Le taoïsme anarchiste contre la civilisation (par Nicolas Casaux)

Le taoïsme anarchiste contre la civilisation (par Nicolas Casaux)

« Qui va contre le Tao connaît une fin pré­coce. »

— Lao Tseu

« Dans la haute Anti­qui­té, il n’y avait ni prince ni sujets. »

— Pao King-yen

La résis­tance contre la civi­li­sa­tion est aus­si vieille que la civi­li­sa­tion elle-même. En effet, depuis qu’elle a com­men­cé à se déployer depuis ses dif­fé­rents « ber­ceaux », futurs tom­beaux, la civi­li­sa­tion a tou­jours fait l’ob­jet de vives oppo­si­tions. Depuis son exté­rieur, bien sûr, car les nom­breux peuples qu’elle a englou­tis au cours de son expan­sion ne se sont pas lais­sés faire. Mais pas seule­ment. On retrouve des cri­tiques de la tech­no­lo­gie, de la vie urbaine, de l’É­tat, de l’agriculture, de la domes­ti­ca­tion et de la pré­do­mi­nance de la culture sym­bo­lique dans de nom­breuses socié­tés à tra­vers le monde et l’his­toire. En tant que sujets (et objets, « res­sources humaines ») de la civi­li­sa­tion désor­mais mon­dia­li­sée, subis­sant et consta­tant les ini­qui­tés, les injus­tices et les des­truc­tions qu’elle per­pé­tue inexo­ra­ble­ment, nous pou­vons apprendre de ces cri­tiques his­to­riques, qui résonnent de manière étran­ge­ment fami­lière à nos oreilles.

La Chine est une des régions du monde les plus ancien­ne­ment civi­li­sées. Or, par­mi les nom­breuses écoles de pen­sée qu’elle a vu naître se trouve le taoïsme, un cou­rant mil­lé­naire qui, de bien des manières, consti­tue le plus vieil ancêtre connu à la fois de la cri­tique de la civi­li­sa­tion et de l’apologie de l’anarchisme internes à la civi­li­sa­tion. Autre­ment dit, les taoïstes sont les pre­miers anar­chistes et les pre­miers cri­tiques de la civi­li­sa­tion de l’histoire écrite, et par consé­quent les ancêtres des anar­chistes natu­riens (fin du XIXème — début du XXème siècle) aus­si bien que des anar­cho­pri­mi­ti­vistes contem­po­rains. Signi­fi­ca­ti­ve­ment, la plus ancienne phi­lo­so­phie anar­chiste (connue) interne à la civi­li­sa­tion était aus­si une cri­tique de la civi­li­sa­tion, une forme d’a­nar­cho-pri­mi­ti­visme.

Je me pro­pose ici de le mettre en lumière au tra­vers des trois volumes taoïstes les plus célèbres, le Lao-tseu (Dao de jing), le Tchouang-tseu et le Lie-tseu, ain­si que de quelques ouvrages et textes moins connus (en France, ou en Occi­dent plus géné­ra­le­ment).

Au préa­lable, quelques remarques sur le taoïsme. Le taoïsme désigne à la fois des pra­tiques reli­gieuses, alchi­miques et diverses phi­lo­so­phies, ou divers cou­rants de pen­sée. La caté­go­rie « taoïsme » a d’ailleurs été créée par des savants de l’Empire bien après l’écriture du Tchouang-tseu et du Lao-tseu. D’après le sino­logue fran­çais Jean-Fran­çois Bille­ter :

« “taoïsme” ne cor­res­pond pas à une notion en chi­nois, mais à au moins quatre ou cinq. Les Chi­nois dis­tinguent les tao-tsia, les “phi­lo­sophes taoïstes”, une caté­go­rie qu’ont inven­tée les biblio­thé­caires du début de l’empire, dans laquelle ils ont réuni le Tchouang-tseu et le Lao-tseu, aux­quels ont ensuite été asso­ciés le Houai-nan-tseu et le Lié-tseu, notam­ment ; le sien-jen tcheu tao, un ensemble de croyances rela­tives aux immor­tels, appa­rues au début de l’empire ; le Houang-Lao, une phi­lo­so­phie poli­tique pla­cée (comme son nom l’indique) sous le patro­nage de Houang-ti, l’Empereur Jaune, et de Lao-tseu, qui a joué un rôle impor­tant au début des Han ; le Lao-Tchouang, un mou­ve­ment philo­sophique du début du Moyen Âge pla­cé sous le signe d’un retour à Lao-tseu et Tchouang-tseu et dont Kouo Siang est un émi­nent repré­sen­tant ; enfin le tao-tsiao, la reli­gion taoïste, qui appa­raît à la fin des Han[1]. »

Le titre que j’ai choi­si et mon recours à la caté­go­rie de « taoïsme » pour pré­sen­ter et dis­cu­ter les textes que je m’apprête à pré­sen­ter sont donc poten­tiel­le­ment réduc­teurs, dis­cu­tables. Quoi qu’il en soit, cela ne pose pas pro­blème vis-à-vis de mon prin­ci­pal objec­tif, à savoir expo­ser la plus vieille cri­tique de la civi­li­sa­tion interne à la civi­li­sa­tion — qu’il s’agisse très exac­te­ment du taoïsme ou non s’avère secon­daire. Les deux ouvrages les plus cou­ram­ment asso­ciés au taoïsme, le Lao-tseu et le Tchouang-tseu, ont eu une immense influence sur la pen­sée chi­noise. Et il est éton­nant de consta­ter, comme nous allons le voir, que ces deux livres, ain­si que d’autres écrits taoïstes par­mi les plus célèbres (géné­ra­le­ment asso­ciés, en tout cas, à tort ou à rai­son, au taoïsme) pro­posent une véri­table cri­tique de la civi­li­sa­tion en tant que telle. Comme l’écrit le sino­logue fran­çais Jean Lévi :

« À ses débuts, tout au moins, le taoïsme fut un mou­ve­ment de refus de l’i­déo­lo­gie offi­cielle et de l’ordre exis­tant. Ce radi­ca­lisme contes­ta­taire, pour mar­gi­nal qu’il fût sur le plan de l’ac­tion pra­tique, n’en a pas moins per­du­ré tout au long de l’histoire de Chine et nour­ri la réflexion des plus remar­quables pen­seurs […]. Il a ali­men­té les mou­ve­ments de déso­béis­sance et de révolte qui ont pério­di­que­ment secoué la socié­té chi­noise. Il explique aus­si le suc­cès des idées anar­chistes dans l’in­tel­li­gent­sia chi­noise à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. De nom­breuses études ont été ces der­niers temps consa­crées à la cri­tique du pou­voir par un Tchouang tseu, qui, dis­sé­quant au scal­pel les phé­no­mènes de domi­na­tion et d’a­lié­na­tion, va au fond des choses puis­qu’il en retrace la généa­lo­gie jusque dans les formes de la conscience inten­tion­nelle, res­pon­sable de l’ac­ti­vi­té sépa­rée. Mais Tchouang tseu lui-même est l’hé­ri­tier d’une tra­di­tion d’a­na­cho­rètes, d’ex­cen­triques et de rebelles indi­vi­dua­listes, qui récusent le bien-fon­dé de l’É­tat en adop­tant des atti­tudes anti­so­ciales. Leur exis­tence était consi­dé­rée comme une menace suf­fi­sante contre l’ordre éta­bli pour que cer­tains admi­nis­tra­teurs à poigne aient cru de leur devoir de les éli­mi­ner. Tchouang tseu marque sans doute l’a­po­gée de cette sen­si­bi­li­té liber­taire, et il lui donne sa for­mu­la­tion la plus abou­tie sur le plan lit­té­raire et phi­lo­so­phique, mais il eut des émules et des conti­nua­teurs ; d’autres pen­seurs, sur­tout à l’é­poque trou­blée qu’i­nau­gure l’é­crou­le­ment de l’empire Han, ont don­né des inflé­chis­se­ments et des pro­lon­ge­ments inté­res­sants à sa cri­tique[2]. »

Dans son livre Daoism and Anar­chism (« Taoïsme et anar­chisme ») publié en 2012, John Rapp, un poli­to­logue états-unien spé­cia­liste de la Chine et son his­toire, sou­ligne le carac­tère anar­chiste du taoïsme phi­lo­so­phique. Il rap­porte cette anec­dote : « le terme taoïste Wei-Jin wujun signi­fie lit­té­ra­le­ment “sans prince” […] et pos­sède une signi­fi­ca­tion presque iden­tique à celle du grec an-archos ».

Cela dit, le taoïsme n’étant pas une phi­lo­so­phie mono­li­thique, s’il y a des simi­li­tudes dans la façon dont le Lao-tseu et le Tchouang-tseu consi­dèrent la nature de l’É­tat — comme une enti­té prin­ci­pa­le­ment moti­vée par le désir de régner et de se per­pé­tuer — il existe des dif­fé­rences majeures entre les deux.

Le Lao-tseu

Le Lao-seu aurait été écrit quelque part entre le VIème siècle et le Ier siècle avant J.-C., comme l’explique Jean Lévi, qui nous rap­porte éga­le­ment que, concer­nant son auteur, « Lao-tseu, dont le nom, sui­vant l’usage antique, a don­né son titre à l’ouvrage qui lui est attri­bué – celui de Tao-tö-king, le Livre de la Voie et de la Ver­tu, sous lequel il est aus­si dési­gné étant plus tar­dif – on ne sait rien, pas même le nom, Lao-tseu, qui signi­fie “le vieux maître”, étant une dési­gna­tion hono­ri­fique ren­dant hom­mage à son grand âge ».

D’après Jean Lévi, tou­jours : « En réa­li­té, tout ce que l’on peut dire du Lao-tseu, dont l’identité de l’auteur – si jamais il en eut un – nous res­te­ra pour tou­jours incon­nue, c’est qu’il est le pro­duit d’une lente accré­tion de maté­riaux divers, amal­ga­més de façon har­mo­nieuse et réflé­chie, en une suite d’aphorismes qui, pour être dis­pa­rates, n’en consti­tuent pas moins une tota­li­té cohé­rente. »

Dans l’ensemble, le Lao-tseu est assez modé­ré dans sa cri­tique de l’É­tat. Hsiao Kung-chuan, un célèbre his­to­rien et poli­to­logue chi­nois, écrit que « la non-action du gou­ver­ne­ment n’implique pas la des­truc­tion et la mise au ban de l’ins­ti­tu­tion gou­ver­nant-sujet, et le retour à l’ab­sence totale de contraintes qui existe chez les oiseaux et les bêtes […], en termes théo­riques, ce que Lao Tseu a atta­qué n’é­tait pas le gou­ver­ne­ment en soi, mais toute forme de gou­ver­ne­ment ne se confor­mant pas aux prin­cipes “taoïstes”[3] ». Le Lao-tseu, autre­ment dit, pro­pose prin­ci­pa­le­ment des conseils sur la manière de gou­ver­ner le plus effi­ca­ce­ment, mais ne cri­tique pas le gou­ver­ne­ment en tant que tel :

« On dirige un grand État
comme on fait frire un petit pois­son. »

« Le peuple est pur sous un maître indul­gent,
retors sous un régime tra­cas­sier[4]. »

Le Lao-tseu pré­co­nise une sorte de gou­ver­ne­ment gui­dé par les prin­cipes du wuwei — terme sou­vent tra­duit par « non-agir » ou « non-inter­ven­tion », mais qui, selon Jean-Fran­çois Bille­ter, serait plus jus­te­ment tra­duit par « ne pas agir inten­tion­nel­le­ment ». Si le Lao-tseu ne rejette pas tota­le­ment la struc­ture diri­geant-gou­ver­né, s’il « pro­pose au prince de se pla­cer à l’origine des choses, ou de se faire l’origine des choses, afin de les contrô­ler de façon natu­relle et de pra­ti­quer un art de la domi­na­tion insen­sible et muette[5] », comme l’écrit Jean-Fran­çois Bille­ter, il s’y oppose dès lors qu’elle revêt un carac­tère coer­ci­tif, illé­gi­time, ain­si que le sug­gère ce pas­sage :

« Avec l’abandon de la grande Voie
naquirent la bon­té et la jus­tice ;
l’apparition de l’intelligence
s’accompagna de l’artifice.
Il a fal­lu que la dis­corde déchire les familles
pour qu’il y ait des pères aimants et des fils pieux ;
ce n’est que dans des États en proie aux troubles
que se signalent les ministres loyaux. »

On peut y voir une croyance dans la néces­si­té de reve­nir à un état ori­gi­nel natu­rel, c’est-à-dire un état d’exis­tence affran­chi de l’ar­ti­fi­cia­li­té, de la sépa­ra­tion et de la super­fi­cia­li­té de la civi­li­sa­tion. En outre, ces lignes insi­nuent que, lais­sée à sa véri­table nature, l’hu­ma­ni­té revien­dra sur le che­min de la véri­table ver­tu et de l’harmonie, délais­sant les ver­sions fal­si­fiées de la ver­tu et de la mora­li­té propres à la civi­li­sa­tion. Lorsque les choses demeurent dans leur état natu­rel, elles fonc­tionnent comme elles le devraient, lorsque les êtres humains tentent de contrô­ler et d’in­ter­fé­rer avec les pro­ces­sus natu­rels, c’est tout le monde, humain et non-humain, qui se trouve jeté dans le chaos :

« Abo­lis la sagesse, ban­nis l’intelligence,
le peuple en tire­ra grand avan­tage !
Sup­prime la bon­té et l’équité,
le peuple sera aimant et filial !
Pros­cris l’industrie et le pro­fit,
il n’y aura plus un bri­gand dans le pays ! »

Sagesse, jus­tice et ver­tu sont mises en avant lorsque l’humanité échoue à vivre selon le Tao — symp­tômes d’une huma­ni­té qui, s’étant éloi­gnée du natu­rel, ne sait plus vivre cor­rec­te­ment.

S’il semble, comme nous l’a­vons sou­li­gné, plai­der en faveur d’une cer­taine adap­ta­tion des struc­tures fon­da­men­tales du pou­voir et de l’au­to­ri­té, le Lao-tseu délivre aus­si nombre de nuances impor­tantes. En effet, s’il consti­tue, au moins en par­tie, un ensemble de conseils — notam­ment à des­ti­na­tion des gou­ver­nants eux-mêmes — en vue de par­ve­nir au meilleur gou­ver­ne­ment pos­sible, à quoi res­sem­ble­rait un diri­geant (non) agis­sant selon le Tao ? Le Lao-tseu encou­rage le renon­ce­ment au mili­ta­risme, au sta­tut social et à la richesse, à l’expansion et au déve­lop­pe­ment. En d’autres termes, comme l’é­crit John Rapp, l’i­mage du diri­geant le plus effi­cace pré­sen­tée dans le Lao-tseu « évide la domi­na­tion de qua­si­ment tout conte­nu […] dans sa condam­na­tion de la loi, de la mora­li­té, de l’é­du­ca­tion, des impôts et de la puni­tion. En effet, le texte pré­co­nise de confis­quer toute sa sub­stance à la gou­ver­nance en en sup­pri­mant tous les élé­ments de coer­ci­tion. » Le Lao-tseu cri­tique donc la manière dont la domi­na­tion est pro­duite dans les condi­tions d’une socié­té de masse civi­li­sée. Rai­son pour laquelle Joseph Need­ham affirme que le Lao-tseu « essayait de trans­for­mer les diri­geants féo­daux en chefs de tri­bus pri­mi­tives, c’est-à-dire en anciens ou en sages ne dis­po­sant pas du mono­pole de l’usage légi­time de la coer­ci­tion, pour reprendre la défi­ni­tion mini­ma­liste de l’É­tat de Weber ». À cet égard, le texte véhi­cule bien une cri­tique de la civi­li­sa­tion, pré­fi­gu­rant celle de l’anarchoprimitivisme contem­po­rain.

La par­tie du Lao-tseu la plus expli­ci­te­ment cri­tique du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique est peut-être le cha­pitre 80 :

« J’imagine un petit pays peu peu­plé,
où, y aurait-il eu des outils
qui cen­tuplent les ren­de­ments,
on se serait refu­sé à en faire usage.
Un pays où l’on répu­gne­rait à mou­rir au loin ;
où, même s’il y avait eu bateaux et car­rioles,
on n’aurait pas su quoi y char­ger.
Un pays où, s’il y avait eu des armes,
on n’aurait eu aucun motif de les bran­dir,
où, en guise d’écriture,
l’on s’en tien­drait aux cor­de­lettes à nœuds.
Un pays où l’on aurait été satis­fait de sa nour­ri­ture
et content de ses vête­ments ;
où l’on se serait plu dans ses cou­tumes,
et mon­tré heu­reux de son sort.
Un pays où, bien que d’une contrée à l’autre
les gens eussent pu se voir
et entendre les coqs et les chiens se répondre,
ils seraient morts de vieillesse
sans jamais s’être ren­du visite. »

Ursu­la Le Guin, ayant tra­duit le Lao-tseu en anglais, sou­ligne que les per­sonnes qu’il ima­gine ont accès à la tech­no­lo­gie, aux véhi­cules, aux armes, etc., mais choi­sissent sim­ple­ment de ne pas les uti­li­ser. Le Guin inter­prète ce pas­sage comme une sen­tence sur l’effet qu’ont les outils sur ceux qui cherchent à les uti­li­ser. Il s’agit, en d’autres termes, de sou­li­gner que la tech­no­lo­gie n’est pas neutre. Joseph Need­ham for­mule un argu­ment simi­laire, à savoir que les taoïstes se sont oppo­sés à l’u­ti­li­sa­tion des nou­velles tech­no­lo­gies non par prin­cipe mais en large par­tie parce qu’ils ont réa­li­sé à quelle vitesse elles étaient mises au ser­vice du mili­ta­risme et de l’op­pres­sion de l’É­tat. Éloge de la sim­pli­ci­té, du conten­te­ment d’outils et de choses simples, ce cha­pitre est aus­si éloge de la peti­tesse, pré­sen­tée comme un idéal social.

Le Tchouang-tseu

Il est plus ou moins admis que le Tchouang-tseu se com­pose de dic­tons antiques pro­ve­nant de divers vil­lages et ayant été assem­blés pour la pre­mière fois pen­dant la période des Royaumes com­bat­tants (403–221 avant J.-C.). Vis-à-vis de l’État et de la civi­li­sa­tion, le Tchouang-tseu, réso­lu­ment pri­mi­ti­viste, est beau­coup moins équi­voque. Dans la note de l’éditeur appo­sée au début de la ver­sion du Tchouang-tseu tra­duite par Jean Lévi et publiée, aux édi­tions de l’Encyclopédie des Nui­sances, sous le titre Les Œuvres de Maitre Tchouang, les édi­teurs expliquent que si cet ouvrage trouve sa place dans leur cata­logue, « à côté d’autres qui s’en sont pris plus récem­ment à l’artificialisation de la vie et à tout ce qui, sous pré­texte de faci­li­ter la vie, la dévore », c’est « en tant que polé­mique contre la civi­li­sa­tion — ce qu’il est assu­ré­ment, et de la plus tru­cu­lente façon ».

« Mon cher corps, tu as en tout : cent join­tures, neuf ori­fices et six vis­cères. Lequel de tes organes m’est le plus cher ? Tu les aimes tous pareil ou bien n’as-tu pas une petite pré­fé­rence ? Sont-ils tous comme tes valets ou tes ser­vantes ? Mais des lar­bins sont inca­pables de diri­ger. Alors seraient-ils maîtres et ser­vi­teurs à tour de rôle ? Ou bien y a‑t-il un vrai chef qui dirige tout ça ? Mais à vrai dire, que je trouve ou non la bonne réponse, cela ne change rien à la réa­li­té[7]. »

L’au­teur sug­gère d’abord qu’il y a une uni­té des choses, puis qu’un prin­cipe éta­blit cette uni­té qui se situe au-delà des choses elles-mêmes. Ou, comme le dit Rapp, « puisqu’aucune par­tie du corps ne régit les autres, il y a donc un ordre natu­rel ou spon­ta­né dans l’u­ni­vers, exis­tant indé­pen­dam­ment de l’intervention humaine ». On rap­pel­le­ra ici qu’une des dis­tinc­tions fon­da­men­tales entre le taoïsme phi­lo­so­phique et le taoïsme religieux/alchimique est l’ab­sence totale de déisme du pre­mier. Il existe une force, le Tao, qui régit les choses et les main­tient en ordre.

Le deuxième cha­pitre inté­rieur se ter­mine par un des moments les plus sub­tils du canon taoïste :

« Un jour Tchouang Tcheou rêva qu’il était un papillon frou­frou­tant, qui, tout à sa joie, don­nait libre cours à ses dési­rs, sans savoir qu’il était Tchouang Tcheou ; puis, brus­que­ment, il s’éveilla, retrou­vant la lour­deur de son corps ; il se deman­da s’il était Tchouang Tcheou qui avait rêvé qu’il était un papillon ou un papillon qui se rêvait Tchouang Tcheou.

Il y a cer­tai­ne­ment une dif­fé­rence entre Tchouang Tcheou et un papillon ; mais tel est l’effet de la trans­for­ma­tion des êtres. »

Ce pas­sage, d’une beau­té sai­sis­sante, peut être inter­pré­té comme une cri­tique radi­cale du dua­lisme. Tchouang Tcheou (Tchouang Tseu) n’y est jamais fixé, ni comme homme ni comme papillon. Il revêt cycli­que­ment une forme ou l’autre, com­pre­nant que les notions de som­meil-éveil consti­tuent une autre dicho­to­mie à sur­mon­ter. « La fable, remarque Jean Lévi, marque tout à la fois la sépa­ra­tion et la conti­nui­té des états de la conscience[8]. »

Les cha­pitres « exté­rieurs » du Tchouang-tseu, et tout par­ti­cu­liè­re­ment les cha­pitres dits « pri­mi­ti­vistes », pré­co­nisent très expli­ci­te­ment, davan­tage que les autres, un retour à la vie comme elle était anté­rieu­re­ment à la dynas­tie Zhou — consi­dé­rant l’époque des petites com­mu­nau­tés rurales auto­suf­fi­santes comme un para­dis encore pré­ser­vé de l’oppression de l’appareil d’État, du mili­ta­risme, du pro­grès tech­nique et de la domi­na­tion de la culture sym­bo­lique. De nom­breux uni­ver­si­taires ont atta­qué les cha­pitres exté­rieurs pour cette rai­son pré­cise. Rapp écrit que « les cri­tiques ont eu ten­dance à sug­gé­rer que cette [vision pri­mi­ti­viste] rele­vait d’un idéal anti­tech­no­lo­gique pos­tu­lant une uto­pie per­due dans le pas­sé. Et aus­si qu’il s’a­gis­sait d’une vision intrin­sè­que­ment néga­tive, d’une vision de perte n’offrant que peu d’es­poirs, voire aucun, d’incorporer les béné­fices du pro­grès éco­no­mique et tech­no­lo­gique dans une future socié­té anar­cho-com­mu­niste ». C’est aus­si ce qui a ins­pi­ré cette remarque de Hsiao Kung-Chuan : « L’a­nar­chisme occi­den­tal est […] une doc­trine d’es­poir, tan­dis que l’anarchisme chi­nois appa­rait comme une doc­trine de déses­poir[9]. »

Sui­vant Need­ham, Rapp sou­tient que les cha­pitres exté­rieurs pro­po­saient en fait une vision de l’a­ve­nir. En outre, comme le sou­ligne Rapp, le concept taoïste du ziran (« de lui-même », « natu­rel », « spon­ta­né ») sug­gère une vision du monde pro­fon­dé­ment opti­miste. Le mes­sage est clair et net dans le canon taoïste : lorsque nous agis­sons selon le prin­cipe du ziran, les choses ont une façon de s’arranger d’elles-mêmes. En outre, la nature opti­miste du taoïsme, illus­trée dans l’i­dée du ziran, est encore sou­li­gnée dans le concept de Houn-toun, que Rapp qua­li­fie de « chaos posi­tif, uni­té pri­mi­tive ou homo­gé­néi­té sociale ». En termes sociaux, Houn-toun sug­gère « une vision posi­tive des indi­vi­dus vivant et tra­vaillant ensemble dans une socié­té sans État ». Il s’agit de la vision uto­pique du taoïsme. En sup­pri­mant les dis­tinc­tions arti­fi­cielles que nous nous sommes impo­sées à nous-mêmes et au monde, nous redé­cou­vri­rons l’u­ni­té qui a tou­jours exis­té entre les choses.

***

Le noyau phi­lo­so­phique du cha­pitre sur le « Bri­gand Tchö » est un dia­logue entre Confu­cius et le bri­gand en ques­tion, lequel plaide pour un retour à un âge d’or per­du, anté­rieur à l’avènement de l’Empereur Jaune Huang­di et à l’invention des armes, de l’É­tat de droit, des mathé­ma­tiques, de l’as­tro­no­mie, de la domes­ti­ca­tion et de l’a­gri­cul­ture. Selon la légende, Huang­di, l’Empereur Jaune, fut le pre­mier à cen­tra­li­ser l’É­tat et à contraindre les chas­seurs et les nomades à se séden­ta­ri­ser et à deve­nir pay­sans.

Tchö nous est pré­sen­té comme un redou­table sei­gneur de guerre ter­ro­ri­sant le pays avec son armée. Il viole, vole et assas­sine en toute impu­ni­té. Confu­cius, qui est ami avec le frère aîné de Tchö, décide d’aller lui par­ler afin de le convaincre de renon­cer à sa vie de cri­mi­nel. Lorsque Confu­cius arrive dans la demeure de Tchö, il trouve le ban­dit et ses hommes en train de se réga­ler de foies humains. Confu­cius tente d’a­bord de le flat­ter en louant sa beau­té, sa force, sa sagesse, son juge­ment et sa bra­voure. Il tente ensuite de le sou­doyer, sug­gé­rant que tous les rois et sei­gneurs seraient prêts à pro­po­ser des terres pour que Tchö, aban­don­nant ses manières vio­lentes, devienne lui-même roi. La réponse de Tchö est fière et féroce : « il n’y a que les sots et les médiocres qui se laissent amen­der par inté­rêt ou per­sua­der par des alga­rades. » Tchö rejette tota­le­ment la notion de pro­fit per­son­nel et la mora­li­té de la civi­li­sa­tion, les­quels, à ses yeux, n’ont aucune valeur en com­pa­rai­son du pou­voir d’agir libre­ment.

Il décrit ensuite la vie durant l’âge d’or :

« Dans la haute Anti­qui­té, les ani­maux pul­lu­laient tan­dis que l’humanité était clair­se­mée. Les hommes per­chaient dans des nids pour se gar­der des bêtes féroces. Le jour, ils cueillaient des glands et des châ­taignes, la nuit, ils se réfu­giaient dans les arbres. C’est d’ailleurs pour­quoi ils se don­nèrent le nom de “peuple des nids”. Dans les temps recu­lés, les hommes igno­raient l’usage des vête­ments ; ils se conten­taient de faire des pro­vi­sions de bois en été pour se chauf­fer en hiver. On leur don­na le nom de “peuple qui sait assu­rer sa sur­vie”. Au temps du Divin Labou­reur, insou­ciant, on se cou­chait, béat, on se levait. Les hommes connais­saient leur mère mais non leur père. Ils vivaient avec les élans et les cerfs ; ils labou­raient pour se nour­rir et tis­saient pour se vêtir ; per­sonne ne son­geait à nuire à autrui. Ce fut l’époque de la plus haute per­fec­tion. »

Cette vision uto­pique contient de nom­breux élé­ments aux­quels font écho les cri­tiques contem­po­raines de la civi­li­sa­tion. On y retrouve l’idée que l’être humain n’est qu’une espèce par­mi les autres qui, en tant que telle, vit au mieux lorsqu’elle se fond har­mo­nieu­se­ment par­mi la mul­ti­tude des espèces ; qu’ainsi les êtres humains peuvent vivre sim­ple­ment et trou­ver la paix, et sur­tout, que c’est là la plus haute forme de ver­tu à laquelle l’hu­ma­ni­té peut aspi­rer. Telle était la vie de toute l’hu­ma­ni­té avant l’Em­pe­reur Jaune et ses sem­blables, héros cultu­rels et autres grands hommes de la mytho­lo­gie de la civi­li­sa­tion. Suite aux inno­va­tions de l’Em­pe­reur Jaune, raconte Tchö, éner­vé, la guerre a écla­té entre les peuples du monde, les hommes sont deve­nus vas­saux et le sang a cou­lé en rivières. Expo­sant l’hy­po­cri­sie de la pré­ten­due ver­tu de Confu­cius, Tchö sou­ligne qu’en conseillant les rois et les sei­gneurs, comme lui, Confu­cius a du sang sur les mains.

« Avec ta robe à larges manches tenue lâche­ment à la cein­ture, tu espères trom­per les princes de l’empire par tes dis­cours spé­cieux et ta conduite hypo­crite, tout cela dans l’espoir de gagner des pré­bendes. Je ne connais pire ban­dit que toi dans tout l’empire et je me demande pour­quoi on n’accole pas à ton nom plu­tôt qu’au mien le qua­li­fi­ca­tif de bri­gand ! »

Tchö rejette tout ce que Confu­cius a à dire, et attaque impi­toya­ble­ment la notion de sagesse elle-même, rap­pe­lant com­ment tous les sages de l’his­toire ont fina­le­ment été anéan­tis. Avant que Confu­cius ne soit auto­ri­sé à filer en gar­dant la vie sauve, Tchö insiste sur l’i­dée qu’il vaut mieux être un meur­trier qu’un men­teur, car le che­min de la fausse ver­tu est inévi­ta­ble­ment celui de la trom­pe­rie.

« Qui se montre inca­pable de satis­faire ses ambi­tions […] n’a rien com­pris à la phi­lo­so­phie de l’existence. »

Nombre des invec­tives des cha­pitres pri­mi­ti­vistes sont diri­gées contre les soi-disant sages ou phi­lo­sophes. Le cha­pitre « Pieds pal­més » com­mence par sou­li­gner que les ano­ma­lies phy­siques comme les pieds pal­més ou les doigts sur­nu­mé­raires sont congé­ni­tales dans le sens où elles font par­tie du corps, mais qu’elles ne lui sont pas essen­tielles. De la même manière, la socié­té humaine se déve­loppe selon une grande varié­té de doc­trines ou « excrois­sances » d’é­gale super­flui­té. La phi­lo­so­phie morale est une de ces « excrois­sances super­fé­ta­toires » de la nature humaine, un peu comme un doigt sup­plé­men­taire inutile ; les phi­lo­sophes « per­fec­tionnent leurs qua­li­tés morales aux dépens de leurs incli­na­tions natu­relles afin de s’at­ti­rer une vaine gloire, exci­tant le peuple à suivre un exemple qui est hors de sa por­tée », « ergo­teurs, cou­peurs de che­veux en quatre, jon­glant avec la logique, enfi­lant des para­doxes, l’es­prit uni­que­ment occu­pé de faire le par­tage entre la sub­stance et l’ac­ci­dent ou le même et l’autre, ils se mettent la cer­velle à la tor­ture dans l’es­poir futile de se gagner un renom éphé­mère grâce à des pro­pos oiseux ». Les cha­pitres pri­mi­ti­vistes sou­tiennent que res­ter sur le bon che­min, sur la voie (le Tao), implique de ne jamais perdre de vue ce que nous sommes vrai­ment et que toutes les choses dont nous nous sommes entou­rés avec la civi­li­sa­tion nous éloignent de plus en plus de notre vraie nature.

Le cha­pitre inti­tu­lé « Sabots de che­vaux » affirme que l’humanité a per­du sa nature dans la cor­rup­tion de la civi­li­sa­tion. À l’é­tat sau­vage ou natu­rel des choses, tout est ordon­né au mieux. Chaque plante et chaque ani­mal obtient ce dont il a besoin pour vivre comme il l’en­tend. Ain­si, à l’é­tat sau­vage, les che­vaux « ont des sabots pour fou­ler le givre et la neige. Ils ont une robe qui les pro­tège de la bise et de la froi­dure. Ils broutent l’herbe, boivent l’eau, lèvent les pattes et galopent. […] Ils n’ont que faire des manèges et des écu­ries. » Mais la civi­li­sa­tion ne per­met à rien ni per­sonne de res­ter libre :

« Un jour Po-lo sur­vint. Il décla­ra : “Je vais m’occuper des che­vaux.” Il les brû­la, les tailla, les per­ça, les bri­da ; il les lia avec des longes et des entraves ; il les par­qua dans des boxes et des stalles. Il en mou­rut trois sur dix. Il leur fit endu­rer la faim et la soif ; il les contrai­gnit à prendre le trot ou le galop. Il les accou­tu­ma à s’aligner et à se mou­voir de concert ; il leur impo­sa, devant, la tor­ture du mors et leur agi­ta, der­rière, la menace de la cra­vache. Il en mou­rut la moi­tié. »

Les êtres vivants peuvent effec­ti­ve­ment être alté­rés, domes­ti­qués. Mais cela ne se fait qu’au tra­vers de leur souf­france. Et au bout du compte, le prix de cette domes­ti­ca­tion est sou­vent leur mort (lit­té­rale ou méta­pho­rique, un être domes­ti­qué n’est plus qui il était aupa­ra­vant). Domes­ti­ca­tion et contrôle sans limites, tou­jours plus éten­dus, logiques de civi­li­sa­tion, abou­tissent à la des­truc­tion.  Au tra­vers de Po-lo et des arti­sans, sont dénon­cés l’ar­ti­fi­cia­li­sa­tion et l’as­ser­vis­se­ment sys­té­ma­tiques du monde, ces dyna­miques de civi­li­sa­tion :

« Le potier décla­ra : “Je sais pétrir la glaise.” Il la façon­na au com­pas et à l’équerre pour obte­nir des formes rondes ou car­rées. Le char­pen­tier décla­ra : “Je sais tra­vailler le bois.” Il ploya les par­ties courbes à la forme à cin­trer, rec­ti­fia les par­ties droites au cor­deau. Était-il dans la nature de la glaise et du bois de se voir appli­quer le com­pas, l’équerre, le cor­deau, la forme à cin­trer ? Et pour­tant de géné­ra­tion en géné­ra­tion on ne cesse de pro­cla­mer : “Po-lo sut dres­ser les che­vaux, le potier façon­ner l’argile, le char­pen­tier cin­trer le bois.” Ceux qui se targuent de gou­ver­ner le monde tombent dans le même tra­vers. Je consi­dère, moi, que ceux qui savent réel­le­ment gou­ver­ner s’y prennent tout autre­ment. Si on laisse l’humanité s’abandonner à ses pen­chants natu­rels, elle se contente de tis­ser la toile pour se vêtir, de labou­rer pour se nour­rir ; il y règne alors un vif sen­ti­ment d’égalité, et tous étant unis, les fac­tions sont igno­rées. C’est ce qu’on appelle la liber­té natu­relle. Aus­si, lorsque régnait la per­fection des pre­miers âges, les hommes avaient le pas lent et le regard posé. En ces temps-là nul sen­tier ne bala­frait les mon­tagnes ; ni barques ni ponts n’encombraient les cours d’eau. Les êtres pro­li­fé­raient et se trou­vaient par­tout chez eux. Les ani­maux pul­lu­laient, les plantes pros­pé­raient, on pou­vait che­vaucher les bêtes sau­vages et regar­der dans les nids des pies, en cour­bant les branches. Dans ces temps idyl­liques où régnait la per­fec­tion, les hommes vivaient mêlés aux ani­maux, ils fai­saient une seule et même famille avec tous les êtres de la créa­tion : com­ment la dis­tinc­tion entre homme de bien et homme de peu aurait-elle pu avoir cours ? Les hommes, en une com­mu­nau­té étroi­te­ment sou­dée, com­mu­niaient dans l’ignorance. Tous, éga­le­ment dépour­vus de dési­rs, étaient can­dides et rus­tiques comme un maté­riau brut. Rus­tiques, leur natu­rel pou­vait s’épanouir. »

Plus nous cher­chons à contrô­ler le monde, plus nous met­tons de dis­tance entre lui et nous. Nous pour­rions retour­ner à lui si seule­ment nous ces­sions de nous sou­mettre à la direc­tion de soi-disant sages, déci­dant de ce qui est bien ou mal, de la manière dont les choses devraient être gérées. Crou­lant sous le « savoir » des sages, nous oublions les seules choses que nous devrions savoir, à l’instar de che­vaux domes­tiques, cou­pés de leur véri­table nature :

« Les che­vaux, lorsqu’ils s’ébattent en liber­té dans les plaines, broutent l’herbe, boivent l’eau ; contents, ils se frottent le cou l’un contre l’autre ; fâchés, ils se retournent et se décochent des ruades. C’est là toute leur malice. Mais quand on leur eut appli­qué le col­lier et un fron­tal en crois­sant de lune au chan­frein, devant la gêne du capa­ra­çon et du har­na­che­ment, ils apprirent à se déro­ber, à bron­cher, à ron­ger leur frein, à prendre le mors aux dents. »

Les créa­tures vivantes essaient tou­jours de résis­ter aux ten­ta­tives de les contrô­ler. Après des mil­lé­naires de domes­ti­ca­tion, on constate que nombre d’entre nous conti­nuent d’essayer de « prendre le mors aux dents ».

Dans « Les cam­brio­leurs ou La pré­voyance com­plice des voleurs », nous retrou­vons une fois encore le bri­gand Tchö. Et là encore, le cha­pitre pro­pose notam­ment une cri­tique de la mora­li­té ins­ti­tu­tion­na­li­sée, du savoir, et de l’hypocrisie. Tchö sou­tient que c’est pré­ci­sé­ment parce qu’un concept du bien a été ins­ti­tué que nous avons une concep­tion du mal. La mora­li­té des ban­dits en son genre est condam­née tan­dis que celle des empe­reurs, des princes et des bureau­crates, qui causent infi­ni­ment plus de torts et de souf­frances, est exal­tée. Mais le taoïsme ne verse pas dans le rela­ti­visme moral. Le bien et le mal ne dépendent pas seule­ment de pers­pec­tives per­son­nelles. Ils dépendent de la nature des choses. Tchö l’affirme, les conflits sei­gneu­riaux et la cor­rup­tion ne sont pas inhé­rents à l’humanité. Ils n’adviennent que sous le règne des sages et autres gou­ver­nants sou­hai­tant contrô­ler les agis­se­ments des autres :

« De la même façon, l’existence des saints est cause de celle des voleurs. Que l’on éli­mine les saints et laisse en paix les bri­gands, le monde connaî­tra enfin l’ordre. […] sitôt les saints liqui­dés, les ban­dits dis­pa­raî­tront et le monde enfin paci­fié ne sera plus en proie aux troubles. »

Plus loin, Tchö for­mule une vive cri­tique de la spé­cia­li­sa­tion, de la délé­ga­tion des savoir-faire aux experts et artistes paten­tés :

« “Les pois­sons ne doivent point quit­ter les pro­fonds abysses, les armes du pou­voir ne se laissent point voir”, a dit Lao Tseu. Les saints sont les armes du pou­voir. Ils ne devraient donc pas paraître. C’est la rai­son pour laquelle je dis : sup­pri­mons les saints, congé­dions l’intelligence, les grands bri­gands dis­pa­raî­tront ; bri­sons les jades, pul­vé­ri­sons les perles, et il n’y aura plus de petits voleurs ! Oui, brû­lons les contrats, détrui­sons les sceaux et le peuple retrou­ve­ra son hon­nê­te­té pre­mière. Débi­tons les bois­seaux, rédui­sons en miettes les balances, et il n’y aura plus de dis­putes par­mi le peuple. Déchi­rons les lois des saints et le peuple retrou­ve­ra sa sûre­té de juge­ment. Cas­sons les ins­tru­ments de musique, per­çons le tym­pan des musi­ciens, et cha­cun gar­de­ra pour lui son acui­té audi­tive. Pros­cri­vons les cou­leurs et le des­sin, cre­vons les yeux des peintres, et plus per­sonne ne fera éta­lage de sa sen­si­bi­li­té visuelle. Sup­pri­mons cor­deau et forme à cin­trer, jetons aux orties le com­pas et l’équerre, broyons les doigts des arti­sans et cha­cun sera habile pour son propre compte. »

Si l’on n’essaie pas de le contrô­ler, de lui dire quoi faire et de le punir lorsqu’il agit mal, le peuple se com­por­te­ra pai­si­ble­ment et har­mo­nieu­se­ment. Si on le laisse se débrouiller, il résou­dra de lui-même ses pro­blèmes.

La fin de ce cha­pitre contraste nota­ble­ment avec celle de l’autre cha­pitre où appa­raît le bri­gand Tchö, dis­cu­té pré­cé­dem­ment. Dans ce der­nier, Tchö exal­tait l’âge d’or d’avant l’Empereur Jaune et la civi­li­sa­tion, condam­nant l’hypocrisie des temps. Le cha­pitre « Les cam­brio­leurs » s’achève sur une sombre note :

« Alors que la sophis­ti­ca­tion des armes de jet, des engins de pêche et des ins­tru­ments de chasse affole oiseaux, pois­sons et qua­dru­pèdes, com­ment s’étonner que la ruse et l’artifice déployés en rhé­to­rique, avec ces sophismes sur le dur et le blanc, ces argu­ties sur l’identité de la dif­fé­rence et la dif­fé­rence de l’identité, aient tour­né la tête au peuple ? Aus­si tous les désordres qui ont secoué de tout temps l’empire sont-ils dus à la soif de connais­sances. Tous les maux viennent de ce que l’humanité cherche à connaître ce qu’elle ne pour­ra jamais connaître au lieu de se pen­cher sur ce qu’elle connaît déjà ; elle ne sait que cri­ti­quer ce qu’elle tient una­ni­me­ment pour mau­vais, mais non ce qu’elle consi­dère uni­ver­sel­le­ment comme bon. La lumière du soleil et de la lune en est obs­cur­cie ; l’influx des mon­tagnes et des rivières per­tur­bé ; le cours des sai­sons trou­blé ; des insectes qui rampent aux oiseaux qui volent, il n’est espèce vivante dont la nature n’en soit per­ver­tie. Quels désordres ne pro­voque pas dans l’univers le culte de la science ! Et il en est ain­si depuis l’avènement des trois pre­mières dynas­ties. Nous avons aban­don­né le res­sort natu­rel de notre germe vital pour nous tour­ner vers une pro­lixi­té bavarde et labo­rieuse. Nous avons per­du la séré­ni­té du non-agir pour nous délec­ter des vati­ci­na­tions de la pen­sée ; et ces vati­ci­na­tions ont mis le monde à feu et à sang. »

Les échos que de tels pro­pos peuvent avoir aujourd’hui sont consi­dé­rables — « le cours des sai­sons trou­blé » peut ren­voyer au réchauf­fe­ment cli­ma­tique ; « l’influx des mon­tagnes et des rivières per­tur­bé » aux bar­rages tou­jours plus mas­sifs et nui­sibles, etc. On peut inter­pré­ter ce pas­sage comme une dénon­cia­tion de l’escalade tech­no­lo­gique sans fin de la civi­li­sa­tion et de ses effets délé­tères sur le monde natu­rel, ou encore de la Science de la civi­li­sa­tion et de son féti­chisme de la connais­sance pour elle-même et de la connais­sance totale. Science aveugle par concep­tion sur laquelle repose le défer­le­ment tech­no­lo­gique inces­sant.

Le cha­pitre XII, inti­tu­lé « Ciel et Terre ou L’art du chaos » com­prend ce pas­sage réprou­vant l’état d’esprit menant au — et résul­tant du — tech­no­lo­gisme, de la pro­pen­sion à uti­li­ser des machines, et dénon­çant par exten­sion les machines elles-mêmes :

« Tseu-kong, l’un des dis­ciples favo­ris du Maître, alors qu’il reve­nait d’une mis­sion au Tch’ou, vit sur le bord de la route menant au Tsin un vieil homme arro­ser son pota­ger au moyen d’une jarre qu’il allait rem­plir au puits dans lequel il des­cen­dait par une gale­rie. C’é­tait beau­coup d’ef­forts pour peu de résul­tats.

Tseu-kong s’ar­rê­ta et lui deman­da s’il n’ai­me­rait pas uti­li­ser une machine qui lui per­met­trait d’ar­ro­ser cent plates-bandes en une jour­née, don­nant beau­coup de résul­tats avec peu d’ef­forts. L’homme leva les yeux sur l’in­trus et lâcha un : “Dis tou­jours.”

Tseu-kong expli­qua qu’il suf­fi­sait de faire un trou dans une perche les­tée à l’ar­rière, dont on se ser­vi­rait comme d’un levier.

– On tire, et l’eau coule à flots. C’est ce qu’on appelle une bas­cule, conclut Tseu-kong.

L’homme chan­gea de conte­nance, mani­fes­ta de la colère, émit un rica­ne­ment, puis décla­ra :

– J’ai enten­du dire ceci par mon maître : “Les machines créent les acti­vi­tés méca­niques. Les acti­vi­tés méca­niques méca­nisent le cœur. Qui a un cœur méca­nique dans la poi­trine perd sa can­deur native ; qui a per­du sa can­deur native ne sau­rait connaître la paix de l’âme. Le Tao ne vient pas se loger chez qui ignore la paix de l’âme.” Je suis par­fai­te­ment au cou­rant des avan­tages de cet ins­tru­ment mais j’au­rais honte de m’en ser­vir ! »

Le Lie-tseu

Le Lie-tseu, ou Vrai Clas­sique du Vide Par­fait, géné­ra­le­ment consi­dé­ré comme un des trois écrits pri­mor­diaux du taoïsme avec le Lao-tseu et le Tchouang-tseu, et dont l’écriture remonte, selon Jean Lévi, au IIIe siècle avant J.C., est plus ambi­gu. Il fait par­fois l’apologie de l’anarchisme, comme dans ce pas­sage du cha­pitre II, inti­tu­lé « L’Empereur Jaune ou À la recon­quête du moi[10] », évo­quant un lieu mys­té­rieux où « il n’y a ni chefs ni supé­rieurs », où « tout se règle spon­ta­né­ment », et où « le peuple […] est sans dési­rs et se conforme à la loi natu­relle ». Ou dans ce pas­sage du cha­pitre V, inti­tu­lé « Les ques­tions du roi T’ang ou Les mys­tères de l’univers », nous décri­vant une contrée loin­taine dans laquelle :

« L’air est sain, les mala­dies y sont incon­nues. Le natu­rel affable des habi­tants leur épargne l’émula­tion comme les que­relles. Le cœur tendre et les os souples, ils ne sont pas en proie à la morgue ou à l’envie. Jeunes et vieux sont sur un pied d’égalité, il n’y a ni prince ni sujets, hommes et femmes vivent mêlés, en sorte qu’entremetteurs et rites d’accordailles sont inutiles. Agglu­ti­nés le long du fleuve, il ne leur est pas néces­saire de culti­ver la terre ; et le cli­mat étant doux, ils se passent de vête­ments. Ils s’éteignent cen­te­naires, nul n’étant fau­ché par une mort pré­ma­tu­rée ou la mala­die. »

Ou encore dans le cha­pitre VII, inti­tu­lé « Yang Tchou », où « la sup­pres­sion des rap­ports hiérar­chiques entre princes et sujets » est pré­sen­tée comme la meilleure chose qu’il pour­rait arri­ver dans une socié­té.

Cepen­dant, plus sou­vent encore, et à la manière du Lao-tseu, il ne s’oppose pas fron­ta­le­ment à l’existence de chefs et de supé­rieurs, mais sug­gère plu­tôt que le meilleur gou­ver­ne­ment, ou gou­ver­neur, est celui qui gou­verne le moins — voire, qui ne gou­verne pas.

On y trouve aus­si plu­sieurs pas­sages pri­mi­ti­vistes, dans la mesure où ils célèbrent une époque révo­lue, comme cet autre extrait du cha­pitre II, dénon­çant aus­si le supré­ma­cisme humain – l’idée selon laquelle les êtres humains sont sépa­rés des et supé­rieurs aux autres espèces vivantes, selon laquelle la des­ti­née mani­feste des humains consiste à prendre en charge et contrô­ler tout ce qui existe, etc. :

« L’intelligence des ani­maux est natu­rel­le­ment sem­blable à celle des hommes. Ils n’ont nul besoin de leur deman­der leurs lumières pour satis­faire leurs besoins et pré­ser­ver leur vie. Mâles et femelles s’ac­couplent, mères et enfants se ché­rissent ; ils évitent les plaines et recherchent les lieux acci­den­tés ; le froid les fait fuir et la cha­leur les attire. Ils s’assemblent en trou­peaux et se déplacent en rangs, les jeunes à l’intérieur, les adultes à l’extérieur. Quand ils trouvent à boire, ils se font signe, à man­ger ils s’appellent.

Dans la très haute Anti­qui­té, ils vivaient mêlés aux hommes et se dépla­çaient avec eux. Puis, avec l’avènement des pre­miers empe­reurs et des rois, ils se mirent à les craindre et se dis­per­sèrent. Venus les temps de déca­dence, ils se tapirent ou s’enfuirent afin d’échap­per à leur méchan­ce­té.

Encore aujourd’hui, à l’Est, dans le pays des Kie-cheu, la plu­part des habi­tants com­prennent le lan­gage des ani­maux domes­tiques. Mais ce n’est là qu’un rési­du du savoir d’autrefois. Les hommes divins et saints des temps pri­mor­diaux n’ignoraient rien des senti­ments et des com­por­te­ments de la tota­li­té des êtres ; ils compre­naient les sons émis par les dif­fé­rentes espèces de la Créa­tion. »

L’image de ces « hommes divins et saints des temps pri­mor­diaux », qui « n’ignoraient rien des sen­ti­ments et des com­por­te­ments de la tota­li­té des êtres » et « com­pre­naient les sons émis par les dif­fé­rentes espèces de la Créa­tion », peut être asso­ciée aux com­mu­nau­tés ani­mistes de chas­seurs-cueilleurs.

Une his­toire du cha­pitre VIII, inti­tu­lé « De la contre­par­tie du dis­cours ou De la valeur phi­lo­so­phique des fables », récuse éga­le­ment le supré­ma­cisme humain, cette idée qui, selon toute vrai­sem­blance, a infor­mé les agis­se­ments de nombre de civi­li­sa­tions, y com­pris chi­noises, y com­pris de la civi­li­sa­tion occi­den­tale — Aris­tote disait exac­te­ment comme le prince T’ien[11] — et qui consti­tue un des piliers de l’idéologie infor­mant ceux de la civi­li­sa­tion indus­trielle mon­dia­li­sée :

« À l’occasion d’une fête célé­brant le dieu des Che­mins, le sei­gneur T’ien de Ts’i réga­lait en son palais plus de mille convives. Alors qu’on ser­vait du pois­son et des oies à la table des invi­tés d’honneur, le prince T’ien en y jetant un coup d’œil eut un sou­pir et décla­ra :

— Le Ciel ne s’est-il pas mon­tré géné­reux avec nous les hommes ? Il fait pous­ser les céréales et pro­duit oies et pois­sons pour satis­faire nos besoins.

Et la foule des invi­tés de faire cho­rus. Le fils de mes­sire Pao, âgé de douze ans, qui se diver­tis­sait avec les convives de moindre rang, s’avança et dit :

— Il n’en va pas comme le dit Votre Altesse. Tous les êtres de l’uni­vers qui ont vie comme nous se répar­tissent en espèces. Il n’y a pas d’espèces plus ou moins nobles. Sim­ple­ment elles se dominent et s’entre-dévorent les unes les autres en fonc­tion de leur degré d’astuce et de force, mais ce n’est nul­le­ment qu’elles ont été créées spéciale­ment pour leurs besoins mutuels. L’homme prend ce qui est comes­tible et s’en nour­rit ; com­ment serait-ce le Ciel qui aurait créé les bêtes à des­sein pour son usage ? Les mous­tiques sucent notre sang, et les tigres se repaissent de notre chair, mais qui pour­rait pré­tendre que le Ciel a créé l’homme pour satis­faire les besoins des mous­tiques et des tigres ? »

Les Sept Sages de la forêt de bambous & Pao King-yen

Plu­sieurs cen­taines d’an­nées après l’écriture du Tchouang-tseu et du Lie-tseu, au cours de la période des Trois Royaumes (220–280 E.C.), la Chine connut une résur­gence impor­tante du taoïsme, par­fois qua­li­fiée de néo­taoïsme. La dynas­tie Wei, fon­dée par le fils du grand sei­gneur de guerre Cao Cao, incor­po­ra dans sa cour des phi­lo­sophes de dif­fé­rentes écoles dans une ten­ta­tive d’établir une jus­ti­fi­ca­tion phi­lo­so­phique à sa domi­na­tion. Quelques années durant, de 240 à 249 de notre ère, le taoïsme fut adop­té comme phi­lo­so­phie ortho­doxe offi­cielle du royaume de Wei. Mais les aris­to­crates Wei n’ap­prou­vaient les prin­cipes taoïstes que du bout des lèvres, et nombre des plus grands pen­seurs de l’é­poque refu­saient de par­ti­ci­per au gou­ver­ne­ment. Au cours de cette période, un groupe de phi­lo­sophes taoïstes connu sous le nom des « Sept Sages de la forêt de bam­bous » com­men­ça à se réunir et à orga­ni­ser des débats ani­més et bien arro­sés concer­nant les idées conte­nues dans le Lao-tseu et le Tchouang-tseu. Ces Sept Sages jouèrent un rôle impor­tant dans la pré­ser­va­tion de la cri­tique taoïste de la civi­li­sa­tion et de l’É­tat. Les deux plus célèbres d’entre eux étaient Ruan Ji (210–263) et Hsi K’ang (223–263).

La plus célèbre des œuvres de Ruan Ji, « Bio­gra­phie du Maître Grand Homme », est un fan­tas­tique poème roma­nesque décri­vant la vie d’un mys­té­rieux sage. Ruan Ji y pro­longe la tra­di­tion des taoïstes légen­daires en for­mu­lant, selon les mots de Hsiao Kung-chuan, une « impi­toyable attaque contre le confor­misme et, en même temps, un éloge enthou­siaste de la liber­té anar­chiste[12] ». Pour Ruan Ji, comme pour Tchouang Tseu avant lui, le gou­ver­ne­ment est aus­si mau­vais (sinon pire) que les voleurs, et la socié­té idéale est celle qui exis­tait à l’époque loin­taine des chas­seurs-cueilleurs. Selon lui, ce pas­sé uto­pique fut bou­le­ver­sé par l’intrusion de l’ar­ti­fi­cia­li­té dans les com­mu­nau­tés humaines. Le gou­ver­ne­ment, la socié­té de masse et la culture incarnent l’évolution conti­nue de cette arti­fi­cia­li­té.

À l’instar de Ruan Ji, Hsi K’ang pro­pose une « cri­tique de l’organisation sociale hié­rar­chique », pour reprendre les termes de Jean Lévi, qui explique : « Il s’agit d’affirmer la pos­si­bi­li­té d’une socié­té où le pou­voir serait sans pou­voir. Soit que l’activité poli­tique n’existerait tout sim­ple­ment pas, soit que le chef serait sans auto­ri­té, si bien que la régu­la­tion sociale s’ac­com­pli­rait hors de toute coer­ci­tion. Le voca­bu­laire ne doit pas nous induire en erreur, quand un Hsi K’ang parle de “chef” ou de “prince” dans la socié­té idéale, il n’en­tend pas par-là la source suprême de l’au­to­ri­té, mais au contraire une ins­tance qui ne la recueille que pour la res­ti­tuer à la com­mu­nau­té. Le chef n’est que la repré­sen­ta­tion que le groupe se donne à lui-même, il en cris­tal­lise dans sa per­sonne les valeurs essen­tielles, mais reste par là même l’o­tage de la com­mu­nau­té, en sorte que ce qu’on res­pecte en lui, c’est fina­le­ment l’im­puis­sance du pou­voir ; une impuis­sance qui se mani­feste dans le fait qu’il est pri­vé de l’ou­til essen­tiel de la domi­na­tion bureau­cra­tique : l’é­cri­ture[13]. »

Dans sa Réfu­ta­tion de l’essai sur le carac­tère inné du goût pour l’étude[14], Hsi Kan’g écrit :

« Il est dans la nature humaine de recher­cher la sécu­ri­té et de fuir le dan­ger, d’ai­mer l’oi­si­ve­té et de détes­ter le tra­vail. Pour­vu que rien ne trouble sa tran­quilli­té, l’homme est heu­reux et s’es­time satis­fait si on ne le contra­rie pas.

Jadis, quand tout n’é­tait encore qu’un vaste chaos et que la sim­pli­ci­té pri­mor­diale ne s’é­tait pas encore per­ver­tie, les chefs igno­raient les lettres et le peuple vivait dans la concorde. La nature était intacte. Les lois de l’u­ni­vers sui­vaient leur cours. Cha­cun pou­vait satis­faire ses dési­rs. On dor­mait quand on était repu, on se met­tait en quête de nour­ri­ture quand on avait faim, on se tapait sur le ventre de béa­ti­tude, igno­rant que c’é­tait l’âge d’or. À quoi auraient ser­vi les prin­cipes moraux et les règles rituelles ? »

Et, vers la fin :

« S’il vous était don­né de retour­ner aux temps pré­his­to­riques, quand le monde était réglé sans le secours des lettres, vous com­pren­driez qu’on peut connaître la paix sans étu­dier et le bon­heur sans tra­vailler. Quel besoin aurait-on des clas­siques et que peut-on attendre de la bon­té et de la jus­tice ? »

Dans une polé­mique avec Hsiang Tseu-ts’i, un autre des Sept Sages de la forêt de bam­bous, au sujet des effets nocifs de la socié­té sur la san­té, Hsi K’ang sou­tient que :

« L’homme accom­pli ne règne jamais sur les mul­ti­tudes de l’empire qu’à son corps défen­dant. Et encore, il se fond dans la pen­sée des dix mille êtres, aban­donne les créa­tures à elles-mêmes, se laisse por­ter par le mou­ve­ment spon­ta­né des choses et com­mu­nie avec le tout de l’u­ni­vers dans l’in­sou­ciance. Béat, il a l’i­nac­tion pour unique affaire ; oisif, il aban­donne l’empire à la com­mu­nau­té des hommes. Occupe-t-il la posi­tion de sou­ve­rain et béné­fi­cie-t-il des reve­nus de toutes les nations, il reste aus­si déten­du qu’un simple offi­cier rece­vant des amis ; en dépit des ban­nières à effi­gie de dra­gon qui l’en­cadrent et de ses lourds vête­ments d’ap­pa­rat, il est désin­volte comme un par­ti­cu­lier en habits de toile. Ain­si, quand en haut sou­ve­rains et ministres oublient leur fonc­tion, en bas l’a­bon­dance règne chez leurs sujets. »

On retrouve ici le prin­cipe du gou­ver­ne­ment qui gou­verne le moins pos­sible, voire qui ne gou­verne pas, notam­ment pro­mu dans le Lao-tseu.

***

En 265 de notre ère, les membres du clan Sima contrai­gnirent l’empereur Wei à abdi­quer, fon­dant la dynas­tie Jin. On estime que c’est à cette période, à peu près (vers 300 de notre ère), qu’un écri­vain chi­nois du nom de Pao King-yen (Bao Jin­gyan), écri­vit ce que John Rapp appelle « la plus impor­tante décla­ra­tion de l’a­nar­chisme taoïste ». Pao King-yen rejette tota­le­ment la notion de domi­na­tion et affirme que l’é­tat natu­rel de l’hu­ma­ni­té cor­res­pond à de petites com­mu­nau­tés auto­suf­fi­santes, vivant aux côtés des autres ani­maux. Seule­ment, cette uto­pie fut per­tur­bée par l’ac­qui­si­tion de connais­sances. Il sug­gère en effet qu’une quête abs­traite de connais­sances condui­sit à l’é­ta­blis­se­ment de hié­rar­chies, aux notions de pro­fit et de classe, et à l’in­ven­tion de nou­velles tech­no­lo­gies des­truc­trices. Cer­taines thèses anar­cho­pri­mi­ti­vistes contem­po­raines concer­nant les déve­lop­pe­ments du néo­li­thique font écho à cette pers­pec­tive. Pao King-yen insiste éga­le­ment sur le fait que crimes et injus­tices sont des sous-pro­duits de la domi­na­tion. Il dénonce ain­si l’hypocrisie morale de l’É­tat. Voi­ci quelques-uns de ses pro­pos :

« Dans l’indistinction pri­mor­diale, l’absence de dif­fé­ren­cia­tion était la règle et la foule des êtres vivants trou­vait sa joie dans la satis­fac­tion de ses ins­tincts. Il n’est pas dans la volon­té des can­ne­liers d’être écor­cés ni dans celle des arbres à laque d’être inci­sés. Les oiseaux ont-ils deman­dé que l’on arrache leurs plumes ? Est-il dans la nature du che­val d’être pous­sé par le mors et la cra­vache et dans celle du bœuf d’être plié au joug ? Les germes de la faus­se­té et de l’artifice sont nés de là. On uti­lise la force des ani­maux, fai­sant ain­si vio­lence à leur être.

On tue la vie pour façon­ner des objets inutiles ; on attrape oiseaux et qua­dru­pèdes pour se pour­voir en brim­bo­rions. On trans­perce des nez que la nature a créés intacts, on ligote des pattes que le ciel a faites libres. Est-ce le désir de la myriade des créa­tures ?

On accable de cor­vées la mul­ti­tude afin qu’elle assure l’entre­tien des offi­ciers. Les nobles ont des pré­bendes tan­dis que le peuple vit dans la misère. Certes, un mort rap­pe­lé à la vie éprouve une grande joie ; mais n’est-il pas pré­fé­rable de ne pas avoir tra­ver­sé cette épreuve ? De même il vaut mieux ne pas avoir à les décli­ner que de refu­ser appoin­te­ments et charges afin de se gagner une vaine gloire. La loyau­té et l’équité ne resplen­dissent que dans un monde en proie aux convul­sions. La pié­té filiale et l’amour paren­tal ne brillent que lorsque les rela­tions fami­liales se dis­solvent.

Dans la haute Anti­qui­té il n’y avait ni prince ni sujets. On creu­sait des puits pour boire et l’on labou­rait la terre pour se nour­rir. On réglait sa vie sur le soleil. On vivait dans l’insou­ciance sans jamais être impor­tu­né par le cha­grin. Cha­cun se conten­tait de son lot, et per­sonne ne cher­chait à riva­li­ser avec autrui ni à exer­cer de charges. De gloire et d’infamie point. Nul sen­tier ne bala­frait les mon­tagnes. Ni barques ni ponts n’encombraient les cours d’eau. Les val­lées ne com­mu­ni­quaient pas et per­sonne ne son­geait à s’emparer de ter­ri­toires. Comme il n’existait pas de vastes ras­sem­ble­ments d’hommes, la guerre était igno­rée. On ne pillait pas les nids des oiseaux, on ne vidait pas les trous d’eau. Le phé­nix se posait dans la cour des mai­sons et les dra­gons s’ébattaient en trou­peaux dans les parcs et les étangs. On pou­vait mar­cher sur la queue des tigres et sai­sir dans ses mains des boas. Les mouettes ne s’envolaient pas quand on tra­ver­sait les marais, lièvres et renards n’étaient pas sai­sis de frayeur quand on péné­trait dans les forêts. Le pro­fit n’avait pas encore fait son appa­ri­tion ; mal­heurs et troubles étaient incon­nus. Lances et bou­cliers étaient sans emploi et il n’y avait ni murailles ni fos­sés. Les êtres s’ébattaient dans l’indistinction et s’oubliaient dans le Tao, les mala­dies ne pré­le­vaient pas leur lourd tri­but sur les hommes qui tous mou­raient de vieillesse. Cha­cun gar­dait sa can­deur native sans rou­ler dans son cœur de froids cal­culs. L’on bâfrait et l’on s’esclaffait ; on se tapait sur le ventre et on s’ébaudissait. La parole était franche et la conduite sans façons. Com­ment aurait-on son­gé à pres­su­rer les humbles pour acca­pa­rer leurs biens et à ins­tau­rer des châ­ti­ments afin de les faire tom­ber sous le coup de la loi ?

Puis la déca­dence vint. On recou­rut à la ruse et à l’artifice. Ce fut la ruine de la ver­tu. On ins­tau­ra la hié­rar­chie. On com­pli­qua tout avec les génu­flexions rituelles, les sala­ma­lecs et les pres­crip­tions somp­tuaires. Les hauts bon­nets de céré­monie et les vête­ments cha­mar­rés appa­rurent. On empi­la la terre et le bois en des tours qui per­cèrent la nue. On pein­tur­lu­ra en éme­raude et en cinabre les poutres tor­sa­dées des palais. On ara­sa des mon­tagnes pour déro­ber à la terre ses tré­sors, on plon­gea au fond des abysses pour en rame­ner des perles. Les princes ras­sem­blèrent des mon­ceaux de jade sans réus­sir à satis­faire leurs caprices, ils se pro­cu­rèrent des mon­tagnes d’or sans par­ve­nir à sub­ve­nir à leurs dépenses. Vau­trés dans le luxe et la débauche, ils outra­geaient le fond pri­mi­tif. L’homme s’éloigne chaque jour davan­tage de ses ori­gines et tourne le dos un peu plus à la sim­pli­ci­té pre­mière. Que le prince prise les sages, et le peuple cherche à se faire une vaine répu­ta­tion de ver­tu, qu’il convoite les biens maté­riels et il favo­rise la rapine. Car dès lors que l’on fait miroi­ter des objets sus­cep­tibles d’attiser les convoi­tises, on ruine l’authenticité que l’homme abrite en son sein. Pou­voir et pro­fit ouvrent la voie à l’accaparement et à la spolia­tion. Bien­tôt l’on se met à fabri­quer des armes tran­chantes, déchaî­nant le goût de la conquête. On craint que les arcs ne soient pas assez puis­sants, les cui­rasses assez solides, les lances assez acé­rées, les bou­cliers assez épais. Mais sans guerres ni agres­sions tous ces engins de mort seraient bons à mettre au rebut.

Si le jade blanc ne pou­vait être bri­sé y aurait-il des tablettes de céré­mo­nie ? Si le Tao n’avait pas péri­cli­té, aurait-on eu besoin de se rac­cro­cher à la bon­té et à la jus­tice ? […]

Ain­si l’institution des monarques est la cause de tous les maux.

[…] Sitôt que princes et sujets ont été éta­blis, les bou­le­ver­se­ments se sont pré­ci­pi­tés. À la façon des loutres qui font s’agiter les pois­sons et des rapaces qui dis­persent les moi­neaux, une admi­nistration régu­lière pro­voque l’affliction du peuple et de grasses pré­bendes la misère des humbles. Les princes entassent joyaux et biens, adornent et chan­tournent les colonnes et les poutres de leurs bel­vé­dères et de leurs pavillons. Ils n’admettent à leur table que les mets les plus déli­cats, ils ne se vêtent que de soie damas­sée à pare­ments de dra­gons […]. Il faut savoir que tout appa­reil d’État éla­bo­ré pro­voque du gas­pillage, car il exige de pour­voir à son entre­tien. Le palais abrite la foule des bouches inutiles de la garde armée, et les par­ti­cu­liers se mettent en devoir de s’entourer d’hommes de main. Le peuple qui déjà manque du néces­saire et par­vient à grand-peine à sub­ve­nir à ses besoins doit non seule­ment sup­por­ter le poids de lourds impôts, mais encore s’acquitter d’une dure cor­vée ! Mau­dis­sant leur triste sort, souf­frant de la faim et du froid, les plus dému­nis n’hésitent pas à bra­ver les lois et à se livrer à toutes sortes de débor­de­ments. […]

Là où les indi­vi­dus ne sont pas embri­ga­dés dans les cor­vées col­lec­tives, là où les familles n’ont pas à sup­por­ter les dépenses du trans­port de grain, cha­cun jouit de son lopin et vaque à ses occu­pa­tions ; on suit le rythme des sai­sons et on cultive selon la nature des par­celles. Tous ont de quoi se vêtir et se nour­rir au sein de leur famille et il n’existe aucun conflit ni riva­li­té d’intérêts au-dehors. Voi­là qui montre bien que le goût des armes et de la conquête n’est nul­le­ment inhé­rent à la nature humaine. Lorsque des peines sym­bo­liques avaient cours per­sonne n’enfreignait les lois, mais sitôt que les règle­ments se sont mul­ti­pliés, bri­gands et voleurs ont pro­li­fé­ré. Serait-ce que nos pères n’avaient pas l’instinct du pro­fit, tan­dis que nous sommes spé­cia­le­ment cupides et mau­vais ? À la véri­té il suf­fit que son chef soit impa­vide et déta­ché pour que le peuple soit spon­ta­né­ment probe. Mais dès lors que les humbles sont pres­surés et excé­dés, fleu­rissent la four­be­rie et l’artifice. Il n’y aurait plus à craindre que l’humanité se livre aux exac­tions et à la bru­ta­li­té si elle s’abandonnait à la nature. Mais on fait tri­mer le peuple sans relâche, on le spo­lie sans mesure ; […] Com­ment dans ces condi­tions s’étonner qu’il y ait des troubles ? On aggrave les désordres en vou­lant y remé­dier, on ren­force les inter­dits, sans mettre un terme à la délin­quance, bien au contraire. Les octrois et les douanes sont cen­sés faire obs­tacle à la fraude, mais ils favo­risent les mal­ver­sa­tions des fonction­naires vénaux. Les poids et les mesures ont été ins­ti­tués pour empê­cher la tri­che­rie, mais ils sont la béné­dic­tion des fri­pons qui s’en servent pour trom­per et ber­ner. […]

Avant, lorsqu’on construi­sait des mai­sons, on ne leur deman­dait que de pro­té­ger contre les intem­pé­ries, mais aujourd’hui on les enduit de laque et de pourpre, on les décore d’incrustations d’or et de pier­re­ries ; avant les vête­ments ser­vaient à cou­vrir le corps, main­te­nant ce ne sont que cou­leurs cha­toyantes, brode­ries cha­mar­rées, étoffes de bro­cart et de soie fine, gazes transpa­rentes et mous­se­lines légères ; avant la musique avait pour but d’apaiser les pas­sions, mais aujourd’hui on com­pose des mélo­dies com­pli­quées dont les accords las­cifs troublent l’âme et brisent l’harmonie inté­rieure ; avant nour­ri­tures et breu­vages ser­vaient à cal­mer la faim et la soif, tan­dis qu’aujourd’hui on brûle des forêts, on tarit les sources, on mas­sacre les trou­peaux…[15] »

Pour ces pen­seurs, remarque Jean Lévi, « la socié­té idéale ne peut se réa­li­ser que dans le pri­mi­ti­visme le plus inté­gral. Les dia­tribes de Pao King-yen et de Hsi K’ang contre la dégé­né­res­cence de l’homme poli­cé évoquent certes Jean-Jacques Rous­seau, mais plus encore peut-être Pierre Clastres[16]. »

En outre, si « les révol­tés exaltent l’é­tat de nature pour mieux cri­ti­quer la socié­té […], placent l’âge d’or dans le pas­sé le plus recu­lé et voient dans la condi­tion pri­mi­tive des hommes un idéal à res­tau­rer », « à l’in­verse, les tenants de l’ordre éta­bli jus­ti­fient la hié­rar­chie exis­tante par l’évocation hor­ri­fiée de la vie sau­vage[17] ». La pers­pec­tive hob­be­sienne sur la « vie sau­vage », ce vili­pen­dage des peuples de chas­seurs-cueilleurs et autres socié­tés de sub­sis­tance, qui conti­nue aujourd’hui d’infuser les idéo­lo­gies domi­nantes, le mythe du Pro­grès, est bien anté­rieure à Hobbes lui-même.

Le Dit de la source aux fleurs de pêcher

Ulté­rieur aux écrits de Pao King-yen, le poème de La Source aux fleurs de pêcher du célèbre let­tré Tao Yuan-ming (ou Qian, de son nom per­son­nel, 372–427), par­fois consi­dé­ré comme la plus célèbre uto­pie lit­té­raire chi­noise, pré­sente une puis­sante vision d’un pas­sé idéal tout en sug­gé­rant que ce monde per­du peut être retrou­vé. En voi­ci une tra­duc­tion :

« Pen­dant (les années de règne) Taiyuan des Jin, un habi­tant de Wu Ling, pêcheur de son état, avait sui­vi le cours d’une rivière encais­sée, insou­cieux du che­min par­cou­ru. Sou­dain il se trou­va devant une forêt de fleurs de pêcher. Elle cou­vrait les deux rives sur plu­sieurs cen­taines de toises, sans nul arbre d’es­sence dif­fé­rente. L’herbe embau­mée était fraîche et belle, les corolles tom­bées jon­chaient le sol, pêle-mêle. Le pêcheur, fort éton­né, repar­tit, dési­reux de connaître l’é­ten­due de cette forêt.

Elle se ter­mi­nait à la source de la rivière. C’est alors qu’il vit un mont où se déce­lait une petite ouver­ture ; il lui sem­bla y aper­ce­voir de la lumière. Lais­sant là son embar­ca­tion, il s’y enga­gea. Au début, extrê­me­ment étroite, la caverne per­met­tait tout juste le pas­sage. À nou­veau il par­cou­rut plu­sieurs dizaines de toises, et tout à coup elle s’ou­vrit à la clar­té du jour : un plat pays s’é­ten­dait jus­qu’aux loin­tains ; les demeures avaient belle appa­rence ; on décou­vrait une riche cam­pagne, de jolis étangs, des bou­quets de mûriers et de bam­bous. Des che­mins tis­saient leurs réseaux, les coqs et les chiens se répon­daient. Dans ce décor allaient et venaient des hommes et des femmes, qui semant, qui ouvrant, tous vêtus de façon inso­lite. Têtes che­nues ain­si que petits enfants à cade­nettes expri­maient la plé­ni­tude du bon­heur.

À la vue du pêcheur, grande fut la stu­pé­fac­tion. On s’en­quit d’où il venait et il ne cela[18] rien. Alors une famille le convia à entrer ; on ser­vit l’a­rack, on tua une poule, on apprê­ta le repas. Quand au vil­lage fut connue sa pré­sence, tous vinrent le ques­tion­ner. Eux-mêmes dirent que leurs ancêtres avaient fui l’é­poque trouble des Qin et que, sui­vis de leurs femmes, de leurs enfants, des autres habi­tants du can­ton, ils étaient venus en ces lieux inac­ces­sibles pour n’en plus res­sor­tir ; par suite tout contact avait été per­du avec les gens du dehors. On lui deman­da quelle dynas­tie régnait pré­sen­te­ment ; à dire vrai ils igno­raient l’exis­tence des Han, à plus forte rai­son des Wei et des Jin. L’ar­ri­vant conta de point en point ce qu’il savait sans rien omettre ; tous sou­pi­raient, effa­rés. À tour de rôle, cha­cune des autres familles l’in­vi­ta, toutes lui offrirent l’a­rack et le man­ger. Il s’at­tar­da plu­sieurs jours puis prit congé. Les habi­tants de ce monde reti­ré lui dirent : “II nous cha­gri­ne­rait que vous par­liez de nous à ceux du dehors”.

Une fois sor­ti, il retrou­va son embar­ca­tion ; il refit alors en sens inverse le che­min, qu’il mar­qua de nom­breux jalons. Arri­vé au chef-lieu, il se ren­dit chez le pré­fet et lui fit un récit com­plet. Le pré­fet dépê­cha sur-le-champ des hommes pour recon­naître le par­cours et recher­cher l’emplacement des jalons lais­sés aupa­ra­vant, mais ils se per­dirent et ne retrou­vèrent pas le che­min.

Ce qu’ayant ouï-dire, Liu Ziji, de Nanyang, per­son­nage de haute mora­li­té, déci­da, plein d’a­la­cri­té, d’y aller. Il ne par­vint à rien. Bien­tôt il tom­ba malade et tré­pas­sa ; si bien que depuis lors nul n’a repris la quête[19]. »

Il s’agit donc de l’histoire d’une petite com­mu­nau­té vil­la­geoise ayant fui la civi­li­sa­tion et ses troubles plu­sieurs cen­taines d’an­nées aupa­ra­vant, et dont les habi­tants conti­nuent de vivre comme ils vivent depuis de nom­breuses géné­ra­tions, com­plè­te­ment cou­pés du monde exté­rieur et indif­fé­rents à celui-ci. Ils n’ont pas de gou­ver­ne­ment, pas d’argent et pas de tech­no­lo­gie. Et ils ne dési­rent pas que cela change.

Ce récit de Tao Qian peut être lu de dif­fé­rentes manières. John Rapp affirme qu’il consti­tue une méta­phore du retour à la vie pri­mi­tive dans le pré­sent, « en vue d’une décou­verte psy­cho­lo­gique d’une aspi­ra­tion interne et oubliée ». La mémoire de notre pas­sé pri­mi­tif existe encore en nous, en-des­sous des couches de condi­tion­ne­ment dépo­sées dans notre esprit par des siècles d’op­pres­sion et de domes­ti­ca­tion. Le poème sug­gère que « ce lieu peut exis­ter à tout moment pour qui­conque “retourne à la racine”, ou à l’é­tat de sim­pli­ci­té ori­gi­nelle. »

Pour Léon Tho­mas, alors pro­fes­seur à l’université Jean-Mou­lin de Lyon, ce Dit de la source aux fleurs de pêcher évoque à la fois une influence cha­ma­nis­tique et taoïste :

« Assu­ré­ment, le héros de l’his­toire ne rejoint pas ce pays au terme d’une ascen­sion ; il ne gagne pas les régions d’en haut, bien qu’il accède à une contrée qui res­pire la paix, le bon­heur, la liber­té, et dont l’es­sence appa­raît ambi­guë, voire équi­voque. La voie de péné­tra­tion qu’il emprunte est celle même que suit le sha­man quand il se rend dans une autre zone cos­mique que ses apti­tudes lui ouvrent éga­le­ment, les Enfers sou­ter­rains où, lors de l’i­ni­tia­tion à sa fonc­tion, il découvre un pays sans aucune affi­ni­té avec celui des mor­tels ordi­naires. Les aspects en sont divers, comme les créa­tures qu’il y ren­contre. Et, bien sûr, dans le cadre d’une culture don­née, l’ex­pé­rience inté­rieure per­son­nelle de tel sha­man se tra­duit par des visions dif­fé­rentes, mais il reste un point com­mun à tous, quelle que soit l’eth­nie à laquelle ils appar­tiennent : le plan cos­mique hypo­gé ne rap­pelle en rien le monde sub­lu­naire où nous évo­luons, qu’il s’a­gisse du décor ou des êtres qui le peuplent. Quant à la voie d’ac­cès, elle est sou­vent une grotte, une source, un tun­nel qui tra­verse une mon­tagne ; La source aux fleurs de pêcher fait la syn­thèse de ces modes de pas­sage.

Sur cette infra­struc­ture cha­ma­nis­tique for­melle, Tao Yuan-ming a édi­fié, en lit­té­ra­teur, une socié­té conforme à l’i­déal taoïste, à son idéal. Par un biais dis­cret et sub­til, il nous emmène vers un âge d’or qu’a sus­ci­té la “nos­tal­gie des ori­gines”. Nous n’en­trons pas ici dans le conte avec sa situa­tion méta­his­to­rique, pas davan­tage dans le mythe qui recrée le temps pri­mor­dial quand l’é­voque un ini­tié ; Tao Yuan-ming a ima­gi­né une uto­pie, pas une uchro­nie ni une oni­ro­chro­nie. On côtoie le mer­veilleux, sans y choir, car tout dérè­gle­ment, toute ano­ma­lie cos­mique, tout espace ani­so­trope ou hété­ro­gène sont soi­gneu­se­ment ban­nis ; bien au contraire, dans cette socié­té heu­reuse, l’ac­tion par­faite du Tao ubi­qui­taire ne subit nulle entrave et l’har­mo­nie y règne donc. L’in­fluence du cha­pitre 80 du Dao De Jing [Lao-tseu] est mani­feste ; Lao­zi [Lao Tseu] y pré­co­nise le retour à l’é­tat de nature ini­tial où chaque vil­lage pra­ti­quait l’au­tar­cie et n’en­tre­te­nait aucune rela­tion avec la cel­lule humaine voi­sine […]. »

Décou­vrant des indi­vi­dus « affran­chis des sujé­tions poli­tique et admi­nis­tra­tive », le pêcheur entre­voit « l’idéal taoïste évo­qué plus haut et qui se résout en éthique anar­chiste ». En outre, comme Rapp, Léon Tho­mas estime que « l’allégorie se charge d’une inten­tion morale », qu’elle « vise à exhor­ter le lec­teur à œuvrer pour l’a­vè­ne­ment d’un uni­vers iden­tique », agis­sant ain­si comme une « source d’es­poir ».

Nico­las Casaux

Relec­ture : Lola Ber­zat­to


  1. Jean-Fran­çois Bille­ter, Leçons sur Tchouang-tseu (Allia).
  2. Éloge de l’anarchie par deux excen­triques chi­nois (Ency­clo­pé­die des Nui­sances, 2004), tra­duc­tions de Jean Lévi.
  3. Cité par John Rapp dans Daoism and Anar­chism (« Taoïsme et anar­chisme ») (2012).
  4. Le Lao-Tseu : Sui­vi des Quatre Canons de l’empereur jaune (tra­duc­tions de Jean Lévi). Les autres extraits du Lao-tseu en sont éga­le­ment tirés.
  5. Jean-Fran­çois Bille­ter, Leçons sur Tchouang-tseu (Allia).
  6. Tra­duc­tion choi­sie par Jean Lévi dans Éloge de l’anarchie par deux excen­triques chi­nois (Ency­clo­pé­die des Nui­sances, 2004).
  7. Les Œuvres de Maitre Tchouang, tra­duc­tion de Jean Lévi (Ency­clo­pé­die des Nui­sances, 2010). Les autres extraits du Tchouang-tseu en sont aus­si tirés.
  8. Jean Lévi, Réflexions chi­noises : Let­trés, stra­tèges et excen­triques de Chine (Albin Michel, 2011).
  9. Cité par John Rapp dans Daoism and Anar­chism (« Taoïsme et anar­chisme ») (2012).
  10. La tra­duc­tion du Lie-tseu dont sont tirées les cita­tions qui suivent est celle de Jean Lévi, publiée aux édi­tions de l’Encyclopédie des Nui­sances sous le titre Les Fables de Maître Lie (2014).
  11. Aris­tote, Les Poli­tiques, I, 8, 1256b : « Les plantes existent pour les ani­maux, et les autres ani­maux pour l’homme, les ani­maux domes­tiques pour son usage et sa nour­ri­ture, les ani­maux sau­vages, sinon tous du moins la plu­part, pour sa nour­ri­ture et d’autres secours puisqu’il en tire vête­ments et autres ins­tru­ments. Si donc la nature ne fait rien d’inachevé ni rien en vain, il est néces­saire que ce soit pour les hommes que la nature ait fait tout cela. C’est pour­quoi, en un sens, l’art de la guerre est un art natu­rel d’acquisition (car l’art de la chasse est une par­tie de cet art) auquel nous devons avoir recours contre les bêtes et les hommes qui sont nés pour être com­man­dés mais n’y consentent pas : cette guerre-là est juste par nature. »
  12. Cité par John Rapp dans Daoism and Anar­chism (« Taoïsme et anar­chisme ») (2012).
  13. Éloge de l’anarchie par deux excen­triques chi­nois (Ency­clo­pé­die des Nui­sances, 2004).
  14. Ibi­dem
  15. Ibid.
  16. Ibid.
  17. Ibid.
  18. Du verbe « celer » : Taire, gar­der secret. Syno­nyme de « cacher ». NdT
  19. Tra­duc­tion de Léon Tho­mas, Revue de l’histoire des reli­gions, 1985, tome 202, n°1, pp. 55–70.

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