La Nucléarisation du monde présente-t-elle
pour l’Économie et pour l’État
tous les avantages que l’on peut légitimement en attendre ?
A‑t-elle sur la vie sociale et la santé des populations d’aussi néfastes effets que veulent nous le faire croire ses détracteurs ?
Une réponse à ces questions.
Préface à la nouvelle édition
Ce texte a d’abord été publié en 1980 de façon anonyme. Quand, en septembre 1986, il a été réédité sous mon nom par les éditions Gérard Lebovici, j’y ai seulement ajouté, dans la même veine d’humour macabre que l’ouvrage lui-même, quelques lignes en guise de préface. Cinq mois à peine après la catastrophe de Tchernobyl, il paraissait en effet superflu d’insister sur l’évidence : l’énormité apparente des extrapolations auxquelles je m’étais livré à partir de l’accident encore relativement mineur de Three Mile Island se trouvait largement surclassée par le désastre « hors dimensionnement », aux conséquences proprement incalculables, qui venait de commencer en Ukraine. Mais aujourd’hui, le temps ayant passé et tout ayant continué — une génération de réacteurs passe, une autre lui succède —, certaines précisions ne sont peut-être pas inutiles.
Le procédé adopté (celui du faux plaidoyer, de la satire déguisée en apologie, illustré par divers pamphlets de Swift), avec le ton d’humour noir qui lui est associé, sera peut-être jugé déplacé pour s’exprimer sur un aussi terrible sujet. Je continue pour ma part à trouver au contraire d’une indécence rare, c’est-à-dire fort répandue, que l’on ose, précisément sur un tel sujet, exhiber sa « honte » et sa « colère » dans un livre — comme un quelconque professeur de « catastrophisme éclairé » à Polytechnique, récemment revenu d’un voyage de quelques jours en Ukraine avec un « journal d’un homme en colère ». Car les circonstances ne manquent pas qui imposeraient de faire de sa colère, pour peu qu’elle soit réelle, un usage autre que littéraire. Sachant cela, il me semble que si l’on en est cependant réduit à ce mode d’expression, on se doit au moins, par hygiène morale en quelque sorte, de retourner sa colère contre une si maigre compensation, et d’y proscrire en tout cas le pathos de l’indignation, la complaisance professionnelle des trafiquants d’éthique et revendeurs de métaphysique qui s’admirent de leur colère et n’ont pas honte de faire étalage de leur « honte ».
Ce procédé d’exposition avait cependant, comme tout autre, ses inconvénients : la rhétorique parodique du faux raisonnement, avec son pompeux illogisme et ses sophismes burlesques, évitait certes celle, bien-pensante, de cette dénonciation que l’on dit désormais citoyenne, mais elle n’allait pas sans quelque lourdeur, fût-elle elle-même parodique, dans la démonstration. Lourdeur qu’aggrave encore aujourd’hui le fait qu’une part des allusions, plaisanteries à tiroirs et sarcasmes à double ou triple détente est, vingt-sept ans plus tard, devenue difficilement compréhensible ; en même temps que certains de ceux qui étaient attaqués là — en particulier le parti stalinien français — ont cessé, par leur liquéfaction manifeste, de mériter de telles attentions.
Mais pour le reste je ne crois pas que la logique plutôt paranoïaque de l’humour noir m’ait entraîné à quelque outrance satirique que ce soit. La gestion technique de la vie dans la catastrophe par l’État et ses experts est devenue encore plus insolente, dans son mépris pour ses cobayes humains, que tout ce que j’avais pu imaginer alors. Ainsi ce n’est pas moi — et ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres — qui ai songé à parler de « culture radiologique pratique » pour désigner le genre de discipline qu’il faut inculquer aux populations vivant « sous contrainte radiologique » dans les zones contaminées. Si le passage du temps peut avoir affaibli ce pamphlet, ce n’est donc pas parce que son propos paraîtrait désormais bien excessif, mais au contraire parce que l’excessif est à ce point devenu la norme qu’on n’y prête généralement plus guère attention. L’organisation de la société tout entière « en fonction d’impératifs de sécurité dictés par des machines », ici présentée comme la cauchemardesque utopie de la nucléarisation, dont le caractère révoltant ne pouvait échapper à personne, est maintenant défendue comme une panacée par les administrateurs du désastre, quand elle n’est pas réclamée par le citoyen doté d’une « sensibilité écologique », qui voudrait que s’étende à tout la protection et le contrôle. Dans ces conditions on peut tranquillement présenter le « retour » du nucléaire — qui à vrai dire n’était jamais parti bien loin — comme indispensable à la protection de l’environnement, puisqu’il n’émettrait pas de gaz à effet de serre et constituerait ainsi la meilleure réponse à la menace de cataclysme officialisée sous le nom de « réchauffement climatique ».
« La technique de la fission nucléaire ne pulvérise pas que l’atome mais aussi les murs des domaines de compétence », écrivait Günther Anders en 1958. Je pense en tout cas avoir montré avec La Nucléarisation du monde qu’on pouvait fort bien comprendre l’essence de la chose sans posséder la moindre compétence en physique nucléaire : j’oserai affirmer qu’il n’est guère possible d’être plus ignorant que moi en la matière. Mais dire cela c’est dire que n’importe qui pouvait en juger de même à l’aide de l’information la plus aisément accessible, et sans qu’il soit besoin pour cela de disposer de l’Internet. Il faut donc finalement admettre que contrairement à ce qui a souvent été soutenu, y compris ici-même, on ne peut expliquer par le secret maintenu sur la réalité de l’industrie nucléaire la soumission durable à son développement. Et d’autant moins que l’apathie n’a jamais été aussi grande qu’aujourd’hui, alors que De Tchernobyl en tchernobyls, comme intitule son livre un photogénique prix Nobel propagandiste du nucléaire « indispensable » mais « à sécuriser », l’aliénation est toujours plus transparente. Sur ce point, on peut trouver que l’humour noir de ce livre n’est pas encore assez noir, mais sans doute fallait-il, pour avoir le cœur de l’écrire, présupposer chez les populations consentantes une capacité de réaction dont nous voyons maintenant, après des provocations d’une tout autre ampleur que la mienne, qu’elle est à peu près réduite à néant.
JAIME SEMPRUN,
Septembre 2007
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Le débat démocratique que s’efforcent actuellement de susciter dans une opinion réticente les plus hautes instances de l’État vise à recueillir fidèlement l’acquiescement de la population, par l’intermédiaire de ses représentants qualifiés, aux décisions prises en matière d’énergie nucléaire. Désireux de n’entraver en rien la liberté absolue de discussion à ce sujet, et surtout de ne lui imposer autoritairement aucune limitation de temps, les pouvoirs publics ont fait en sorte que les avis puissent s’exprimer bien longtemps après la réalisation de leur programme. Aussi, forts de nos droits de citoyens, dont nous sommes décidés à faire pleinement usage maintenant que l’on nous les a si bien remis en mémoire, nous allons pouvoir choisir en toute liberté démocratique d’approuver ou d’accepter ce qu’ont préparé scientifiquement les institutions les plus compétentes.
L’auteur apprécie autant qu’il le doit, et plus que personne, toute la distance qui le sépare des spécialistes en possession de la confiance aveugle du public. Mais il lui a semblé néanmoins utile, alors que le secret qui protège tant de profondes vérités sur le nucléaire fait craindre à certains que les populations ne se livrent aux pires suppositions, de démontrer qu’un profane pouvait fort bien se former une opinion raisonnable à l’aide des seules vérités apparues à la surface de l’information. Ainsi, de même qu’un pesticide, ou pour mieux dire en l’occurrence une substance radioactive, remonte une chaîne alimentaire en se concentrant à chaque maillon de cette chaîne, de même notre raisonnement, à partir des informations les plus répandues, et en suivant l’enchaînement logique des conséquences obligées, parviendra à des conclusions auxquelles personne ne devrait rester indifférent, car personne, bientôt, n’échappera à leurs retombées. Et pour enrichir encore cette métaphore à la modernité de laquelle le lecteur sera certainement sensible, je comparerai ma fonction anonyme de condensateur des idées nucléaristes à celle de ces algues qui possèdent la propriété de concentrer plusieurs milliers de fois les radionucléides diffusés dans l’eau de mer par l’industrie nucléaire : rien, des beautés que l’on pourra trouver à cet ouvrage, ne doit quoi que ce soit à l’arbitraire d’une théorie personnelle, mais tout en appartient en propre à la société actuelle.
Quoique ma modestie n’aille cependant pas jusqu’à me faire me comparer à une moule, j’admettrai d’entrée que c’est par l’urgence des problèmes débattus dans ce qui se veut un véritable manifeste nucléariste que je compte racheter, s’il se peut, la médiocrité de son exécution. Urgence à laquelle devraient se montrer sensibles les penseurs les moins soucieux de répondre aux sordides sollicitations de la réalité. Car quelle que soit la hauteur de vues de leurs spéculations, il leur faut maintenant sauver le monde qui les rend possibles et rentables, c’est-à-dire qui a poussé si loin le raffinement de la vie sociale qu’existe le besoin de toujours entendre parler d’autre chose que de la vie réelle, en même temps que la spécialisation professionnelle qui satisfait ce besoin. Il est vrai que l’exemple d’une telle conscience des nécessités de l’heure ne leur est pas donné par ceux qui ont pour rôle d’apparaître comme les maîtres de cette société, et qui nous annoncent que « nous allons vers un monde non maîtrisé[1] » sans trop se préoccuper de savoir quelle sera leur place dans un tel monde, à eux, les maîtres de la non-maîtrise. Et sans imaginer, semble-t-il, que puisqu’ils demandent que l’on continue à leur faire confiance pour ne pas maîtriser ce monde, cela pourrait donner au peuple l’idée de se passer d’eux pour le maîtriser, si le besoin s’en faisait impérativement sentir. Or, c’est justement selon moi ce qui est en train de se passer.
On a dit parfois que le développement de l’énergie nucléaire, par la surveillance permanente qu’elle implique sur les flux et le stockage des matières radioactives, créerait l’obligation d’une stabilité des institutions sociales dont l’histoire ne connaît pas d’exemple. C’est mal poser le problème. Cette pérennité des institutions sociales existantes n’est pas un problème pour l’avenir, mais pour aujourd’hui même. Et peut-être pour hier, si l’on tarde trop à l’affronter. Les difficultés toujours croissantes rencontrées par les États pour gérer la survie des sociétés, tandis qu’elles semblent paralyser ceux qui possèdent en toute légitimité les moyens d’y faire face, enhardissent chaque jour davantage la multitude de ceux qui, étant quant à eux dépourvus de toute espèce de moyen dans le cadre de la société existante, sont par là même peu embarrassés des contraintes qu’implique leur usage, et peuvent laisser vagabonder sans frein leur imagination. Car aujourd’hui c’est à tous les serviteurs de l’État qu’est retournée la fameuse question de Lloyd George — « Que mettrez-vous à la place ? » — par ceux qui, s’appuyant sur la nécessité communément ressentie d’une simplification radicale de la vie sociale, proposent carrément d’abolir l’État, la propriété, le travail, et quelques autres choses encore. Ils se sentent en effet raffermis dans leur impudence, et autorisés à d’incessantes criailleries en faveur d’une liberté absolue, par ce fait patent qu’aucun programme cohérent n’est explicitement opposé à leurs chimères par les propriétaires de la société.
C’est un tel programme que l’on trouvera ici, et quoi que l’on puisse lui opposer, on devra convenir que pour servir une telle cause, il ne saurait y en avoir de meilleur. Éloigné, par état, de toute prétention scientifique, au sens des spécialistes modernes, l’auteur a dit sans chiffres ni graphiques ce qui n’a nul besoin de chiffres ou de graphiques pour s’imposer : la simple vérité. Occupé toute sa vie d’autres travaux, et sans titres d’aucune espèce pour parler de physique nucléaire, si malgré lui ses idées se revêtent quelquefois d’apparences tranchantes, c’est que, par respect pour le public, il a voulu les énoncer clairement et en peu de mots. Tout son tort, s’il en a un, n’est pas d’être incompétent, mais d’être compétent plus vite : il n’existe en effet qu’une seule science, et c’est celle de l’histoire ; c’est-à-dire, jusqu’à nouvel ordre, de la domination dans l’histoire.
Mais ce n’est pas ici le lieu d’anticiper sur un raisonnement dont le lecteur appréciera plus loin l’implacable logique ; c’est plutôt celui d’affirmer que ces propositions ne sont qu’une ébauche que j’offre gracieusement à de plus capables que moi, qui sauront les porter au point de perfection seul digne de leur objet : les rendre indiscutables en joignant le plutonium à la parole, les fissures aux vapeurs radioactives et les plans d’évacuation aux certitudes rassurantes. Je m’adresse donc avant tout à ceux que l’on appelle aujourd’hui les « décideurs », assez improprement selon moi, car ce dont ils manquent le plus, au moment où ce vocable moderne vient sans doute les en consoler, c’est justement de décision. Plutôt que de jouer aux penseurs, ils feraient mieux de laisser à leurs ennemis, comme dans le passé, la satisfaction de compenser leurs échecs et leur impuissance dépitée en comprenant le monde mieux que quiconque : quant à eux, ils l’ont déjà assez profondément transformé pour pouvoir envisager maintenant d’en faire quelque chose qui décourage définitivement toute critique. Et même si après coup sont élaborées des théories expliquant très finement cette transformation, et la condamnant, voilà qui n’aura vraiment plus aucune sorte d’importance.
Quoi qu’il en soit, l’originalité intellectuelle ne saurait être comptée au nombre des qualités de cet ouvrage, et cela sera assurément remarqué comme une manière assez fracassante de se distinguer dans une époque où une telle originalité nous est garantie comme notre dû et régulièrement livrée par tombereaux ; le public étant devenu si exigeant à cet égard qu’il ne s’estime plus satisfait sans une refonte de l’entendement humain, opérée par un énergique réaménagement de ses catégories, chaque trimestre. Ou à tout le moins selon une périodicité qui n’excède en rien celle de la rotation des stocks prévue par les méthodes de gestion de la librairie moderne. Quant à moi, étant totalement dépourvu du génie qui permet aux penseurs modernes de produire les idées les plus neuves sans jamais partir de la réalité ni y revenir, j’ai voulu montrer qu’il pouvait y avoir dans ce cas quelque mérite à céder à la facilité d’une pensée banalement appropriée à l’objet qu’elle se choisit dans la réalité. Le nucléaire est en effet lui-même, très concrètement, cette simplification radicale dont je parlais plus haut, et il permet ainsi à n’importe qui d’envisager tous les problèmes de l’humanité avec la cohérence la mieux fondée. Si pour écrire génialement il suffit de se rendre soi-même génial, puis d’écrire naturellement, on appréciera ici comment le nucléaire, en attendant les autres mutations qu’il nous réserve, peut déjà rendre génial le premier venu.
Pour en finir avec cette majestueuse enfilade de précautions oratoires, je tiens à préciser que ce n’est en aucune façon l’intérêt personnel qui me fait militer en faveur d’une œuvre que j’estime nécessaire. En effet, je ne puis moi-même espérer profiter du développement de l’énergie nucléaire, étant donné que les emplois ainsi créés seront sélectivement attribués aux individus présentant les dispositions génétiques les mieux adaptées à leur nouvel environnement. Et une étude soigneuse de mon hérédité m’a révélé que la résistance de mon organisme aux facteurs cancérigènes n’atteignait même pas le taux qui sera bientôt exigé pour habiter au voisinage immédiat, c’est-à-dire à moins de cent kilomètres, d’une centrale. Il me faudra donc trouver, avec les difficultés que l’on imagine, un logement ne se situant dans les parages d’aucune centrale. C’est dire que je n’ai en vue ici que le bien de mon pays et le service de la chose publique, le nucléaire étant précisément, comme on va le voir, la chose publique à son plus haut degré de matérialisation.
CE QU’EST LE REFUS DU NUCLÉAIRE : DESCRIPTION ET ANÉANTISSEMENT DE SES THÈSES
Parlant d’un mouvement de contestation du nucléaire, il nous faut en bonne méthode commencer par établir son existence ; puis entreprendre de déterminer ce qu’il est.
Qu’un tel mouvement de refus, aussi vaste qu’informe, se développe aujourd’hui dans tous les pays modernes, autrement dit dans tous les pays en voie de nucléarisation, voilà qui semblera peut-être à un lecteur naïf ou mal informé ne pouvoir faire l’objet d’aucun doute. Pourtant, le domaine de ce qui est directement constatable par chacun, et ne demande donc aucunement à être démontré, s’est singulièrement rétréci avec les progrès de la science moderne. Progrès qui ont avancé par deux côtés complémentaires : d’une part tant de choses qui semblaient auparavant fort simples et sans surprises sont devenues par quelque côté mystérieusement autres, sans que la perception immédiate s’en avise, que le témoignage des sens peut légitimement être tenu dans la plus grande suspicion ; d’autre part, avec cette dissolution du support matériel des certitudes bornées, tout ce qui était directement connu est devenu problématique objet de sciences diverses sans que les progrès de la pluridisciplinarité nous permettent encore d’entrevoir l’étendue exacte de ce qu’il nous faut désormais apprendre, sous la conduite des experts, à ignorer. Une chose est d’ores et déjà acquise à la science : il n’est à peu près rien que nous puissions connaître par nous-mêmes.
Pour se persuader des bienfaits de cette prodigieuse expansion du territoire de la culture moderne, que l’on considère seulement comment le développement des recherches historiques, avec son heureuse influence sur la mémoire collective, a permis que revienne à la seule connaissance objective et scientifique ce qui était laissé entre des mains inexpertes, du temps où il suffisait de faire appel à sa propre expérience vécue pour prétendre établir l’existence d’un fait historique, et même peut-être en dégager le sens. Ce scandale a cessé. Il appartient aujourd’hui aux seuls spécialistes qualifiés, et pour ainsi dire assermentés, d’argumenter et de débattre sur les événements et leur signification, et a fortiori de déterminer s’ils ont effectivement eu lieu. Voilà qui permet d’éliminer toutes les interprétations hâtives ou tendancieuses. On l’a vu il y a peu au sujet du Goulag, quand il a été établi que les prétendues révélations datant des années trente, et émanant d’individus ayant poussé le manque de distance philosophique ou scientifique jusqu’à y séjourner quelque temps, avaient été depuis longtemps inventées et mises au jour par des plumes bien plus récentes. On l’a vu encore à propos d’une guerre mondiale qui semble s’être déroulée aux alentours de l’année 1940, et dont nous sépare l’espace infranchissable d’une génération et demie : d’un point de vue rigoureusement scientifique, nous nous sommes aperçus que nous possédions aussi peu de certitudes à son sujet qu’à celui des guerres puniques. Nous pouvons ainsi procéder en toute sérénité aux investigations portant sur l’existence très controversée de chambres à gaz, et nous avons tout loisir de calculer le plus précisément combien y ont trouvé la mort, puisqu’il est tout à fait impensable que nous soyons mis dans la situation d’avoir à être les spectateurs passifs d’un massacre équivalent.
Malgré toutes les raisons de se réjouir d’un besoin de connaissance qui est le résultat d’années de perfectionnement de notre savoir, il y a là quelque chose d’un peu accablant pour qui entreprend de démontrer l’existence d’un fait comme le refus du nucléaire, d’autant plus réfractaire à la connaissance objective qu’il est encore suspendu dans l’incertitude du présent, et qu’il faut donc l’arracher aux interprétations subjectives et aux déformations intéressées. Quant au proche passé, nous pouvons encore espérer apprendre des autorités compétentes ce qu’il nous réserve. Ainsi devons-nous au zèle inlassable de nos dirigeants de ne pas avoir tout à fait oublié certains troubles survenus en 1968 : « Il faut rappeler que cette société de consommation a abouti à Mai 1968, c’est-à-dire à son rejet. Mai 1968 a été un phénomène important, etc.[2] » Mais leurs bien compréhensibles scrupules, à ces autorités compétentes, s’accroissent évidemment en proportion de la proximité dans le temps ; elles répugnent à délivrer à la hâte les vérités historiques autorisées à un public porté aux extrapolations. Ainsi ignorons-nous toujours ce qui s’est exactement passé au Portugal dans les années 1974–1975, ou du moins ne possédons-nous à ce sujet aucune certitude officielle ; le temps d’ajuster les versions successives des faits mises en circulation sur le moment, et nous serons sans doute fixés vers 1984.
Ces immenses précautions dans le traitement des faits demandent des moyens dont ne disposent que les États, leurs universités et leurs centres de recherches ; et en effet, qui pourrait mieux répondre aux exigences méthodologiques de la science historique moderne que ceux qui les ont forgées, et qui sont payés pour les connaître ? De même le contrôle de la pollution et la mesure exacte des nuisances reviennent-ils de droit à ceux qui en sont les organisateurs, comme le problème du démantèlement des centrales nucléaires hors d’usage ne pourrait être mieux résolu que par ceux qui les ont construites. En ce qui concerne mon propos, qui est toujours d’établir l’existence d’un mouvement de refus du nucléaire, un fait vient cependant à mon secours ; et c’est qu’un événement, avant d’aller séjourner plus ou moins longtemps dans les limbes de l’indétermination historique, peut accéder fugitivement à l’existence notoire sous forme d’actualité. L’actualité étant constituée par tout ce qui dans le présent est jugé par les responsables de l’information digne de recevoir la confirmation officielle que confère plus aisément au passé le fait que l’on n’y puisse rien changer. Quant au refus du nucléaire, je dispose donc d’une preuve de son existence propre à satisfaire les plus exigeants, puisque c’est elle qui sert également à établir urbi et orbi l’existence de toute réalité historique : on le voit à la télévision, on en parle dans les journaux.
Il est vrai cependant que dans ce « mondes ans mémoire où, comme sur la surface de l’eau, l’image chasse indéfiniment l’image[3] », et où nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même flot d’informations, il n’est rien qui ne puisse être tenu un jour pour assuré sans être menacé de recevoir le lendemain un complet démenti. C’est pourquoi, quand on nous affirme depuis le sommet du pouvoir politique, d’où se découvrent sans doute au mieux ses sentiments, que la population française « est à l’heure actuelle en majorité favorable à l’énergie nucléaire[4] », nous ressentons par la suite la plus parfaite incrédulité devant les manifestations d’hostilité que soulève régulièrement l’installation de nouvelles centrales. En effet, on ne peut sérieusement mettre en balance le poids de l’opinion publique, que composent tous ceux dont l’avis est d’importance puisqu’ils le laissent exprimer par d’autres et montrent ainsi ce que sont « le bon sens et l’intelligence des Français[5] », et les agissements de ceux qui prétendent exprimer directement, en passant par-dessus tout ce qu’ont dit leurs représentants, une opposition que l’on peut à bon droit dire négligeable, puisqu’il a fallu la négliger pour prendre des décisions en cette matière. De tout cela nous pouvons déjà conclure que le refus du nucléaire qui se manifeste sporadiquement entre deux révélations définitives du véridique état d’esprit de la population française n’est que le fait de ceux qui, en lui étant opposés et en ne représentant donc qu’eux-mêmes, se sont privés de tout droit à voir leur avis pris en considération.
Après avoir établi l’existence d’un mouvement antinucléaire, il nous faut maintenant dire ce qu’il est. Du fait que qui aurait pour but conscient d’accroître l’embarras des dirigeants de la société n’aurait pu trouver meilleur point d’application que celui-là pour l’insatisfaction aussi générale qu’impuissante qui taraude nos contemporains, certains ont cru pouvoir conclure qu’il s’agissait là d’un plan concerté ourdi de longue main dans quelque officine de la subversion. Je n’en crois rien. Ne discutons même pas l’hypothèse saugrenue qui suppose l’action d’agents stipendiés de l’étranger : imaginer que les pays de l’Est puissent entreprendre par ce moyen d’acculer à la ruine les pays occidentaux, c’est à tous égards comme d’imaginer quelqu’un faisant scier l’arbre sur la branche duquel il est assis. L’action préméditée de révolutionnaires sachant calculer l’emploi de leurs forces pour créer le climat le plus favorable à leurs menées n’est pas plus envisageable. De révolutionnaires possédant ce genre de sérieux, c’est-à-dire de sens stratégique, il n’en existe pas. On peut l’affirmer avec la même tranquille certitude que précédemment d’autres vérités, car à partir de la même constatation, qui fait preuve : on ne les voit pas à la télévision.
Je sais bien qu’il existe enfin une hypothèse, qui jouit pour certains des privilèges de l’évidence, imputant le refus du nucléaire aux divers groupes de pression que l’on regroupe communément sous le nom d’écologistes. Cette hypothèse est à coup sûr la moins recevable de toutes, et l’on a peine à croire qu’il faille même réfuter une accusation qui s’apparente à la pure calomnie. La délicatesse véritablement bucolique avec laquelle ces gens présentent aux pouvoirs publics leurs respectueuses remontrances interdit en effet de penser qu’ils songent à se donner les moyens de refuser quoi que ce soit. L’écologisme n’est pas une conspiration, c’est une « misère » (Tradescantia), plante, comme on sait, dont les gènes de coloration permettent aux biologistes d’établir une dosimétrie très précise des mutations provoquées par les rayonnements ionisants. De même les écologistes fournissent-ils obligeamment aux pouvoirs publics des indications sur les doses maximales de transformation de l’environnement admissibles par la population, c’est-à-dire sur le seuil au-delà duquel ces transformations lui deviennent perceptibles ; et à partir de là, ils représentent aux autorités les risques induits par la prolifération du mécontentement. Bref, les accuser d’être à l’origine des réactions d’hostilité au nucléaire est aussi malveillant que l’était autrefois, avant que ne s’impose un jugement plus équitable, de faire grief aux syndicalistes de l’agitation ouvrière dans les entreprises.
Il faut donc finalement supposer que contre toute apparence c’est de leur propre mouvement que tant d’individus qui n’entendaient rien à la physique nucléaire se sont mis à s’intéresser à ses applications. Voilà qui est, j’en conviens, difficile à admettre : il paraît peu croyable que des gens auxquels on fournit paternellement et quotidiennement les sujets d’intérêts et les divertissements les mieux appropriés à leurs capacités s’avisent soudain de l’importance de quelque chose d’aussi extérieur à la sphère de leurs préoccupations, sans parler de leurs compétences. Certes, l’État français, soucieux de réveiller le civisme dans des masses indolentes, a‑t-il tout fait pour piquer la curiosité du public sur ce sujet : par l’atmosphère de secret soigneusement ménagée autour de toutes les affaires nucléaires, il a réussi à susciter l’intérêt de ceux qui étaient assez vains pour croire qu’on se souciait de leur cacher quel. que chose, comme si l’on avait quelque chose à craindre d’eux. Mais ce stratagème, qui avait seulement pour but d’accroître le plaisir qu’il y a à lire un texte aussi aride qu’un plan ORSECRAD, de même que les enfants lisent avec une délectation particulière les livres que leurs parents leur ont interdits, n’a pas connu le succès escompté : les populations ne semblent pas avoir compris tout l’intérêt qu’il y avait pour elles à apprendre qu’en cas d’évacuation il leur faudrait se munir « de leurs affaires de toilette, de vêtements de rechange et de chaussures[6] ».
Je vais maintenant tenter de mettre à nu les ressorts émotionnels qui mettent en mouvement dans la population la prétendue question nucléaire (en vérité, le nucléaire ne pose aucune question, n’apporte que des solutions). Car il faut bien que ce soient des ressorts émotionnels irrationnels, pour précipiter tant de gens dans cette extravagance de prétendre se prononcer sur ce qu’ils ne comprennent aucunement ; et ce sous le prétexte que puisque les retombées matérielles de cette affaire risquent de concerner leur vie plus directement et profondément que ce qu’il est convenu d’appeler la politique, ils devraient avoir leur mot à dire là-dessus, comme sur toutes les questions d’un intérêt moins concret sur lesquelles on les questionne et sur lesquelles ils se prononcent électoralement, selon les règles éprouvées de la démocratie représentative. Ce préjugé populaire doit être redressé, par les moyens que nous indiquerons plus loin, car la vérité est exactement contraire : le sujet est trop brûlant, ou pour mieux dire irradiant, pour que la grande masse de la population puisse en juger sereinement et objectivement ; déjà critique, elle pourrait devenir surcritique à la suite d’une fusion partielle de ses habitudes de confiance dans les responsables, et il existerait alors, comme on l’a vu à Three Mile Island, un risque de surréaction émotive générateur, et peut-être même surrégénérateur, de troubles et de violences aveugles. Il faut donc que le mécontentement soit contenu par une véritable « enceinte de confinement », auquel cas il pourra même servir à faire tourner un secteur de la production industrielle rebaptisé pour la circonstance « parallèle » ou « écologique ». Mais nous n’en sommes pas là.
Considérons donc les ressorts émotionnels de l’alarme populaire concernant l’énergie nucléaire. Au premier rang de ceux-ci il y a bien sûr, comme cela a été relevé de nombreuses fois, une assimilation abusive, fruit de l’ignorance du vulgaire, entre l’utilisation pacifique de l’atome et son utilisation militaire. C’est à peu près comme si l’on voulait tirer quelque conséquence que ce soit, quant à l’usage ordinaire d’un chandelier, de celui, assez exceptionnel, qui consiste à s’en servir pour fracasser la boîte crânienne d’un interlocuteur déplaisant ; et ensuite, à partir de ce fait avéré qu’il est arrivé une fois qu’un hôte irascible traite ainsi l’un de ses convives, prétendre interdire universellement l’éclairage à la bougie. (Le lecteur appréciera combien cette comparaison est plus éclairante, c’est le cas de le dire, que celle, présidentielle, de l’allumette et de la bombe à phosphore, qui préjuge peut-être un peu de l’agilité intellectuelle d’un public pour lequel le mot de « surrégénérateur » est déjà considéré comme « un peu compliqué »). Il est aussi sérieux, selon moi, de mettre de quelque manière en relation la bombe atomique et une centrale nucléaire : la preuve en est que dans le second cas on ne parle pas d’explosion mais d’excursion nucléaire. Vous ne lirez jamais en effet d’autre terme que celui-là dans un rapport officiel, et il aura fallu toute la tension nerveuse à laquelle ont été soumis les responsables américains au moment de Three Mile Island pour que Hendrie, le directeur du Service national de sûreté des réacteurs, se laisse aller aux facilités onomatopéiques jusqu’à répondre à une question du sénateur Kennedy sur la catastrophe maximale possible : « Boum boum[7] !»; ce qui n’est pas sans évoquer fâcheusement quelque chose comme une explosion, alors qu’il s’agissait bien sûr d’une excursion. Seule l’incompétence, ou la malveillance, pourrait donc porter à croire que l’on a donné, dans le cadre d’une expression mieux maîtrisée et articulée, deux noms différents à une seule et même chose. D’autant qu’il est de nos jours plus fréquent de voir le même nom attribué à des réalités radicalement différentes, ou continuer à être porté par une réalité entièrement changée.
Cet amalgame délirant entre deux choses aussi distinctes que le nucléaire et le nucléaire s’explique sans doute par le fait que le souvenir d’Hiroshima est resté très vivace dans les mémoires. Je m’en voudrais à ce propos de ne pas citer Pierre Tanguy, directeur de l’Institut de protection et de sûreté nucléaire au Commissariat à l’énergie atomique : « Les conditions dans lesquelles l’humanité a pris conscience de la puissance de l’énergie nucléaire (bombe d’Hiroshima) ont entraîné vis-à-vis d’elle une méfiance que ne connaissent pas les autres sources d’énergie[8]. » Il est certain qu’outre cette fraction de l’humanité qui s’est trouvée dans les meilleures conditions d’observation pour acquérir une conscience fulgurante de la puissance en question, à peu près tout le monde a pu voir des images de cette première application énergique du nucléaire ; et nombreux sont ceux qui en ont ressenti une certaine panique, allant parfois jusqu’à l’émoi ou même à la méfiance, si ce n’est au léger doute — comme si les guerres pouvaient jamais être quelque chose de délectable ! Si l’on ne se méfie pas plus du charbon, c’est sans doute seulement parce que personne n’a jamais eu, on se demande pourquoi, à prendre conscience de sa puissance dans des conditions équivalentes à celles d’Hiroshima.
On peut cependant, avec un immense effort d’imagination pour se replacer dans l’état de fruste ignorance des choses nucléaires qui était alors celui du public, comprendre qu’il y ait eu là, à l’époque, quelque chose d’assez frappant pour la crédulité populaire, aussi prompte à se résigner à ce à quoi elle est habituée, ou à ce qui y ressemble, qu’à dénoncer sans réflexion ce qui est nouveau pour elle, ou qui en présente l’apparence. La question se posait inévitablement de savoir pour qui, à quelle fin, ces immenses sacrifices avaient été accomplis. Et il était compréhensible, sinon excusable, que des âmes pusillanimes en viennent à douter de la rationalité historique et se complaisent mélancoliquement dans les sublimités vides et stériles que leur inspirait ce premier bilan négatif, à moins qu’elles ne se retirent dans l’égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines. Mais aujourd’hui, alors que nous en connaissons la vérité dans le résultat, n’importe qui devrait être en mesure de juger sereinement ces dévastations et de cueillir la rose de la raison sur la croix du passé en reconnaissant là la première manifestation, encore grossière et primitive, d’une puissance qui s’est depuis considérablement raffinée et sophistiquée.
D’ailleurs n’en a‑t-il pas toujours été ainsi, et chaque fois qu’il y a eu progrès dans l’histoire de l’humanité, qu’il soit technique ou social, n’est-ce pas la guerre qui l’a fait éclore, qui en a été en quelque sorte le banc d’essai ? Par exemple, c’est tout d’abord dans l’armée que nous trouvons le système salarial complètement développé. De même, la première application en grand des machines. C’est également dans les armées que la division du travail au sein d’une branche de la production fut tout d’abord instaurée. Toute l’histoire des formes successives d’organisation de la société y a été chaque fois anticipée de façon frappante. Que l’on songe seulement, pour la seule guerre de 1914–1918, à ce considérable développement des techniques de l’information familièrement appelé « bourrage de crâne », ou à la sophistication de l’alimentation d’abord connue sous la forme très imparfaite de l’ersatz ; ou encore à la participation constructive des syndicats à l’économie nationale, au nom de « l’effort de guerre ». Tous perfectionnements de la civilisation dont nous n’avons pas fini d’apprécier la portée. Plus près de nous, on a vu par exemple le défoliant dénommé « agent orange » préfigurer au Vietnam, comme peuvent en témoigner non seulement les populations locales mais aussi ces véritables travailleurs modernes que sont les soldats américains, les effets de la dioxine, que les habitants de Seveso n’ont pu goûter que plus tardivement. Puisque l’industrie de la tuerie humaine a ainsi toujours été le laboratoire du développement des forces productives, il serait tout à fait injuste de reprocher spécialement à l’énergie nucléaire d’être fille de la guerre moderne, née dans l’horreur d’Hiroshima.
Mais surtout, au-delà d’une reconnaissance de la froide nécessité qui n’est sans doute pas à la portée du sentimentalisme populaire, n’est-il pas aujourd’hui acquis, grâce à ce progrès technique étourdiment décrié par tous les chantres de l’arriération, que nous ne ressentirons plus jamais ce sentiment d’horreur stupéfaite devant de telles dévastations ? En effet, nous en avons vu d’autres, depuis, des paysages de désolation ! Et la production industrielle moderne ne cesse, dans les plus évidents de ses résultats, de nous familiariser toujours mieux avec ce nouvel environnement, paysage ruiniforme dont la baroque splendeur attend son Piranese (« Col sporcar si trova… », que je traduirai librement : c’est en polluant que l’on invente…). De telle manière que l’on peut aujourd’hui être sûr que les nouvelles générations, dont la perception a été ainsi convenablement éduquée, ne serait-ce que par la contemplation quotidienne de nos villes et de nos campagnes, ou plutôt de leur osmose générale dans une même prolifération suburbaine, ne sont pas exposées au risque d’un saisissement trop violent, et par là dangereux, devant le spectacle d’une catastrophe quelconque.
Et puis enfin, et là apparaît toute la mauvaise foi de ceux qui montent en épingle contre les techniques nucléaires leurs premiers balbutiements, parfois peu aimables, comme le sont aussi bien ceux d’un nouveau-né, auquel il arrive à lui aussi de brailler horriblement : ne possédons-nous pas désormais, grâce au perfectionnement de ces mêmes techniques, des armes dites « bombes à neutrons » dont la délicatesse dans la protection de l’environnement va jusqu’à laisser toute chose en l’état, touchante sollicitude que j’oserai qualifier d’écologique, au meilleur sens du mot ? Ainsi une guerre, si par extraordinaire elle se produisait avant que la nucléarisation du monde ne l’ait rendue impossible, parce qu’absolument inutile, comme on le verra plus loin, ne présenterait en tout cas aucun des traits passablement choquants, ou même répugnants, qu’ont présentés les guerres du passé. Et là encore la chose militaire n’est qu’un avant-goût prometteur de progrès dont est destinée à profiter la vie civile ; car c’est une des plus évidentes supériorités de l’énergie nucléaire sur celles qui l’ont précédée que d’être, même lorsqu’elle modifie en profondeur la nature des choses, éminemment respectueuse de leur apparence : rien de plus discret qu’une radiation.
Pourtant un aussi incontestable avantage que cette invisibilité a pu tourner, tant est grand le poids de l’irrationnel en cette affaire, à la défaveur des techniques nucléaires. Il y a quelque chose de paradoxal à voir des gens qui ne se sont pas autrement émus de modifications de leur environnement dont le caractère de nuisance était assez évident s’alarmer soudain de la prétendue nocivité, qu’ils sont bien incapables de mesurer, d’un phénomène qui échappe aux organes des sens. Et c’est à juste titre qu’un Dutourd ou un Pauwels leur remettent en mémoire les affres de la révolution industrielle. Mais il faut pourtant relever, non sans tristesse, chez ceux-là mêmes qui font profession du plus ferme nucléarisme, de déplorables concessions, frisant la démagogie, aux arguments captieux de leurs adversaires : en invoquant la situation des classes laborieuses au temps du capitalisme pré-nucléaire (les catastrophes minières, etc.) et en disant aux gens que, puisqu’en somme ils ont accepté cela, et s’y sont faits, ils pourront bien accepter de même la nucléarisation, et s’y faire, ils tracent en effet un parallèle qui ne rend pas entièrement justice à l’énergie nucléaire. Il faut en finir avec cette espèce de défense en retrait qui se laisse encore sottement imposer un air de culpabilité, et qui semble borner son ambition à établir que les effets de la nucléarisation ne seront pas plus horribles que tant d’autres réalités auxquelles les hommes se sont si bien habitués qu’ils ne les voient même plus ; alors que le considérable avantage de ceux-là sur celles-ci est d’être d’emblée invisibles. La nucléarisation doit être défendue offensivement, en détruisant sans pitié les sophismes et les demi-vérités contradictoires qui se mettent en travers de son chemin.
Ainsi en ce qui concerne la radioactivité. On sait que la notion de dose maximale admissible, contestée depuis longtemps, a été entièrement balayée par des travaux récents selon lesquels non seulement toutes les doses de radiations ionisantes sont nocives, sans que l’on puisse déterminer de seuil au-dessous duquel il y aurait innocuité, comme l’a établi une autorité aussi respectable que le Comité sur les effets biologiques des radiations ionisantes mis en place par l’Académie des sciences américaine[9], mais encore l’extrapolation en ligne droite des effets jusqu’au niveau minimal sous-estime-t-elle les effets de faibles doses répétées, qui seraient plus graves que ceux d’une dose forte quantitativement égale à leur somme. Sans parler des divers phénomènes de concentration biologique des radionucléides le long des chaînes alimentaires, ni des multiples surprises que nous réservent les merveilles de la synergie, les interactions des radiations avec les pollutions chimiques et thermiques. Surprises dont un avant-goût prometteur vient de nous être fourni lorsque nous avons appris, à l’occasion d’un congrès où d’éminents scientifiques faisaient le point des intéressantes découvertes que leur avait permis de réaliser la marée noire de l’« Amoco Cadiz », que les hydrocarbures possédaient à côté de bien d’autres qualités celle de fixer et de reconcentrer certains produits radioactifs, comme le césium 144, disséminés dans l’eau de mer[10]. Le « suivi » de ce phénomène dans le golfe du Mexique nous permettra certainement d’enrichir encore nos connaissances de ce genre d’affinités électives.
Bien. Dans une telle situation, où de nouveaux horizons s’ouvrent chaque jour à l’investigation scientifique, que font les responsables du programme nucléaire français ? Ils semblent vouloir continuer à se montrer modestement économes de leur compétence centrale, proprement scientifique, pour se livrer à des recherches, qui participent plutôt de la littérature, sur l’efficace et la combinatoire de diverses figures de rhétorique et tours oratoires. Comment ne voient-ils pas que ces menues coquetteries sont propres à les discréditer dans l’esprit mesquinement prosaïque d’une population qui ne s’intéresse guère à cette alchimie, ou plutôt manipulation génétique, du verbe, et qui bientôt rejettera en bloc toute explication officielle ?
Il est certain qu’il ne saurait être question de réviser à la baisse ce que les autorités admettent aujourd’hui comme dose maximale de radiations admissible par les populations, car dans ce cas c’est pratiquement toute l’industrie nucléaire qui se trouverait, de manière inadmissible, mise hors d’état de fonctionner. Les pouvoirs publics misent donc sur le fait que les effets de doses faibles mais chroniques de radiations ne deviennent manifestes qu’à long terme ; et comptent que cette période de latence leur laissera le temps d’aviser, c’est-à-dire de tout mettre en œuvre pour que la population ne s’avise de cette réalité qu’au moment où son ampleur permettra aux savants de faire valoir au mieux leurs connaissances en matière de mutations génétiques, les prothèses très perfectionnées qu’ils ont mises au point, etc.
Cet objectif est certainement excellent ; c’est celui de toute information véritable que de mettre le public à l’aise avec le fait accompli en lui épargnant la fatigue d’avoir à réfléchir sur son accomplissement, sans parler de celle qu’il y aurait à intervenir là-contre. Et l’on sait combien une telle information est nécessaire en matière radioactive, comme l’ont remarqué tous les commentateurs après le pseudo-événement de Three Mile Island (nous traiterons de ce travail d’information dans notre deuxième partie). Mais il me semble que ces paternels ménagements pour la paresse de pensée de nos contemporains doivent prendre en compte la possibilité qu’elle ait un résultat tout contraire au résultat désiré, et qu’ils se mettent, sans autre examen, à ne plus rien croire de ce qu’on leur dit. Ils ont déjà une fâcheuse tendance à attribuer tous leurs malheurs personnels à « la pollution », nouvelle version de la fatalité historique : il suffit par exemple qu’à proximité de certaine usine de Seveso naisse un enfant monstrueux pour qu’ils aillent instantanément voir là un rapport de cause à effet, sans penser une seconde à toutes ces conditions parfaitement normales et naturelles que sont leurs maisons à l’amiante, leur poisson au mercure ou leur vin à la potasse.
On sait que le principal enseignement tiré de Three Mile Island par le ministère français de l’Industrie est que les responsables « doivent veiller à conserver leur capital de crédibilité et de compétence[11] ». Et pour enrayer la baisse tendancielle du taux de crédibilité des experts officiels, il faut certes continuer comme par le passé à dissimuler tout ce qui peut l’être et à taire tout ce qui ne parle pas de soi-même, à ménager ses effets en quelque sorte, puisqu’il n’est pas envisageable que les spécialistes aient à convaincre les profanes du bien-fondé de tout ce qu’ils font, au fur et à mesure qu’ils le font ; alors qu’ils ont déjà le plus grand mérite à s’en convaincre eux-mêmes, et qu’il leur faut pour cela toute leur foi dans le progrès, à défaut de savoir, par exemple, comment démanteler les centrales nucléaires qu’ils construisent. Mais il conviendrait également, quand on se trouve dans l’obligation de parler, et quoi que cela doive coûter aux porte-parole autorisés de brider ainsi leur talent, de ne pas aligner innocemment des incongruités où l’opinion pourrait, si par hasard elle avait le temps d’y réfléchir une seconde, voir une moquerie. Les gens avisés savent bien sûr que de telles affirmations ne sont pas faites, n’en ayant pas besoin, pour être crues, mais seulement pour occuper de leur succession ininterrompue l’espace audio-visuel de ceux dont la diligente participation aux affaires publiques consiste précisément à être en toutes circonstances des spectateurs attentifs, et qu’il ne faut donc pas frustrer de cette seule responsabilité. Pourtant, cette réalité n’implique pas, selon moi, que l’on puisse déjà dire absolument n’importe quoi sans conséquence, comme on le pourra en toute liberté dans une société intégralement nucléarisée. (Le lecteur aura certainement apprécié la manière dont, anticipant sur cet aspect libertaire de la nucléarisation, j’ai agréablement saupoudré mon raisonnement de quelques incohérences pittoresques, sans me soucier de démontrer, ce que j’aurais pu faire très facilement, qu’elles n’étaient qu’apparentes ; j’ai en effet appris de nos penseurs les plus modernes, auxquels ne sera jamais assez rendu hommage pour cette découverte, que toute pensée cohérente portait en elle le totalitarisme, comme tout jugement tranché relève de la pratique policière : aussi me suis-je empressé de marquer ce qui doit donc être compris comme mon attachement à la cause de la liberté, et non comme une faiblesse de mon raisonnement.) Pour l’instant, la possibilité existe, quoique très faible, que quelqu’un se souvienne et ait les moyens de rappeler que, par exemple, il avait été affirmé lors de la découverte en octobre 1978 d’une fuite dans la « chambre à bulles » de l’Organisation européenne de recherche nucléaire que cela ne devait aucunement laisser penser qu’une avarie semblable puisse se produire dans les chaudières nucléaires françaises, fabriquées par le même constructeur[12]. Si quelqu’un avait la malignité de rappeler ces assurances péremptoires maintenant que ces impossibles fissures sont apparues non seulement dans les chaudières mais, pire encore, dans l’information, on voit quel usage pourraient en faire les ennemis du nucléaire pour tenter de discréditer toutes les prévisions scientifiques.
De la même manière il est puéril de prétendre noyer le poison en parlant de radioactivité naturelle, comme si celle qu’on y ajoute était destinée à s’y perdre aussi imperceptiblement que le pétrole d’« Ixtoc One » dans le golfe du Mexique, où l’on nous a opportunément appris que se déversaient déjà chaque année deux cent mille tonnes de pétrole par des fuites tout à fait naturelles[13] ; ce qui ramène à ses justes proportions la contribution d’« Ixtoc One », qui quoiqu’elle ne puisse encore être exactement chiffrée, peut déjà être dite incommensurable. Et je laisse à de plus savants que moi le soin de la présenter sous son jour le plus favorable en calculant, par une transposition de la quantité de carburant ainsi soustraite à la circulation en unités de « week-end », combien de morts d’hommes ont été évitées en échange du seul désagrément de quelques crevettes.
Mais en ce qui concerne les radiations, sans doute vaudrait-il mieux pour les pouvoirs publics, plutôt que de couper les millirems en quatre, mettre l’accent sur le caractère de mithridatisation que comporte l’élévation progressive et régulière du taux ambiant de radioactivité ; phénomène d’accoutumance qui n’est pas naturel, mais bien social, comme le fait qu’une tasse de chocolat qui, lors de l’introduction en Europe de ce produit, faisait l’effet d’un excitant puissant soit aujourd’hui dédaignée même par les enfants, au profit de substances plus actives. Le dernier mot de la pensée scientifique à ce sujet a d’ailleurs été prononcé non par un savant, mais par un homme d’État ; l’un de ceux qui savent tout particulièrement ne pas promettre inconsidérément ce qu’il faudra démentir le lendemain, mais dire simplement : « C’est ainsi. » Je veux parler de Raymond Barre et de sa mémorable déclaration : « Ce qu’il faut c’est familiariser le public avec la radioactivité[14]. » Et comme le disait un autre Premier ministre, suédois celui-là, après avoir précisé que renoncer au nucléaire remettrait en question le système social : « Personne n’aime le nucléaire[15]. » Ce dont il ne faudrait pas conclure précipitamment que personne n’aime le système social existant, mais seulement qu’il n’a plus les moyens d’être aimable, s’il en a jamais eu le but. « Ils n’aiment pas le poison, ceux qui ont besoin du poison », et nos dirigeants ne prétendent pas aimer la radioactivité : ils prétendent seulement que nous l’acceptions, au nom de la même excellente raison pour laquelle nous acceptons ce système social et leur gestion, parce qu’elle est là. Retrouvant l’esprit de sacrifice qui a animé à l’origine leur pouvoir, ils sont d’ailleurs prêts à payer de leur personne et à l’accepter les tout premiers avec la même abnégation que cet expert qui déclarait à propos de coquillages pêchés à proximité des fuites radioactives de La Hague : « Je suis prêt à en manger pendant un an[16]. »
Voilà qui, dans notre époque de désarroi, lève bien haut le drapeau de l’espoir : l’espoir que permettent d’entretenir les capacités de familiarisation si bien développées par l’espèce humaine au cours de l’histoire moderne que l’on ne voit plus jusqu’où pourront être reculés les seuils d’acceptabilité, ou plutôt que l’on voit très bien que de tels seuils n’étaient que des conventions désuètes, barrières « naturelles » imaginaires que dressait devant elle une humanité timorée. Il n’y a rien auquel l’homme civilisé ne puisse s’adapter, comme l’a irréfutablement prouvé l’expérimentation scientifique la plus scrupuleuse, menée à une échelle qui garantit le sérieux de ses conclusions, in vitro d’abord, par la concentration arbitraire d’un échantillonnage de populations dans des conditions de survie originales ; puis in vivo, pour corriger ce que l’artificialité de ce milieu avait pu fausser dans les observations recueillies. S’inspirant d’une méthodologie aussi rigoureuse, on parviendra aisément à faire que nous soyons un jour dans la radioactivité comme un poisson dans l’eau de Minamata, par exemple. Il faut cependant à cette fin que la nécessaire adaptation de notre organisme cesse d’être laissée à l’action anarchique de contaminations incontrôlées pour être véritablement planifiée par les autorités.
Mais ce n’est pas ici le lieu d’envisager les remèdes, aussi agréables soient-ils à considérer ; poursuivons donc le diagnostic de la maladie antinucléaire. Nous avons fait clairement apparaître, comme second élément irrationnel, après l’angoisse fantasmatiquement liée à de vieux souvenirs, les craintes que suscite le caractère en quelque sorte suprasensible de l’énergie nucléaire. Les hommes sont habitués à l’action de forces mécaniques, qu’ils peuvent voir s’exercer et dont ils peuvent comprendre l’agencement, superficiellement du moins. La fission nucléaire agissant sur la structure même de la matière inorganique (comme les manipulations génétiques, qui en sont le complément indispensable pour construire un homme nucléarisé, agissent sur la structure de la matière organique), il n’y a désormais plus rien à voir.
On comprend que cela soit quelque peu déprimant, dans un monde où la vue est le sens qui instruit tous les autres ; mais ce que l’on comprend moins bien, c’est que se révoltent contre cette puissance qui échappe à leurs sens des gens qui par ailleurs ne semblent même pas remarquer que l’ensemble de leurs activités est soumis à une puissance tout aussi impalpable et invisible, et d’une action si universelle que la nucléarisation elle-même n’en est qu’une conséquence. Il fallait sans doute que cette puissance sociale infinie que constitue l’existence de rapports marchands proclame ainsi fièrement son autonomie sous la forme du nucléaire pour que les hommes prennent conscience de leur soumission nécessaire à ses impératifs. En ce sens, le nucléaire est, en matière sociale, une découverte aussi importante que le fut celle de l’inconscient en matière de psychologie individuelle. Et l’on sait quelles résistances souleva à ses débuts la psychanalyse, de la part d’hommes peu enclins à admettre que la plus importante partie de leurs actions ne soit aucunement le résultat de leur libre volonté. Chacun peut constater qu’après ces premières réticences, ils se sont faits à cette idée, au point que la plupart de nos contemporains se plaisent aujourd’hui à analyser à longueur de temps, avec une ingéniosité vraiment remarquable, l’immense mesure dans laquelle leur vie prend un cours bien différent de ce qu’ils voulaient en faire, et la manière dont il leur faut chaque fois accepter des résultats qu’ils n’ont pas voulus. C’est une prise de conscience aussi raisonnable qui doit maintenant s’effectuer à l’échelle de la société tout entière : là où était le jeu désordonné et capricieux des intérêts particuliers, doit venir la soumission lucide à ce que l’on pourrait appeler, par un parallèle hardi et original, le ça économique. Le nucléaire est la matérialisation indiscutable de cette rationalité, qui sera ainsi présente directement comme pré-condition de toute activité, plutôt que de s’imposer par le détour d’harassants et pénibles conflits, en quelque sorte dans le dos des protagonistes de la vie sociale.
Mais voici qu’encore une fois, emporté par l’enthousiasme qui embrase et irradie quiconque envisage les rayonnantes et ionisantes perspectives de la nucléarisation, j’ai failli rompre le fil de mon raisonnement. Reprenons. En abordant avec tous les ménagements souhaitables ce délicat problème des radiations, je n’avais pas l’impudence de prétendre me prononcer sur la réalité objective du phénomène, dont l’évaluation est légitimement la propriété exclusive du Service central de protection contre les rayonnements ionisants, puisque ses enquêtes et ses résultats sont couverts par un secret propre à protéger efficacement le public contre toute contamination par des informations alarmantes, à partir desquelles se propageraient des rumeurs alarmistes. Non, loin de moi l’idée de compromettre de quelque manière une protection aussi nécessaire ! J’ai seulement voulu montrer comment le public, dans la profonde méconnaissance où il se trouve encore de cette nécessité de son ignorance, réagissait émotivement à une réalité qui lui semble d’autant plus redoutable qu’elle est pour lui en quelque sorte immatérielle, démuni comme il l’est de toute capacité de mesure ; et comment cette réaction venait alimenter la peur irrationnelle du nucléaire.
Cela nous mène très logiquement à un troisième facteur émotionnel, peut-être le plus profond et le plus agissant de ceux qu’il nous faut mettre en lumière pour composer le véritable tableau clinique de la pathologie antinucléaire. Il s’agit de ce que j’appellerai la révolte de l’ignorance. Autrefois l’ignorance allait de pair, comme il est normal, avec le respect du savoir, et les ignorants, c’est-à-dire la grande masse de la population, ressentaient une crainte admirative pour tout ce qu’ils ne comprenaient pas. Aujourd’hui, au contraire, par un renversement dont l’absurdité n’échappera à personne comme étant la plus marquante d’une époque pourtant fertile en la matière, alors même qu’ils se trouvent intimement et quotidiennement, et pas seulement à Seveso, au contact des résultats les moins contestables de la science moderne, et ainsi mieux à même que jamais de se pénétrer des sentiments d’humilité qu’implique une ignorance qu’ils doivent admettre à chaque instant, ils choisissent précisément ce moment pour se retourner avec animosité contre tout ce qu’ils ne comprennent pas, c’est-à-dire contre à peu près tout ce qui existe. L’agitation antinucléaire exploite bassement ce ressentiment des ignorants, avec une inconséquence qui serait admirable si elle n’était banale chez les écologistes, car en même temps qu’ils entretiennent et flattent démagogiquement la rancœur à l’égard de la science, ils invoquent la rigueur de la méthode scientifique, et les nécessités objectives qu’ils prétendent découvrir grâce à elle, pour tenter d’imposer leur point de vue aux pouvoirs publics, au nom de rien de moins que la survie de l’espèce.
Mais sur ce point nous sommes dispensés d’accomplir un de ces prodigieux efforts de pensée dont nous sommes coutumiers et dont le lecteur a déjà pu admirer les résultats, car nous avons la chance de posséder, toutes prêtes et pour ainsi dire prémâchées, les plus pertinentes des formulations du problème. Je veux parler de celles de Marc Ambroise-Rendu, de quelqu’un donc qui vomit toute espèce d’extrémisme, puisqu’il traite des questions écologiques dans les colonnes du journal le Monde avec un sens aigu des responsabilités qui lui incombent en conséquence : en effet, s’il est vrai que l’information digne de ce nom, dont ce quotidien est le parangon, se doit de ne prendre en compte comme vérités que les officielles, il est non moins vrai que les officiels eux-mêmes tirent d’une telle information leur propre conception de la vérité. C’est en quelque sorte un prêté pour un rendu, et celui-ci, soucieux de ne troubler en rien cette réflexion « en abîme » de la vérité officielle, s’abstient soigneusement de réfléchir pour son propre compte et présente ainsi cette vérité à un degré de pureté véritablement écologique. « Les scientifiques, écrivait-il, qui ont inventé les produits utiles mais dangereux, les industriels qui les fabriquent et les manipulent, les fonctionnaires chargés de réglementer ces activités, parviendront-ils à dissiper la méfiance qui, désormais, les entoure comme une invisible pollution[17] ? »
On ne saurait mieux dire : parviendront-ils, tous ces professionnels si compétents, à dissiper cette méfiance qui est sans aucun doute la plus exécrable des nuisances auxquelles la société existante ait à faire face ? Le temps presse, car de leur côté « les contestataires montrent d’autant moins de scrupules qu’ils ont le sentiment de représenter une majorité silencieuse et d’avoir pour eux une certaine légitimité. N’est-ce pas l’engrenage redoutable d’un certain fascisme[18] ? »
Sous la modestie d’un certain questionnement, il faut reconnaître là une des intuitions les plus remarquables dont ait été récompensée la perspicacité de Rendu. De quelqu’un qui a dénoncé l’un des tout premiers cette pollution étouffante qu’est le manque de confiance dans les spécialistes, on était en droit d’attendre une égale sagacité dans la révélation du caractère potentiellement fasciste de la contestation antinucléaire. Depuis que l’on enseigne dans les plus hautes institutions de notre Éducation nationale que « la langue est fasciste[19] », nous avons appris, il est vrai, à voir le fascisme là où personne ne l’avait découvert auparavant, et ces progrès notables de l’antifascisme permettent de reconnaître les plus dangereux porteurs de germes de cette peste émotionnelle dans les exaltés qui parlent à tort et à travers de fascisme, et même d’électro-fascisme. D’ailleurs ils vont si loin dans leur invocation de la Nature contre la Science que lorsqu’on veut comprendre leur révolte irrationnelle, à Plogoff par exemple, il faut avoir recours à une explication raciale : « Le Breton, et toute l’histoire de ce pays l’a montré, n’est pas un homme de calcul et de compromis, mais un sentimental. Pour lui, point n’est besoin, avant d’engager un combat, de savoir s’il existe des chances de succès. Seul le bienfondé de la cause compte. Et puis, advienne que pourra[20]. » Il y aurait beaucoup à dire sur cet aspect racial de la dégénérescence antinucléaire, mais Ambroise-Rendu nous laisse le soin d’en tirer nous-mêmes toutes les conclusions antifascistes qui s’imposent. Quant à lui, il s’emploie sans attendre à nous gratifier de nouvelles preuves de sa vigilance antifasciste et républicaine : « On parle de décrocher les fusils contre les“ bleus”. “C’est le sang des Vendéens qui parle”, dit-on avec consternation ou fierté, selon que l’on est “pro” ou “anti”-centrale[21]. » Il s’agit cette fois de la centrale du Pellerin et des indigènes du pays de Retz, dont la féroce arriération a paru si exotique aux experts qu’E.D.F. l’a soumise à une enquête d’anthropologie sociale, qui a très vite permis d’en mesurer la profondeur, puisque ces populations ont obstinément refusé de se prêter à l’étude scientifique de leurs mœurs et coutumes. N’est-ce pas là l’engrenage redoutable d’un certain cannibalisme, et ne doit-on pas craindre que la prochaine fois ils ne fassent passer à la marmite les anthropologues ?
Quelle que soit là l’influence des séquelles de la chouannerie et du royalisme, que je laisse de plus habiles analyser en détail, il faut vraiment un esprit disposé aux pires excès irrationnels pour ne pas faire une confiance totale à ces scientifiques, industriels et fonctionnaires qui sont quant à eux si scrupuleux dans leur représentation des intérêts de la majorité qu’ils en conservent jalousement l’intégralité sans jamais en distraire la plus petite part pour la soumettre à l’examen et au contrôle de qui pourrait la remettre en question. Ce qu’ils ont fait du monde parle en leur faveur plus éloquemment que tout discours : qui contemple ce monde avec des yeux désabusés peut apprécier pleinement leur compétence, si apparente dans chacun de ses détails.
Mais je m’aperçois qu’une formulation maladroite a pu laisser penser au lecteur qu’il appartenait selon moi à l’immense majorité des non-spécialistes de se former un jugement quelconque sur le monde dont ils sont les locataires obligés. Or, outre le fait, établi par les découvertes de la pensée la plus moderne, que la formulation d’un jugement constitue une espèce de redoublement de fascisme à l’intérieur de l’usage du langage, lui-même plus que suspect mais qu’il est cependant difficile d’éviter totalement, on peut se demander sur quelles bases les consommateurs pourraient bien se prononcer, dans quelque sens que ce soit, au sujet des produits qu’ont mis au point, avec toutes leurs propriétés, des techniciens qualifiés : en effet, dans leur grande masse (et tendanciellement ce nombre ne peut qu’augmenter), ils n’ont jamais connu que ceux-là, et le champ de leur perception est donc strictement borné à cette expérience. Ils se sont donc normalement habitués à penser que ces produits correspondaient bien à leurs besoins, puisque c’étaient les seuls qu’ils voyaient pour les satisfaire. Certes on enregistre bien de temps à autre les clabauderies de quelque passéiste, mais il ne peut invoquer à l’appui de ses récriminations que ses négligeables regrets, sans être en mesure de fournir au public un élément de comparaison plus déterminant, qui seul permettrait de juger ce système de production.
Ainsi la plus simple logique permet-elle d’affirmer péremptoirement que celui qui consomme une marchandise ne peut jamais, sans sombrer dans l’irrationalité qui caractérise un certain fascisme, contester le choix déjà fait de la produire ; de même qu’il ne peut, quand il se trouve en tant que salarié associé de quelque manière à sa production ou à sa distribution, prétendre avoir un avis sur le besoin de la consommer, sans faire ainsi la preuve d’un horrible manque de scrupules, lui qui ne dispose d’aucun élément d’information pour déterminer les besoins de l’immense majorité. Cette incapacité dans les deux positions successives qu’il lui est donné d’avoir devrait indiquer clairement à la population à quel point elle est peu qualifiée pour juger ce système de production. Et que la seule attitude rationnelle qu’il lui soit possible d’adopter, c’est de l’approuver.
On dira peut-être, tant notre époque est brouillée avec les règles élémentaires du droit raisonnement, qu’une fuite de gaz radioactifs hors d’une centrale nucléaire ne saurait être considérée comme un effet concerté de la gestion des spécialistes, au même titre que les diverses qualités indéniables que possèdent les produits mis délibérément sur le marché ; qualités que nous avons à peine le temps de goûter pleinement étant donné le rythme étourdissant de leur renouvellement, quoique certaines laissent des traces assez durables, sur notre organisme ou celui de notre descendance, pour que nous puissions en conserver un souvenir assez vif. Toute la pauvreté de pensée de la propagande écologiste apparaît justement dans cette manière d’inventer de toutes pièces des menaces apocalyptiques (ainsi « on fait de fissures microscopiques des lézardes inquiétantes par où s’échapperaient on ne sait quelles vapeurs mortelles[22] ») ; puis d’opposer ces prétendues catastrophes au fonctionnement normal de la vie sociale, dont un reste de pudeur les retient tout de même de contester les principes fondamentaux, et enfin de réclamer à grand renfort de criailleries l’élimination de tout risque de cette vie sociale, rêve puéril de sécurité qui n’exprime que le désir de dormir en paix. Ces gens ne voient même pas que leur stupide panique n’a elle-même été rendue possible que grâce au progrès technique, non seulement au sens où un fin penseur a pu dire : « Il y a, dans la liberté d’écrire ou de lire, aujourd’hui, ces quelques signes encrés : G‑o-u-l-a‑g, et dans la liberté de porter un jugement sur les souffrances qui sont incluses dans ces signes quelque chose que chacun de nous, qu’il le veuille ou non, doit à Staline[23] »; mais également en ceci que c’est l’immense perfectionnement de la sensibilité des instruments de mesure qui permet aujourd’hui de détecter partout des substances plus ou moins nocives, et d’établir ainsi un relevé permanent du territoire des nuisances. La bonne foi imposerait donc de commencer par se féliciter de ces progrès de la détection, plutôt que de s’alarmer sottement de ce qu’elle révèle.
Que les risques calculés pris par l’industrie nucléaire soient en fait l’expression la plus achevée de l’actuelle gestion rationnelle de la société, voilà ce que devrait suffire à faire admettre le simple bon sens, ce bon sens des Français auquel notre président de la République ne peut faire appel en vain. En effet, l’industrie nucléaire est la première de toutes les activités humaines à se préoccuper de calculer ainsi la probabilité des divers types d’accidents, d’évaluer statistiquement le nombre de victimes possibles et donc de se mettre en mesure de parer à toute éventualité en prévoyant l’équipement hospitalier des régions concernées et en entraînant les populations à la discipline par les exercices d’évacuation appropriés. Comme l’a dit à ce sujet Jacques Kosciusko-Morizet, directeur de la qualité et de la sécurité industrielle au ministère de l’Industrie, un homme dont la fonction lourde de responsabilités nous fournit toute garantie quant à la teneur en qualité de ses propos : « C’est la société dans son ensemble qui est concernée. Elle doit être correctement organisée pour faire face à des situations de crise qui peuvent se produire[24]. » Il s’agit bien là en effet de la différence authentiquement qualitative existant entre l’industrie nucléaire et toutes les activités industrielles qui ont précédé son apparition : pour la première fois dans l’histoire en temps de paix, c’est la société tout entière qui doit être organisée en fonction d’impératifs de sécurité dictés par des machines, et non pas seulement les lieux de la production ; on n’a pas fini de mesurer les progrès que cette soumission obligatoire à l’objectivité d’un fonctionnement machinique va nous permettre d’accomplir dans l’organisation rationnelle de la société. S’il est vrai que la science est le bon sens organisé, son développement se heurte aux absurdes imaginations de la pensée préscientifique. Les remontrances plus ou moins toxiques qu’adresse aux hommes la machinerie nucléaire ne peuvent être prises à la légère, et comme celle-ci détermine en toute objectivité ce qui lui convient, toute erreur ne peut plus avoir pour origine que la déplorable faillibilité humaine. Une expérience aussi providentielle que celle de Three Mile Island a permis aux scientifiques d’apercevoir combien il restait à faire pour réduire cette source d’erreurs à rien. Encore quelques autres expériences du même genre, et il n’y aura plus personne pour mettre en doute la viabilité de l’énergie nucléaire : la preuve finale sera donnée que toutes les difficultés qu’elle avait pu rencontrer n’étaient dues qu’à la capricieuse irrationalité du comportement humain.
Nous discernons mieux maintenant pourquoi la méfiance diffuse des non-spécialistes, la révolte latente des ignorants, devait se cristalliser et devenir manifeste dans l’hystérie antinucléaire, le nucléaire prononçant avec une vigueur toute particulière le dernier mot de la pensée scientifique : « La soumission ou la mort ! » C’est par exemple ce qu’articulait de manière plus circonstanciée le rapport sur Three Mile Island de l’Académie française des sciences, en appelant de ses vœux la constitution d’un corps de responsables capables de faire face avec sang-froid et efficacité à toutes les crises pouvant survenir : « Il est connu que, dans une population, il ne se trouve au maximum que 2 à 3 % d’individus qui soient en mesure de faire face à des situations de crise… Les hommes ainsi sélectionnés sur des critères objectifs, à l’exclusion de toute autre considération, devraient disposer d’un pouvoir de décision complet et jouir d’une position sociale et d’une rémunération en rapport avec l’importance de leur responsabilité[25]. » Et que l’on ne dise pas qu’il y aurait là on ne sait quelle menace pour les libertés, ces libertés dont la foisonnante multiplicité nous garantit déjà que les responsables disposant d’un pouvoir de décision complet n’auront guère à en faire usage pour nous enseigner leur définition sur des critères objectifs, à l’exclusion de toute autre considération. La liberté, c’est la conscience de la nécessité : en créant des nécessités telles que personne ne puisse être privé de la liberté d’en être conscient, la nucléarisation crée les conditions d’une liberté jamais vue dans l’histoire du monde.
Il n’y a rien là de déplaisant à entendre que pour tous ceux qui s’étaient bercés du rêve publicitaire d’un monde qui satisferait également leurs prétentions et leurs craintes, leur offrant simultanément une liberté totale, parce que sans contenu, et une protection non moins absolue, parce que sans objet : l’aventure sans le risque et la sécurité sans l’ennui. C’est tout le contraire que va leur procurer le nucléaire, et ils seront ainsi débarrassés de l’angoissant problème de savoir s’ils aiment réellement une liberté qu’ils n’ont jamais eu l’occasion d’exercer, car ils n’auront plus qu’à faire en sorte d’aimer ce qu’il leur sera donné d’exercer comme liberté.
Le déchaînement de la suspicion incompétente a pour résultat particulièrement révoltant que les scientifiques ont beau s’échiner à publier des calculs toujours plus précis sur les conséquences d’un accident éventuel, non seulement ils ne parviennent aucunement à faire partager au public la satisfaction qu’ils éprouvent à affiner ainsi leur estimation du nombre de morts possibles, à corriger les courbes de croissance des cancers ou à mettre au point les prothèses télématiques pour les malformations prévisibles, mais il semble même que cette information toujours plus complète serve plutôt à alimenter le délire halluciné qui porte tant de nos contemporains à voir dans « la pollution » la cause de tous leurs maux, et dans le nucléaire en particulier un étrange appareil de sorcellerie dont ils auraient à craindre qu’il ne les transforme en crapauds.
Une telle incapacité des populations à s’élever au-dessus d’émotions quasi animales, incapacité d’autant plus odieuse que l’on a le front de l’invoquer comme argument au nom de la « nature », indigne de manière bien compréhensible ceux qui ont su se hisser par le travail de la pensée à une conception plus objective. A ce moment de mon raisonnement, dans le cours, majestueux et fertile, d’un ouvrage où je me suis fait une loi de ne citer que des autorités irréfutables et des experts patentés, j’éprouve une joie toute particulière à rendre l’hommage qu’elle mérite à l’analyse proposée par le professeur Maurice Tubiana, chef du département des radiations à l’Institut Gustave-Roussy de Villejuif : « En effet, et c’est ce qui est très grave, l’appréciation d’un risque par un scientifique et un non-scientifique est très différente, ce qui explique que la communication soit difficile. Pour un non-scientifique, le risque est une notion qualitative, il existe ou n’existe pas. Pour un scientifique, il est quantitatif, il existe toujours mais sa probabilité est plus ou moins grande[26]. » Et le professeur Tubiana d’évoquer, avec un merveilleux esprit d’à-propos, la probabilité, faible mais non point nulle, que l’un de nous soit tué par la chute malencontreuse d’une météorite. On pourrait peut-être déplorer, sans que cela soit assimilé à de l’impertinence critique, que ce savant ait mentionné dans le même souffle les risques que nous font courir les météorites et ceux que nous faisons courir, par nos étourderies, aux centrales nucléaires, sans mieux faire ressortir l’immense supériorité scientifique de ceux-ci sur ceux-là. En effet, aussi borné soit-il, comment le public pourrait-il rester insensible, si on sait les lui faire valoir, à ces progrès de la méthode scientifique qui font que, plutôt que de rester dans la dépendance de catastrophes naturelles toujours fantasques, elle s’en est entièrement émancipée pour produire elle-même l’ensemble des conditions modernes de catastrophe ? Ce qui lui permet ainsi d’autant mieux d’en prévoir le développement et d’en calculer les conséquences. D’ailleurs ce même professeur Tubiana semble avoir adopté depuis cette présentation des faits bien propre à mettre en valeur sa compétence, puisqu’il proclamait fièrement à une date plus récente : « Outre l’expérimentation, nos connaissances reposent sur l’observation de centaines de milliers de sujets irradiés : malades traités par radiothérapie, radiologistes et manipulateurs de radiologie, survivants des explosions atomiques, ouvriers des mines d’uranium, etc.[27] » La liste de ces sujets providentiellement fournis à l’observation n’était pas close, et on ne doute pas en effet qu’elle s’allonge chaque jour, permettant ainsi au professeur Tubiana et à ses collègues de parfaire leurs connaissances du phénomène.
En ce qui concerne les risques que l’existence humaine, encore dominée par la mentalité pré-nucléaire, fait par son caractère désordonné courir aux centrales nucléaires, ce désordre même oblige cependant à intégrer aux calculs un nombre de variables passablement décourageant. Mais on peut tout attendre, sans crainte d’être déçu, de l’abnégation scientifique. Ainsi convient-il de saluer la nouvelle carrière qu’ont ouverte au calcul prospectif les premières conclusions de la Nuclear Regulatory Commission (Commission de réglementation nucléaire) sur la véritable nature des légères difficultés rencontrées par la centrale nucléaire de Three Mile Island : selon l’un des experts de cette infaillible commission, la cascade d’erreurs humaines qui troubla inopportunément, ce 28 mars 1979, le fonctionnement normal de la centrale, ce désastreux enchaînement eut pour origine la proéminente gidouille de l’un des opérateurs de la centrale, dont l’exorbitant volume recouvrit malencontreusement les cadrans qui, s’ils s’étaient trouvés dans son champ de vision, auraient indiqué à cet opérateur le dysfonctionnement auquel il lui appartenait de remédier[28]. Ne doutons pas que, munis de ces renseignements, les spécialistes ne s’affairent désormais à calculer les indices de tolérance nucléaire en matière de courbe abdominale, afin de déterminer le profil idéal de l’opérateur nucléaire, et son régime alimentaire ; en attendant de pouvoir directement modeler, avec l’aide de leurs collègues généticiens, la morphologie de l’Homo nuclearius accompli. (Certains pensent que la nucléarisation se chargera elle-même, par les mutations génétiques qu’elle induira, de produire son propre matériel humain, avec ses caractères physiques appropriés. Cette hypothèse a toute ma sympathie, mais la rigueur scientifique dont je ne me départis jamais m’empêche de la présenter comme sûre : peut-être faudra-t-il une action concertée pour suppléer aux défectuosités anatomiques d’une humanité qui porte les stigmates de la société pré-nucléaire.)
J’ai qualifié d’infaillible la Nuclear Regulatory Commission, et je crains que cette affirmation ne présente quelque allure de paradoxe pour ceux, trop nombreux, qui répugnent à ce point à la simple perception de la réalité qu’ils mettent en avant la prétendue catastrophe de Three Mile Island comme un démenti à l’infaillibilité des experts. C’est-à-dire tous ceux qui ont si bien rompu avec la logique la plus élémentaire qu’ils peuvent froidement mettre en balance, d’une part un pauvre fait, dans sa maigre nudité d’anecdote privée de signification garantie, et d’autre part l’immense accumulation d’interprétations autorisées qu’en ont données les experts, la grande masse d’explications qui l’ont diligemment escorté de leurs précautions oratoires et de leurs prévenances scientifiques, couvrant tous les aspects de la question depuis la corpulence des opérateurs jusqu’à celle de la bulle de gaz radioactifs en formation, les multiples raisonnements qui en ont démontré le caractère bénin en communiquant au public une saisissante impression de vacuité, bref tout ce qui fait que l’information par les spécialistes a été une fois de plus merveilleusement fidèle à la réalité profonde du phénomène, la radioactivité s’y trouvant diffusée avec la même discrétion qu’elle l’est chaque jour plus dans notre environnement, et en faisant montre de la même délicatesse à l’endroit de la perception du public.
À ceux qui, pour discréditer la science, osent ainsi monter en épingle une avarie insignifiante, il est sans doute vain d’espérer faire admettre que si les faits de ce genre étaient directement compréhensibles aux profanes et parlaient d’eux-mêmes, il n’y aurait aucun besoin des innombrables spécialistes qui en conçoivent et en répandent l’explication et le commentaire. L’existence de ces spécialistes étant avérée, il s’ensuit très logiquement celle du besoin qu’ils satisfont, lequel démontre à son tour l’incapacité générale des non-spécialistes à comprendre quoi que ce soit par leurs propres moyens. On peut à la rigueur excuser leur mauvaise volonté à se résigner à cet état de fait, mais, pour le dire avec les mots de Spinoza, « ignorantia non est argumentum ».
Cependant, un pas supplémentaire dans le délire paranoïaque est franchi par les insolents détracteurs de la N.R.C. lorsqu’ils insinuent, sous prétexte que tous les moyens de contrôle de la pollution sont entre les mains des experts, que ceux-ci pourraient bien maîtriser plus efficacement ces moyens que ceux par lesquels ils fournissent plus ou moins volontairement matière à contrôle, et donc falsifier entièrement le relevé des nuisances produites. Pour que soit écartée avec tout le mépris qu’elle mérite l’idée d’un machiavélisme aussi abject, il devrait suffire de lire le compte rendu des réunions de la N.R.C. pendant l’incident de Three Mile Island, compte rendu opportunément divulgué pour l’édification du public : sa lecture lave de tout soupçon de falsification délibérée les membres de la N.R.C., car elle permet d’affirmer sans crainte qu’il n’y eut là personne pour savoir ce qu’il faisait.
Certes, les experts se sont essentiellement préoccupés d’éviter que ne se dégrade par trop l’image de l’industrie nucléaire dans le public, car ils étaient conscients qu’il s’agissait là d’un objet de satisfaction dont il eût été cruel de le priver, dans un moment qui en fournissait si peu d’autres. Mais, même dans le cadre de cette unique activité, on ne peut pas dire que ce soit le froid calcul qui ait inspiré leurs entreprises. Sans doute les experts officiels ont-ils trop fait fonds, pour préserver l’image de l’industrie nucléaire, sur la capacité qu’ont les techniciens de l’information, les journalistes, à parler de tout et toujours avec l’autorité que leur confère l’assurance d’être entendus, sinon écoutés ; et de ne pas être contredits, sinon d’être approuvés. Les journalistes ont tout fait pour mériter cette confiance, la chaîne de télévision ABC décidant par exemple de ne pas utiliser d’autres qualificatifs que ceux utilisés par les autorités[29], mais il était tout de même difficile à ces professionnels de la certitude catégorique d’affecter de croire sur parole les assertions changeantes des officiels, alors que ceux-ci ne faisaient très ouvertement aucun crédit aux propriétaires de la centrale, desquels ils tenaient eux-mêmes leurs informations. Il est certain que cette cascade de suspicions a produit une réaction en chaîne dont on n’a pas fini de mesurer la nocivité, dans une population par trop encline à croire qu’on la trompe sciemment. (On sait que selon une de ces enquêtes d’opinion que l’on ne peut suspecter de refléter trop complaisamment les positions extrémistes, parmi les populations voisines des centrales nucléaires françaises, 80 % des personnes interrogées après Three Mile Island estiment que « si un tel accident survenait en France, on ne dirait pas la vérité à l’opinion publique » et 61 % qu’« un tel accident a déjà pu se produire, mais on s’est bien gardé de le faire savoir[30] ».) Grossière erreur en l’occurrence que cette suspicion, puisqu’il est notoire que les plus hautes autorités ne savaient pas elles-mêmes de quoi il retournait, et n’ont pas plus été en mesure d’expliquer la miraculeuse résorption de la bulle de gaz radioactifs apparue dans la centrale qu’elles n’avaient su expliquer sa formation. Elles auraient été bien en peine de tromper sciemment quiconque, ignorant elles-mêmes sur le moment, comme nous l’a appris le dernier état de l’information sur la question[31], que l’on était à une demi-heure de cette fusion du cœur du réacteur qu’elles se contentaient prudemment de déclarer impossible. Non, il faut le proclamer bien haut : quand les autorités faisaient diffuser des communiqués rassurants, elles n’étaient à aucun moment absolument certaines de ne pas être dans le vrai.
Mais nous avons répondu trop abondamment, plus qu’ils ne le méritent sans aucun doute, aux calomniateurs de la N.R.C. et, par-delà cette honorable institution, de l’ensemble de la communauté scientifique. Pour réduire ces fanatiques au silence qui, dans une société réorganisée selon les nécessités de la sécurité nucléaire, sera leur lot, il faudra autre chose que des arguments rationnels, comme ceux que fournissent sans se lasser les spécialistes et dont je donne ici la quintessence. Que l’on songe seulement, pour mesurer la folle obstination de ces ennemis du progrès, que les experts ne se contentent pas de voir leur infaillibilité absolument garantie par le monopole de l’explication qu’ils possèdent socialement et le contrôle qu’ils exercent sur la divulgation de tout ce qui pourrait leur apporter un démenti trop rapide, mais que dans cette affaire de Three Mile Island ils ont encore poussé l’obligeance envers le public jusqu’à fournir de cette infaillibilité une preuve supplémentaire, par leur clairvoyance ante festum, pourrait-on dire. En effet, les experts de la Commission de réglementation nucléaire américaine avaient répudié dès le 19 janvier 1979 leurs propres estimations en matière de sécurité nucléaire (exposées dans ce que l’on a appelé le « rapport Rasmussen ») et, deux mois avant Three Mile Island, présenté au Congrès des États-Unis un rapport identifiant cent trente-trois « problèmes de sécurité non résolus dans les centrales nucléaires », dont dix-sept représentant une menace grave[32]. Il suffit de savoir que sur ces dix-sept problèmes graves, trois au moins sont apparus à l’origine de l’incident du 28 mars, pour admettre cette évidence : qui n’est pas convaincu par cette démonstration d’efficacité de la pensée nucléariste ne saurait être sensible à aucune sorte de discours rationnel, et relève plutôt de cette autre discipline scientifique éminente qu’est la psychiatrie.
Abandonnant ainsi en des mains hautement qualifiées ces misérables rebuts du passé, la science pourra considérer avec sérénité l’avenir qui lui appartient. Elle peut déjà, grâce à Three Mile Island, compléter la liste des défectuosités « à haut risque » des centrales nucléaires, et raisonnablement espérer parvenir, après quelques vérifications expérimentales de ce type, à une nomenclature exhaustive. De la même manière, ces risques eux-mêmes vont être l’objet d’une estimation de plus en plus précise. Sur la base des premiers résultats livrés à l’analyse après un délai convenable, par exemple le taux d’augmentation des cancers et leucémies dans l’Utah à la suite des expériences atomiques militaires des années cinquante, les savants pourront bientôt nous faire profiter d’une première analyse prévisionnelle des effets de la radioactivité. Dès maintenant, ils sont en mesure d’annoncer combien de milliers de personnes travaillant dans l’industrie nucléaire, si tout se passe normalement et sans catastrophes, mourront d’ici à la fin du siècle. En ce qui concerne le reste de la population, placé dans des conditions d’observation malheureusement moins propices, les calculs sont infiniment compliqués par la variété et les interactions des chaînes de contamination. Mais on peut néanmoins être certain que les savants affineront considérablement leurs extrapolations, au fur et à mesure que l’expérimentation leur fournira de nouvelles données, si bien qu’en l’an 2000 ils seront certainement capables, si rien ne vient déranger leurs travaux, de nous dire avec la plus grande précision combien de personnes sont mortes de cancers ou de leucémies produits par la radioactivité depuis 1980. Et à partir de là, ayant engrangé tous les éléments d’information indispensables, ils chiffreront sans désemparer l’évolution du phénomène pour le troisième millénaire.
Ainsi la science trouve-t-elle dans l’avenir un champ privilégié d’investigation, où aucune source d’erreur ne vient malencontreusement fausser ses calculs : là elle règne sans partage, sans que rien ne démente jamais ses opérations. On le voit encore mieux lorsqu’il s’agit d’évaluer les méfaits d’une substance aussi banalement toxique que l’amiante, avec lequel nous sommes aussi familiarisés que nous le serons bientôt avec la radioactivité. Le Bureau international du travail a rendu publique en novembre 1978 une liste de quarante produits utilisés dans l’industrie et pouvant provoquer ce qu’il appelle des « cancers professionnels », et qui sont sans doute les mêmes que le professeur Tubiana appelle plus joliment « spontanés » quand il veut faire valoir que l’accroissement dû aux faibles doses de radiations serait en proportion négligeable[33]. L’amiante n’est que l’un de ces produits si sympathiquement spontanés, mais, selon une étude américaine, il pourra à lui seul, au cours des trente années à venir, « causer la mort prématurée de 2 millions de travailleurs américains[34] ». Il est vrai que selon d’autres sources, ce sont seulement 1,6 million de travailleurs exposés à l’amiante qui devraient en mourir dans les années qui viennent, à raison de 67 000 par an[35]. Quoi qu’il en soit, et en espérant que ce léger différend sera promptement aplani par la démonstration des faits, on voit quel immense domaine est avec l’avenir celui de la science, « lorsqu’on songe que sur les 700 000 produits de synthèse utilisés dans l’industrie et l’agriculture, auxquels s’ajoutent chaque année 10 000 nouvelles substances, 100 000 seulement ont pu faire l’objet de tests quant à leurs effets nocifs[36] ».
Si dans sa gestion de l’avenir la science doit légitimement voler de succès en succès, c’est un fait digne de remarque que le passé se montre fréquemment plus réfractaire à une véritable analyse, pure de toute compromission avec un grossier empirisme. Il se révèle en effet plein de surprises, surtout aujourd’hui, où nous en avons un tel arriéré, si l’on peut dire, qu’il est devenu presque impossible de tenir correctement le registre des divers passifs accumulés de-ci de-là par toutes sortes d’opérations : ce n’est pas tous les jours que l’on a la satisfaction de disposer de chiffres aussi précis que ceux de cette étude récente selon laquelle une usine d’armements nucléaires du Colorado a relâché dans l’atmosphère entre 1977 et 1979 19 000 fois, très exactement, la dose de plutonium autorisée par la réglementation en vigueur, si l’on peut dire ; le taux de cancer dans les populations vivant sous le vent de cette usine augmentant spontanément de 24 % chez les hommes et de 10 % chez les femmes[37]. Non, ce n’est pas toujours que les savants sont aussi bien renseignés. Et là encore, une substance aussi bénigne que l’amiante est un bon exemple, puisqu’il a fallu attendre quarante ans pour que la démonstration scientifique établisse irréfutablement ce que les patrons de l’industrie de l’amiante savaient depuis les années trente, et calcule que 17 % des cancers détectés aux États-Unis avaient pour cause l’exposition à l’amiante et à sa pétulante spontanéité. Ce qui d’ailleurs suffirait à démontrer, si besoin était, l’absence de tout fondement des accusations selon lesquelles la science serait au service des classes propriétaires : tous les travailleurs de l’amiante n’étaient pas morts lorsque les scientifiques ont mis en lumière les dangers de leur profession.
Mais le passé n’étant jamais que de l’avenir qui a mal tourné, c’est sereinement que la science peut l’abandonner à la délectation morbide des passéistes, et continuer à aller de l’avant, sans se retourner avec pusillanimité sur le chemin déjà parcouru, que jonchent les moins discutables de ses résultats.
Il ressort donc de ce rapide examen des victoires de la science que si elle règne superbement sur l’avenir, et doit encore lutter en ce qui concerne le passé contre des prétentions que soutient une certaine allure de fait accompli, elle se trouve par contre entièrement démunie devant cette transition subalterne, quoiqu’obligée, que constitue le présent. Qui pourrait sérieusement le lui reprocher ? L’obscurité du moment présent, cette confusion de déterminations multiples, cette fluidité d’interactions se résolvant dans le processus ininterrompu du devenir et du transitoire, tout cela se prête mal à l’analyse authentiquement scientifique. On pourrait même dire que le présent, avec ses possibilités polymorphes et ses ramifications de conséquences, est en quelque sorte par nature antiscientifique : sa plasticité déjoue les calculs de ses savants tuteurs avec une perversité qui n’est pas sans évoquer le jeu enfantin, lorsque, confronté pour la première fois à l’éducation, il se plaît à mélanger les notions par des rapprochements capricieux.
Pour illustrer mon propos, qui paraîtra peut-être ésotérique à certains, j’aurai recours à deux témoignages irrécusables. Tout d’abord celui d’un ingénieur de Framatome, qui a fait partie de l’équipe d’experts chargés d’évaluer la gravité des fissures découvertes il y a peu dans les chaudières et les tubulures de centrales nucléaires en construction : « L’existence de fissures ouvrait donc la porte à une éventualité particulièrement dangereuse, car on ne sait ni la prévoir ni en calculer les conséquences et les risques : celle où l’arrêt de la centrale par suite d’une défaillance quelconque serait suivi d’autres défaillances imprévisibles et sans lien apparent avec la défaillance initiale. Cette éventualité de défaillances multiples, sans lien direct entre elles, a toujours été exclue des calculs de sûreté… Tous nos calculs de sûreté sont donc fondés sur l’hypothèse de base dite de la “simple défaillance” selon laquelle plusieurs organes indépendants entre eux ne peuvent subir d’avarie en même temps sur un même réacteur… L’expérience nous a cependant enseigné qu’il est extrêmement difficile de tout prévoir… L’aspect le plus sérieux, à mon avis, tient cependant au fait que les parties fissurées viennent accroître le nombre des éléments de risque dont nous ne sommes pas en mesure, actuellement, d’évaluer l’importance et l’interdépendance éventuelle… Bref, nous sommes entrés dans une zone d’incertitude où, à partir de faits et d’indices nombreux, nous apprenons à connaître notre ignorance sans encore pouvoir en mesurer l’étendue. Nous savons que des défaillances multiples et indépendantes sont possibles. Nous savons que nos codes de calcul sont incapables de simuler des accidents dans lesquels plusieurs défaillances interviennent. Nous savons que les fissurations de certaines pièces peuvent augmenter le risque de défaillances multiples et imparables mais nous ne savons pas encore comment réparer ces pièces[38]. »
J’ai longuement cité cet intéressant expert, car il m’a semblé que l’on pouvait difficilement mieux exprimer la tragique dépossession des scientifiques devant la malignité de ce moment présent où se noue comme totalité catastrophique la conjuration de défaillances multiples et indépendantes. Après cela, il me suffira sans doute de rappeler la pertinente constatation de la N.R.C., mentionnée, dans le rapport que j’ai déjà cité, parmi les problèmes de sécurité non résolus, et selon laquelle il se trouve, comme pour épaissir encore cette lamentable opacité du présent, que les conditions créées par un accident sérieux à l’intérieur de l’enceinte de confinement sont dommageables au bon fonctionnement des appareils qui doivent précisément renseigner les techniciens sur la nature de cet accident. Ces appareils de mesure n’étant donc, semble-t-il, aptes à fonctionner que dans les conditions où ils n’ont rien à mesurer que de parfaitement normal, comme ces systèmes de sécurité ne sont prévus que pour parer à des accidents simulés par ordinateur. Et de même la N.R.C. a dû, avec la consternation que l’on imagine, s’entendre dire « qu’elle ne saurait jamais combien de radioactivité s’était échappée de l’usine de Three Mile Island car les taux excédaient les capacités de mesure des instruments[39] ». Le plus terrible avec un accident, c’est qu’il semble prendre un malin plaisir à ne pas respecter la procédure normale.
On voit donc qu’il ne reste à la science qu’à supprimer ce désastreux présent pour en produire un autre, plus conforme à ses méthodes et plus digne de sa confiance. Pour cela, il faut avoir recours à des moyens extra-scientifiques. J’y reviendrai dans la seconde partie de cet ouvrage, mais disons déjà qu’il s’agit surtout, en plaçant cette obscurité du présent sous l’éclairage approprié, d’empêcher les conclusions expéditives de l’esprit non scientifique, qui, dans sa fureur simplificatrice, prétend résoudre les problèmes et en finir avec eux, avec cette facilité que procure à bon compte le fait d’en refuser l’énoncé. À l’encontre d’une attitude aussi irresponsable, tous les problèmes doivent être acceptés comme relevant de la compétence exclusive de ceux qui sont particulièrement qualifiés pour en posséder la solution, puisqu’ils en possèdent déjà l’énoncé : on peut donc être certain que les solutions qu’ils élaboreront seront toujours scrupuleusement fidèles à cet énoncé. Et c’est bien la seule manière de « protéger l’intégrité et la rigueur de la méthode scientifique », comme déclare le vouloir l’expert en fissures cité plus haut, qui croit devoir à cette fin abdiquer devant la contestation antinucléaire et fuir ses responsabilités en prétendant « ne faire que ce qui est calculable ». Car si l’on mettait au rancart tout ce qui est fissuré et menace de s’effondrer sous l’action de défaillances multiples et indépendantes, c’est l’essentiel de ce monde qui devrait disparaître, depuis les experts qui confessent aussi ingénument qu’ils apprennent à connaître leur ignorance sans encore pouvoir en mesurer l’étendue, jusqu’aux hommes d’État qui nous invitent benoîtement à découvrir sous leur conduite « un monde non maîtrisé ».
En attendant l’anéantissement par des moyens plus matériels qui ne manquera pas de suivre, je pense quant à moi avoir définitivement réduit à néant tous les pseudo-raisonnements qui visent à empêcher que soient vues sous leur vrai jour l’intégrité et la rigueur de la méthode scientifique. Et j’ai beau chercher, je ne vois pas comment celle-ci pourrait être présentée sous un jour plus favorable. J’aurai en tout cas fait tout ce qui était en mon pouvoir à cet égard, sans craindre de compromettre quelque peu l’harmonieux équilibre de cet ouvrage en m’étendant aussi longuement, et de manière aussi écrasante, sur cette révolte de l’ignorance que j’ai judicieusement signalée comme troisième élément constitutif de la pathologie antinucléaire, après ce « traumatisme de la naissance » qu’a représenté la bombe atomique, et la crainte primitive devant le caractère suprasensible de la radioactivité.
Peut-être faut-il encore, avant de passer au chapitre plus réjouissant des mesures pratiques, relever que l’angoisse devant la fin de tout équilibre naturel qui transparaît à travers les diverses manifestations délirantes de phobie du nucléaire, cette angoisse, comme il arrive souvent, provoque précisément ce qu’elle redoute. Car ses interventions inconsidérées ne peuvent que retarder la constitution achevée d’une néo-nature, dont il faudra qu’elle élimine totalement l’ancienne pour que l’on puisse en apprécier pleinement les bienfaits (ainsi, quand la végétation en plastique ne sera plus réservée aux seuls abords des autoroutes, les policiers à la poursuite de malfaiteurs ne risqueront plus de glisser inopinément sur quelques feuilles mortes et, contraints de se raccrocher violemment à la détente de leur pistolet, de donner l’impression qu’ils remplissent leurs fonctions par simple maladresse). C’est le mélange malheureux de résidus naturels et de conditions artificielles qui, faussant les effets des uns comme des autres, fait que nous souffrons encore des inconvénients de notre état précédent, sans jouir des avantages de ce qui n’est pas suffisamment développé, et que nous apercevons seulement dans le lointain, comme à travers une brume de pollution. Mais si nous accordons aux spécialistes, d’aussi bon cœur que l’on s’enquiert de notre avis, un délai raisonnable, disons de la durée de vie d’une centrale nucléaire, c’est-à-dire de vingt-cinq ans, nous pouvons être assurés de ne pas avoir patienté en vain et de ne pas être déçus dans nos espérances. Nous pourrons tous alors mesurer aisément l’étendue de notre ignorance, car c’est toute la terre qui sera devenue pour nous aussi mystérieuse qu’elle le fut à l’aube des temps pour les premiers hommes.
Le point de vue des ennemis du progrès ne pourrait d’ailleurs être soutenable que s’il restait vraiment quelque chose à conserver de l’ancienne nature. Or il serait difficile de croire aujourd’hui, même en supposant que s’y emploie la bonne volonté la plus niaise, que comme l’affirmaient les précurseurs de la réaction écologiste, « la terre ne ment pas » : la dégustation attentive de ses produits, sans même parler du « suivi » de leurs effets sur l’organisme, persuade aisément que cette prétendue authenticité inaltérable n’a pesé en rien devant la force d’infiltration d’une seconde nature qu’il ne convient certainement plus de taxer de mensonge alors qu’elle est passée dans les mœurs comme un pesticide dans le sol. Au nom de quoi ce qui constitue l’ordinaire, et pas seulement gastronomique, de l’immense majorité de la population pourrait-il être qualifié de mensonger ? Héraclite disait qu’il faut suivre ce qui est commun, c’est-à-dire universel. Il est vrai qu’il disait aussi que si toutes choses devenaient fumées, nous connaîtrions par les narines. Et sur ce point il se trompait peut-être, car nous avons vu que le considérable développement de la production de fumées aux fragrances les plus variées n’a pas aiguisé la perception olfactive de nos contemporains, jusqu’ici tout du moins, au point de leur permettre de connaître ce monde « à vue de nez » ; tout se passe plutôt comme s’ils se contentaient de ne plus pouvoir le sentir. Mais à vrai dire l’important n’est pas comment ils s’accommodent des objets aujourd’hui offerts à leur perception, mais qu’ils perdent le souvenir de toute autre sensation que celles qu’il leur est loisible d’éprouver quotidiennement. Ce qui est sur le point de s’effacer de la mémoire des hommes ne peut plus être invoqué comme vérité, mais subsiste seulement en tant que nostalgie confuse et sans contenu communicable. Contre ce sentiment morbide, susceptible de gâter les plaisirs présents par la séduction de plaisirs imaginaires, il appartient à la culture moderne de faire perdre aux hommes jusqu’au souvenir de ce qu’ils ont irrémédiablement perdu, et dont l’évocation ne peut être pour eux qu’une source d’insatisfaction et de malheur.
Cette action bienfaisante de la culture, cette satisfaction qu’elle permet d’atteindre quand on a tout oublié, seront plus amplement traitées dans notre seconde partie. Disons seulement qu’à considérer ce qu’est devenue la culture moderne, il semble déjà que la société nucléarisée ait trouvé ses artistes et ses intellectuels. Pourtant, cette évolution qui a commencé sous nos yeux, et dont cet ouvrage lui-même n’est qu’un moment, encore entaché de bien des impuretés de l’époque pré-nucléaire, cette évolution est une évolution de longue haleine. La génération actuelle ressemble aux Juifs que Moïse conduit à travers le désert. Elle n’a pas seulement un nouveau monde à conquérir, il faut qu’elle périsse pour faire place aux hommes qui seront à la mesure du nouveau monde.
- Giscard d’Estaing, Paris-Match, 14 septembre 1979. ↑
- Ibidem ↑
- Giscard d’Estaing, Discours à l’occasion du concours du meilleur ouvrier de France, le Monde, 27 octobre 1979. ↑
- Giscard d’Estaing répondant à Charles Villeneuve sur le thème « la France et le choix nucléaire », Europe 1, 18 janvier 1980. ↑
- Ibidem ↑
- Plan particulier d’intervention relatif à la centrale de Fessenheim, le Matin, 9 mai 1979. ↑
- Cité par Michel Bosquet, le Nouvel Observateur, 21 mai 1979. ↑
- Sciences et Avenir, numéro spécial hors-série, « Le risque nucléaire ». ↑
- La Recherche, n° 102, juillet-août 1979. ↑
- Libération, 30 novembre 1979. ↑
- Rapport cité par le Monde, 14 juin 1979. ↑
- Le Monde, 9 décembre 1978. ↑
- Yvonne Rebeyrol, le Monde, 1er août 1979. ↑
- Le Monde, 10 avril 1979. ↑
- Le Monde, 23 mai 1979. ↑
- Le Monde, 25 janvier 1980. ↑
- Le Monde, 21 avril 1977. ↑
- Le Monde, 7 novembre 1978. ↑
- Roland Barthes, leçon inaugurale au Collège de France. ↑
- Le Monde, 28 novembre 1979. ↑
- Le Monde, 6 décembre 1979. ↑
- Dominique Jamet, le Quotidien de Paris, 22–23 décembre 1979. ↑
- Pierre Bourgeade, le Monde, 26 mai 1977. ↑
- Sciences et Avenir, numéro spécial hors-série, « Le risque nucléaire ». ↑
- Le Monde, 9 novembre 1979. ↑
- Le Nouvel Observateur, 21 mai 1979. ↑
- Le Monde, 30 janvier 1980. ↑
- Science et Vie, juillet 1979. ↑
- « Covering Three Mile Island », Newsweek, 16 avril 1979. ↑
- Cité par Louis Puiseux, « L’accident nucléaire de Three Mile Island vu de France », Futuribles 2000, novembre 1979. ↑
- Le Monde, 26 janvier 1980. ↑
- Science et Vie, juillet 1979. ↑
- Le Monde, 30 janvier 1980. ↑
- Le Monde, 5–6 novembre 1978. ↑
- Le Monde, 11 novembre 1978. ↑
- Isabelle Vichniac, le Monde, 8 novembre 1979. ↑
- Le Monde, 13 avril 1979. ↑
- Le Nouvel Observateur, 12 novembre 1979. ↑
- International Herald Tribune, 23 juin 1979. ↑
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