparation et la continuité des états de la conscience[8]. »
Les chapitres « extérieurs » du Tchouang-tseu, et tout particulièrement les chapitres dits « primitivistes », préconisent très explicitement, davantage que les autres, un retour à la vie comme elle était antérieurement à la dynastie Zhou — considérant l’époque des petites communautés rurales autosuffisantes comme un paradis encore préservé de l’oppression de l’appareil d’État, du militarisme, du progrès technique et de la domination de la culture symbolique. De nombreux universitaires ont attaqué les chapitres extérieurs pour cette raison précise. Rapp écrit que « les critiques ont eu tendance à suggérer que cette [vision primitiviste] relevait d’un idéal antitechnologique postulant une utopie perdue dans le passé. Et aussi qu’il s’agissait d’une vision intrinsèquement négative, d’une vision de perte n’offrant que peu d’espoirs, voire aucun, d’incorporer les bénéfices du progrès économique et technologique dans une future société anarcho-communiste ». C’est aussi ce qui a inspiré cette remarque de Hsiao Kung-Chuan : « L’anarchisme occidental est […] une doctrine d’espoir, tandis que l’anarchisme chinois apparait comme une doctrine de désespoir[9]. »
Suivant Needham, Rapp soutient que les chapitres extérieurs proposaient en fait une vision de l’avenir. En outre, comme le souligne Rapp, le concept taoïste du ziran (« de lui-même », « naturel », « spontané ») suggère une vision du monde profondément optimiste. Le message est clair et net dans le canon taoïste : lorsque nous agissons selon le principe du ziran, les choses ont une façon de s’arranger d’elles-mêmes. En outre, la nature optimiste du taoïsme, illustrée dans l’idée du ziran, est encore soulignée dans le concept de Houn-toun, que Rapp qualifie de « chaos positif, unité primitive ou homogénéité sociale ». En termes sociaux, Houn-toun suggère « une vision positive des individus vivant et travaillant ensemble dans une société sans État ». Il s’agit de la vision utopique du taoïsme. En supprimant les distinctions artificielles que nous nous sommes imposées à nous-mêmes et au monde, nous redécouvrirons l’unité qui a toujours existé entre les choses.
***
Le noyau philosophique du chapitre sur le « Brigand Tchö » est un dialogue entre Confucius et le brigand en question, lequel plaide pour un retour à un âge d’or perdu, antérieur à l’avènement de l’Empereur Jaune Huangdi et à l’invention des armes, de l’État de droit, des mathématiques, de l’astronomie, de la domestication et de l’agriculture. Selon la légende, Huangdi, l’Empereur Jaune, fut le premier à centraliser l’État et à contraindre les chasseurs et les nomades à se sédentariser et à devenir paysans.
Tchö nous est présenté comme un redoutable seigneur de guerre terrorisant le pays avec son armée. Il viole, vole et assassine en toute impunité. Confucius, qui est ami avec le frère aîné de Tchö, décide d’aller lui parler afin de le convaincre de renoncer à sa vie de criminel. Lorsque Confucius arrive dans la demeure de Tchö, il trouve le bandit et ses hommes en train de se régaler de foies humains. Confucius tente d’abord de le flatter en louant sa beauté, sa force, sa sagesse, son jugement et sa bravoure. Il tente ensuite de le soudoyer, suggérant que tous les rois et seigneurs seraient prêts à proposer des terres pour que Tchö, abandonnant ses manières violentes, devienne lui-même roi. La réponse de Tchö est fière et féroce : « il n’y a que les sots et les médiocres qui se laissent amender par intérêt ou persuader par des algarades. » Tchö rejette totalement la notion de profit personnel et la moralité de la civilisation, lesquels, à ses yeux, n’ont aucune valeur en comparaison du pouvoir d’agir librement.
Il décrit ensuite la vie durant l’âge d’or :
« Dans la haute Antiquité, les animaux pullulaient tandis que l’humanité était clairsemée. Les hommes perchaient dans des nids pour se garder des bêtes féroces. Le jour, ils cueillaient des glands et des châtaignes, la nuit, ils se réfugiaient dans les arbres. C’est d’ailleurs pourquoi ils se donnèrent le nom de “peuple des nids”. Dans les temps reculés, les hommes ignoraient l’usage des vêtements ; ils se contentaient de faire des provisions de bois en été pour se chauffer en hiver. On leur donna le nom de “peuple qui sait assurer sa survie”. Au temps du Divin Laboureur, insouciant, on se couchait, béat, on se levait. Les hommes connaissaient leur mère mais non leur père. Ils vivaient avec les élans et les cerfs ; ils labouraient pour se nourrir et tissaient pour se vêtir ; personne ne songeait à nuire à autrui. Ce fut l’époque de la plus haute perfection. »
Cette vision utopique contient de nombreux éléments auxquels font écho les critiques contemporaines de la civilisation. On y retrouve l’idée que l’être humain n’est qu’une espèce parmi les autres qui, en tant que telle, vit au mieux lorsqu’elle se fond harmonieusement parmi la multitude des espèces ; qu’ainsi les êtres humains peuvent vivre simplement et trouver la paix, et surtout, que c’est là la plus haute forme de vertu à laquelle l’humanité peut aspirer. Telle était la vie de toute l’humanité avant l’Empereur Jaune et ses semblables, héros culturels et autres grands hommes de la mythologie de la civilisation. Suite aux innovations de l’Empereur Jaune, raconte Tchö, énervé, la guerre a éclaté entre les peuples du monde, les hommes sont devenus vassaux et le sang a coulé en rivières. Exposant l’hypocrisie de la prétendue vertu de Confucius, Tchö souligne qu’en conseillant les rois et les seigneurs, comme lui, Confucius a du sang sur les mains.
« Avec ta robe à larges manches tenue lâchement à la ceinture, tu espères tromper les princes de l’empire par tes discours spécieux et ta conduite hypocrite, tout cela dans l’espoir de gagner des prébendes. Je ne connais pire bandit que toi dans tout l’empire et je me demande pourquoi on n’accole pas à ton nom plutôt qu’au mien le qualificatif de brigand ! »
Tchö rejette tout ce que Confucius a à dire, et attaque impitoyablement la notion de sagesse elle-même, rappelant comment tous les sages de l’histoire ont finalement été anéantis. Avant que Confucius ne soit autorisé à filer en gardant la vie sauve, Tchö insiste sur l’idée qu’il vaut mieux être un meurtrier qu’un menteur, car le chemin de la fausse vertu est inévitablement celui de la tromperie.
« Qui se montre incapable de satisfaire ses ambitions […] n’a rien compris à la philosophie de l’existence. »
Nombre des invectives des chapitres primitivistes sont dirigées contre les soi-disant sages ou philosophes. Le chapitre « Pieds palmés » commence par souligner que les anomalies physiques comme les pieds palmés ou les doigts surnuméraires sont congénitales dans le sens où elles font partie du corps, mais qu’elles ne lui sont pas essentielles. De la même manière, la société humaine se développe selon une grande variété de doctrines ou « excroissances » d’égale superfluité. La philosophie morale est une de ces « excroissances superfétatoires » de la nature humaine, un peu comme un doigt supplémentaire inutile ; les philosophes « perfectionnent leurs qualités morales aux dépens de leurs inclinations naturelles afin de s’attirer une vaine gloire, excitant le peuple à suivre un exemple qui est hors de sa portée », « ergoteurs, coupeurs de cheveux en quatre, jonglant avec la logique, enfilant des paradoxes, l’esprit uniquement occupé de faire le partage entre la substance et l’accident ou le même et l’autre, ils se mettent la cervelle à la torture dans l’espoir futile de se gagner un renom éphémère grâce à des propos oiseux ». Les chapitres primitivistes soutiennent que rester sur le bon chemin, sur la voie (le Tao), implique de ne jamais perdre de vue ce que nous sommes vraiment et que toutes les choses dont nous nous sommes entourés avec la civilisation nous éloignent de plus en plus de notre vraie nature.
Le chapitre intitulé « Sabots de chevaux » affirme que l’humanité a perdu sa nature dans la corruption de la civilisation. À l’état sauvage ou naturel des choses, tout est ordonné au mieux. Chaque plante et chaque animal obtient ce dont il a besoin pour vivre comme il l’entend. Ainsi, à l’état sauvage, les chevaux « ont des sabots pour fouler le givre et la neige. Ils ont une robe qui les protège de la bise et de la froidure. Ils broutent l’herbe, boivent l’eau, lèvent les pattes et galopent. […] Ils n’ont que faire des manèges et des écuries. » Mais la civilisation ne permet à rien ni personne de rester libre :
« Un jour Po-lo survint. Il déclara : “Je vais m’occuper des chevaux.” Il les brûla, les tailla, les perça, les brida ; il les lia avec des longes et des entraves ; il les parqua dans des boxes et des stalles. Il en mourut trois sur dix. Il leur fit endurer la faim et la soif ; il les contraignit à prendre le trot ou le galop. Il les accoutuma à s’aligner et à se mouvoir de concert ; il leur imposa, devant, la torture du mors et leur agita, derrière, la menace de la cravache. Il en mourut la moitié. »
Les êtres vivants peuvent effectivement être altérés, domestiqués. Mais cela ne se fait qu’au travers de leur souffrance. Et au bout du compte, le prix de cette domestication est souvent leur mort (littérale ou métaphorique, un être domestiqué n’est plus qui il était auparavant). Domestication et contrôle sans limites, toujours plus étendus, logiques de civilisation, aboutissent à la destruction. Au travers de Po-lo et des artisans, sont dénoncés l’artificialisation et l’asservissement systématiques du monde, ces dynamiques de civilisation :
« Le potier déclara : “Je sais pétrir la glaise.” Il la façonna au compas et à l’équerre pour obtenir des formes rondes ou carrées. Le charpentier déclara : “Je sais travailler le bois.” Il ploya les parties courbes à la forme à cintrer, rectifia les parties droites au cordeau. Était-il dans la nature de la glaise et du bois de se voir appliquer le compas, l’équerre, le cordeau, la forme à cintrer ? Et pourtant de génération en génération on ne cesse de proclamer : “Po-lo sut dresser les chevaux, le potier façonner l’argile, le charpentier cintrer le bois.” Ceux qui se targuent de gouverner le monde tombent dans le même travers. Je considère, moi, que ceux qui savent réellement gouverner s’y prennent tout autrement. Si on laisse l’humanité s’abandonner à ses penchants naturels, elle se contente de tisser la toile pour se vêtir, de labourer pour se nourrir ; il y règne alors un vif sentiment d’égalité, et tous étant unis, les factions sont ignorées. C’est ce qu’on appelle la liberté naturelle. Aussi, lorsque régnait la perfection des premiers âges, les hommes avaient le pas lent et le regard posé. En ces temps-là nul sentier ne balafrait les montagnes ; ni barques ni ponts n’encombraient les cours d’eau. Les êtres proliféraient et se trouvaient partout chez eux. Les animaux pullulaient, les plantes prospéraient, on pouvait chevaucher les bêtes sauvages et regarder dans les nids des pies, en courbant les branches. Dans ces temps idylliques où régnait la perfection, les hommes vivaient mêlés aux animaux, ils faisaient une seule et même famille avec tous les êtres de la création : comment la distinction entre homme de bien et homme de peu aurait-elle pu avoir cours ? Les hommes, en une communauté étroitement soudée, communiaient dans l’ignorance. Tous, également dépourvus de désirs, étaient candides et rustiques comme un matériau brut. Rustiques, leur naturel pouvait s’épanouir. »
Plus nous cherchons à contrôler le monde, plus nous mettons de distance entre lui et nous. Nous pourrions retourner à lui si seulement nous cessions de nous soumettre à la direction de soi-disant sages, décidant de ce qui est bien ou mal, de la manière dont les choses devraient être gérées. Croulant sous le « savoir » des sages, nous oublions les seules choses que nous devrions savoir, à l’instar de chevaux domestiques, coupés de leur véritable nature :
« Les chevaux, lorsqu’ils s’ébattent en liberté dans les plaines, broutent l’herbe, boivent l’eau ; contents, ils se frottent le cou l’un contre l’autre ; fâchés, ils se retournent et se décochent des ruades. C’est là toute leur malice. Mais quand on leur eut appliqué le collier et un frontal en croissant de lune au chanfrein, devant la gêne du caparaçon et du harnachement, ils apprirent à se dérober, à broncher, à ronger leur frein, à prendre le mors aux dents. »
Les créatures vivantes essaient toujours de résister aux tentatives de les contrôler. Après des millénaires de domestication, on constate que nombre d’entre nous continuent d’essayer de « prendre le mors aux dents ».
Dans « Les cambrioleurs ou La prévoyance complice des voleurs », nous retrouvons une fois encore le brigand Tchö. Et là encore, le chapitre propose notamment une critique de la moralité institutionnalisée, du savoir, et de l’hypocrisie. Tchö soutient que c’est précisément parce qu’un concept du bien a été institué que nous avons une conception du mal. La moralité des bandits en son genre est condamnée tandis que celle des empereurs, des princes et des bureaucrates, qui causent infiniment plus de torts et de souffrances, est exaltée. Mais le taoïsme ne verse pas dans le relativisme moral. Le bien et le mal ne dépendent pas seulement de perspectives personnelles. Ils dépendent de la nature des choses. Tchö l’affirme, les conflits seigneuriaux et la corruption ne sont pas inhérents à l’humanité. Ils n’adviennent que sous le règne des sages et autres gouvernants souhaitant contrôler les agissements des autres :
« De la même façon, l’existence des saints est cause de celle des voleurs. Que l’on élimine les saints et laisse en paix les brigands, le monde connaîtra enfin l’ordre. […] sitôt les saints liquidés, les bandits disparaîtront et le monde enfin pacifié ne sera plus en proie aux troubles. »
Plus loin, Tchö formule une vive critique de la spécialisation, de la délégation des savoir-faire aux experts et artistes patentés :
« “Les poissons ne doivent point quitter les profonds abysses, les armes du pouvoir ne se laissent point voir”, a dit Lao Tseu. Les saints sont les armes du pouvoir. Ils ne devraient donc pas paraître. C’est la raison pour laquelle je dis : supprimons les saints, congédions l’intelligence, les grands brigands disparaîtront ; brisons les jades, pulvérisons les perles, et il n’y aura plus de petits voleurs ! Oui, brûlons les contrats, détruisons les sceaux et le peuple retrouvera son honnêteté première. Débitons les boisseaux, réduisons en miettes les balances, et il n’y aura plus de disputes parmi le peuple. Déchirons les lois des saints et le peuple retrouvera sa sûreté de jugement. Cassons les instruments de musique, perçons le tympan des musiciens, et chacun gardera pour lui son acuité auditive. Proscrivons les couleurs et le dessin, crevons les yeux des peintres, et plus personne ne fera étalage de sa sensibilité visuelle. Supprimons cordeau et forme à cintrer, jetons aux orties le compas et l’équerre, broyons les doigts des artisans et chacun sera habile pour son propre compte. »
Si l’on n’essaie pas de le contrôler, de lui dire quoi faire et de le punir lorsqu’il agit mal, le peuple se comportera paisiblement et harmonieusement. Si on le laisse se débrouiller, il résoudra de lui-même ses problèmes.
La fin de ce chapitre contraste notablement avec celle de l’autre chapitre où apparaît le brigand Tchö, discuté précédemment. Dans ce dernier, Tchö exaltait l’âge d’or d’avant l’Empereur Jaune et la civilisation, condamnant l’hypocrisie des temps. Le chapitre « Les cambrioleurs » s’achève sur une sombre note :
« Alors que la sophistication des armes de jet, des engins de pêche et des instruments de chasse affole oiseaux, poissons et quadrupèdes, comment s’étonner que la ruse et l’artifice déployés en rhétorique, avec ces sophismes sur le dur et le blanc, ces arguties sur l’identité de la différence et la différence de l’identité, aient tourné la tête au peuple ? Aussi tous les désordres qui ont secoué de tout temps l’empire sont-ils dus à la soif de connaissances. Tous les maux viennent de ce que l’humanité cherche à connaître ce qu’elle ne pourra jamais connaître au lieu de se pencher sur ce qu’elle connaît déjà ; elle ne sait que critiquer ce qu’elle tient unanimement pour mauvais, mais non ce qu’elle considère universellement comme bon. La lumière du soleil et de la lune en est obscurcie ; l’influx des montagnes et des rivières perturbé ; le cours des saisons troublé ; des insectes qui rampent aux oiseaux qui volent, il n’est espèce vivante dont la nature n’en soit pervertie. Quels désordres ne provoque pas dans l’univers le culte de la science ! Et il en est ainsi depuis l’avènement des trois premières dynasties. Nous avons abandonné le ressort naturel de notre germe vital pour nous tourner vers une prolixité bavarde et laborieuse. Nous avons perdu la sérénité du non-agir pour nous délecter des vaticinations de la pensée ; et ces vaticinations ont mis le monde à feu et à sang. »
Les échos que de tels propos peuvent avoir aujourd’hui sont considérables — « le cours des saisons troublé » peut renvoyer au réchauffement climatique ; « l’influx des montagnes et des rivières perturbé » aux barrages toujours plus massifs et nuisibles, etc. On peut interpréter ce passage comme une dénonciation de l’escalade technologique sans fin de la civilisation et de ses effets délétères sur le monde naturel, ou encore de la Science de la civilisation et de son fétichisme de la connaissance pour elle-même et de la connaissance totale. Science aveugle par conception sur laquelle repose le déferlement technologique incessant.
Le chapitre XII, intitulé « Ciel et Terre ou L’art du chaos » comprend ce passage réprouvant l’état d’esprit menant au — et résultant du — technologisme, de la propension à utiliser des machines, et dénonçant par extension les machines elles-mêmes :
« Tseu-kong, l’un des disciples favoris du Maître, alors qu’il revenait d’une mission au Tch’ou, vit sur le bord de la route menant au Tsin un vieil homme arroser son potager au moyen d’une jarre qu’il allait remplir au puits dans lequel il descendait par une galerie. C’était beaucoup d’efforts pour peu de résultats.
Tseu-kong s’arrêta et lui demanda s’il n’aimerait pas utiliser une machine qui lui permettrait d’arroser cent plates-bandes en une journée, donnant beaucoup de résultats avec peu d’efforts. L’homme leva les yeux sur l’intrus et lâcha un : “Dis toujours.”
Tseu-kong expliqua qu’il suffisait de faire un trou dans une perche lestée à l’arrière, dont on se servirait comme d’un levier.
– On tire, et l’eau coule à flots. C’est ce qu’on appelle une bascule, conclut Tseu-kong.
L’homme changea de contenance, manifesta de la colère, émit un ricanement, puis déclara :
– J’ai entendu dire ceci par mon maître : “Les machines créent les activités mécaniques. Les activités mécaniques mécanisent le cœur. Qui a un cœur mécanique dans la poitrine perd sa candeur native ; qui a perdu sa candeur native ne saurait connaître la paix de l’âme. Le Tao ne vient pas se loger chez qui ignore la paix de l’âme.” Je suis parfaitement au courant des avantages de cet instrument mais j’aurais honte de m’en servir ! »
Le Lie-tseu
Le Lie-tseu, ou Vrai Classique du Vide Parfait, généralement considéré comme un des trois écrits primordiaux du taoïsme avec le Lao-tseu et le Tchouang-tseu, et dont l’écriture remonte, selon Jean Lévi, au IIIe siècle avant J.C., est plus ambigu. Il fait parfois l’apologie de l’anarchisme, comme dans ce passage du chapitre II, intitulé « L’Empereur Jaune ou À la reconquête du moi[10] », évoquant un lieu mystérieux où « il n’y a ni chefs ni supérieurs », où « tout se règle spontanément », et où « le peuple […] est sans désirs et se conforme à la loi naturelle ». Ou dans ce passage du chapitre V, intitulé « Les questions du roi T’ang ou Les mystères de l’univers », nous décrivant une contrée lointaine dans laquelle :
« L’air est sain, les maladies y sont inconnues. Le naturel affable des habitants leur épargne l’émulation comme les querelles. Le cœur tendre et les os souples, ils ne sont pas en proie à la morgue ou à l’envie. Jeunes et vieux sont sur un pied d’égalité, il n’y a ni prince ni sujets, hommes et femmes vivent mêlés, en sorte qu’entremetteurs et rites d’accordailles sont inutiles. Agglutinés le long du fleuve, il ne leur est pas nécessaire de cultiver la terre ; et le climat étant doux, ils se passent de vêtements. Ils s’éteignent centenaires, nul n’étant fauché par une mort prématurée ou la maladie. »
Ou encore dans le chapitre VII, intitulé « Yang Tchou », où « la suppression des rapports hiérarchiques entre princes et sujets » est présentée comme la meilleure chose qu’il pourrait arriver dans une société.
Cependant, plus souvent encore, et à la manière du Lao-tseu, il ne s’oppose pas frontalement à l’existence de chefs et de supérieurs, mais suggère plutôt que le meilleur gouvernement, ou gouverneur, est celui qui gouverne le moins — voire, qui ne gouverne pas.
On y trouve aussi plusieurs passages primitivistes, dans la mesure où ils célèbrent une époque révolue, comme cet autre extrait du chapitre II, dénonçant aussi le suprémacisme humain – l’idée selon laquelle les êtres humains sont séparés des et supérieurs aux autres espèces vivantes, selon laquelle la destinée manifeste des humains consiste à prendre en charge et contrôler tout ce qui existe, etc. :
« L’intelligence des animaux est naturellement semblable à celle des hommes. Ils n’ont nul besoin de leur demander leurs lumières pour satisfaire leurs besoins et préserver leur vie. Mâles et femelles s’accouplent, mères et enfants se chérissent ; ils évitent les plaines et recherchent les lieux accidentés ; le froid les fait fuir et la chaleur les attire. Ils s’assemblent en troupeaux et se déplacent en rangs, les jeunes à l’intérieur, les adultes à l’extérieur. Quand ils trouvent à boire, ils se font signe, à manger ils s’appellent.
Dans la très haute Antiquité, ils vivaient mêlés aux hommes et se déplaçaient avec eux. Puis, avec l’avènement des premiers empereurs et des rois, ils se mirent à les craindre et se dispersèrent. Venus les temps de décadence, ils se tapirent ou s’enfuirent afin d’échapper à leur méchanceté.
Encore aujourd’hui, à l’Est, dans le pays des Kie-cheu, la plupart des habitants comprennent le langage des animaux domestiques. Mais ce n’est là qu’un résidu du savoir d’autrefois. Les hommes divins et saints des temps primordiaux n’ignoraient rien des sentiments et des comportements de la totalité des êtres ; ils comprenaient les sons émis par les différentes espèces de la Création. »
L’image de ces « hommes divins et saints des temps primordiaux », qui « n’ignoraient rien des sentiments et des comportements de la totalité des êtres » et « comprenaient les sons émis par les différentes espèces de la Création », peut être associée aux communautés animistes de chasseurs-cueilleurs.
Une histoire du chapitre VIII, intitulé « De la contrepartie du discours ou De la valeur philosophique des fables », récuse également le suprémacisme humain, cette idée qui, selon toute vraisemblance, a informé les agissements de nombre de civilisations, y compris chinoises, y compris de la civilisation occidentale — Aristote disait exactement comme le prince T’ien[11] — et qui constitue un des piliers de l’idéologie informant ceux de la civilisation industrielle mondialisée :
« À l’occasion d’une fête célébrant le dieu des Chemins, le seigneur T’ien de Ts’i régalait en son palais plus de mille convives. Alors qu’on servait du poisson et des oies à la table des invités d’honneur, le prince T’ien en y jetant un coup d’œil eut un soupir et déclara :
— Le Ciel ne s’est-il pas montré généreux avec nous les hommes ? Il fait pousser les céréales et produit oies et poissons pour satisfaire nos besoins.
Et la foule des invités de faire chorus. Le fils de messire Pao, âgé de douze ans, qui se divertissait avec les convives de moindre rang, s’avança et dit :
— Il n’en va pas comme le dit Votre Altesse. Tous les êtres de l’univers qui ont vie comme nous se répartissent en espèces. Il n’y a pas d’espèces plus ou moins nobles. Simplement elles se dominent et s’entre-dévorent les unes les autres en fonction de leur degré d’astuce et de force, mais ce n’est nullement qu’elles ont été créées spécialement pour leurs besoins mutuels. L’homme prend ce qui est comestible et s’en nourrit ; comment serait-ce le Ciel qui aurait créé les bêtes à dessein pour son usage ? Les moustiques sucent notre sang, et les tigres se repaissent de notre chair, mais qui pourrait prétendre que le Ciel a créé l’homme pour satisfaire les besoins des moustiques et des tigres ? »
Les Sept Sages de la forêt de bambous & Pao King-yen
Plusieurs centaines d’années après l’écriture du Tchouang-tseu et du Lie-tseu, au cours de la période des Trois Royaumes (220–280 E.C.), la Chine connut une résurgence importante du taoïsme, parfois qualifiée de néotaoïsme. La dynastie Wei, fondée par le fils du grand seigneur de guerre Cao Cao, incorpora dans sa cour des philosophes de différentes écoles dans une tentative d’établir une justification philosophique à sa domination. Quelques années durant, de 240 à 249 de notre ère, le taoïsme fut adopté comme philosophie orthodoxe officielle du royaume de Wei. Mais les aristocrates Wei n’approuvaient les principes taoïstes que du bout des lèvres, et nombre des plus grands penseurs de l’époque refusaient de participer au gouvernement. Au cours de cette période, un groupe de philosophes taoïstes connu sous le nom des « Sept Sages de la forêt de bambous » commença à se réunir et à organiser des débats animés et bien arrosés concernant les idées contenues dans le Lao-tseu et le Tchouang-tseu. Ces Sept Sages jouèrent un rôle important dans la préservation de la critique taoïste de la civilisation et de l’État. Les deux plus célèbres d’entre eux étaient Ruan Ji (210–263) et Hsi K’ang (223–263).
La plus célèbre des œuvres de Ruan Ji, « Biographie du Maître Grand Homme », est un fantastique poème romanesque décrivant la vie d’un mystérieux sage. Ruan Ji y prolonge la tradition des taoïstes légendaires en formulant, selon les mots de Hsiao Kung-chuan, une « impitoyable attaque contre le conformisme et, en même temps, un éloge enthousiaste de la liberté anarchiste[12] ». Pour Ruan Ji, comme pour Tchouang Tseu avant lui, le gouvernement est aussi mauvais (sinon pire) que les voleurs, et la société idéale est celle qui existait à l’époque lointaine des chasseurs-cueilleurs. Selon lui, ce passé utopique fut bouleversé par l’intrusion de l’artificialité dans les communautés humaines. Le gouvernement, la société de masse et la culture incarnent l’évolution continue de cette artificialité.
À l’instar de Ruan Ji, Hsi K’ang propose une « critique de l’organisation sociale hiérarchique », pour reprendre les termes de Jean Lévi, qui explique : « Il s’agit d’affirmer la possibilité d’une société où le pouvoir serait sans pouvoir. Soit que l’activité politique n’existerait tout simplement pas, soit que le chef serait sans autorité, si bien que la régulation sociale s’accomplirait hors de toute coercition. Le vocabulaire ne doit pas nous induire en erreur, quand un Hsi K’ang parle de “chef” ou de “prince” dans la société idéale, il n’entend pas par-là la source suprême de l’autorité, mais au contraire une instance qui ne la recueille que pour la restituer à la communauté. Le chef n’est que la représentation que le groupe se donne à lui-même, il en cristallise dans sa personne les valeurs essentielles, mais reste par là même l’otage de la communauté, en sorte que ce qu’on respecte en lui, c’est finalement l’impuissance du pouvoir ; une impuissance qui se manifeste dans le fait qu’il est privé de l’outil essentiel de la domination bureaucratique : l’écriture[13]. »
Dans sa Réfutation de l’essai sur le caractère inné du goût pour l’étude[14], Hsi Kan’g écrit :
« Il est dans la nature humaine de rechercher la sécurité et de fuir le danger, d’aimer l’oisiveté et de détester le travail. Pourvu que rien ne trouble sa tranquillité, l’homme est heureux et s’estime satisfait si on ne le contrarie pas.
Jadis, quand tout n’était encore qu’un vaste chaos et que la simplicité primordiale ne s’était pas encore pervertie, les chefs ignoraient les lettres et le peuple vivait dans la concorde. La nature était intacte. Les lois de l’univers suivaient leur cours. Chacun pouvait satisfaire ses désirs. On dormait quand on était repu, on se mettait en quête de nourriture quand on avait faim, on se tapait sur le ventre de béatitude, ignorant que c’était l’âge d’or. À quoi auraient servi les principes moraux et les règles rituelles ? »
Et, vers la fin :
« S’il vous était donné de retourner aux temps préhistoriques, quand le monde était réglé sans le secours des lettres, vous comprendriez qu’on peut connaître la paix sans étudier et le bonheur sans travailler. Quel besoin aurait-on des classiques et que peut-on attendre de la bonté et de la justice ? »
Dans une polémique avec Hsiang Tseu-ts’i, un autre des Sept Sages de la forêt de bambous, au sujet des effets nocifs de la société sur la santé, Hsi K’ang soutient que :
« L’homme accompli ne règne jamais sur les multitudes de l’empire qu’à son corps défendant. Et encore, il se fond dans la pensée des dix mille êtres, abandonne les créatures à elles-mêmes, se laisse porter par le mouvement spontané des choses et communie avec le tout de l’univers dans l’insouciance. Béat, il a l’inaction pour unique affaire ; oisif, il abandonne l’empire à la communauté des hommes. Occupe-t-il la position de souverain et bénéficie-t-il des revenus de toutes les nations, il reste aussi détendu qu’un simple officier recevant des amis ; en dépit des bannières à effigie de dragon qui l’encadrent et de ses lourds vêtements d’apparat, il est désinvolte comme un particulier en habits de toile. Ainsi, quand en haut souverains et ministres oublient leur fonction, en bas l’abondance règne chez leurs sujets. »
On retrouve ici le principe du gouvernement qui gouverne le moins possible, voire qui ne gouverne pas, notamment promu dans le Lao-tseu.
***
En 265 de notre ère, les membres du clan Sima contraignirent l’empereur Wei à abdiquer, fondant la dynastie Jin. On estime que c’est à cette période, à peu près (vers 300 de notre ère), qu’un écrivain chinois du nom de Pao King-yen (Bao Jingyan), écrivit ce que John Rapp appelle « la plus importante déclaration de l’anarchisme taoïste ». Pao King-yen rejette totalement la notion de domination et affirme que l’état naturel de l’humanité correspond à de petites communautés autosuffisantes, vivant aux côtés des autres animaux. Seulement, cette utopie fut perturbée par l’acquisition de connaissances. Il suggère en effet qu’une quête abstraite de connaissances conduisit à l’établissement de hiérarchies, aux notions de profit et de classe, et à l’invention de nouvelles technologies destructrices. Certaines thèses anarchoprimitivistes contemporaines concernant les développements du néolithique font écho à cette perspective. Pao King-yen insiste également sur le fait que crimes et injustices sont des sous-produits de la domination. Il dénonce ainsi l’hypocrisie morale de l’État. Voici quelques-uns de ses propos :
« Dans l’indistinction primordiale, l’absence de différenciation était la règle et la foule des êtres vivants trouvait sa joie dans la satisfaction de ses instincts. Il n’est pas dans la volonté des canneliers d’être écorcés ni dans celle des arbres à laque d’être incisés. Les oiseaux ont-ils demandé que l’on arrache leurs plumes ? Est-il dans la nature du cheval d’être poussé par le mors et la cravache et dans celle du bœuf d’être plié au joug ? Les germes de la fausseté et de l’artifice sont nés de là. On utilise la force des animaux, faisant ainsi violence à leur être.
On tue la vie pour façonner des objets inutiles ; on attrape oiseaux et quadrupèdes pour se pourvoir en brimborions. On transperce des nez que la nature a créés intacts, on ligote des pattes que le ciel a faites libres. Est-ce le désir de la myriade des créatures ?
On accable de corvées la multitude afin qu’elle assure l’entretien des officiers. Les nobles ont des prébendes tandis que le peuple vit dans la misère. Certes, un mort rappelé à la vie éprouve une grande joie ; mais n’est-il pas préférable de ne pas avoir traversé cette épreuve ? De même il vaut mieux ne pas avoir à les décliner que de refuser appointements et charges afin de se gagner une vaine gloire. La loyauté et l’équité ne resplendissent que dans un monde en proie aux convulsions. La piété filiale et l’amour parental ne brillent que lorsque les relations familiales se dissolvent.
Dans la haute Antiquité il n’y avait ni prince ni sujets. On creusait des puits pour boire et l’on labourait la terre pour se nourrir. On réglait sa vie sur le soleil. On vivait dans l’insouciance sans jamais être importuné par le chagrin. Chacun se contentait de son lot, et personne ne cherchait à rivaliser avec autrui ni à exercer de charges. De gloire et d’infamie point. Nul sentier ne balafrait les montagnes. Ni barques ni ponts n’encombraient les cours d’eau. Les vallées ne communiquaient pas et personne ne songeait à s’emparer de territoires. Comme il n’existait pas de vastes rassemblements d’hommes, la guerre était ignorée. On ne pillait pas les nids des oiseaux, on ne vidait pas les trous d’eau. Le phénix se posait dans la cour des maisons et les dragons s’ébattaient en troupeaux dans les parcs et les étangs. On pouvait marcher sur la queue des tigres et saisir dans ses mains des boas. Les mouettes ne s’envolaient pas quand on traversait les marais, lièvres et renards n’étaient pas saisis de frayeur quand on pénétrait dans les forêts. Le profit n’avait pas encore fait son apparition ; malheurs et troubles étaient inconnus. Lances et boucliers étaient sans emploi et il n’y avait ni murailles ni fossés. Les êtres s’ébattaient dans l’indistinction et s’oubliaient dans le Tao, les maladies ne prélevaient pas leur lourd tribut sur les hommes qui tous mouraient de vieillesse. Chacun gardait sa candeur native sans rouler dans son cœur de froids calculs. L’on bâfrait et l’on s’esclaffait ; on se tapait sur le ventre et on s’ébaudissait. La parole était franche et la conduite sans façons. Comment aurait-on songé à pressurer les humbles pour accaparer leurs biens et à instaurer des châtiments afin de les faire tomber sous le coup de la loi ?
Puis la décadence vint. On recourut à la ruse et à l’artifice. Ce fut la ruine de la vertu. On instaura la hiérarchie. On compliqua tout avec les génuflexions rituelles, les salamalecs et les prescriptions somptuaires. Les hauts bonnets de cérémonie et les vêtements chamarrés apparurent. On empila la terre et le bois en des tours qui percèrent la nue. On peinturlura en émeraude et en cinabre les poutres torsadées des palais. On arasa des montagnes pour dérober à la terre ses trésors, on plongea au fond des abysses pour en ramener des perles. Les princes rassemblèrent des monceaux de jade sans réussir à satisfaire leurs caprices, ils se procurèrent des montagnes d’or sans parvenir à subvenir à leurs dépenses. Vautrés dans le luxe et la débauche, ils outrageaient le fond primitif. L’homme s’éloigne chaque jour davantage de ses origines et tourne le dos un peu plus à la simplicité première. Que le prince prise les sages, et le peuple cherche à se faire une vaine réputation de vertu, qu’il convoite les biens matériels et il favorise la rapine. Car dès lors que l’on fait miroiter des objets susceptibles d’attiser les convoitises, on ruine l’authenticité que l’homme abrite en son sein. Pouvoir et profit ouvrent la voie à l’accaparement et à la spoliation. Bientôt l’on se met à fabriquer des armes tranchantes, déchaînant le goût de la conquête. On craint que les arcs ne soient pas assez puissants, les cuirasses assez solides, les lances assez acérées, les boucliers assez épais. Mais sans guerres ni agressions tous ces engins de mort seraient bons à mettre au rebut.
Si le jade blanc ne pouvait être brisé y aurait-il des tablettes de cérémonie ? Si le Tao n’avait pas périclité, aurait-on eu besoin de se raccrocher à la bonté et à la justice ? […]
Ainsi l’institution des monarques est la cause de tous les maux.
[…] Sitôt que princes et sujets ont été établis, les bouleversements se sont précipités. À la façon des loutres qui font s’agiter les poissons et des rapaces qui dispersent les moineaux, une administration régulière provoque l’affliction du peuple et de grasses prébendes la misère des humbles. Les princes entassent joyaux et biens, adornent et chantournent les colonnes et les poutres de leurs belvédères et de leurs pavillons. Ils n’admettent à leur table que les mets les plus délicats, ils ne se vêtent que de soie damassée à parements de dragons […]. Il faut savoir que tout appareil d’État élaboré provoque du gaspillage, car il exige de pourvoir à son entretien. Le palais abrite la foule des bouches inutiles de la garde armée, et les particuliers se mettent en devoir de s’entourer d’hommes de main. Le peuple qui déjà manque du nécessaire et parvient à grand-peine à subvenir à ses besoins doit non seulement supporter le poids de lourds impôts, mais encore s’acquitter d’une dure corvée ! Maudissant leur triste sort, souffrant de la faim et du froid, les plus démunis n’hésitent pas à braver les lois et à se livrer à toutes sortes de débordements. […]
Là où les individus ne sont pas embrigadés dans les corvées collectives, là où les familles n’ont pas à supporter les dépenses du transport de grain, chacun jouit de son lopin et vaque à ses occupations ; on suit le rythme des saisons et on cultive selon la nature des parcelles. Tous ont de quoi se vêtir et se nourrir au sein de leur famille et il n’existe aucun conflit ni rivalité d’intérêts au-dehors. Voilà qui montre bien que le goût des armes et de la conquête n’est nullement inhérent à la nature humaine. Lorsque des peines symboliques avaient cours personne n’enfreignait les lois, mais sitôt que les règlements se sont multipliés, brigands et voleurs ont proliféré. Serait-ce que nos pères n’avaient pas l’instinct du profit, tandis que nous sommes spécialement cupides et mauvais ? À la vérité il suffit que son chef soit impavide et détaché pour que le peuple soit spontanément probe. Mais dès lors que les humbles sont pressurés et excédés, fleurissent la fourberie et l’artifice. Il n’y aurait plus à craindre que l’humanité se livre aux exactions et à la brutalité si elle s’abandonnait à la nature. Mais on fait trimer le peuple sans relâche, on le spolie sans mesure ; […] Comment dans ces conditions s’étonner qu’il y ait des troubles ? On aggrave les désordres en voulant y remédier, on renforce les interdits, sans mettre un terme à la délinquance, bien au contraire. Les octrois et les douanes sont censés faire obstacle à la fraude, mais ils favorisent les malversations des fonctionnaires vénaux. Les poids et les mesures ont été institués pour empêcher la tricherie, mais ils sont la bénédiction des fripons qui s’en servent pour tromper et berner. […]
Avant, lorsqu’on construisait des maisons, on ne leur demandait que de protéger contre les intempéries, mais aujourd’hui on les enduit de laque et de pourpre, on les décore d’incrustations d’or et de pierreries ; avant les vêtements servaient à couvrir le corps, maintenant ce ne sont que couleurs chatoyantes, broderies chamarrées, étoffes de brocart et de soie fine, gazes transparentes et mousselines légères ; avant la musique avait pour but d’apaiser les passions, mais aujourd’hui on compose des mélodies compliquées dont les accords lascifs troublent l’âme et brisent l’harmonie intérieure ; avant nourritures et breuvages servaient à calmer la faim et la soif, tandis qu’aujourd’hui on brûle des forêts, on tarit les sources, on massacre les troupeaux…[15] »
Pour ces penseurs, remarque Jean Lévi, « la société idéale ne peut se réaliser que dans le primitivisme le plus intégral. Les diatribes de Pao King-yen et de Hsi K’ang contre la dégénérescence de l’homme policé évoquent certes Jean-Jacques Rousseau, mais plus encore peut-être Pierre Clastres[16]. »
En outre, si « les révoltés exaltent l’état de nature pour mieux critiquer la société […], placent l’âge d’or dans le passé le plus reculé et voient dans la condition primitive des hommes un idéal à restaurer », « à l’inverse, les tenants de l’ordre établi justifient la hiérarchie existante par l’évocation horrifiée de la vie sauvage[17] ». La perspective hobbesienne sur la « vie sauvage », ce vilipendage des peuples de chasseurs-cueilleurs et autres sociétés de subsistance, qui continue aujourd’hui d’infuser les idéologies dominantes, le mythe du Progrès, est bien antérieure à Hobbes lui-même.
Le Dit de la source aux fleurs de pêcher
Ultérieur aux écrits de Pao King-yen, le poème de La Source aux fleurs de pêcher du célèbre lettré Tao Yuan-ming (ou Qian, de son nom personnel, 372–427), parfois considéré comme la plus célèbre utopie littéraire chinoise, présente une puissante vision d’un passé idéal tout en suggérant que ce monde perdu peut être retrouvé. En voici une traduction :
« Pendant (les années de règne) Taiyuan des Jin, un habitant de Wu Ling, pêcheur de son état, avait suivi le cours d’une rivière encaissée, insoucieux du chemin parcouru. Soudain il se trouva devant une forêt de fleurs de pêcher. Elle couvrait les deux rives sur plusieurs centaines de toises, sans nul arbre d’essence différente. L’herbe embaumée était fraîche et belle, les corolles tombées jonchaient le sol, pêle-mêle. Le pêcheur, fort étonné, repartit, désireux de connaître l’étendue de cette forêt.
Elle se terminait à la source de la rivière. C’est alors qu’il vit un mont où se décelait une petite ouverture ; il lui sembla y apercevoir de la lumière. Laissant là son embarcation, il s’y engagea. Au début, extrêmement étroite, la caverne permettait tout juste le passage. À nouveau il parcourut plusieurs dizaines de toises, et tout à coup elle s’ouvrit à la clarté du jour : un plat pays s’étendait jusqu’aux lointains ; les demeures avaient belle apparence ; on découvrait une riche campagne, de jolis étangs, des bouquets de mûriers et de bambous. Des chemins tissaient leurs réseaux, les coqs et les chiens se répondaient. Dans ce décor allaient et venaient des hommes et des femmes, qui semant, qui ouvrant, tous vêtus de façon insolite. Têtes chenues ainsi que petits enfants à cadenettes exprimaient la plénitude du bonheur.
À la vue du pêcheur, grande fut la stupéfaction. On s’enquit d’où il venait et il ne cela[18] rien. Alors une famille le convia à entrer ; on servit l’arack, on tua une poule, on apprêta le repas. Quand au village fut connue sa présence, tous vinrent le questionner. Eux-mêmes dirent que leurs ancêtres avaient fui l’époque trouble des Qin et que, suivis de leurs femmes, de leurs enfants, des autres habitants du canton, ils étaient venus en ces lieux inaccessibles pour n’en plus ressortir ; par suite tout contact avait été perdu avec les gens du dehors. On lui demanda quelle dynastie régnait présentement ; à dire vrai ils ignoraient l’existence des Han, à plus forte raison des Wei et des Jin. L’arrivant conta de point en point ce qu’il savait sans rien omettre ; tous soupiraient, effarés. À tour de rôle, chacune des autres familles l’invita, toutes lui offrirent l’arack et le manger. Il s’attarda plusieurs jours puis prit congé. Les habitants de ce monde retiré lui dirent : “II nous chagrinerait que vous parliez de nous à ceux du dehors”.
Une fois sorti, il retrouva son embarcation ; il refit alors en sens inverse le chemin, qu’il marqua de nombreux jalons. Arrivé au chef-lieu, il se rendit chez le préfet et lui fit un récit complet. Le préfet dépêcha sur-le-champ des hommes pour reconnaître le parcours et rechercher l’emplacement des jalons laissés auparavant, mais ils se perdirent et ne retrouvèrent pas le chemin.
Ce qu’ayant ouï-dire, Liu Ziji, de Nanyang, personnage de haute moralité, décida, plein d’alacrité, d’y aller. Il ne parvint à rien. Bientôt il tomba malade et trépassa ; si bien que depuis lors nul n’a repris la quête[19]. »
Il s’agit donc de l’histoire d’une petite communauté villageoise ayant fui la civilisation et ses troubles plusieurs centaines d’années auparavant, et dont les habitants continuent de vivre comme ils vivent depuis de nombreuses générations, complètement coupés du monde extérieur et indifférents à celui-ci. Ils n’ont pas de gouvernement, pas d’argent et pas de technologie. Et ils ne désirent pas que cela change.
Ce récit de Tao Qian peut être lu de différentes manières. John Rapp affirme qu’il constitue une métaphore du retour à la vie primitive dans le présent, « en vue d’une découverte psychologique d’une aspiration interne et oubliée ». La mémoire de notre passé primitif existe encore en nous, en-dessous des couches de conditionnement déposées dans notre esprit par des siècles d’oppression et de domestication. Le poème suggère que « ce lieu peut exister à tout moment pour quiconque “retourne à la racine”, ou à l’état de simplicité originelle. »
Pour Léon Thomas, alors professeur à l’université Jean-Moulin de Lyon, ce Dit de la source aux fleurs de pêcher évoque à la fois une influence chamanistique et taoïste :
« Assurément, le héros de l’histoire ne rejoint pas ce pays au terme d’une ascension ; il ne gagne pas les régions d’en haut, bien qu’il accède à une contrée qui respire la paix, le bonheur, la liberté, et dont l’essence apparaît ambiguë, voire équivoque. La voie de pénétration qu’il emprunte est celle même que suit le shaman quand il se rend dans une autre zone cosmique que ses aptitudes lui ouvrent également, les Enfers souterrains où, lors de l’initiation à sa fonction, il découvre un pays sans aucune affinité avec celui des mortels ordinaires. Les aspects en sont divers, comme les créatures qu’il y rencontre. Et, bien sûr, dans le cadre d’une culture donnée, l’expérience intérieure personnelle de tel shaman se traduit par des visions différentes, mais il reste un point commun à tous, quelle que soit l’ethnie à laquelle ils appartiennent : le plan cosmique hypogé ne rappelle en rien le monde sublunaire où nous évoluons, qu’il s’agisse du décor ou des êtres qui le peuplent. Quant à la voie d’accès, elle est souvent une grotte, une source, un tunnel qui traverse une montagne ; La source aux fleurs de pêcher fait la synthèse de ces modes de passage.
Sur cette infrastructure chamanistique formelle, Tao Yuan-ming a édifié, en littérateur, une société conforme à l’idéal taoïste, à son idéal. Par un biais discret et subtil, il nous emmène vers un âge d’or qu’a suscité la “nostalgie des origines”. Nous n’entrons pas ici dans le conte avec sa situation métahistorique, pas davantage dans le mythe qui recrée le temps primordial quand l’évoque un initié ; Tao Yuan-ming a imaginé une utopie, pas une uchronie ni une onirochronie. On côtoie le merveilleux, sans y choir, car tout dérèglement, toute anomalie cosmique, tout espace anisotrope ou hétérogène sont soigneusement bannis ; bien au contraire, dans cette société heureuse, l’action parfaite du Tao ubiquitaire ne subit nulle entrave et l’harmonie y règne donc. L’influence du chapitre 80 du Dao De Jing [Lao-tseu] est manifeste ; Laozi [Lao Tseu] y préconise le retour à l’état de nature initial où chaque village pratiquait l’autarcie et n’entretenait aucune relation avec la cellule humaine voisine […]. »
Découvrant des individus « affranchis des sujétions politique et administrative », le pêcheur entrevoit « l’idéal taoïste évoqué plus haut et qui se résout en éthique anarchiste ». En outre, comme Rapp, Léon Thomas estime que « l’allégorie se charge d’une intention morale », qu’elle « vise à exhorter le lecteur à œuvrer pour l’avènement d’un univers identique », agissant ainsi comme une « source d’espoir ».
Nicolas Casaux
Relecture : Lola Berzatto
- Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu (Allia). ↑
- Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois (Encyclopédie des Nuisances, 2004), traductions de Jean Lévi. ↑
- Cité par John Rapp dans Daoism and Anarchism (« Taoïsme et anarchisme ») (2012). ↑
- Le Lao-Tseu : Suivi des Quatre Canons de l’empereur jaune (traductions de Jean Lévi). Les autres extraits du Lao-tseu en sont également tirés. ↑
- Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu (Allia). ↑
- Traduction choisie par Jean Lévi dans Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois (Encyclopédie des Nuisances, 2004). ↑
- Les Œuvres de Maitre Tchouang, traduction de Jean Lévi (Encyclopédie des Nuisances, 2010). Les autres extraits du Tchouang-tseu en sont aussi tirés. ↑
- Jean Lévi, Réflexions chinoises : Lettrés, stratèges et excentriques de Chine (Albin Michel, 2011). ↑
- Cité par John Rapp dans Daoism and Anarchism (« Taoïsme et anarchisme ») (2012). ↑
- La traduction du Lie-tseu dont sont tirées les citations qui suivent est celle de Jean Lévi, publiée aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances sous le titre Les Fables de Maître Lie (2014). ↑
- Aristote, Les Politiques, I, 8, 1256b : « Les plantes existent pour les animaux, et les autres animaux pour l’homme, les animaux domestiques pour son usage et sa nourriture, les animaux sauvages, sinon tous du moins la plupart, pour sa nourriture et d’autres secours puisqu’il en tire vêtements et autres instruments. Si donc la nature ne fait rien d’inachevé ni rien en vain, il est nécessaire que ce soit pour les hommes que la nature ait fait tout cela. C’est pourquoi, en un sens, l’art de la guerre est un art naturel d’acquisition (car l’art de la chasse est une partie de cet art) auquel nous devons avoir recours contre les bêtes et les hommes qui sont nés pour être commandés mais n’y consentent pas : cette guerre-là est juste par nature. » ↑
- Cité par John Rapp dans Daoism and Anarchism (« Taoïsme et anarchisme ») (2012). ↑
- Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois (Encyclopédie des Nuisances, 2004). ↑
- Ibidem ↑
- Ibid. ↑
- Ibid. ↑
- Ibid. ↑
- Du verbe « celer » : Taire, garder secret. Synonyme de « cacher ». NdT ↑
- Traduction de Léon Thomas, Revue de l’histoire des religions, 1985, tome 202, n°1, pp. 55–70. ↑
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