AUX ORIGINES D’ON SAIT PAS QUOI, EN VUE D’ALLER ON SAIT PAS OÙ (par Nicolas Casaux)

AUX ORIGINES D’ON SAIT PAS QUOI, EN VUE D’ALLER ON SAIT PAS OÙ (par Nicolas Casaux)

Dans un récent ouvrage inti­tu­lé Aux ori­gines de la catas­trophe, conçu sous leur direc­tion com­mune, Pablo Ser­vigne, Raphael Ste­vens, les édi­tions Les Liens qui Libèrent et le maga­zine Ima­gine Demain le monde se pro­posent de répondre à la ques­tion « pour­quoi en sommes-nous arri­vés là ? », d’exposer tout un ensemble de causes — « sur la base d’un choix for­cé­ment sub­jec­tif et non exhaus­tif » — per­met­tant d’éclairer le « déclin des socié­tés humaines et de la bio­sphère qui se déroule sous nos yeux » en fai­sant appel à tout un panel de contri­bu­teurs — auteurs, scien­ti­fiques et autres phi­lo­sophes.

Seule­ment, force est de consta­ter que leur livre ne rem­plit pas l’objectif qu’il se fixe. Sa lec­ture ne nous per­met pas vrai­ment de com­prendre le désastre pro­téi­forme que nous avons sous les yeux, pas plus qu’elle ne nous fait entre­voir des moyens poten­tiels d’y mettre fin. Et cer­tai­ne­ment, en pre­mier lieu, parce que ledit désastre — « la catas­trophe » — n’est pas défi­ni, parce que ses vagues évo­ca­tions sont éga­le­ment contra­dic­toires. Si l’effondrement de la civi­li­sa­tion indus­trielle est par­fois pré­sen­té comme « la catas­trophe », comme l’insupportable « abîme » à ne sur­tout pas contem­pler trop lon­gue­ment, d’autres fois, c’est celui de la bio­sphère qu’ils pré­sentent comme le drame prin­ci­pal. Par­fois, ils les évoquent ensemble comme s’ils résul­taient tous deux d’une sorte de cause externe, comme si l’existence de la civi­li­sa­tion indus­trielle n’était pas pré­ci­sé­ment la cause de la des­truc­tion du monde natu­rel. D’autres pro­blèmes spé­ci­fiques sont men­tion­nés par les divers contri­bu­teurs sans, pour autant, se rejoindre et for­mer un ensemble ne serait-ce qu’à peu près clair et cohé­rent. Com­ment se mettre d’accord sur la méthode à employer pour résoudre un (ou des) problème(s) si nous sommes inca­pables de le(s) défi­nir, de nous entendre sur sa (ou leur) nature ? Ce manque de cohé­rence glo­bale de l’ouvrage se double d’un manque de cohé­rence interne à plu­sieurs de ses sous-par­ties, aux pro­pos de nombre de ses contri­bu­teurs.

Alain Dama­sio, par exemple, le pre­mier d’entre eux, dans un texte qui se veut cri­tique du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique, se pro­nonce contre la high-tech et pour la low-tech tout en nous expli­quant que nous devrions faire un tri entre les bonnes et les mau­vaises appli­ca­tions pour smart­phone, entre les bons et les mau­vais jeux vidéo, les bonnes et les mau­vaises tech­no­lo­gies numé­riques, mettre en place « une édu­ca­tion pré­coce et pro­fonde au numé­rique et à ses usages », en vue de « trou­ver un art de vivre avec la tech­no­lo­gie ». Au risque de sou­li­gner une évi­dence : il est inco­hé­rent de se pro­non­cer contre la high-tech tout en se pro­non­çant pour de bonnes tech­no­lo­gies numé­riques : les tech­no­lo­gies numé­riques font inté­gra­le­ment par­tie de la « high-tech » — cela revient à se pro­non­cer contre la high-tech ET pour son bon usage, pour une bonne high-tech. Aucune ana­lyse, chez Dama­sio, des impli­ca­tions de la high-tech en géné­ral, des impli­ca­tions sociales de chaque tech­no­lo­gie — terme que l’on réser­ve­ra à la dési­gna­tion de toute haute tech­no­lo­gie, en syno­nyme du concept de « tech­nique auto­ri­taire » de Lewis Mum­ford. Pas un mot sur cette ambi­va­lence de la tech­nique mise en lumière par nombre de ceux s’étant luci­de­ment, hon­nê­te­ment inté­res­sés au sujet[1]. Ain­si que Lang­don Win­ner le remar­quait dans La Baleine et le réac­teur (que nous allons bien­tôt réédi­ter aux Édi­tions Libre) : « cer­tains types de tech­no­lo­gie exigent une struc­ture par­ti­cu­lière de leur envi­ron­ne­ment social à peu près comme une voi­ture exige des roues pour pou­voir rou­ler. L’objet en ques­tion ne peut pas exis­ter comme enti­té réel­le­ment fonc­tion­nelle tant que cer­taines condi­tions, sociales autant que maté­rielles, ne sont pas rem­plies. Cette “exi­gence” désigne une néces­si­té pra­tique (plu­tôt que logique). » C’est pour­quoi : « En exa­mi­nant les struc­tures sociales qui carac­té­risent l’environnement des sys­tèmes tech­niques, on découvre que cer­tains appa­reils et cer­tains sys­tèmes sont inva­ria­ble­ment liés à des orga­ni­sa­tions spé­ci­fiques du pou­voir et de l’autorité. » Le smart­phone (en lui-même : sa concep­tion, sa pro­duc­tion ; bien avant le genre d’application qu’il met à dis­po­si­tion) implique une orga­ni­sa­tion spé­ci­fique du pou­voir et de l’autorité, tout comme l’ordinateur, la voi­ture, le pan­neau solaire pho­to­vol­taïque, le bar­rage hydro­élec­trique, le jeu vidéo, etc. Si nous les vou­lons, nous aurons l’organisation spé­ci­fique du pou­voir et de l’autorité qu’ils appellent. En revanche, si nous vou­lons nous défaire de l’organisation spé­ci­fique du pou­voir et de l’autorité qu’ils requièrent, nous devons renon­cer au smart­phone (à la voi­ture, au pan­neau solaire pho­to­vol­taïque, etc.), nous en débar­ras­ser (trier entre de bonnes et mau­vaises appli­ca­tions mobiles n’y fera rien).

Paul Jorion, second contri­bu­teur, sou­tient que le prin­ci­pal pro­blème de notre temps est la finance débri­dée, et qu’il nous fau­drait, pour y remé­dier, reve­nir à « un ordre moné­taire mon­dial tel qu’il en exis­ta un de 1944 à 1971 », mettre « en place […] un nou­vel ordre moné­taire sur le modèle de celui que Keynes pro­po­sa en 1944 ». On pas­se­ra vite sur de telles inep­ties, cette nos­tal­gie d’un bon État et d’un bon capi­ta­lisme des temps d’avant.

Mat­thieu Auzan­neau, lui, est char­gé de nous dire que le pro­blème sont les com­bus­tibles fos­siles. Et c’est à peu près tout. Vive la tran­si­tion.

Les contri­bu­teurs sui­vant, Géral­dine Thi­ry et Phi­lippe Roman, co-auteurs d’un texte sur le pro­blème de la crois­sance, affirment qu’en consé­quence de son ido­lâ­trie par la civi­li­sa­tion indus­trielle, notre « capa­ci­té à mai­tri­ser la machine pour le bien com­mun […] risque de nous échap­per » [je sou­ligne]. Comme si nous n’étions pas depuis long­temps dépos­sé­dés de tout contrôle sur l’essentiel de ce qui régit aujourd’hui nos exis­tences, sur la méga­ma­chine, comme si celle-ci était encore au ser­vice de quelque « bien com­mun ». Le recours à d’absurdes euphé­mismes (volon­taire ou non) carac­té­rise bon nombre des textes ras­sem­blés dans le livre.

Renaud Duterme, par exemple, nous explique que « le capi­ta­lisme a per­mis le déve­lop­pe­ment d’un cer­tain nombre de pro­grès » — sa défi­ni­tion du capi­ta­lisme est, en outre, plus que dou­teuse ; n’associant pas le capi­ta­lisme à ses carac­té­ris­tiques les plus fon­da­men­tales, à savoir le tra­vail, l’argent, la mar­chan­dise et la valeur, il sou­tient que l’URSS n’était pas capi­ta­liste et qu’ainsi le com­mu­nisme pose tout autant pro­blème[2].

Cédric Che­va­lier, « éco­no­miste, ex-conseiller du gou­ver­ne­ment wal­lon en matière de déve­lop­pe­ment durable et spé­cia­liste des poli­tiques publiques envi­ron­ne­men­tales et éco­no­miques », dans un texte sur l’État par ailleurs rela­ti­ve­ment inté­res­sant, vante la capa­ci­té des pré­ten­dues « démo­cra­ties » (encore un bel euphé­misme) à se trans­for­mer « en éco­no­mie de guerre comme exemples de mobi­li­sa­tion mas­sive de la puis­sance d’agir col­lec­tive pour parer à une menace exis­ten­tielle ». La lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique vaut bien une mobi­li­sa­tion mili­ta­ro-indus­trielle des plus auto­ri­taires.

Ste­phan Har­ding, doc­teur en éco­lo­gie com­por­te­men­tale de l’université d’Oxford, dans un texte qui se veut cri­tique du scien­tisme, se défend d’être en train de sug­gé­rer « qu’il faut arrê­ter l’aventure scien­ti­fique ». Il faut juste mora­li­ser la science — laquelle nous aurait « ren­dus plus intel­li­gents » et per­met­trait des choses for­mi­dables —, voi­là tout. Cin­quante ans après le plai­doyer d’Alexandre Gro­then­dieck contre la recherche scien­ti­fique[3], autre­ment plus inci­sif et sub­ver­sif, le texte de Har­ding passe pour de l’eau tiède.

La plus absurde et inutile des contri­bu­tions est sans doute le texte cri­tique du cer­veau (oui, oui, vrai­ment) — écrit par Sébas­tien Boh­ler, ingé­nieur et rédac­teur en chef de la revue Cer­veau & Psy­cho — qui s’invalide lui-même. Le cer­veau n’est en effet aucu­ne­ment un pro­blème, puisque tout dépend in fine de la culture, du condi­tion­ne­ment social. (La thèse de Boh­ler est éga­le­ment abor­dée dans cet article publié sur le site Bonpote.com.)

Cela dit, en matière d’absurde, le texte de Fran­çois Rod­dier, phy­si­cien et astro­nome du CNRS, fait éga­le­ment très fort en affir­mant que tous nos pro­blèmes découlent des lois de la ther­mo­dy­na­mique, les­quelles indui­raient une véri­table « fata­li­té de l’histoire », avant de pirouet­ter dans la pro­mo­tion d’une solu­tion consis­tant à éta­blir une seule civi­li­sa­tion tech­no­lo­gique mon­dia­li­sée et uni­fiée d’individus « soli­daires », une tech­no­cra­tie pla­né­taire toute puis­sante (Rod­dier, en bon méca­niste, estime que « La vie c’est une machine qui avance avec l’information », que « Le vivant est un sys­tème qui dis­sipe de l’énergie, comme une machine à vapeur », lamente la pers­pec­tive d’un effon­dre­ment de la civi­li­sa­tion et chante les louanges du numé­rique).

La der­nière contri­bu­tion, de Thier­ry Paquot, phi­lo­sophe et pro­fes­seur à l’institut d’urbanisme de Paris, trai­tant du pro­blème de la déme­sure, est, comme d’autres, à l’image du livre : confuse, mièvre. La déme­sure — Une ques­tion de taille (Oli­vier Rey) — est effec­ti­ve­ment un sujet cru­cial. Mais l’utopie per­ma­cole qu’il pro­pose en hori­zon, où l’on « pare les toits de pan­neaux pho­to­vol­taïques, on aban­donne sa voi­ture pour une bicy­clette, on uti­lise la bio­masse d’un quar­tier ou d’une ferme pour pro­duire de l’énergie », etc., relève du fan­tasme sim­plet plus que d’une pers­pec­tive poli­tique rigou­reuse. La pro­duc­tion de pan­neaux solaires pho­to­vol­taïques (et cela nous ren­voie à la pre­mière contri­bu­tion, celle de Dama­sio) requiert selon toute logique une civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle, un sys­tème socio­tech­nique d’une cer­taine ampleur, avec hié­rar­chies sociales, divi­sion et spé­cia­li­sa­tion impor­tantes du tra­vail. Le para­dis per­ma­cul­tu­rel qu’il ima­gine s’appuie tou­jours — au moins en par­tie — sur la déme­sure à laquelle il est cen­sé s’opposer.

***

Mal­gré tout ce qui pré­cède, cer­taines contri­bu­tions confèrent au livre un inté­rêt rela­tif — comme celle de Fran­çois Jar­rige —, et quelques-unes pré­sentent un carac­tère légè­re­ment sub­ver­sif mal­gré, le plus sou­vent, une cer­taine fadeur. (Le livre n’est pas non plus aidé par une mise en page assez médiocre : beau­coup d’erreurs typo­gra­phiques, etc.).

Dans l’ensemble, la confu­sion règne. On ne sait pas si le capi­ta­lisme est ou non intrin­sè­que­ment et irré­mé­dia­ble­ment nui­sible, à com­battre (les prin­ci­paux auteurs, Ser­vigne et Ste­vens, se deman­daient en intro­duc­tion s’il pou­vait ou non exis­ter un « capi­ta­lisme non des­truc­teur », la contri­bu­tion de Jorion tend à répondre par l’affirmative tan­dis que celle de Duterme sug­gère l’inverse). On ne sait pas ce qu’est vrai­ment la déme­sure, on ne sait pas quel est le pro­blème avec la tech­no­lo­gie, et ain­si de suite. La conclu­sion du qua­tuor Ser­vigne, Ste­vens, Cha­pelle et Che­va­lier ne par­vient pas non plus à l’objectif qu’elle se fixe de « démê­ler le sac de nœuds » que consti­tuent les diverses contri­bu­tions du livre. Bref, un livre de plus pour ne pas dire grand-chose. Pour sug­gé­rer un peu tout, et un peu tout son contraire.

Au pas­sage, on note­ra— ceci expli­quant peut-être cela — que ses vingt-neuf auteurs (contri­bu­teurs) sont presque tous issus de milieux auto­ri­sés — uni­ver­si­taires, éco­no­mistes, cher­cheurs (par exemple au CNRS), poly­tech­ni­cien, nor­ma­lien, ingé­nieurs, diri­geant d’ONG (The Shift Pro­ject) sub­ven­tion­née par des entre­prises majeures[4], rédac­teur adjoint de la Revue Mili­taire Suisse, etc.

Les mou­ve­ments de lutte contre la catas­trophe, contre l’ordre éta­bli, contre le patriar­cat, l’État, le capi­ta­lisme et leurs ins­ti­tu­tions, seraient sans doute bien ins­pi­rés de cher­cher — aus­si, en tout cas — ailleurs, au-delà des ana­lyses, des remarques et des pro­po­si­tions d’individus qu’ils ont tout par­ti­cu­liè­re­ment façon­nés, et qui dépendent d’eux, en termes de sta­tut social, de salaire, etc., plus étroi­te­ment que d’autres — et qui, sou­vent, sont ain­si ame­nés à les défendre.

***

La confu­sion qui se dégage de cet ouvrage rap­pelle la confu­sion qui se dégage du tra­vail géné­ral et des prises de posi­tion de Pablo Ser­vigne. D’un côté, le pape de la col­lap­so­lo­gie nous dit que la civi­li­sa­tion indus­trielle va s’effondrer, c’est sûr, vers 2030. De l’autre, avec sa par­ti­ci­pa­tion au CNRR, qu’il faut que nous ren­dions la civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle bio­du­rable et démo­cra­tique. Tout est pos­sible. Choi­sis­sez vos croyances.

Car le CNNR, comme la plu­part des gens et des groupes de gauche, pro­meut un rêve, une chi­mère : la trans­for­ma­tion de la pré­sente civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle capi­ta­liste, anti­dé­mo­cra­tique et mor­ti­fère, en une civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle éco-durable et démo­cra­tique.

« Sala­riat pro­té­gé », « sec­teur ban­caire […] socia­li­sé », « argent domes­ti­qué », « droit à l’emploi » pour toutes et tous, « La France prend l’initiative d’une confé­rence mon­diale pour refon­der les ins­ti­tu­tions de la socié­té glo­bale sur les prin­cipes de la par­ti­ci­pa­tion des citoyens et de la coopé­ra­tion loyale entre les peuples », État qui garan­tit un bon usage des tech­no­lo­gies numé­riques, etc. (licornes qui paissent en toute liber­té, dans les prés, aux côtés des lepre­chauns). Voi­là où peut mener la confu­sion de l’ouvrage Aux ori­gines de la catas­trophe.

D’une part, ces gens-là, du CNNR — nos­tal­giques de l’État-capitalisme des géniales « Trente glo­rieuses » — semblent ne pas sai­sir grand-chose de ce qui pose pro­blème dans la forme de vie (anti-)sociale moderne (défendre le sala­riat, l’argent, le sec­teur ban­caire, la tech­no­lo­gie, misère), et d’autre part, ils planent loin, très loin, beau­coup trop loin.

« Il est rare cepen­dant que les croyances récon­for­tantes soient en même temps rai­son­nables », remar­quait Simone Weil. Qui nous enjoi­gnait, par ailleurs, si nous vou­lons tra­ver­ser digne­ment « cette sombre époque », à nous abs­te­nir « de nous réchauf­fer avec des espé­rances creuses ».

Les espé­rances creuses du CNNR reflètent peut-être l’état d’impuissance, de dépos­ses­sion dans lequel nous sommes tous englués. Le désastre ambiant génère un besoin de croire en n’importe quoi, et d’abord en des choses plu­tôt sim­plistes, faciles — comme en la pos­si­bi­li­té de ne pas chan­ger grand-chose, de conser­ver l’essentiel de la civi­li­sa­tion indus­trielle et de le rendre éco­lo­gique et démo­cra­tique. Leurs espé­rances se fondent sur l’idée selon laquelle il est pos­sible de rendre l’État (les struc­tures éta­tiques) démo­cra­tique, de contrô­ler démo­cra­ti­que­ment et de rendre sou­te­nable la tech­no­lo­gie, l’argent, le sec­teur ban­caire, c’est-à-dire le capi­ta­lisme, sur l’idée selon laquelle le sala­riat est une condi­tion dési­rable (le tra­vail, une bonne chose), etc. Cha­cune de ces idées est ter­ri­ble­ment contes­table. Prises ensemble, il ne peut s’agir que d’une mau­vaise blague. Theo­dore Kac­zyns­ki le sou­ligne dans un livre que nous publie­rons bien­tôt aux Édi­tions Libre :

« Aujourd’hui encore, des per­sonnes dont on aurait espé­ré mieux conti­nuent d’ignorer le fait que le déve­lop­pe­ment des socié­tés [com­plexes] ne peut jamais être contrô­lé ration­nel­le­ment. Ain­si voyons nous sou­vent des tech­no­philes décla­rer des choses aus­si absurdes que : “L’humanité est en charge de son propre des­tin” ; “[nous allons] prendre en charge notre évo­lu­tion” ; ou “les gens [vont] par­ve­nir à contrô­ler les pro­ces­sus évo­lu­tion­naires”. Les tech­no­philes veulent “gui­der la recherche afin que la tech­no­lo­gie amé­liore la socié­té”, ils ont créé une “uni­ver­si­té de la Sin­gu­la­ri­té” et un “ins­ti­tut de la Sin­gu­la­ri­té”, cen­sés “déter­mi­ner les avan­cées et aider la socié­té à gérer les rami­fi­ca­tions” du pro­grès tech­no­lo­gique, et “garan­tir […] que l’intelligence arti­fi­cielle […] demeure ami­cale” envers les humains.

Bien évi­dem­ment, les tech­no­philes ne par­vien­dront pas à “déter­mi­ner les avan­cées” du pro­grès tech­nique, ni à s’assurer qu’elles “amé­liorent la socié­té” et soient ami­cales envers les humains. Sur le long terme, les avan­cées tech­no­lo­giques seront “déter­mi­nées” par les luttes de pou­voir intes­tines entre les dif­fé­rents groupes qui déve­lop­pe­ront et uti­li­se­ront la tech­no­lo­gie à seule fin d’obtenir plus de pou­voir. […]

Il est peu pro­bable que la majo­ri­té des tech­no­philes croient plei­ne­ment en ces âne­ries de “déter­mi­ner les avan­cées” de la tech­no­lo­gie pour “amé­lio­rer la socié­té”. En pra­tique, l’université de la Sin­gu­la­ri­té sert sur­tout à pro­mou­voir les inté­rêts de ceux qui inves­tissent dans la tech­no­lo­gie, tan­dis que les fan­tasmes concer­nant “l’amélioration de la socié­té” servent à désa­mor­cer la résis­tance du public vis-à-vis des inno­va­tions tech­no­lo­giques extrêmes. Une telle pro­pa­gande n’est effi­cace que parce que le pro­fane est assez naïf pour croire en toutes ces fan­tai­sies.

Quelles que soient les rai­sons der­rière l’ambition des tech­no­philes sou­hai­tant “amé­lio­rer la socié­té”, cer­tains d’entre eux semblent pro­po­ser des choses véri­ta­ble­ment sin­cères. Pour des exemples récents, il faut lire les livres de Jéré­my Rif­kin (2011) et de Bill Ivey (2012). D’autres exemples semblent plus éla­bo­rés que les pro­po­si­tions de Rif­kin et Ivey mais sont tout aus­si impos­sibles à mettre en pra­tique. Dans un livre publié en 2011, Nico­las Ash­ford et Ralph P. Hall “offrent une approche uni­fiée et trans­dis­ci­pli­naire de la manière dont on pour­rait par­ve­nir à un mode de déve­lop­pe­ment durable dans les nations indus­tria­li­sées. […] Les auteurs pro­meuvent la concep­tion de solu­tions mul­ti­fonc­tion­nelles au défi de la sou­te­na­bi­li­té, inté­grant l’économie, l’emploi, la tech­no­lo­gie, l’environnement, le déve­lop­pe­ment indus­triel, les règles juri­diques natio­nales et inter­na­tio­nales, le com­merce, la finance, et la san­té et la sécu­ri­té publique et des tra­vailleurs.” Ash­ford et Hall ne pro­posent pas cela comme une abs­trac­tion type Répu­blique de Pla­ton ou Uto­pie de Tho­mas Moore ; ils croient véri­ta­ble­ment pro­po­ser un pro­gramme pra­tique.

Pour prendre un autre exemple, Nao­mi Klein (2011) pro­pose une “pla­ni­fi­ca­tion” mas­sive, éla­bo­rée, mon­diale, cen­sée per­mettre de jugu­ler le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, régler nombre des autres pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux, nous appor­ter une “véri­table démo­cra­tie”, “domp­ter le monde de l’entreprise”, résoudre le pro­blème du chô­mage, mini­mi­ser le gas­pillage des pays riches tout en aidant les pays pauvres à conti­nuer leur crois­sance éco­no­mique, nour­rir “l’interdépendance plu­tôt que l’hyper-individualisme, la réci­pro­ci­té plu­tôt que la domi­nance et la coopé­ra­tion plu­tôt que la hié­rar­chie”, “tis­ser toutes ces luttes dans un récit cohé­rent concer­nant la manière de pro­té­ger la vie sur terre” et, dans l’ensemble, pro­mou­voir un agen­da “pro­gres­siste” afin de créer “un monde sain et juste”.

L’on est ten­té de se deman­der si tout cela ne consti­tue pas une sorte de blague sophis­ti­quée ; mais non, à l’instar d’Ashford, de Hall, Klein est très sérieuse. Com­ment peuvent-ils croire un ins­tant que les scé­na­rios qu’ils ima­ginent pour­ront se concré­ti­ser dans le monde réel ? Sont-ils tota­le­ment dénués de tout sens pra­tique concer­nant les affaires humaines ? Peut-être. Mais une expli­ca­tion plus réa­liste nous est offerte par Nao­mi Klein elle-même : “Il est tou­jours plus confor­table de nier la réa­li­té que de voir votre vision du monde s’effondrer […]”. La vision du monde de la plu­part des membres de la classe moyenne supé­rieure, qui com­prend la plu­part des intel­lec­tuels, est pro­fon­dé­ment dépen­dante de l’existence d’une socié­té com­plexe et éten­due, minu­tieu­se­ment orga­ni­sée, cultu­rel­le­ment “avan­cée”, carac­té­ri­sée par un haut degré d’ordre social. Pour de tels indi­vi­dus, il serait extrê­me­ment dif­fi­cile, psy­cho­lo­gi­que­ment, de recon­naître que la seule chose pou­vant nous per­mettre d’éviter le désastre qui se pro­file serait un effon­dre­ment total de la socié­té orga­ni­sée, une plon­gée dans le chaos. Ain­si se rac­crochent-ils à n’importe quel pro­gramme, aus­si fan­tai­siste soit-il, qui leur pro­met de pré­ser­ver la socié­té dont dépendent leurs vies et leur vision du monde ; et l’on sus­pecte qu’à leurs yeux, leur vision du monde soit plus impor­tante que leurs propres vies. »


  1. Voir : https://biosphere.ouvaton.org/vocabulaire/2769-techniques-dualisme-des-techniques
  2. Voir : http://www.palim-psao.fr/2020/01/l‑anticapitalisme-aujourd-hui-c-est-quoi-de-l-anticapitalisme-tronque-a-une-nouvelle-critique-sociale-par-clement-homs-mas-de-granie
  3. https://sniadecki.wordpress.com/2012/05/20/grothendieck-recherche/
  4. « The Shift Pro­ject est finan­cé par un sys­tème de mécé­nat pro­ve­nant des entre­prises membres. Les membres en sont Spie, la SNCF, EDF, Bouygues, Vicat, Saint-Gobain, Rock­wool, Vin­ci et King­span. Les mécènes en sont Tha­lys, Keo­lis, Asfa, l’A­deme et Ene­dis. Son bud­get opé­ra­tion­nel pour 2017 se monte à près de six-cent mille euros. » https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Shift_Project

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« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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