Examen et réfutation des invraisemblables thèses anti-nucléaires (par Jaime Semprun)

Examen et réfutation des invraisemblables thèses anti-nucléaires (par Jaime Semprun)

La Nucléa­ri­sa­tion du monde pré­sente-t-elle

pour l’É­co­no­mie et pour l’É­tat

tous les avan­tages que l’on peut légi­ti­me­ment en attendre ?

A‑t-elle sur la vie sociale et la san­té des popu­la­tions d’aus­si néfastes effets que veulent nous le faire croire ses détrac­teurs ?

Une réponse à ces ques­tions.

Préface à la nouvelle édition

Ce texte a d’a­bord été publié en 1980 de façon ano­nyme. Quand, en sep­tembre 1986, il a été réédi­té sous mon nom par les édi­tions Gérard Lebo­vi­ci, j’y ai seule­ment ajou­té, dans la même veine d’hu­mour macabre que l’ou­vrage lui-même, quelques lignes en guise de pré­face. Cinq mois à peine après la catas­trophe de Tcher­no­byl, il parais­sait en effet super­flu d’in­sis­ter sur l’é­vi­dence : l’é­nor­mi­té appa­rente des extra­po­la­tions aux­quelles je m’é­tais livré à par­tir de l’ac­ci­dent encore rela­ti­ve­ment mineur de Three Mile Island se trou­vait lar­ge­ment sur­clas­sée par le désastre « hors dimen­sion­ne­ment », aux consé­quences pro­pre­ment incal­cu­lables, qui venait de com­men­cer en Ukraine. Mais aujourd’­hui, le temps ayant pas­sé et tout ayant conti­nué — une géné­ra­tion de réac­teurs passe, une autre lui suc­cède —, cer­taines pré­ci­sions ne sont peut-être pas inutiles.

Le pro­cé­dé adop­té (celui du faux plai­doyer, de la satire dégui­sée en apo­lo­gie, illus­tré par divers pam­phlets de Swift), avec le ton d’hu­mour noir qui lui est asso­cié, sera peut-être jugé dépla­cé pour s’ex­pri­mer sur un aus­si ter­rible sujet. Je conti­nue pour ma part à trou­ver au contraire d’une indé­cence rare, c’est-à-dire fort répan­due, que l’on ose, pré­ci­sé­ment sur un tel sujet, exhi­ber sa « honte » et sa « colère » dans un livre — comme un quel­conque pro­fes­seur de « catas­tro­phisme éclai­ré » à Poly­tech­nique, récem­ment reve­nu d’un voyage de quelques jours en Ukraine avec un « jour­nal d’un homme en colère ». Car les cir­cons­tances ne manquent pas qui impo­se­raient de faire de sa colère, pour peu qu’elle soit réelle, un usage autre que lit­té­raire. Sachant cela, il me semble que si l’on en est cepen­dant réduit à ce mode d’ex­pres­sion, on se doit au moins, par hygiène morale en quelque sorte, de retour­ner sa colère contre une si maigre com­pen­sa­tion, et d’y pros­crire en tout cas le pathos de l’in­di­gna­tion, la com­plai­sance pro­fes­sion­nelle des tra­fi­quants d’é­thique et reven­deurs de méta­phy­sique qui s’ad­mirent de leur colère et n’ont pas honte de faire éta­lage de leur « honte ».

Ce pro­cé­dé d’ex­po­si­tion avait cepen­dant, comme tout autre, ses incon­vé­nients : la rhé­to­rique paro­dique du faux rai­son­ne­ment, avec son pom­peux illo­gisme et ses sophismes bur­lesques, évi­tait certes celle, bien-pen­sante, de cette dénon­cia­tion que l’on dit désor­mais citoyenne, mais elle n’al­lait pas sans quelque lour­deur, fût-elle elle-même paro­dique, dans la démons­tra­tion. Lour­deur qu’ag­grave encore aujourd’­hui le fait qu’une part des allu­sions, plai­san­te­ries à tiroirs et sar­casmes à double ou triple détente est, vingt-sept ans plus tard, deve­nue dif­fi­ci­le­ment com­pré­hen­sible ; en même temps que cer­tains de ceux qui étaient atta­qués là — en par­ti­cu­lier le par­ti sta­li­nien fran­çais — ont ces­sé, par leur liqué­fac­tion mani­feste, de méri­ter de telles atten­tions.

Mais pour le reste je ne crois pas que la logique plu­tôt para­noïaque de l’hu­mour noir m’ait entraî­né à quelque outrance sati­rique que ce soit. La ges­tion tech­nique de la vie dans la catas­trophe par l’É­tat et ses experts est deve­nue encore plus inso­lente, dans son mépris pour ses cobayes humains, que tout ce que j’a­vais pu ima­gi­ner alors. Ain­si ce n’est pas moi — et ceci n’est qu’un exemple par­mi tant d’autres — qui ai son­gé à par­ler de « culture radio­lo­gique pra­tique » pour dési­gner le genre de dis­ci­pline qu’il faut incul­quer aux popu­la­tions vivant « sous contrainte radio­lo­gique » dans les zones conta­mi­nées. Si le pas­sage du temps peut avoir affai­bli ce pam­phlet, ce n’est donc pas parce que son pro­pos paraî­trait désor­mais bien exces­sif, mais au contraire parce que l’ex­ces­sif est à ce point deve­nu la norme qu’on n’y prête géné­ra­le­ment plus guère atten­tion. L’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té tout entière « en fonc­tion d’im­pé­ra­tifs de sécu­ri­té dic­tés par des machines », ici pré­sen­tée comme la cau­che­mar­desque uto­pie de la nucléa­ri­sa­tion, dont le carac­tère révol­tant ne pou­vait échap­per à per­sonne, est main­te­nant défen­due comme une pana­cée par les admi­nis­tra­teurs du désastre, quand elle n’est pas récla­mée par le citoyen doté d’une « sen­si­bi­li­té éco­lo­gique », qui vou­drait que s’é­tende à tout la pro­tec­tion et le contrôle. Dans ces condi­tions on peut tran­quille­ment pré­sen­ter le « retour » du nucléaire — qui à vrai dire n’é­tait jamais par­ti bien loin — comme indis­pen­sable à la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, puis­qu’il n’é­met­trait pas de gaz à effet de serre et consti­tue­rait ain­si la meilleure réponse à la menace de cata­clysme offi­cia­li­sée sous le nom de « réchauf­fe­ment cli­ma­tique ».

« La tech­nique de la fis­sion nucléaire ne pul­vé­rise pas que l’a­tome mais aus­si les murs des domaines de com­pé­tence », écri­vait Gün­ther Anders en 1958. Je pense en tout cas avoir mon­tré avec La Nucléa­ri­sa­tion du monde qu’on pou­vait fort bien com­prendre l’es­sence de la chose sans pos­sé­der la moindre com­pé­tence en phy­sique nucléaire : j’oserai affir­mer qu’il n’est guère pos­sible d’être plus igno­rant que moi en la matière. Mais dire cela c’est dire que n’im­porte qui pou­vait en juger de même à l’aide de l’in­for­ma­tion la plus aisé­ment acces­sible, et sans qu’il soit besoin pour cela de dis­po­ser de l’Internet. Il faut donc fina­le­ment admettre que contrai­re­ment à ce qui a sou­vent été sou­te­nu, y com­pris ici-même, on ne peut expli­quer par le secret main­te­nu sur la réa­li­té de l’in­dus­trie nucléaire la sou­mis­sion durable à son déve­lop­pe­ment. Et d’au­tant moins que l’a­pa­thie n’a jamais été aus­si grande qu’aujourd’hui, alors que De Tcher­no­byl en tcher­no­byls, comme inti­tule son livre un pho­to­gé­nique prix Nobel pro­pa­gan­diste du nucléaire « indis­pen­sable » mais « à sécu­ri­ser », l’aliénation est tou­jours plus trans­pa­rente. Sur ce point, on peut trou­ver que l’humour noir de ce livre n’est pas encore assez noir, mais sans doute fal­lait-il, pour avoir le cœur de l’é­crire, pré­sup­po­ser chez les popu­la­tions consen­tantes une capa­ci­té de réac­tion dont nous voyons main­te­nant, après des pro­vo­ca­tions d’une tout autre ampleur que la mienne, qu’elle est à peu près réduite à néant.

JAIME SEMPRUN,
Sep­tembre 2007

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Le débat démo­cra­tique que s’ef­forcent actuel­le­ment de sus­ci­ter dans une opi­nion réti­cente les plus hautes ins­tances de l’É­tat vise à recueillir fidè­le­ment l’ac­quies­ce­ment de la popu­la­tion, par l’in­ter­mé­diaire de ses repré­sen­tants qua­li­fiés, aux déci­sions prises en matière d’éner­gie nucléaire. Dési­reux de n’en­tra­ver en rien la liber­té abso­lue de dis­cus­sion à ce sujet, et sur­tout de ne lui impo­ser auto­ri­tai­re­ment aucune limi­ta­tion de temps, les pou­voirs publics ont fait en sorte que les avis puissent s’ex­pri­mer bien long­temps après la réa­li­sa­tion de leur pro­gramme. Aus­si, forts de nos droits de citoyens, dont nous sommes déci­dés à faire plei­ne­ment usage main­te­nant que l’on nous les a si bien remis en mémoire, nous allons pou­voir choi­sir en toute liber­té démo­cra­tique d’ap­prou­ver ou d’ac­cep­ter ce qu’ont pré­pa­ré scien­ti­fi­que­ment les ins­ti­tu­tions les plus com­pé­tentes.

L’au­teur appré­cie autant qu’il le doit, et plus que per­sonne, toute la dis­tance qui le sépare des spé­cia­listes en pos­ses­sion de la confiance aveugle du public. Mais il lui a sem­blé néan­moins utile, alors que le secret qui pro­tège tant de pro­fondes véri­tés sur le nucléaire fait craindre à cer­tains que les popu­la­tions ne se livrent aux pires sup­po­si­tions, de démon­trer qu’un pro­fane pou­vait fort bien se for­mer une opi­nion rai­son­nable à l’aide des seules véri­tés appa­rues à la sur­face de l’in­for­ma­tion. Ain­si, de même qu’un pes­ti­cide, ou pour mieux dire en l’oc­cur­rence une sub­stance radio­ac­tive, remonte une chaîne ali­men­taire en se concen­trant à chaque maillon de cette chaîne, de même notre rai­son­ne­ment, à par­tir des infor­ma­tions les plus répan­dues, et en sui­vant l’en­chaî­ne­ment logique des consé­quences obli­gées, par­vien­dra à des conclu­sions aux­quelles per­sonne ne devrait res­ter indif­fé­rent, car per­sonne, bien­tôt, n’é­chap­pe­ra à leurs retom­bées. Et pour enri­chir encore cette méta­phore à la moder­ni­té de laquelle le lec­teur sera cer­tai­ne­ment sen­sible, je com­pa­re­rai ma fonc­tion ano­nyme de conden­sa­teur des idées nucléa­ristes à celle de ces algues qui pos­sèdent la pro­prié­té de concen­trer plu­sieurs mil­liers de fois les radio­nu­cléides dif­fu­sés dans l’eau de mer par l’in­dus­trie nucléaire : rien, des beau­tés que l’on pour­ra trou­ver à cet ouvrage, ne doit quoi que ce soit à l’ar­bi­traire d’une théo­rie per­son­nelle, mais tout en appar­tient en propre à la socié­té actuelle.

Quoique ma modes­tie n’aille cepen­dant pas jus­qu’à me faire me com­pa­rer à une moule, j’ad­met­trai d’en­trée que c’est par l’ur­gence des pro­blèmes débat­tus dans ce qui se veut un véri­table mani­feste nucléa­riste que je compte rache­ter, s’il se peut, la médio­cri­té de son exé­cu­tion. Urgence à laquelle devraient se mon­trer sen­sibles les pen­seurs les moins sou­cieux de répondre aux sor­dides sol­li­ci­ta­tions de la réa­li­té. Car quelle que soit la hau­teur de vues de leurs spé­cu­la­tions, il leur faut main­te­nant sau­ver le monde qui les rend pos­sibles et ren­tables, c’est-à-dire qui a pous­sé si loin le raf­fi­ne­ment de la vie sociale qu’existe le besoin de tou­jours entendre par­ler d’autre chose que de la vie réelle, en même temps que la spé­cia­li­sa­tion pro­fes­sion­nelle qui satis­fait ce besoin. Il est vrai que l’exemple d’une telle conscience des néces­si­tés de l’heure ne leur est pas don­né par ceux qui ont pour rôle d’ap­pa­raître comme les maîtres de cette socié­té, et qui nous annoncent que « nous allons vers un monde non maî­tri­sé[1] » sans trop se pré­oc­cu­per de savoir quelle sera leur place dans un tel monde, à eux, les maîtres de la non-maî­trise. Et sans ima­gi­ner, semble-t-il, que puis­qu’ils demandent que l’on conti­nue à leur faire confiance pour ne pas maî­tri­ser ce monde, cela pour­rait don­ner au peuple l’i­dée de se pas­ser d’eux pour le maî­tri­ser, si le besoin s’en fai­sait impé­ra­ti­ve­ment sen­tir. Or, c’est jus­te­ment selon moi ce qui est en train de se pas­ser.

On a dit par­fois que le déve­lop­pe­ment de l’éner­gie nucléaire, par la sur­veillance per­ma­nente qu’elle implique sur les flux et le sto­ckage des matières radio­ac­tives, crée­rait l’o­bli­ga­tion d’une sta­bi­li­té des ins­ti­tu­tions sociales dont l’his­toire ne connaît pas d’exemple. C’est mal poser le pro­blème. Cette péren­ni­té des ins­ti­tu­tions sociales exis­tantes n’est pas un pro­blème pour l’a­ve­nir, mais pour aujourd’­hui même. Et peut-être pour hier, si l’on tarde trop à l’af­fron­ter. Les dif­fi­cul­tés tou­jours crois­santes ren­con­trées par les États pour gérer la sur­vie des socié­tés, tan­dis qu’elles semblent para­ly­ser ceux qui pos­sèdent en toute légi­ti­mi­té les moyens d’y faire face, enhar­dissent chaque jour davan­tage la mul­ti­tude de ceux qui, étant quant à eux dépour­vus de toute espèce de moyen dans le cadre de la socié­té exis­tante, sont par là même peu embar­ras­sés des contraintes qu’im­plique leur usage, et peuvent lais­ser vaga­bon­der sans frein leur ima­gi­na­tion. Car aujourd’­hui c’est à tous les ser­vi­teurs de l’É­tat qu’est retour­née la fameuse ques­tion de Lloyd George — « Que met­trez-vous à la place ? » — par ceux qui, s’ap­puyant sur la néces­si­té com­mu­né­ment res­sen­tie d’une sim­pli­fi­ca­tion radi­cale de la vie sociale, pro­posent car­ré­ment d’a­bo­lir l’É­tat, la pro­prié­té, le tra­vail, et quelques autres choses encore. Ils se sentent en effet raf­fer­mis dans leur impu­dence, et auto­ri­sés à d’in­ces­santes criaille­ries en faveur d’une liber­té abso­lue, par ce fait patent qu’au­cun pro­gramme cohé­rent n’est expli­ci­te­ment oppo­sé à leurs chi­mères par les pro­prié­taires de la socié­té.

C’est un tel pro­gramme que l’on trou­ve­ra ici, et quoi que l’on puisse lui oppo­ser, on devra conve­nir que pour ser­vir une telle cause, il ne sau­rait y en avoir de meilleur. Éloi­gné, par état, de toute pré­ten­tion scien­ti­fique, au sens des spé­cia­listes modernes, l’au­teur a dit sans chiffres ni gra­phiques ce qui n’a nul besoin de chiffres ou de gra­phiques pour s’im­po­ser : la simple véri­té. Occu­pé toute sa vie d’autres tra­vaux, et sans titres d’au­cune espèce pour par­ler de phy­sique nucléaire, si mal­gré lui ses idées se revêtent quel­que­fois d’ap­pa­rences tran­chantes, c’est que, par res­pect pour le public, il a vou­lu les énon­cer clai­re­ment et en peu de mots. Tout son tort, s’il en a un, n’est pas d’être incom­pé­tent, mais d’être com­pé­tent plus vite : il n’existe en effet qu’une seule science, et c’est celle de l’his­toire ; c’est-à-dire, jus­qu’à nou­vel ordre, de la domi­na­tion dans l’his­toire.

Mais ce n’est pas ici le lieu d’an­ti­ci­per sur un rai­son­ne­ment dont le lec­teur appré­cie­ra plus loin l’im­pla­cable logique ; c’est plu­tôt celui d’af­fir­mer que ces pro­po­si­tions ne sont qu’une ébauche que j’offre gra­cieu­se­ment à de plus capables que moi, qui sau­ront les por­ter au point de per­fec­tion seul digne de leur objet : les rendre indis­cu­tables en joi­gnant le plu­to­nium à la parole, les fis­sures aux vapeurs radio­ac­tives et les plans d’é­va­cua­tion aux cer­ti­tudes ras­su­rantes. Je m’a­dresse donc avant tout à ceux que l’on appelle aujourd’­hui les « déci­deurs », assez impro­pre­ment selon moi, car ce dont ils manquent le plus, au moment où ce vocable moderne vient sans doute les en conso­ler, c’est jus­te­ment de déci­sion. Plu­tôt que de jouer aux pen­seurs, ils feraient mieux de lais­ser à leurs enne­mis, comme dans le pas­sé, la satis­fac­tion de com­pen­ser leurs échecs et leur impuis­sance dépi­tée en com­pre­nant le monde mieux que qui­conque : quant à eux, ils l’ont déjà assez pro­fon­dé­ment trans­for­mé pour pou­voir envi­sa­ger main­te­nant d’en faire quelque chose qui décou­rage défi­ni­ti­ve­ment toute cri­tique. Et même si après coup sont éla­bo­rées des théo­ries expli­quant très fine­ment cette trans­for­ma­tion, et la condam­nant, voi­là qui n’au­ra vrai­ment plus aucune sorte d’im­por­tance.

Quoi qu’il en soit, l’o­ri­gi­na­li­té intel­lec­tuelle ne sau­rait être comp­tée au nombre des qua­li­tés de cet ouvrage, et cela sera assu­ré­ment remar­qué comme une manière assez fra­cas­sante de se dis­tin­guer dans une époque où une telle ori­gi­na­li­té nous est garan­tie comme notre dû et régu­liè­re­ment livrée par tom­be­reaux ; le public étant deve­nu si exi­geant à cet égard qu’il ne s’es­time plus satis­fait sans une refonte de l’en­ten­de­ment humain, opé­rée par un éner­gique réamé­na­ge­ment de ses caté­go­ries, chaque tri­mestre. Ou à tout le moins selon une pério­di­ci­té qui n’ex­cède en rien celle de la rota­tion des stocks pré­vue par les méthodes de ges­tion de la librai­rie moderne. Quant à moi, étant tota­le­ment dépour­vu du génie qui per­met aux pen­seurs modernes de pro­duire les idées les plus neuves sans jamais par­tir de la réa­li­té ni y reve­nir, j’ai vou­lu mon­trer qu’il pou­vait y avoir dans ce cas quelque mérite à céder à la faci­li­té d’une pen­sée bana­le­ment appro­priée à l’ob­jet qu’elle se choi­sit dans la réa­li­té. Le nucléaire est en effet lui-même, très concrè­te­ment, cette sim­pli­fi­ca­tion radi­cale dont je par­lais plus haut, et il per­met ain­si à n’im­porte qui d’en­vi­sa­ger tous les pro­blèmes de l’hu­ma­ni­té avec la cohé­rence la mieux fon­dée. Si pour écrire génia­le­ment il suf­fit de se rendre soi-même génial, puis d’é­crire natu­rel­le­ment, on appré­cie­ra ici com­ment le nucléaire, en atten­dant les autres muta­tions qu’il nous réserve, peut déjà rendre génial le pre­mier venu.

Pour en finir avec cette majes­tueuse enfi­lade de pré­cau­tions ora­toires, je tiens à pré­ci­ser que ce n’est en aucune façon l’in­té­rêt per­son­nel qui me fait mili­ter en faveur d’une œuvre que j’es­time néces­saire. En effet, je ne puis moi-même espé­rer pro­fi­ter du déve­lop­pe­ment de l’éner­gie nucléaire, étant don­né que les emplois ain­si créés seront sélec­ti­ve­ment attri­bués aux indi­vi­dus pré­sen­tant les dis­po­si­tions géné­tiques les mieux adap­tées à leur nou­vel envi­ron­ne­ment. Et une étude soi­gneuse de mon héré­di­té m’a révé­lé que la résis­tance de mon orga­nisme aux fac­teurs can­cé­ri­gènes n’at­tei­gnait même pas le taux qui sera bien­tôt exi­gé pour habi­ter au voi­si­nage immé­diat, c’est-à-dire à moins de cent kilo­mètres, d’une cen­trale. Il me fau­dra donc trou­ver, avec les dif­fi­cul­tés que l’on ima­gine, un loge­ment ne se situant dans les parages d’au­cune cen­trale. C’est dire que je n’ai en vue ici que le bien de mon pays et le ser­vice de la chose publique, le nucléaire étant pré­ci­sé­ment, comme on va le voir, la chose publique à son plus haut degré de maté­ria­li­sa­tion.

CE QU’EST LE REFUS DU NUCLÉAIRE : DESCRIPTION ET ANÉANTISSEMENT DE SES THÈSES

Par­lant d’un mou­ve­ment de contes­ta­tion du nucléaire, il nous faut en bonne méthode com­men­cer par éta­blir son exis­tence ; puis entre­prendre de déter­mi­ner ce qu’il est.

Qu’un tel mou­ve­ment de refus, aus­si vaste qu’in­forme, se déve­loppe aujourd’­hui dans tous les pays modernes, autre­ment dit dans tous les pays en voie de nucléa­ri­sa­tion, voi­là qui sem­ble­ra peut-être à un lec­teur naïf ou mal infor­mé ne pou­voir faire l’ob­jet d’au­cun doute. Pour­tant, le domaine de ce qui est direc­te­ment consta­table par cha­cun, et ne demande donc aucu­ne­ment à être démon­tré, s’est sin­gu­liè­re­ment rétré­ci avec les pro­grès de la science moderne. Pro­grès qui ont avan­cé par deux côtés com­plé­men­taires : d’une part tant de choses qui sem­blaient aupa­ra­vant fort simples et sans sur­prises sont deve­nues par quelque côté mys­té­rieu­se­ment autres, sans que la per­cep­tion immé­diate s’en avise, que le témoi­gnage des sens peut légi­ti­me­ment être tenu dans la plus grande sus­pi­cion ; d’autre part, avec cette dis­so­lu­tion du sup­port maté­riel des cer­ti­tudes bor­nées, tout ce qui était direc­te­ment connu est deve­nu pro­blé­ma­tique objet de sciences diverses sans que les pro­grès de la plu­ri­dis­ci­pli­na­ri­té nous per­mettent encore d’en­tre­voir l’é­ten­due exacte de ce qu’il nous faut désor­mais apprendre, sous la conduite des experts, à igno­rer. Une chose est d’ores et déjà acquise à la science : il n’est à peu près rien que nous puis­sions connaître par nous-mêmes.

Pour se per­sua­der des bien­faits de cette pro­di­gieuse expan­sion du ter­ri­toire de la culture moderne, que l’on consi­dère seule­ment com­ment le déve­lop­pe­ment des recherches his­to­riques, avec son heu­reuse influence sur la mémoire col­lec­tive, a per­mis que revienne à la seule connais­sance objec­tive et scien­ti­fique ce qui était lais­sé entre des mains inex­pertes, du temps où il suf­fi­sait de faire appel à sa propre expé­rience vécue pour pré­tendre éta­blir l’exis­tence d’un fait his­to­rique, et même peut-être en déga­ger le sens. Ce scan­dale a ces­sé. Il appar­tient aujourd’­hui aux seuls spé­cia­listes qua­li­fiés, et pour ain­si dire asser­men­tés, d’ar­gu­men­ter et de débattre sur les évé­ne­ments et leur signi­fi­ca­tion, et a for­tio­ri de déter­mi­ner s’ils ont effec­ti­ve­ment eu lieu. Voi­là qui per­met d’é­li­mi­ner toutes les inter­pré­ta­tions hâtives ou ten­dan­cieuses. On l’a vu il y a peu au sujet du Gou­lag, quand il a été éta­bli que les pré­ten­dues révé­la­tions datant des années trente, et éma­nant d’in­di­vi­dus ayant pous­sé le manque de dis­tance phi­lo­so­phique ou scien­ti­fique jus­qu’à y séjour­ner quelque temps, avaient été depuis long­temps inven­tées et mises au jour par des plumes bien plus récentes. On l’a vu encore à pro­pos d’une guerre mon­diale qui semble s’être dérou­lée aux alen­tours de l’an­née 1940, et dont nous sépare l’es­pace infran­chis­sable d’une géné­ra­tion et demie : d’un point de vue rigou­reu­se­ment scien­ti­fique, nous nous sommes aper­çus que nous pos­sé­dions aus­si peu de cer­ti­tudes à son sujet qu’à celui des guerres puniques. Nous pou­vons ain­si pro­cé­der en toute séré­ni­té aux inves­ti­ga­tions por­tant sur l’exis­tence très contro­ver­sée de chambres à gaz, et nous avons tout loi­sir de cal­cu­ler le plus pré­ci­sé­ment com­bien y ont trou­vé la mort, puis­qu’il est tout à fait impen­sable que nous soyons mis dans la situa­tion d’a­voir à être les spec­ta­teurs pas­sifs d’un mas­sacre équi­valent.

Mal­gré toutes les rai­sons de se réjouir d’un besoin de connais­sance qui est le résul­tat d’an­nées de per­fec­tion­ne­ment de notre savoir, il y a là quelque chose d’un peu acca­blant pour qui entre­prend de démon­trer l’exis­tence d’un fait comme le refus du nucléaire, d’au­tant plus réfrac­taire à la connais­sance objec­tive qu’il est encore sus­pen­du dans l’in­cer­ti­tude du pré­sent, et qu’il faut donc l’ar­ra­cher aux inter­pré­ta­tions sub­jec­tives et aux défor­ma­tions inté­res­sées. Quant au proche pas­sé, nous pou­vons encore espé­rer apprendre des auto­ri­tés com­pé­tentes ce qu’il nous réserve. Ain­si devons-nous au zèle inlas­sable de nos diri­geants de ne pas avoir tout à fait oublié cer­tains troubles sur­ve­nus en 1968 : « Il faut rap­pe­ler que cette socié­té de consom­ma­tion a abou­ti à Mai 1968, c’est-à-dire à son rejet. Mai 1968 a été un phé­no­mène impor­tant, etc.[2] » Mais leurs bien com­pré­hen­sibles scru­pules, à ces auto­ri­tés com­pé­tentes, s’ac­croissent évi­dem­ment en pro­por­tion de la proxi­mi­té dans le temps ; elles répugnent à déli­vrer à la hâte les véri­tés his­to­riques auto­ri­sées à un public por­té aux extra­po­la­tions. Ain­si igno­rons-nous tou­jours ce qui s’est exac­te­ment pas­sé au Por­tu­gal dans les années 1974–1975, ou du moins ne pos­sé­dons-nous à ce sujet aucune cer­ti­tude offi­cielle ; le temps d’a­jus­ter les ver­sions suc­ces­sives des faits mises en cir­cu­la­tion sur le moment, et nous serons sans doute fixés vers 1984.

Ces immenses pré­cau­tions dans le trai­te­ment des faits demandent des moyens dont ne dis­posent que les États, leurs uni­ver­si­tés et leurs centres de recherches ; et en effet, qui pour­rait mieux répondre aux exi­gences métho­do­lo­giques de la science his­to­rique moderne que ceux qui les ont for­gées, et qui sont payés pour les connaître ? De même le contrôle de la pol­lu­tion et la mesure exacte des nui­sances reviennent-ils de droit à ceux qui en sont les orga­ni­sa­teurs, comme le pro­blème du déman­tè­le­ment des cen­trales nucléaires hors d’u­sage ne pour­rait être mieux réso­lu que par ceux qui les ont construites. En ce qui concerne mon pro­pos, qui est tou­jours d’é­ta­blir l’exis­tence d’un mou­ve­ment de refus du nucléaire, un fait vient cepen­dant à mon secours ; et c’est qu’un évé­ne­ment, avant d’al­ler séjour­ner plus ou moins long­temps dans les limbes de l’in­dé­ter­mi­na­tion his­to­rique, peut accé­der fugi­ti­ve­ment à l’exis­tence notoire sous forme d’ac­tua­li­té. L’ac­tua­li­té étant consti­tuée par tout ce qui dans le pré­sent est jugé par les res­pon­sables de l’in­for­ma­tion digne de rece­voir la confir­ma­tion offi­cielle que confère plus aisé­ment au pas­sé le fait que l’on n’y puisse rien chan­ger. Quant au refus du nucléaire, je dis­pose donc d’une preuve de son exis­tence propre à satis­faire les plus exi­geants, puisque c’est elle qui sert éga­le­ment à éta­blir urbi et orbi l’exis­tence de toute réa­li­té his­to­rique : on le voit à la télé­vi­sion, on en parle dans les jour­naux.

Il est vrai cepen­dant que dans ce « mondes ans mémoire où, comme sur la sur­face de l’eau, l’i­mage chasse indé­fi­ni­ment l’i­mage[3] », et où nous ne nous bai­gnons jamais deux fois dans le même flot d’in­for­ma­tions, il n’est rien qui ne puisse être tenu un jour pour assu­ré sans être mena­cé de rece­voir le len­de­main un com­plet démen­ti. C’est pour­quoi, quand on nous affirme depuis le som­met du pou­voir poli­tique, d’où se découvrent sans doute au mieux ses sen­ti­ments, que la popu­la­tion fran­çaise « est à l’heure actuelle en majo­ri­té favo­rable à l’éner­gie nucléaire[4] », nous res­sen­tons par la suite la plus par­faite incré­du­li­té devant les mani­fes­ta­tions d’hos­ti­li­té que sou­lève régu­liè­re­ment l’ins­tal­la­tion de nou­velles cen­trales. En effet, on ne peut sérieu­se­ment mettre en balance le poids de l’o­pi­nion publique, que com­posent tous ceux dont l’a­vis est d’im­por­tance puis­qu’ils le laissent expri­mer par d’autres et montrent ain­si ce que sont « le bon sens et l’in­tel­li­gence des Fran­çais[5] », et les agis­se­ments de ceux qui pré­tendent expri­mer direc­te­ment, en pas­sant par-des­sus tout ce qu’ont dit leurs repré­sen­tants, une oppo­si­tion que l’on peut à bon droit dire négli­geable, puis­qu’il a fal­lu la négli­ger pour prendre des déci­sions en cette matière. De tout cela nous pou­vons déjà conclure que le refus du nucléaire qui se mani­feste spo­ra­di­que­ment entre deux révé­la­tions défi­ni­tives du véri­dique état d’es­prit de la popu­la­tion fran­çaise n’est que le fait de ceux qui, en lui étant oppo­sés et en ne repré­sen­tant donc qu’eux-mêmes, se sont pri­vés de tout droit à voir leur avis pris en consi­dé­ra­tion.

Après avoir éta­bli l’exis­tence d’un mou­ve­ment anti­nu­cléaire, il nous faut main­te­nant dire ce qu’il est. Du fait que qui aurait pour but conscient d’ac­croître l’embarras des diri­geants de la socié­té n’au­rait pu trou­ver meilleur point d’ap­pli­ca­tion que celui-là pour l’in­sa­tis­fac­tion aus­si géné­rale qu’im­puis­sante qui taraude nos contem­po­rains, cer­tains ont cru pou­voir conclure qu’il s’a­gis­sait là d’un plan concer­té our­di de longue main dans quelque offi­cine de la sub­ver­sion. Je n’en crois rien. Ne dis­cu­tons même pas l’hy­po­thèse sau­gre­nue qui sup­pose l’ac­tion d’a­gents sti­pen­diés de l’é­tran­ger : ima­gi­ner que les pays de l’Est puissent entre­prendre par ce moyen d’ac­cu­ler à la ruine les pays occi­den­taux, c’est à tous égards comme d’i­ma­gi­ner quel­qu’un fai­sant scier l’arbre sur la branche duquel il est assis. L’ac­tion pré­mé­di­tée de révo­lu­tion­naires sachant cal­cu­ler l’emploi de leurs forces pour créer le cli­mat le plus favo­rable à leurs menées n’est pas plus envi­sa­geable. De révo­lu­tion­naires pos­sé­dant ce genre de sérieux, c’est-à-dire de sens stra­té­gique, il n’en existe pas. On peut l’af­fir­mer avec la même tran­quille cer­ti­tude que pré­cé­dem­ment d’autres véri­tés, car à par­tir de la même consta­ta­tion, qui fait preuve : on ne les voit pas à la télé­vi­sion.

Je sais bien qu’il existe enfin une hypo­thèse, qui jouit pour cer­tains des pri­vi­lèges de l’é­vi­dence, impu­tant le refus du nucléaire aux divers groupes de pres­sion que l’on regroupe com­mu­né­ment sous le nom d’é­co­lo­gistes. Cette hypo­thèse est à coup sûr la moins rece­vable de toutes, et l’on a peine à croire qu’il faille même réfu­ter une accu­sa­tion qui s’ap­pa­rente à la pure calom­nie. La déli­ca­tesse véri­ta­ble­ment buco­lique avec laquelle ces gens pré­sentent aux pou­voirs publics leurs res­pec­tueuses remon­trances inter­dit en effet de pen­ser qu’ils songent à se don­ner les moyens de refu­ser quoi que ce soit. L’é­co­lo­gisme n’est pas une conspi­ra­tion, c’est une « misère » (Tra­des­can­tia), plante, comme on sait, dont les gènes de colo­ra­tion per­mettent aux bio­lo­gistes d’é­ta­blir une dosi­mé­trie très pré­cise des muta­tions pro­vo­quées par les rayon­ne­ments ioni­sants. De même les éco­lo­gistes four­nissent-ils obli­geam­ment aux pou­voirs publics des indi­ca­tions sur les doses maxi­males de trans­for­ma­tion de l’en­vi­ron­ne­ment admis­sibles par la popu­la­tion, c’est-à-dire sur le seuil au-delà duquel ces trans­for­ma­tions lui deviennent per­cep­tibles ; et à par­tir de là, ils repré­sentent aux auto­ri­tés les risques induits par la pro­li­fé­ra­tion du mécon­ten­te­ment. Bref, les accu­ser d’être à l’o­ri­gine des réac­tions d’hos­ti­li­té au nucléaire est aus­si mal­veillant que l’é­tait autre­fois, avant que ne s’im­pose un juge­ment plus équi­table, de faire grief aux syn­di­ca­listes de l’a­gi­ta­tion ouvrière dans les entre­prises.

Il faut donc fina­le­ment sup­po­ser que contre toute appa­rence c’est de leur propre mou­ve­ment que tant d’in­di­vi­dus qui n’en­ten­daient rien à la phy­sique nucléaire se sont mis à s’in­té­res­ser à ses appli­ca­tions. Voi­là qui est, j’en conviens, dif­fi­cile à admettre : il paraît peu croyable que des gens aux­quels on four­nit pater­nel­le­ment et quo­ti­dien­ne­ment les sujets d’in­té­rêts et les diver­tis­se­ments les mieux appro­priés à leurs capa­ci­tés s’a­visent sou­dain de l’im­por­tance de quelque chose d’aus­si exté­rieur à la sphère de leurs pré­oc­cu­pa­tions, sans par­ler de leurs com­pé­tences. Certes, l’É­tat fran­çais, sou­cieux de réveiller le civisme dans des masses indo­lentes, a‑t-il tout fait pour piquer la curio­si­té du public sur ce sujet : par l’at­mo­sphère de secret soi­gneu­se­ment ména­gée autour de toutes les affaires nucléaires, il a réus­si à sus­ci­ter l’in­té­rêt de ceux qui étaient assez vains pour croire qu’on se sou­ciait de leur cacher quel. que chose, comme si l’on avait quelque chose à craindre d’eux. Mais ce stra­ta­gème, qui avait seule­ment pour but d’ac­croître le plai­sir qu’il y a à lire un texte aus­si aride qu’un plan ORSECRAD, de même que les enfants lisent avec une délec­ta­tion par­ti­cu­lière les livres que leurs parents leur ont inter­dits, n’a pas connu le suc­cès escomp­té : les popu­la­tions ne semblent pas avoir com­pris tout l’in­té­rêt qu’il y avait pour elles à apprendre qu’en cas d’é­va­cua­tion il leur fau­drait se munir « de leurs affaires de toi­lette, de vête­ments de rechange et de chaus­sures[6] ».

Je vais main­te­nant ten­ter de mettre à nu les res­sorts émo­tion­nels qui mettent en mou­ve­ment dans la popu­la­tion la pré­ten­due ques­tion nucléaire (en véri­té, le nucléaire ne pose aucune ques­tion, n’ap­porte que des solu­tions). Car il faut bien que ce soient des res­sorts émo­tion­nels irra­tion­nels, pour pré­ci­pi­ter tant de gens dans cette extra­va­gance de pré­tendre se pro­non­cer sur ce qu’ils ne com­prennent aucu­ne­ment ; et ce sous le pré­texte que puisque les retom­bées maté­rielles de cette affaire risquent de concer­ner leur vie plus direc­te­ment et pro­fon­dé­ment que ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler la poli­tique, ils devraient avoir leur mot à dire là-des­sus, comme sur toutes les ques­tions d’un inté­rêt moins concret sur les­quelles on les ques­tionne et sur les­quelles ils se pro­noncent élec­to­ra­le­ment, selon les règles éprou­vées de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive. Ce pré­ju­gé popu­laire doit être redres­sé, par les moyens que nous indi­que­rons plus loin, car la véri­té est exac­te­ment contraire : le sujet est trop brû­lant, ou pour mieux dire irra­diant, pour que la grande masse de la popu­la­tion puisse en juger serei­ne­ment et objec­ti­ve­ment ; déjà cri­tique, elle pour­rait deve­nir sur­cri­tique à la suite d’une fusion par­tielle de ses habi­tudes de confiance dans les res­pon­sables, et il exis­te­rait alors, comme on l’a vu à Three Mile Island, un risque de sur­réac­tion émo­tive géné­ra­teur, et peut-être même sur­ré­gé­né­ra­teur, de troubles et de vio­lences aveugles. Il faut donc que le mécon­ten­te­ment soit conte­nu par une véri­table « enceinte de confi­ne­ment », auquel cas il pour­ra même ser­vir à faire tour­ner un sec­teur de la pro­duc­tion indus­trielle rebap­ti­sé pour la cir­cons­tance « paral­lèle » ou « éco­lo­gique ». Mais nous n’en sommes pas là.

Consi­dé­rons donc les res­sorts émo­tion­nels de l’a­larme popu­laire concer­nant l’éner­gie nucléaire. Au pre­mier rang de ceux-ci il y a bien sûr, comme cela a été rele­vé de nom­breuses fois, une assi­mi­la­tion abu­sive, fruit de l’i­gno­rance du vul­gaire, entre l’u­ti­li­sa­tion paci­fique de l’a­tome et son uti­li­sa­tion mili­taire. C’est à peu près comme si l’on vou­lait tirer quelque consé­quence que ce soit, quant à l’u­sage ordi­naire d’un chan­de­lier, de celui, assez excep­tion­nel, qui consiste à s’en ser­vir pour fra­cas­ser la boîte crâ­nienne d’un inter­lo­cu­teur déplai­sant ; et ensuite, à par­tir de ce fait avé­ré qu’il est arri­vé une fois qu’un hôte iras­cible traite ain­si l’un de ses convives, pré­tendre inter­dire uni­ver­sel­le­ment l’é­clai­rage à la bou­gie. (Le lec­teur appré­cie­ra com­bien cette com­pa­rai­son est plus éclai­rante, c’est le cas de le dire, que celle, pré­si­den­tielle, de l’al­lu­mette et de la bombe à phos­phore, qui pré­juge peut-être un peu de l’a­gi­li­té intel­lec­tuelle d’un public pour lequel le mot de « sur­ré­gé­né­ra­teur » est déjà consi­dé­ré comme « un peu com­pli­qué »). Il est aus­si sérieux, selon moi, de mettre de quelque manière en rela­tion la bombe ato­mique et une cen­trale nucléaire : la preuve en est que dans le second cas on ne parle pas d’ex­plo­sion mais d’ex­cur­sion nucléaire. Vous ne lirez jamais en effet d’autre terme que celui-là dans un rap­port offi­ciel, et il aura fal­lu toute la ten­sion ner­veuse à laquelle ont été sou­mis les res­pon­sables amé­ri­cains au moment de Three Mile Island pour que Hen­drie, le direc­teur du Ser­vice natio­nal de sûre­té des réac­teurs, se laisse aller aux faci­li­tés ono­ma­to­péiques jus­qu’à répondre à une ques­tion du séna­teur Ken­ne­dy sur la catas­trophe maxi­male pos­sible : « Boum boum[7] !»; ce qui n’est pas sans évo­quer fâcheu­se­ment quelque chose comme une explo­sion, alors qu’il s’a­gis­sait bien sûr d’une excur­sion. Seule l’in­com­pé­tence, ou la mal­veillance, pour­rait donc por­ter à croire que l’on a don­né, dans le cadre d’une expres­sion mieux maî­tri­sée et arti­cu­lée, deux noms dif­fé­rents à une seule et même chose. D’au­tant qu’il est de nos jours plus fré­quent de voir le même nom attri­bué à des réa­li­tés radi­ca­le­ment dif­fé­rentes, ou conti­nuer à être por­té par une réa­li­té entiè­re­ment chan­gée.

Cet amal­game déli­rant entre deux choses aus­si dis­tinctes que le nucléaire et le nucléaire s’ex­plique sans doute par le fait que le sou­ve­nir d’Hi­ro­shi­ma est res­té très vivace dans les mémoires. Je m’en vou­drais à ce pro­pos de ne pas citer Pierre Tan­guy, direc­teur de l’Ins­ti­tut de pro­tec­tion et de sûre­té nucléaire au Com­mis­sa­riat à l’éner­gie ato­mique : « Les condi­tions dans les­quelles l’hu­ma­ni­té a pris conscience de la puis­sance de l’éner­gie nucléaire (bombe d’Hi­ro­shi­ma) ont entraî­né vis-à-vis d’elle une méfiance que ne connaissent pas les autres sources d’éner­gie[8]. » Il est cer­tain qu’outre cette frac­tion de l’hu­ma­ni­té qui s’est trou­vée dans les meilleures condi­tions d’ob­ser­va­tion pour acqué­rir une conscience ful­gu­rante de la puis­sance en ques­tion, à peu près tout le monde a pu voir des images de cette pre­mière appli­ca­tion éner­gique du nucléaire ; et nom­breux sont ceux qui en ont res­sen­ti une cer­taine panique, allant par­fois jus­qu’à l’é­moi ou même à la méfiance, si ce n’est au léger doute — comme si les guerres pou­vaient jamais être quelque chose de délec­table ! Si l’on ne se méfie pas plus du char­bon, c’est sans doute seule­ment parce que per­sonne n’a jamais eu, on se demande pour­quoi, à prendre conscience de sa puis­sance dans des condi­tions équi­va­lentes à celles d’Hi­ro­shi­ma.

On peut cepen­dant, avec un immense effort d’i­ma­gi­na­tion pour se repla­cer dans l’é­tat de fruste igno­rance des choses nucléaires qui était alors celui du public, com­prendre qu’il y ait eu là, à l’é­poque, quelque chose d’as­sez frap­pant pour la cré­du­li­té popu­laire, aus­si prompte à se rési­gner à ce à quoi elle est habi­tuée, ou à ce qui y res­semble, qu’à dénon­cer sans réflexion ce qui est nou­veau pour elle, ou qui en pré­sente l’ap­pa­rence. La ques­tion se posait inévi­ta­ble­ment de savoir pour qui, à quelle fin, ces immenses sacri­fices avaient été accom­plis. Et il était com­pré­hen­sible, sinon excu­sable, que des âmes pusil­la­nimes en viennent à dou­ter de la ratio­na­li­té his­to­rique et se com­plaisent mélan­co­li­que­ment dans les subli­mi­tés vides et sté­riles que leur ins­pi­rait ce pre­mier bilan néga­tif, à moins qu’elles ne se retirent dans l’é­goïsme qui, sur la rive tran­quille, jouit en sûre­té du spec­tacle loin­tain de la masse confuse des ruines. Mais aujourd’­hui, alors que nous en connais­sons la véri­té dans le résul­tat, n’im­porte qui devrait être en mesure de juger serei­ne­ment ces dévas­ta­tions et de cueillir la rose de la rai­son sur la croix du pas­sé en recon­nais­sant là la pre­mière mani­fes­ta­tion, encore gros­sière et pri­mi­tive, d’une puis­sance qui s’est depuis consi­dé­ra­ble­ment raf­fi­née et sophis­ti­quée.

D’ailleurs n’en a‑t-il pas tou­jours été ain­si, et chaque fois qu’il y a eu pro­grès dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, qu’il soit tech­nique ou social, n’est-ce pas la guerre qui l’a fait éclore, qui en a été en quelque sorte le banc d’es­sai ? Par exemple, c’est tout d’a­bord dans l’ar­mée que nous trou­vons le sys­tème sala­rial com­plè­te­ment déve­lop­pé. De même, la pre­mière appli­ca­tion en grand des machines. C’est éga­le­ment dans les armées que la divi­sion du tra­vail au sein d’une branche de la pro­duc­tion fut tout d’a­bord ins­tau­rée. Toute l’his­toire des formes suc­ces­sives d’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té y a été chaque fois anti­ci­pée de façon frap­pante. Que l’on songe seule­ment, pour la seule guerre de 1914–1918, à ce consi­dé­rable déve­lop­pe­ment des tech­niques de l’in­for­ma­tion fami­liè­re­ment appe­lé « bour­rage de crâne », ou à la sophis­ti­ca­tion de l’a­li­men­ta­tion d’a­bord connue sous la forme très impar­faite de l’er­satz ; ou encore à la par­ti­ci­pa­tion construc­tive des syn­di­cats à l’é­co­no­mie natio­nale, au nom de « l’ef­fort de guerre ». Tous per­fec­tion­ne­ments de la civi­li­sa­tion dont nous n’a­vons pas fini d’ap­pré­cier la por­tée. Plus près de nous, on a vu par exemple le défo­liant dénom­mé « agent orange » pré­fi­gu­rer au Viet­nam, comme peuvent en témoi­gner non seule­ment les popu­la­tions locales mais aus­si ces véri­tables tra­vailleurs modernes que sont les sol­dats amé­ri­cains, les effets de la dioxine, que les habi­tants de Seve­so n’ont pu goû­ter que plus tar­di­ve­ment. Puisque l’in­dus­trie de la tue­rie humaine a ain­si tou­jours été le labo­ra­toire du déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives, il serait tout à fait injuste de repro­cher spé­cia­le­ment à l’éner­gie nucléaire d’être fille de la guerre moderne, née dans l’hor­reur d’Hi­ro­shi­ma.

Mais sur­tout, au-delà d’une recon­nais­sance de la froide néces­si­té qui n’est sans doute pas à la por­tée du sen­ti­men­ta­lisme popu­laire, n’est-il pas aujourd’­hui acquis, grâce à ce pro­grès tech­nique étour­di­ment décrié par tous les chantres de l’ar­rié­ra­tion, que nous ne res­sen­ti­rons plus jamais ce sen­ti­ment d’hor­reur stu­pé­faite devant de telles dévas­ta­tions ? En effet, nous en avons vu d’autres, depuis, des pay­sages de déso­la­tion ! Et la pro­duc­tion indus­trielle moderne ne cesse, dans les plus évi­dents de ses résul­tats, de nous fami­lia­ri­ser tou­jours mieux avec ce nou­vel envi­ron­ne­ment, pay­sage rui­ni­forme dont la baroque splen­deur attend son Pira­nese (« Col spor­car si tro­va… », que je tra­dui­rai libre­ment : c’est en pol­luant que l’on invente…). De telle manière que l’on peut aujourd’­hui être sûr que les nou­velles géné­ra­tions, dont la per­cep­tion a été ain­si conve­na­ble­ment édu­quée, ne serait-ce que par la contem­pla­tion quo­ti­dienne de nos villes et de nos cam­pagnes, ou plu­tôt de leur osmose géné­rale dans une même pro­li­fé­ra­tion sub­ur­baine, ne sont pas expo­sées au risque d’un sai­sis­se­ment trop violent, et par là dan­ge­reux, devant le spec­tacle d’une catas­trophe quel­conque.

Et puis enfin, et là appa­raît toute la mau­vaise foi de ceux qui montent en épingle contre les tech­niques nucléaires leurs pre­miers bal­bu­tie­ments, par­fois peu aimables, comme le sont aus­si bien ceux d’un nou­veau-né, auquel il arrive à lui aus­si de brailler hor­ri­ble­ment : ne pos­sé­dons-nous pas désor­mais, grâce au per­fec­tion­ne­ment de ces mêmes tech­niques, des armes dites « bombes à neu­trons » dont la déli­ca­tesse dans la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment va jus­qu’à lais­ser toute chose en l’é­tat, tou­chante sol­li­ci­tude que j’o­se­rai qua­li­fier d’é­co­lo­gique, au meilleur sens du mot ? Ain­si une guerre, si par extra­or­di­naire elle se pro­dui­sait avant que la nucléa­ri­sa­tion du monde ne l’ait ren­due impos­sible, parce qu’ab­so­lu­ment inutile, comme on le ver­ra plus loin, ne pré­sen­te­rait en tout cas aucun des traits pas­sa­ble­ment cho­quants, ou même répu­gnants, qu’ont pré­sen­tés les guerres du pas­sé. Et là encore la chose mili­taire n’est qu’un avant-goût pro­met­teur de pro­grès dont est des­ti­née à pro­fi­ter la vie civile ; car c’est une des plus évi­dentes supé­rio­ri­tés de l’éner­gie nucléaire sur celles qui l’ont pré­cé­dée que d’être, même lors­qu’elle modi­fie en pro­fon­deur la nature des choses, émi­nem­ment res­pec­tueuse de leur appa­rence : rien de plus dis­cret qu’une radia­tion.

Pour­tant un aus­si incon­tes­table avan­tage que cette invi­si­bi­li­té a pu tour­ner, tant est grand le poids de l’ir­ra­tion­nel en cette affaire, à la défa­veur des tech­niques nucléaires. Il y a quelque chose de para­doxal à voir des gens qui ne se sont pas autre­ment émus de modi­fi­ca­tions de leur envi­ron­ne­ment dont le carac­tère de nui­sance était assez évident s’a­lar­mer sou­dain de la pré­ten­due noci­vi­té, qu’ils sont bien inca­pables de mesu­rer, d’un phé­no­mène qui échappe aux organes des sens. Et c’est à juste titre qu’un Dutourd ou un Pau­wels leur remettent en mémoire les affres de la révo­lu­tion indus­trielle. Mais il faut pour­tant rele­ver, non sans tris­tesse, chez ceux-là mêmes qui font pro­fes­sion du plus ferme nucléa­risme, de déplo­rables conces­sions, fri­sant la déma­go­gie, aux argu­ments cap­tieux de leurs adver­saires : en invo­quant la situa­tion des classes labo­rieuses au temps du capi­ta­lisme pré-nucléaire (les catas­trophes minières, etc.) et en disant aux gens que, puis­qu’en somme ils ont accep­té cela, et s’y sont faits, ils pour­ront bien accep­ter de même la nucléa­ri­sa­tion, et s’y faire, ils tracent en effet un paral­lèle qui ne rend pas entiè­re­ment jus­tice à l’éner­gie nucléaire. Il faut en finir avec cette espèce de défense en retrait qui se laisse encore sot­te­ment impo­ser un air de culpa­bi­li­té, et qui semble bor­ner son ambi­tion à éta­blir que les effets de la nucléa­ri­sa­tion ne seront pas plus hor­ribles que tant d’autres réa­li­tés aux­quelles les hommes se sont si bien habi­tués qu’ils ne les voient même plus ; alors que le consi­dé­rable avan­tage de ceux-là sur celles-ci est d’être d’emblée invi­sibles. La nucléa­ri­sa­tion doit être défen­due offen­si­ve­ment, en détrui­sant sans pitié les sophismes et les demi-véri­tés contra­dic­toires qui se mettent en tra­vers de son che­min.

Ain­si en ce qui concerne la radio­ac­ti­vi­té. On sait que la notion de dose maxi­male admis­sible, contes­tée depuis long­temps, a été entiè­re­ment balayée par des tra­vaux récents selon les­quels non seule­ment toutes les doses de radia­tions ioni­santes sont nocives, sans que l’on puisse déter­mi­ner de seuil au-des­sous duquel il y aurait inno­cui­té, comme l’a éta­bli une auto­ri­té aus­si res­pec­table que le Comi­té sur les effets bio­lo­giques des radia­tions ioni­santes mis en place par l’A­ca­dé­mie des sciences amé­ri­caine[9], mais encore l’ex­tra­po­la­tion en ligne droite des effets jus­qu’au niveau mini­mal sous-estime-t-elle les effets de faibles doses répé­tées, qui seraient plus graves que ceux d’une dose forte quan­ti­ta­ti­ve­ment égale à leur somme. Sans par­ler des divers phé­no­mènes de concen­tra­tion bio­lo­gique des radio­nu­cléides le long des chaînes ali­men­taires, ni des mul­tiples sur­prises que nous réservent les mer­veilles de la syner­gie, les inter­ac­tions des radia­tions avec les pol­lu­tions chi­miques et ther­miques. Sur­prises dont un avant-goût pro­met­teur vient de nous être four­ni lorsque nous avons appris, à l’oc­ca­sion d’un congrès où d’é­mi­nents scien­ti­fiques fai­saient le point des inté­res­santes décou­vertes que leur avait per­mis de réa­li­ser la marée noire de l’« Amo­co Cadiz », que les hydro­car­bures pos­sé­daient à côté de bien d’autres qua­li­tés celle de fixer et de recon­cen­trer cer­tains pro­duits radio­ac­tifs, comme le césium 144, dis­sé­mi­nés dans l’eau de mer[10]. Le « sui­vi » de ce phé­no­mène dans le golfe du Mexique nous per­met­tra cer­tai­ne­ment d’en­ri­chir encore nos connais­sances de ce genre d’af­fi­ni­tés élec­tives.

Bien. Dans une telle situa­tion, où de nou­veaux hori­zons s’ouvrent chaque jour à l’in­ves­ti­ga­tion scien­ti­fique, que font les res­pon­sables du pro­gramme nucléaire fran­çais ? Ils semblent vou­loir conti­nuer à se mon­trer modes­te­ment éco­nomes de leur com­pé­tence cen­trale, pro­pre­ment scien­ti­fique, pour se livrer à des recherches, qui par­ti­cipent plu­tôt de la lit­té­ra­ture, sur l’ef­fi­cace et la com­bi­na­toire de diverses figures de rhé­to­rique et tours ora­toires. Com­ment ne voient-ils pas que ces menues coquet­te­ries sont propres à les dis­cré­di­ter dans l’es­prit mes­qui­ne­ment pro­saïque d’une popu­la­tion qui ne s’in­té­resse guère à cette alchi­mie, ou plu­tôt mani­pu­la­tion géné­tique, du verbe, et qui bien­tôt rejet­te­ra en bloc toute expli­ca­tion offi­cielle ?

Il est cer­tain qu’il ne sau­rait être ques­tion de révi­ser à la baisse ce que les auto­ri­tés admettent aujourd’­hui comme dose maxi­male de radia­tions admis­sible par les popu­la­tions, car dans ce cas c’est pra­ti­que­ment toute l’in­dus­trie nucléaire qui se trou­ve­rait, de manière inad­mis­sible, mise hors d’é­tat de fonc­tion­ner. Les pou­voirs publics misent donc sur le fait que les effets de doses faibles mais chro­niques de radia­tions ne deviennent mani­festes qu’à long terme ; et comptent que cette période de latence leur lais­se­ra le temps d’a­vi­ser, c’est-à-dire de tout mettre en œuvre pour que la popu­la­tion ne s’a­vise de cette réa­li­té qu’au moment où son ampleur per­met­tra aux savants de faire valoir au mieux leurs connais­sances en matière de muta­tions géné­tiques, les pro­thèses très per­fec­tion­nées qu’ils ont mises au point, etc.

Cet objec­tif est cer­tai­ne­ment excellent ; c’est celui de toute infor­ma­tion véri­table que de mettre le public à l’aise avec le fait accom­pli en lui épar­gnant la fatigue d’a­voir à réflé­chir sur son accom­plis­se­ment, sans par­ler de celle qu’il y aurait à inter­ve­nir là-contre. Et l’on sait com­bien une telle infor­ma­tion est néces­saire en matière radio­ac­tive, comme l’ont remar­qué tous les com­men­ta­teurs après le pseu­do-évé­ne­ment de Three Mile Island (nous trai­te­rons de ce tra­vail d’in­for­ma­tion dans notre deuxième par­tie). Mais il me semble que ces pater­nels ména­ge­ments pour la paresse de pen­sée de nos contem­po­rains doivent prendre en compte la pos­si­bi­li­té qu’elle ait un résul­tat tout contraire au résul­tat dési­ré, et qu’ils se mettent, sans autre exa­men, à ne plus rien croire de ce qu’on leur dit. Ils ont déjà une fâcheuse ten­dance à attri­buer tous leurs mal­heurs per­son­nels à « la pol­lu­tion », nou­velle ver­sion de la fata­li­té his­to­rique : il suf­fit par exemple qu’à proxi­mi­té de cer­taine usine de Seve­so naisse un enfant mons­trueux pour qu’ils aillent ins­tan­ta­né­ment voir là un rap­port de cause à effet, sans pen­ser une seconde à toutes ces condi­tions par­fai­te­ment nor­males et natu­relles que sont leurs mai­sons à l’a­miante, leur pois­son au mer­cure ou leur vin à la potasse.

On sait que le prin­ci­pal ensei­gne­ment tiré de Three Mile Island par le minis­tère fran­çais de l’In­dus­trie est que les res­pon­sables « doivent veiller à conser­ver leur capi­tal de cré­di­bi­li­té et de com­pé­tence[11] ». Et pour enrayer la baisse ten­dan­cielle du taux de cré­di­bi­li­té des experts offi­ciels, il faut certes conti­nuer comme par le pas­sé à dis­si­mu­ler tout ce qui peut l’être et à taire tout ce qui ne parle pas de soi-même, à ména­ger ses effets en quelque sorte, puis­qu’il n’est pas envi­sa­geable que les spé­cia­listes aient à convaincre les pro­fanes du bien-fon­dé de tout ce qu’ils font, au fur et à mesure qu’ils le font ; alors qu’ils ont déjà le plus grand mérite à s’en convaincre eux-mêmes, et qu’il leur faut pour cela toute leur foi dans le pro­grès, à défaut de savoir, par exemple, com­ment déman­te­ler les cen­trales nucléaires qu’ils construisent. Mais il convien­drait éga­le­ment, quand on se trouve dans l’o­bli­ga­tion de par­ler, et quoi que cela doive coû­ter aux porte-parole auto­ri­sés de bri­der ain­si leur talent, de ne pas ali­gner inno­cem­ment des incon­grui­tés où l’o­pi­nion pour­rait, si par hasard elle avait le temps d’y réflé­chir une seconde, voir une moque­rie. Les gens avi­sés savent bien sûr que de telles affir­ma­tions ne sont pas faites, n’en ayant pas besoin, pour être crues, mais seule­ment pour occu­per de leur suc­ces­sion inin­ter­rom­pue l’es­pace audio-visuel de ceux dont la dili­gente par­ti­ci­pa­tion aux affaires publiques consiste pré­ci­sé­ment à être en toutes cir­cons­tances des spec­ta­teurs atten­tifs, et qu’il ne faut donc pas frus­trer de cette seule res­pon­sa­bi­li­té. Pour­tant, cette réa­li­té n’im­plique pas, selon moi, que l’on puisse déjà dire abso­lu­ment n’im­porte quoi sans consé­quence, comme on le pour­ra en toute liber­té dans une socié­té inté­gra­le­ment nucléa­ri­sée. (Le lec­teur aura cer­tai­ne­ment appré­cié la manière dont, anti­ci­pant sur cet aspect liber­taire de la nucléa­ri­sa­tion, j’ai agréa­ble­ment sau­pou­dré mon rai­son­ne­ment de quelques inco­hé­rences pit­to­resques, sans me sou­cier de démon­trer, ce que j’au­rais pu faire très faci­le­ment, qu’elles n’é­taient qu’ap­pa­rentes ; j’ai en effet appris de nos pen­seurs les plus modernes, aux­quels ne sera jamais assez ren­du hom­mage pour cette décou­verte, que toute pen­sée cohé­rente por­tait en elle le tota­li­ta­risme, comme tout juge­ment tran­ché relève de la pra­tique poli­cière : aus­si me suis-je empres­sé de mar­quer ce qui doit donc être com­pris comme mon atta­che­ment à la cause de la liber­té, et non comme une fai­blesse de mon rai­son­ne­ment.) Pour l’ins­tant, la pos­si­bi­li­té existe, quoique très faible, que quel­qu’un se sou­vienne et ait les moyens de rap­pe­ler que, par exemple, il avait été affir­mé lors de la décou­verte en octobre 1978 d’une fuite dans la « chambre à bulles » de l’Or­ga­ni­sa­tion euro­péenne de recherche nucléaire que cela ne devait aucu­ne­ment lais­ser pen­ser qu’une ava­rie sem­blable puisse se pro­duire dans les chau­dières nucléaires fran­çaises, fabri­quées par le même construc­teur[12]. Si quel­qu’un avait la mali­gni­té de rap­pe­ler ces assu­rances péremp­toires main­te­nant que ces impos­sibles fis­sures sont appa­rues non seule­ment dans les chau­dières mais, pire encore, dans l’in­for­ma­tion, on voit quel usage pour­raient en faire les enne­mis du nucléaire pour ten­ter de dis­cré­di­ter toutes les pré­vi­sions scien­ti­fiques.

De la même manière il est pué­ril de pré­tendre noyer le poi­son en par­lant de radio­ac­ti­vi­té natu­relle, comme si celle qu’on y ajoute était des­ti­née à s’y perdre aus­si imper­cep­ti­ble­ment que le pétrole d’« Ixtoc One » dans le golfe du Mexique, où l’on nous a oppor­tu­né­ment appris que se déver­saient déjà chaque année deux cent mille tonnes de pétrole par des fuites tout à fait natu­relles[13] ; ce qui ramène à ses justes pro­por­tions la contri­bu­tion d’« Ixtoc One », qui quoi­qu’elle ne puisse encore être exac­te­ment chif­frée, peut déjà être dite incom­men­su­rable. Et je laisse à de plus savants que moi le soin de la pré­sen­ter sous son jour le plus favo­rable en cal­cu­lant, par une trans­po­si­tion de la quan­ti­té de car­bu­rant ain­si sous­traite à la cir­cu­la­tion en uni­tés de « week-end », com­bien de morts d’hommes ont été évi­tées en échange du seul désa­gré­ment de quelques cre­vettes.

Mais en ce qui concerne les radia­tions, sans doute vau­drait-il mieux pour les pou­voirs publics, plu­tôt que de cou­per les mil­li­rems en quatre, mettre l’ac­cent sur le carac­tère de mithri­da­ti­sa­tion que com­porte l’é­lé­va­tion pro­gres­sive et régu­lière du taux ambiant de radio­ac­ti­vi­té ; phé­no­mène d’ac­cou­tu­mance qui n’est pas natu­rel, mais bien social, comme le fait qu’une tasse de cho­co­lat qui, lors de l’in­tro­duc­tion en Europe de ce pro­duit, fai­sait l’ef­fet d’un exci­tant puis­sant soit aujourd’­hui dédai­gnée même par les enfants, au pro­fit de sub­stances plus actives. Le der­nier mot de la pen­sée scien­ti­fique à ce sujet a d’ailleurs été pro­non­cé non par un savant, mais par un homme d’É­tat ; l’un de ceux qui savent tout par­ti­cu­liè­re­ment ne pas pro­mettre incon­si­dé­ré­ment ce qu’il fau­dra démen­tir le len­de­main, mais dire sim­ple­ment : « C’est ain­si. » Je veux par­ler de Ray­mond Barre et de sa mémo­rable décla­ra­tion : « Ce qu’il faut c’est fami­lia­ri­ser le public avec la radio­ac­ti­vi­té[14]. » Et comme le disait un autre Pre­mier ministre, sué­dois celui-là, après avoir pré­ci­sé que renon­cer au nucléaire remet­trait en ques­tion le sys­tème social : « Per­sonne n’aime le nucléaire[15]. » Ce dont il ne fau­drait pas conclure pré­ci­pi­tam­ment que per­sonne n’aime le sys­tème social exis­tant, mais seule­ment qu’il n’a plus les moyens d’être aimable, s’il en a jamais eu le but. « Ils n’aiment pas le poi­son, ceux qui ont besoin du poi­son », et nos diri­geants ne pré­tendent pas aimer la radio­ac­ti­vi­té : ils pré­tendent seule­ment que nous l’ac­cep­tions, au nom de la même excel­lente rai­son pour laquelle nous accep­tons ce sys­tème social et leur ges­tion, parce qu’elle est là. Retrou­vant l’es­prit de sacri­fice qui a ani­mé à l’o­ri­gine leur pou­voir, ils sont d’ailleurs prêts à payer de leur per­sonne et à l’ac­cep­ter les tout pre­miers avec la même abné­ga­tion que cet expert qui décla­rait à pro­pos de coquillages pêchés à proxi­mi­té des fuites radio­ac­tives de La Hague : « Je suis prêt à en man­ger pen­dant un an[16]. »

Voi­là qui, dans notre époque de désar­roi, lève bien haut le dra­peau de l’es­poir : l’es­poir que per­mettent d’en­tre­te­nir les capa­ci­tés de fami­lia­ri­sa­tion si bien déve­lop­pées par l’es­pèce humaine au cours de l’his­toire moderne que l’on ne voit plus jus­qu’où pour­ront être recu­lés les seuils d’ac­cep­ta­bi­li­té, ou plu­tôt que l’on voit très bien que de tels seuils n’é­taient que des conven­tions désuètes, bar­rières « natu­relles » ima­gi­naires que dres­sait devant elle une huma­ni­té timo­rée. Il n’y a rien auquel l’homme civi­li­sé ne puisse s’a­dap­ter, comme l’a irré­fu­ta­ble­ment prou­vé l’ex­pé­ri­men­ta­tion scien­ti­fique la plus scru­pu­leuse, menée à une échelle qui garan­tit le sérieux de ses conclu­sions, in vitro d’a­bord, par la concen­tra­tion arbi­traire d’un échan­tillon­nage de popu­la­tions dans des condi­tions de sur­vie ori­gi­nales ; puis in vivo, pour cor­ri­ger ce que l’ar­ti­fi­cia­li­té de ce milieu avait pu faus­ser dans les obser­va­tions recueillies. S’ins­pi­rant d’une métho­do­lo­gie aus­si rigou­reuse, on par­vien­dra aisé­ment à faire que nous soyons un jour dans la radio­ac­ti­vi­té comme un pois­son dans l’eau de Mina­ma­ta, par exemple. Il faut cepen­dant à cette fin que la néces­saire adap­ta­tion de notre orga­nisme cesse d’être lais­sée à l’ac­tion anar­chique de conta­mi­na­tions incon­trô­lées pour être véri­ta­ble­ment pla­ni­fiée par les auto­ri­tés.

Mais ce n’est pas ici le lieu d’en­vi­sa­ger les remèdes, aus­si agréables soient-ils à consi­dé­rer ; pour­sui­vons donc le diag­nos­tic de la mala­die anti­nu­cléaire. Nous avons fait clai­re­ment appa­raître, comme second élé­ment irra­tion­nel, après l’an­goisse fan­tas­ma­ti­que­ment liée à de vieux sou­ve­nirs, les craintes que sus­cite le carac­tère en quelque sorte supra­sen­sible de l’éner­gie nucléaire. Les hommes sont habi­tués à l’ac­tion de forces méca­niques, qu’ils peuvent voir s’exer­cer et dont ils peuvent com­prendre l’a­gen­ce­ment, super­fi­ciel­le­ment du moins. La fis­sion nucléaire agis­sant sur la struc­ture même de la matière inor­ga­nique (comme les mani­pu­la­tions géné­tiques, qui en sont le com­plé­ment indis­pen­sable pour construire un homme nucléa­ri­sé, agissent sur la struc­ture de la matière orga­nique), il n’y a désor­mais plus rien à voir.

On com­prend que cela soit quelque peu dépri­mant, dans un monde où la vue est le sens qui ins­truit tous les autres ; mais ce que l’on com­prend moins bien, c’est que se révoltent contre cette puis­sance qui échappe à leurs sens des gens qui par ailleurs ne semblent même pas remar­quer que l’en­semble de leurs acti­vi­tés est sou­mis à une puis­sance tout aus­si impal­pable et invi­sible, et d’une action si uni­ver­selle que la nucléa­ri­sa­tion elle-même n’en est qu’une consé­quence. Il fal­lait sans doute que cette puis­sance sociale infi­nie que consti­tue l’exis­tence de rap­ports mar­chands pro­clame ain­si fiè­re­ment son auto­no­mie sous la forme du nucléaire pour que les hommes prennent conscience de leur sou­mis­sion néces­saire à ses impé­ra­tifs. En ce sens, le nucléaire est, en matière sociale, une décou­verte aus­si impor­tante que le fut celle de l’in­cons­cient en matière de psy­cho­lo­gie indi­vi­duelle. Et l’on sait quelles résis­tances sou­le­va à ses débuts la psy­cha­na­lyse, de la part d’hommes peu enclins à admettre que la plus impor­tante par­tie de leurs actions ne soit aucu­ne­ment le résul­tat de leur libre volon­té. Cha­cun peut consta­ter qu’a­près ces pre­mières réti­cences, ils se sont faits à cette idée, au point que la plu­part de nos contem­po­rains se plaisent aujourd’­hui à ana­ly­ser à lon­gueur de temps, avec une ingé­nio­si­té vrai­ment remar­quable, l’im­mense mesure dans laquelle leur vie prend un cours bien dif­fé­rent de ce qu’ils vou­laient en faire, et la manière dont il leur faut chaque fois accep­ter des résul­tats qu’ils n’ont pas vou­lus. C’est une prise de conscience aus­si rai­son­nable qui doit main­te­nant s’ef­fec­tuer à l’é­chelle de la socié­té tout entière : là où était le jeu désor­don­né et capri­cieux des inté­rêts par­ti­cu­liers, doit venir la sou­mis­sion lucide à ce que l’on pour­rait appe­ler, par un paral­lèle har­di et ori­gi­nal, le ça éco­no­mique. Le nucléaire est la maté­ria­li­sa­tion indis­cu­table de cette ratio­na­li­té, qui sera ain­si pré­sente direc­te­ment comme pré-condi­tion de toute acti­vi­té, plu­tôt que de s’im­po­ser par le détour d’ha­ras­sants et pénibles conflits, en quelque sorte dans le dos des pro­ta­go­nistes de la vie sociale.

Mais voi­ci qu’en­core une fois, empor­té par l’en­thou­siasme qui embrase et irra­die qui­conque envi­sage les rayon­nantes et ioni­santes pers­pec­tives de la nucléa­ri­sa­tion, j’ai failli rompre le fil de mon rai­son­ne­ment. Repre­nons. En abor­dant avec tous les ména­ge­ments sou­hai­tables ce déli­cat pro­blème des radia­tions, je n’a­vais pas l’im­pu­dence de pré­tendre me pro­non­cer sur la réa­li­té objec­tive du phé­no­mène, dont l’é­va­lua­tion est légi­ti­me­ment la pro­prié­té exclu­sive du Ser­vice cen­tral de pro­tec­tion contre les rayon­ne­ments ioni­sants, puisque ses enquêtes et ses résul­tats sont cou­verts par un secret propre à pro­té­ger effi­ca­ce­ment le public contre toute conta­mi­na­tion par des infor­ma­tions alar­mantes, à par­tir des­quelles se pro­pa­ge­raient des rumeurs alar­mistes. Non, loin de moi l’i­dée de com­pro­mettre de quelque manière une pro­tec­tion aus­si néces­saire ! J’ai seule­ment vou­lu mon­trer com­ment le public, dans la pro­fonde mécon­nais­sance où il se trouve encore de cette néces­si­té de son igno­rance, réagis­sait émo­ti­ve­ment à une réa­li­té qui lui semble d’au­tant plus redou­table qu’elle est pour lui en quelque sorte imma­té­rielle, dému­ni comme il l’est de toute capa­ci­té de mesure ; et com­ment cette réac­tion venait ali­men­ter la peur irra­tion­nelle du nucléaire.

Cela nous mène très logi­que­ment à un troi­sième fac­teur émo­tion­nel, peut-être le plus pro­fond et le plus agis­sant de ceux qu’il nous faut mettre en lumière pour com­po­ser le véri­table tableau cli­nique de la patho­lo­gie anti­nu­cléaire. Il s’a­git de ce que j’ap­pel­le­rai la révolte de l’i­gno­rance. Autre­fois l’i­gno­rance allait de pair, comme il est nor­mal, avec le res­pect du savoir, et les igno­rants, c’est-à-dire la grande masse de la popu­la­tion, res­sen­taient une crainte admi­ra­tive pour tout ce qu’ils ne com­pre­naient pas. Aujourd’­hui, au contraire, par un ren­ver­se­ment dont l’ab­sur­di­té n’é­chap­pe­ra à per­sonne comme étant la plus mar­quante d’une époque pour­tant fer­tile en la matière, alors même qu’ils se trouvent inti­me­ment et quo­ti­dien­ne­ment, et pas seule­ment à Seve­so, au contact des résul­tats les moins contes­tables de la science moderne, et ain­si mieux à même que jamais de se péné­trer des sen­ti­ments d’hu­mi­li­té qu’im­plique une igno­rance qu’ils doivent admettre à chaque ins­tant, ils choi­sissent pré­ci­sé­ment ce moment pour se retour­ner avec ani­mo­si­té contre tout ce qu’ils ne com­prennent pas, c’est-à-dire contre à peu près tout ce qui existe. L’a­gi­ta­tion anti­nu­cléaire exploite bas­se­ment ce res­sen­ti­ment des igno­rants, avec une incon­sé­quence qui serait admi­rable si elle n’é­tait banale chez les éco­lo­gistes, car en même temps qu’ils entre­tiennent et flattent déma­go­gi­que­ment la ran­cœur à l’é­gard de la science, ils invoquent la rigueur de la méthode scien­ti­fique, et les néces­si­tés objec­tives qu’ils pré­tendent décou­vrir grâce à elle, pour ten­ter d’im­po­ser leur point de vue aux pou­voirs publics, au nom de rien de moins que la sur­vie de l’es­pèce.

Mais sur ce point nous sommes dis­pen­sés d’ac­com­plir un de ces pro­di­gieux efforts de pen­sée dont nous sommes cou­tu­miers et dont le lec­teur a déjà pu admi­rer les résul­tats, car nous avons la chance de pos­sé­der, toutes prêtes et pour ain­si dire pré­mâ­chées, les plus per­ti­nentes des for­mu­la­tions du pro­blème. Je veux par­ler de celles de Marc Ambroise-Ren­du, de quel­qu’un donc qui vomit toute espèce d’ex­tré­misme, puis­qu’il traite des ques­tions éco­lo­giques dans les colonnes du jour­nal le Monde avec un sens aigu des res­pon­sa­bi­li­tés qui lui incombent en consé­quence : en effet, s’il est vrai que l’in­for­ma­tion digne de ce nom, dont ce quo­ti­dien est le paran­gon, se doit de ne prendre en compte comme véri­tés que les offi­cielles, il est non moins vrai que les offi­ciels eux-mêmes tirent d’une telle infor­ma­tion leur propre concep­tion de la véri­té. C’est en quelque sorte un prê­té pour un ren­du, et celui-ci, sou­cieux de ne trou­bler en rien cette réflexion « en abîme » de la véri­té offi­cielle, s’abs­tient soi­gneu­se­ment de réflé­chir pour son propre compte et pré­sente ain­si cette véri­té à un degré de pure­té véri­ta­ble­ment éco­lo­gique. « Les scien­ti­fiques, écri­vait-il, qui ont inven­té les pro­duits utiles mais dan­ge­reux, les indus­triels qui les fabriquent et les mani­pulent, les fonc­tion­naires char­gés de régle­men­ter ces acti­vi­tés, par­vien­dront-ils à dis­si­per la méfiance qui, désor­mais, les entoure comme une invi­sible pol­lu­tion[17] ? »

On ne sau­rait mieux dire : par­vien­dront-ils, tous ces pro­fes­sion­nels si com­pé­tents, à dis­si­per cette méfiance qui est sans aucun doute la plus exé­crable des nui­sances aux­quelles la socié­té exis­tante ait à faire face ? Le temps presse, car de leur côté « les contes­ta­taires montrent d’au­tant moins de scru­pules qu’ils ont le sen­ti­ment de repré­sen­ter une majo­ri­té silen­cieuse et d’a­voir pour eux une cer­taine légi­ti­mi­té. N’est-ce pas l’en­gre­nage redou­table d’un cer­tain fas­cisme[18] ? »

Sous la modes­tie d’un cer­tain ques­tion­ne­ment, il faut recon­naître là une des intui­tions les plus remar­quables dont ait été récom­pen­sée la pers­pi­ca­ci­té de Ren­du. De quel­qu’un qui a dénon­cé l’un des tout pre­miers cette pol­lu­tion étouf­fante qu’est le manque de confiance dans les spé­cia­listes, on était en droit d’at­tendre une égale saga­ci­té dans la révé­la­tion du carac­tère poten­tiel­le­ment fas­ciste de la contes­ta­tion anti­nu­cléaire. Depuis que l’on enseigne dans les plus hautes ins­ti­tu­tions de notre Édu­ca­tion natio­nale que « la langue est fas­ciste[19] », nous avons appris, il est vrai, à voir le fas­cisme là où per­sonne ne l’a­vait décou­vert aupa­ra­vant, et ces pro­grès notables de l’an­ti­fas­cisme per­mettent de recon­naître les plus dan­ge­reux por­teurs de germes de cette peste émo­tion­nelle dans les exal­tés qui parlent à tort et à tra­vers de fas­cisme, et même d’élec­tro-fas­cisme. D’ailleurs ils vont si loin dans leur invo­ca­tion de la Nature contre la Science que lors­qu’on veut com­prendre leur révolte irra­tion­nelle, à Plo­goff par exemple, il faut avoir recours à une expli­ca­tion raciale : « Le Bre­ton, et toute l’his­toire de ce pays l’a mon­tré, n’est pas un homme de cal­cul et de com­pro­mis, mais un sen­ti­men­tal. Pour lui, point n’est besoin, avant d’en­ga­ger un com­bat, de savoir s’il existe des chances de suc­cès. Seul le bien­fon­dé de la cause compte. Et puis, advienne que pour­ra[20]. » Il y aurait beau­coup à dire sur cet aspect racial de la dégé­né­res­cence anti­nu­cléaire, mais Ambroise-Ren­du nous laisse le soin d’en tirer nous-mêmes toutes les conclu­sions anti­fas­cistes qui s’im­posent. Quant à lui, il s’emploie sans attendre à nous gra­ti­fier de nou­velles preuves de sa vigi­lance anti­fas­ciste et répu­bli­caine : « On parle de décro­cher les fusils contre les“ bleus”. “C’est le sang des Ven­déens qui parle”, dit-on avec conster­na­tion ou fier­té, selon que l’on est “pro” ou “anti”-centrale[21]. » Il s’agit cette fois de la cen­trale du Pel­le­rin et des indi­gènes du pays de Retz, dont la féroce arrié­ra­tion a paru si exo­tique aux experts qu’E.D.F. l’a sou­mise à une enquête d’an­thro­po­lo­gie sociale, qui a très vite per­mis d’en mesu­rer la pro­fon­deur, puisque ces popu­la­tions ont obs­ti­né­ment refu­sé de se prê­ter à l’é­tude scien­ti­fique de leurs mœurs et cou­tumes. N’est-ce pas là l’en­gre­nage redou­table d’un cer­tain can­ni­ba­lisme, et ne doit-on pas craindre que la pro­chaine fois ils ne fassent pas­ser à la mar­mite les anthro­po­logues ?

Quelle que soit là l’in­fluence des séquelles de la chouan­ne­rie et du roya­lisme, que je laisse de plus habiles ana­ly­ser en détail, il faut vrai­ment un esprit dis­po­sé aux pires excès irra­tion­nels pour ne pas faire une confiance totale à ces scien­ti­fiques, indus­triels et fonc­tion­naires qui sont quant à eux si scru­pu­leux dans leur repré­sen­ta­tion des inté­rêts de la majo­ri­té qu’ils en conservent jalou­se­ment l’in­té­gra­li­té sans jamais en dis­traire la plus petite part pour la sou­mettre à l’exa­men et au contrôle de qui pour­rait la remettre en ques­tion. Ce qu’ils ont fait du monde parle en leur faveur plus élo­quem­ment que tout dis­cours : qui contemple ce monde avec des yeux désa­bu­sés peut appré­cier plei­ne­ment leur com­pé­tence, si appa­rente dans cha­cun de ses détails.

Mais je m’a­per­çois qu’une for­mu­la­tion mal­adroite a pu lais­ser pen­ser au lec­teur qu’il appar­te­nait selon moi à l’im­mense majo­ri­té des non-spé­cia­listes de se for­mer un juge­ment quel­conque sur le monde dont ils sont les loca­taires obli­gés. Or, outre le fait, éta­bli par les décou­vertes de la pen­sée la plus moderne, que la for­mu­la­tion d’un juge­ment consti­tue une espèce de redou­ble­ment de fas­cisme à l’in­té­rieur de l’u­sage du lan­gage, lui-même plus que sus­pect mais qu’il est cepen­dant dif­fi­cile d’é­vi­ter tota­le­ment, on peut se deman­der sur quelles bases les consom­ma­teurs pour­raient bien se pro­non­cer, dans quelque sens que ce soit, au sujet des pro­duits qu’ont mis au point, avec toutes leurs pro­prié­tés, des tech­ni­ciens qua­li­fiés : en effet, dans leur grande masse (et ten­dan­ciel­le­ment ce nombre ne peut qu’aug­men­ter), ils n’ont jamais connu que ceux-là, et le champ de leur per­cep­tion est donc stric­te­ment bor­né à cette expé­rience. Ils se sont donc nor­ma­le­ment habi­tués à pen­ser que ces pro­duits cor­res­pon­daient bien à leurs besoins, puisque c’é­taient les seuls qu’ils voyaient pour les satis­faire. Certes on enre­gistre bien de temps à autre les cla­bau­de­ries de quelque pas­séiste, mais il ne peut invo­quer à l’ap­pui de ses récri­mi­na­tions que ses négli­geables regrets, sans être en mesure de four­nir au public un élé­ment de com­pa­rai­son plus déter­mi­nant, qui seul per­met­trait de juger ce sys­tème de pro­duc­tion.

Ain­si la plus simple logique per­met-elle d’af­fir­mer péremp­toi­re­ment que celui qui consomme une mar­chan­dise ne peut jamais, sans som­brer dans l’ir­ra­tio­na­li­té qui carac­té­rise un cer­tain fas­cisme, contes­ter le choix déjà fait de la pro­duire ; de même qu’il ne peut, quand il se trouve en tant que sala­rié asso­cié de quelque manière à sa pro­duc­tion ou à sa dis­tri­bu­tion, pré­tendre avoir un avis sur le besoin de la consom­mer, sans faire ain­si la preuve d’un hor­rible manque de scru­pules, lui qui ne dis­pose d’au­cun élé­ment d’in­for­ma­tion pour déter­mi­ner les besoins de l’im­mense majo­ri­té. Cette inca­pa­ci­té dans les deux posi­tions suc­ces­sives qu’il lui est don­né d’a­voir devrait indi­quer clai­re­ment à la popu­la­tion à quel point elle est peu qua­li­fiée pour juger ce sys­tème de pro­duc­tion. Et que la seule atti­tude ration­nelle qu’il lui soit pos­sible d’a­dop­ter, c’est de l’ap­prou­ver.

On dira peut-être, tant notre époque est brouillée avec les règles élé­men­taires du droit rai­son­ne­ment, qu’une fuite de gaz radio­ac­tifs hors d’une cen­trale nucléaire ne sau­rait être consi­dé­rée comme un effet concer­té de la ges­tion des spé­cia­listes, au même titre que les diverses qua­li­tés indé­niables que pos­sèdent les pro­duits mis déli­bé­ré­ment sur le mar­ché ; qua­li­tés que nous avons à peine le temps de goû­ter plei­ne­ment étant don­né le rythme étour­dis­sant de leur renou­vel­le­ment, quoique cer­taines laissent des traces assez durables, sur notre orga­nisme ou celui de notre des­cen­dance, pour que nous puis­sions en conser­ver un sou­ve­nir assez vif. Toute la pau­vre­té de pen­sée de la pro­pa­gande éco­lo­giste appa­raît jus­te­ment dans cette manière d’in­ven­ter de toutes pièces des menaces apo­ca­lyp­tiques (ain­si « on fait de fis­sures micro­sco­piques des lézardes inquié­tantes par où s’é­chap­pe­raient on ne sait quelles vapeurs mor­telles[22] ») ; puis d’op­po­ser ces pré­ten­dues catas­trophes au fonc­tion­ne­ment nor­mal de la vie sociale, dont un reste de pudeur les retient tout de même de contes­ter les prin­cipes fon­da­men­taux, et enfin de récla­mer à grand ren­fort de criaille­ries l’é­li­mi­na­tion de tout risque de cette vie sociale, rêve pué­ril de sécu­ri­té qui n’ex­prime que le désir de dor­mir en paix. Ces gens ne voient même pas que leur stu­pide panique n’a elle-même été ren­due pos­sible que grâce au pro­grès tech­nique, non seule­ment au sens où un fin pen­seur a pu dire : « Il y a, dans la liber­té d’é­crire ou de lire, aujourd’­hui, ces quelques signes encrés : G‑o-u-l-a‑g, et dans la liber­té de por­ter un juge­ment sur les souf­frances qui sont incluses dans ces signes quelque chose que cha­cun de nous, qu’il le veuille ou non, doit à Sta­line[23] »; mais éga­le­ment en ceci que c’est l’im­mense per­fec­tion­ne­ment de la sen­si­bi­li­té des ins­tru­ments de mesure qui per­met aujourd’­hui de détec­ter par­tout des sub­stances plus ou moins nocives, et d’é­ta­blir ain­si un rele­vé per­ma­nent du ter­ri­toire des nui­sances. La bonne foi impo­se­rait donc de com­men­cer par se féli­ci­ter de ces pro­grès de la détec­tion, plu­tôt que de s’a­lar­mer sot­te­ment de ce qu’elle révèle.

Que les risques cal­cu­lés pris par l’in­dus­trie nucléaire soient en fait l’ex­pres­sion la plus ache­vée de l’ac­tuelle ges­tion ration­nelle de la socié­té, voi­là ce que devrait suf­fire à faire admettre le simple bon sens, ce bon sens des Fran­çais auquel notre pré­sident de la Répu­blique ne peut faire appel en vain. En effet, l’in­dus­trie nucléaire est la pre­mière de toutes les acti­vi­tés humaines à se pré­oc­cu­per de cal­cu­ler ain­si la pro­ba­bi­li­té des divers types d’ac­ci­dents, d’é­va­luer sta­tis­ti­que­ment le nombre de vic­times pos­sibles et donc de se mettre en mesure de parer à toute éven­tua­li­té en pré­voyant l’é­qui­pe­ment hos­pi­ta­lier des régions concer­nées et en entraî­nant les popu­la­tions à la dis­ci­pline par les exer­cices d’é­va­cua­tion appro­priés. Comme l’a dit à ce sujet Jacques Kos­cius­ko-Mori­zet, direc­teur de la qua­li­té et de la sécu­ri­té indus­trielle au minis­tère de l’In­dus­trie, un homme dont la fonc­tion lourde de res­pon­sa­bi­li­tés nous four­nit toute garan­tie quant à la teneur en qua­li­té de ses pro­pos : « C’est la socié­té dans son ensemble qui est concer­née. Elle doit être cor­rec­te­ment orga­ni­sée pour faire face à des situa­tions de crise qui peuvent se pro­duire[24]. » Il s’a­git bien là en effet de la dif­fé­rence authen­ti­que­ment qua­li­ta­tive exis­tant entre l’in­dus­trie nucléaire et toutes les acti­vi­tés indus­trielles qui ont pré­cé­dé son appa­ri­tion : pour la pre­mière fois dans l’his­toire en temps de paix, c’est la socié­té tout entière qui doit être orga­ni­sée en fonc­tion d’im­pé­ra­tifs de sécu­ri­té dic­tés par des machines, et non pas seule­ment les lieux de la pro­duc­tion ; on n’a pas fini de mesu­rer les pro­grès que cette sou­mis­sion obli­ga­toire à l’ob­jec­ti­vi­té d’un fonc­tion­ne­ment machi­nique va nous per­mettre d’ac­com­plir dans l’or­ga­ni­sa­tion ration­nelle de la socié­té. S’il est vrai que la science est le bon sens orga­ni­sé, son déve­lop­pe­ment se heurte aux absurdes ima­gi­na­tions de la pen­sée pré­scien­ti­fique. Les remon­trances plus ou moins toxiques qu’a­dresse aux hommes la machi­ne­rie nucléaire ne peuvent être prises à la légère, et comme celle-ci déter­mine en toute objec­ti­vi­té ce qui lui convient, toute erreur ne peut plus avoir pour ori­gine que la déplo­rable failli­bi­li­té humaine. Une expé­rience aus­si pro­vi­den­tielle que celle de Three Mile Island a per­mis aux scien­ti­fiques d’a­per­ce­voir com­bien il res­tait à faire pour réduire cette source d’er­reurs à rien. Encore quelques autres expé­riences du même genre, et il n’y aura plus per­sonne pour mettre en doute la via­bi­li­té de l’éner­gie nucléaire : la preuve finale sera don­née que toutes les dif­fi­cul­tés qu’elle avait pu ren­con­trer n’é­taient dues qu’à la capri­cieuse irra­tio­na­li­té du com­por­te­ment humain.

Nous dis­cer­nons mieux main­te­nant pour­quoi la méfiance dif­fuse des non-spé­cia­listes, la révolte latente des igno­rants, devait se cris­tal­li­ser et deve­nir mani­feste dans l’hys­té­rie anti­nu­cléaire, le nucléaire pro­non­çant avec une vigueur toute par­ti­cu­lière le der­nier mot de la pen­sée scien­ti­fique : « La sou­mis­sion ou la mort ! » C’est par exemple ce qu’ar­ti­cu­lait de manière plus cir­cons­tan­ciée le rap­port sur Three Mile Island de l’A­ca­dé­mie fran­çaise des sciences, en appe­lant de ses vœux la consti­tu­tion d’un corps de res­pon­sables capables de faire face avec sang-froid et effi­ca­ci­té à toutes les crises pou­vant sur­ve­nir : « Il est connu que, dans une popu­la­tion, il ne se trouve au maxi­mum que 2 à 3 % d’in­di­vi­dus qui soient en mesure de faire face à des situa­tions de crise… Les hommes ain­si sélec­tion­nés sur des cri­tères objec­tifs, à l’ex­clu­sion de toute autre consi­dé­ra­tion, devraient dis­po­ser d’un pou­voir de déci­sion com­plet et jouir d’une posi­tion sociale et d’une rému­né­ra­tion en rap­port avec l’im­por­tance de leur res­pon­sa­bi­li­té[25]. » Et que l’on ne dise pas qu’il y aurait là on ne sait quelle menace pour les liber­tés, ces liber­tés dont la foi­son­nante mul­ti­pli­ci­té nous garan­tit déjà que les res­pon­sables dis­po­sant d’un pou­voir de déci­sion com­plet n’au­ront guère à en faire usage pour nous ensei­gner leur défi­ni­tion sur des cri­tères objec­tifs, à l’ex­clu­sion de toute autre consi­dé­ra­tion. La liber­té, c’est la conscience de la néces­si­té : en créant des néces­si­tés telles que per­sonne ne puisse être pri­vé de la liber­té d’en être conscient, la nucléa­ri­sa­tion crée les condi­tions d’une liber­té jamais vue dans l’his­toire du monde.

Il n’y a rien là de déplai­sant à entendre que pour tous ceux qui s’é­taient ber­cés du rêve publi­ci­taire d’un monde qui satis­fe­rait éga­le­ment leurs pré­ten­tions et leurs craintes, leur offrant simul­ta­né­ment une liber­té totale, parce que sans conte­nu, et une pro­tec­tion non moins abso­lue, parce que sans objet : l’a­ven­ture sans le risque et la sécu­ri­té sans l’en­nui. C’est tout le contraire que va leur pro­cu­rer le nucléaire, et ils seront ain­si débar­ras­sés de l’an­gois­sant pro­blème de savoir s’ils aiment réel­le­ment une liber­té qu’ils n’ont jamais eu l’oc­ca­sion d’exer­cer, car ils n’au­ront plus qu’à faire en sorte d’ai­mer ce qu’il leur sera don­né d’exer­cer comme liber­té.

Le déchaî­ne­ment de la sus­pi­cion incom­pé­tente a pour résul­tat par­ti­cu­liè­re­ment révol­tant que les scien­ti­fiques ont beau s’é­chi­ner à publier des cal­culs tou­jours plus pré­cis sur les consé­quences d’un acci­dent éven­tuel, non seule­ment ils ne par­viennent aucu­ne­ment à faire par­ta­ger au public la satis­fac­tion qu’ils éprouvent à affi­ner ain­si leur esti­ma­tion du nombre de morts pos­sibles, à cor­ri­ger les courbes de crois­sance des can­cers ou à mettre au point les pro­thèses télé­ma­tiques pour les mal­for­ma­tions pré­vi­sibles, mais il semble même que cette infor­ma­tion tou­jours plus com­plète serve plu­tôt à ali­men­ter le délire hal­lu­ci­né qui porte tant de nos contem­po­rains à voir dans « la pol­lu­tion » la cause de tous leurs maux, et dans le nucléaire en par­ti­cu­lier un étrange appa­reil de sor­cel­le­rie dont ils auraient à craindre qu’il ne les trans­forme en cra­pauds.

Une telle inca­pa­ci­té des popu­la­tions à s’é­le­ver au-des­sus d’é­mo­tions qua­si ani­males, inca­pa­ci­té d’au­tant plus odieuse que l’on a le front de l’in­vo­quer comme argu­ment au nom de la « nature », indigne de manière bien com­pré­hen­sible ceux qui ont su se his­ser par le tra­vail de la pen­sée à une concep­tion plus objec­tive. A ce moment de mon rai­son­ne­ment, dans le cours, majes­tueux et fer­tile, d’un ouvrage où je me suis fait une loi de ne citer que des auto­ri­tés irré­fu­tables et des experts paten­tés, j’é­prouve une joie toute par­ti­cu­lière à rendre l’hom­mage qu’elle mérite à l’a­na­lyse pro­po­sée par le pro­fes­seur Mau­rice Tubia­na, chef du dépar­te­ment des radia­tions à l’Ins­ti­tut Gus­tave-Rous­sy de Vil­le­juif : « En effet, et c’est ce qui est très grave, l’ap­pré­cia­tion d’un risque par un scien­ti­fique et un non-scien­ti­fique est très dif­fé­rente, ce qui explique que la com­mu­ni­ca­tion soit dif­fi­cile. Pour un non-scien­ti­fique, le risque est une notion qua­li­ta­tive, il existe ou n’existe pas. Pour un scien­ti­fique, il est quan­ti­ta­tif, il existe tou­jours mais sa pro­ba­bi­li­té est plus ou moins grande[26]. » Et le pro­fes­seur Tubia­na d’é­vo­quer, avec un mer­veilleux esprit d’à-pro­pos, la pro­ba­bi­li­té, faible mais non point nulle, que l’un de nous soit tué par la chute mal­en­con­treuse d’une météo­rite. On pour­rait peut-être déplo­rer, sans que cela soit assi­mi­lé à de l’im­per­ti­nence cri­tique, que ce savant ait men­tion­né dans le même souffle les risques que nous font cou­rir les météo­rites et ceux que nous fai­sons cou­rir, par nos étour­de­ries, aux cen­trales nucléaires, sans mieux faire res­sor­tir l’im­mense supé­rio­ri­té scien­ti­fique de ceux-ci sur ceux-là. En effet, aus­si bor­né soit-il, com­ment le public pour­rait-il res­ter insen­sible, si on sait les lui faire valoir, à ces pro­grès de la méthode scien­ti­fique qui font que, plu­tôt que de res­ter dans la dépen­dance de catas­trophes natu­relles tou­jours fan­tasques, elle s’en est entiè­re­ment éman­ci­pée pour pro­duire elle-même l’en­semble des condi­tions modernes de catas­trophe ? Ce qui lui per­met ain­si d’au­tant mieux d’en pré­voir le déve­lop­pe­ment et d’en cal­cu­ler les consé­quences. D’ailleurs ce même pro­fes­seur Tubia­na semble avoir adop­té depuis cette pré­sen­ta­tion des faits bien propre à mettre en valeur sa com­pé­tence, puis­qu’il pro­cla­mait fiè­re­ment à une date plus récente : « Outre l’ex­pé­ri­men­ta­tion, nos connais­sances reposent sur l’ob­ser­va­tion de cen­taines de mil­liers de sujets irra­diés : malades trai­tés par radio­thé­ra­pie, radio­lo­gistes et mani­pu­la­teurs de radio­lo­gie, sur­vi­vants des explo­sions ato­miques, ouvriers des mines d’u­ra­nium, etc.[27] » La liste de ces sujets pro­vi­den­tiel­le­ment four­nis à l’ob­ser­va­tion n’é­tait pas close, et on ne doute pas en effet qu’elle s’al­longe chaque jour, per­met­tant ain­si au pro­fes­seur Tubia­na et à ses col­lègues de par­faire leurs connais­sances du phé­no­mène.

En ce qui concerne les risques que l’exis­tence humaine, encore domi­née par la men­ta­li­té pré-nucléaire, fait par son carac­tère désor­don­né cou­rir aux cen­trales nucléaires, ce désordre même oblige cepen­dant à inté­grer aux cal­culs un nombre de variables pas­sa­ble­ment décou­ra­geant. Mais on peut tout attendre, sans crainte d’être déçu, de l’ab­né­ga­tion scien­ti­fique. Ain­si convient-il de saluer la nou­velle car­rière qu’ont ouverte au cal­cul pros­pec­tif les pre­mières conclu­sions de la Nuclear Regu­la­to­ry Com­mis­sion (Com­mis­sion de régle­men­ta­tion nucléaire) sur la véri­table nature des légères dif­fi­cul­tés ren­con­trées par la cen­trale nucléaire de Three Mile Island : selon l’un des experts de cette infaillible com­mis­sion, la cas­cade d’er­reurs humaines qui trou­bla inop­por­tu­né­ment, ce 28 mars 1979, le fonc­tion­ne­ment nor­mal de la cen­trale, ce désas­treux enchaî­ne­ment eut pour ori­gine la pro­émi­nente gidouille de l’un des opé­ra­teurs de la cen­trale, dont l’exor­bi­tant volume recou­vrit mal­en­con­treu­se­ment les cadrans qui, s’ils s’é­taient trou­vés dans son champ de vision, auraient indi­qué à cet opé­ra­teur le dys­fonc­tion­ne­ment auquel il lui appar­te­nait de remé­dier[28]. Ne dou­tons pas que, munis de ces ren­sei­gne­ments, les spé­cia­listes ne s’af­fairent désor­mais à cal­cu­ler les indices de tolé­rance nucléaire en matière de courbe abdo­mi­nale, afin de déter­mi­ner le pro­fil idéal de l’o­pé­ra­teur nucléaire, et son régime ali­men­taire ; en atten­dant de pou­voir direc­te­ment mode­ler, avec l’aide de leurs col­lègues géné­ti­ciens, la mor­pho­lo­gie de l’Homo nuclea­rius accom­pli. (Cer­tains pensent que la nucléa­ri­sa­tion se char­ge­ra elle-même, par les muta­tions géné­tiques qu’elle indui­ra, de pro­duire son propre maté­riel humain, avec ses carac­tères phy­siques appro­priés. Cette hypo­thèse a toute ma sym­pa­thie, mais la rigueur scien­ti­fique dont je ne me dépar­tis jamais m’empêche de la pré­sen­ter comme sûre : peut-être fau­dra-t-il une action concer­tée pour sup­pléer aux défec­tuo­si­tés ana­to­miques d’une huma­ni­té qui porte les stig­mates de la socié­té pré-nucléaire.)

J’ai qua­li­fié d’in­faillible la Nuclear Regu­la­to­ry Com­mis­sion, et je crains que cette affir­ma­tion ne pré­sente quelque allure de para­doxe pour ceux, trop nom­breux, qui répugnent à ce point à la simple per­cep­tion de la réa­li­té qu’ils mettent en avant la pré­ten­due catas­trophe de Three Mile Island comme un démen­ti à l’in­failli­bi­li­té des experts. C’est-à-dire tous ceux qui ont si bien rom­pu avec la logique la plus élé­men­taire qu’ils peuvent froi­de­ment mettre en balance, d’une part un pauvre fait, dans sa maigre nudi­té d’a­nec­dote pri­vée de signi­fi­ca­tion garan­tie, et d’autre part l’im­mense accu­mu­la­tion d’in­ter­pré­ta­tions auto­ri­sées qu’en ont don­nées les experts, la grande masse d’ex­pli­ca­tions qui l’ont dili­gem­ment escor­té de leurs pré­cau­tions ora­toires et de leurs pré­ve­nances scien­ti­fiques, cou­vrant tous les aspects de la ques­tion depuis la cor­pu­lence des opé­ra­teurs jus­qu’à celle de la bulle de gaz radio­ac­tifs en for­ma­tion, les mul­tiples rai­son­ne­ments qui en ont démon­tré le carac­tère bénin en com­mu­ni­quant au public une sai­sis­sante impres­sion de vacui­té, bref tout ce qui fait que l’in­for­ma­tion par les spé­cia­listes a été une fois de plus mer­veilleu­se­ment fidèle à la réa­li­té pro­fonde du phé­no­mène, la radio­ac­ti­vi­té s’y trou­vant dif­fu­sée avec la même dis­cré­tion qu’elle l’est chaque jour plus dans notre envi­ron­ne­ment, et en fai­sant montre de la même déli­ca­tesse à l’en­droit de la per­cep­tion du public.

À ceux qui, pour dis­cré­di­ter la science, osent ain­si mon­ter en épingle une ava­rie insi­gni­fiante, il est sans doute vain d’es­pé­rer faire admettre que si les faits de ce genre étaient direc­te­ment com­pré­hen­sibles aux pro­fanes et par­laient d’eux-mêmes, il n’y aurait aucun besoin des innom­brables spé­cia­listes qui en conçoivent et en répandent l’ex­pli­ca­tion et le com­men­taire. L’exis­tence de ces spé­cia­listes étant avé­rée, il s’en­suit très logi­que­ment celle du besoin qu’ils satis­font, lequel démontre à son tour l’in­ca­pa­ci­té géné­rale des non-spé­cia­listes à com­prendre quoi que ce soit par leurs propres moyens. On peut à la rigueur excu­ser leur mau­vaise volon­té à se rési­gner à cet état de fait, mais, pour le dire avec les mots de Spi­no­za, « igno­ran­tia non est argu­men­tum ».

Cepen­dant, un pas sup­plé­men­taire dans le délire para­noïaque est fran­chi par les inso­lents détrac­teurs de la N.R.C. lors­qu’ils insi­nuent, sous pré­texte que tous les moyens de contrôle de la pol­lu­tion sont entre les mains des experts, que ceux-ci pour­raient bien maî­tri­ser plus effi­ca­ce­ment ces moyens que ceux par les­quels ils four­nissent plus ou moins volon­tai­re­ment matière à contrôle, et donc fal­si­fier entiè­re­ment le rele­vé des nui­sances pro­duites. Pour que soit écar­tée avec tout le mépris qu’elle mérite l’i­dée d’un machia­vé­lisme aus­si abject, il devrait suf­fire de lire le compte ren­du des réunions de la N.R.C. pen­dant l’in­ci­dent de Three Mile Island, compte ren­du oppor­tu­né­ment divul­gué pour l’é­di­fi­ca­tion du public : sa lec­ture lave de tout soup­çon de fal­si­fi­ca­tion déli­bé­rée les membres de la N.R.C., car elle per­met d’af­fir­mer sans crainte qu’il n’y eut là per­sonne pour savoir ce qu’il fai­sait.

Certes, les experts se sont essen­tiel­le­ment pré­oc­cu­pés d’é­vi­ter que ne se dégrade par trop l’i­mage de l’in­dus­trie nucléaire dans le public, car ils étaient conscients qu’il s’a­gis­sait là d’un objet de satis­fac­tion dont il eût été cruel de le pri­ver, dans un moment qui en four­nis­sait si peu d’autres. Mais, même dans le cadre de cette unique acti­vi­té, on ne peut pas dire que ce soit le froid cal­cul qui ait ins­pi­ré leurs entre­prises. Sans doute les experts offi­ciels ont-ils trop fait fonds, pour pré­ser­ver l’i­mage de l’in­dus­trie nucléaire, sur la capa­ci­té qu’ont les tech­ni­ciens de l’in­for­ma­tion, les jour­na­listes, à par­ler de tout et tou­jours avec l’au­to­ri­té que leur confère l’as­su­rance d’être enten­dus, sinon écou­tés ; et de ne pas être contre­dits, sinon d’être approu­vés. Les jour­na­listes ont tout fait pour méri­ter cette confiance, la chaîne de télé­vi­sion ABC déci­dant par exemple de ne pas uti­li­ser d’autres qua­li­fi­ca­tifs que ceux uti­li­sés par les auto­ri­tés[29], mais il était tout de même dif­fi­cile à ces pro­fes­sion­nels de la cer­ti­tude caté­go­rique d’af­fec­ter de croire sur parole les asser­tions chan­geantes des offi­ciels, alors que ceux-ci ne fai­saient très ouver­te­ment aucun cré­dit aux pro­prié­taires de la cen­trale, des­quels ils tenaient eux-mêmes leurs infor­ma­tions. Il est cer­tain que cette cas­cade de sus­pi­cions a pro­duit une réac­tion en chaîne dont on n’a pas fini de mesu­rer la noci­vi­té, dans une popu­la­tion par trop encline à croire qu’on la trompe sciem­ment. (On sait que selon une de ces enquêtes d’o­pi­nion que l’on ne peut sus­pec­ter de reflé­ter trop com­plai­sam­ment les posi­tions extré­mistes, par­mi les popu­la­tions voi­sines des cen­trales nucléaires fran­çaises, 80 % des per­sonnes inter­ro­gées après Three Mile Island estiment que « si un tel acci­dent sur­ve­nait en France, on ne dirait pas la véri­té à l’o­pi­nion publique » et 61 % qu’« un tel acci­dent a déjà pu se pro­duire, mais on s’est bien gar­dé de le faire savoir[30] ».) Gros­sière erreur en l’oc­cur­rence que cette sus­pi­cion, puis­qu’il est notoire que les plus hautes auto­ri­tés ne savaient pas elles-mêmes de quoi il retour­nait, et n’ont pas plus été en mesure d’ex­pli­quer la mira­cu­leuse résorp­tion de la bulle de gaz radio­ac­tifs appa­rue dans la cen­trale qu’elles n’a­vaient su expli­quer sa for­ma­tion. Elles auraient été bien en peine de trom­per sciem­ment qui­conque, igno­rant elles-mêmes sur le moment, comme nous l’a appris le der­nier état de l’in­for­ma­tion sur la ques­tion[31], que l’on était à une demi-heure de cette fusion du cœur du réac­teur qu’elles se conten­taient pru­dem­ment de décla­rer impos­sible. Non, il faut le pro­cla­mer bien haut : quand les auto­ri­tés fai­saient dif­fu­ser des com­mu­ni­qués ras­su­rants, elles n’é­taient à aucun moment abso­lu­ment cer­taines de ne pas être dans le vrai.

Mais nous avons répon­du trop abon­dam­ment, plus qu’ils ne le méritent sans aucun doute, aux calom­nia­teurs de la N.R.C. et, par-delà cette hono­rable ins­ti­tu­tion, de l’en­semble de la com­mu­nau­té scien­ti­fique. Pour réduire ces fana­tiques au silence qui, dans une socié­té réor­ga­ni­sée selon les néces­si­tés de la sécu­ri­té nucléaire, sera leur lot, il fau­dra autre chose que des argu­ments ration­nels, comme ceux que four­nissent sans se las­ser les spé­cia­listes et dont je donne ici la quin­tes­sence. Que l’on songe seule­ment, pour mesu­rer la folle obs­ti­na­tion de ces enne­mis du pro­grès, que les experts ne se contentent pas de voir leur infailli­bi­li­té abso­lu­ment garan­tie par le mono­pole de l’ex­pli­ca­tion qu’ils pos­sèdent socia­le­ment et le contrôle qu’ils exercent sur la divul­ga­tion de tout ce qui pour­rait leur appor­ter un démen­ti trop rapide, mais que dans cette affaire de Three Mile Island ils ont encore pous­sé l’o­bli­geance envers le public jus­qu’à four­nir de cette infailli­bi­li­té une preuve sup­plé­men­taire, par leur clair­voyance ante fes­tum, pour­rait-on dire. En effet, les experts de la Com­mis­sion de régle­men­ta­tion nucléaire amé­ri­caine avaient répu­dié dès le 19 jan­vier 1979 leurs propres esti­ma­tions en matière de sécu­ri­té nucléaire (expo­sées dans ce que l’on a appe­lé le « rap­port Ras­mus­sen ») et, deux mois avant Three Mile Island, pré­sen­té au Congrès des États-Unis un rap­port iden­ti­fiant cent trente-trois « pro­blèmes de sécu­ri­té non réso­lus dans les cen­trales nucléaires », dont dix-sept repré­sen­tant une menace grave[32]. Il suf­fit de savoir que sur ces dix-sept pro­blèmes graves, trois au moins sont appa­rus à l’o­ri­gine de l’in­ci­dent du 28 mars, pour admettre cette évi­dence : qui n’est pas convain­cu par cette démons­tra­tion d’ef­fi­ca­ci­té de la pen­sée nucléa­riste ne sau­rait être sen­sible à aucune sorte de dis­cours ration­nel, et relève plu­tôt de cette autre dis­ci­pline scien­ti­fique émi­nente qu’est la psy­chia­trie.

Aban­don­nant ain­si en des mains hau­te­ment qua­li­fiées ces misé­rables rebuts du pas­sé, la science pour­ra consi­dé­rer avec séré­ni­té l’a­ve­nir qui lui appar­tient. Elle peut déjà, grâce à Three Mile Island, com­plé­ter la liste des défec­tuo­si­tés « à haut risque » des cen­trales nucléaires, et rai­son­na­ble­ment espé­rer par­ve­nir, après quelques véri­fi­ca­tions expé­ri­men­tales de ce type, à une nomen­cla­ture exhaus­tive. De la même manière, ces risques eux-mêmes vont être l’ob­jet d’une esti­ma­tion de plus en plus pré­cise. Sur la base des pre­miers résul­tats livrés à l’a­na­lyse après un délai conve­nable, par exemple le taux d’aug­men­ta­tion des can­cers et leu­cé­mies dans l’U­tah à la suite des expé­riences ato­miques mili­taires des années cin­quante, les savants pour­ront bien­tôt nous faire pro­fi­ter d’une pre­mière ana­lyse pré­vi­sion­nelle des effets de la radio­ac­ti­vi­té. Dès main­te­nant, ils sont en mesure d’an­non­cer com­bien de mil­liers de per­sonnes tra­vaillant dans l’in­dus­trie nucléaire, si tout se passe nor­ma­le­ment et sans catas­trophes, mour­ront d’i­ci à la fin du siècle. En ce qui concerne le reste de la popu­la­tion, pla­cé dans des condi­tions d’ob­ser­va­tion mal­heu­reu­se­ment moins pro­pices, les cal­culs sont infi­ni­ment com­pli­qués par la varié­té et les inter­ac­tions des chaînes de conta­mi­na­tion. Mais on peut néan­moins être cer­tain que les savants affi­ne­ront consi­dé­ra­ble­ment leurs extra­po­la­tions, au fur et à mesure que l’ex­pé­ri­men­ta­tion leur four­ni­ra de nou­velles don­nées, si bien qu’en l’an 2000 ils seront cer­tai­ne­ment capables, si rien ne vient déran­ger leurs tra­vaux, de nous dire avec la plus grande pré­ci­sion com­bien de per­sonnes sont mortes de can­cers ou de leu­cé­mies pro­duits par la radio­ac­ti­vi­té depuis 1980. Et à par­tir de là, ayant engran­gé tous les élé­ments d’in­for­ma­tion indis­pen­sables, ils chif­fre­ront sans désem­pa­rer l’é­vo­lu­tion du phé­no­mène pour le troi­sième mil­lé­naire.

Ain­si la science trouve-t-elle dans l’a­ve­nir un champ pri­vi­lé­gié d’in­ves­ti­ga­tion, où aucune source d’er­reur ne vient mal­en­con­treu­se­ment faus­ser ses cal­culs : là elle règne sans par­tage, sans que rien ne démente jamais ses opé­ra­tions. On le voit encore mieux lors­qu’il s’a­git d’é­va­luer les méfaits d’une sub­stance aus­si bana­le­ment toxique que l’a­miante, avec lequel nous sommes aus­si fami­lia­ri­sés que nous le serons bien­tôt avec la radio­ac­ti­vi­té. Le Bureau inter­na­tio­nal du tra­vail a ren­du publique en novembre 1978 une liste de qua­rante pro­duits uti­li­sés dans l’in­dus­trie et pou­vant pro­vo­quer ce qu’il appelle des « can­cers pro­fes­sion­nels », et qui sont sans doute les mêmes que le pro­fes­seur Tubia­na appelle plus joli­ment « spon­ta­nés » quand il veut faire valoir que l’ac­crois­se­ment dû aux faibles doses de radia­tions serait en pro­por­tion négli­geable[33]. L’a­miante n’est que l’un de ces pro­duits si sym­pa­thi­que­ment spon­ta­nés, mais, selon une étude amé­ri­caine, il pour­ra à lui seul, au cours des trente années à venir, « cau­ser la mort pré­ma­tu­rée de 2 mil­lions de tra­vailleurs amé­ri­cains[34] ». Il est vrai que selon d’autres sources, ce sont seule­ment 1,6 mil­lion de tra­vailleurs expo­sés à l’a­miante qui devraient en mou­rir dans les années qui viennent, à rai­son de 67 000 par an[35]. Quoi qu’il en soit, et en espé­rant que ce léger dif­fé­rend sera promp­te­ment apla­ni par la démons­tra­tion des faits, on voit quel immense domaine est avec l’a­ve­nir celui de la science, « lors­qu’on songe que sur les 700 000 pro­duits de syn­thèse uti­li­sés dans l’in­dus­trie et l’a­gri­cul­ture, aux­quels s’a­joutent chaque année 10 000 nou­velles sub­stances, 100 000 seule­ment ont pu faire l’ob­jet de tests quant à leurs effets nocifs[36] ».

Si dans sa ges­tion de l’a­ve­nir la science doit légi­ti­me­ment voler de suc­cès en suc­cès, c’est un fait digne de remarque que le pas­sé se montre fré­quem­ment plus réfrac­taire à une véri­table ana­lyse, pure de toute com­pro­mis­sion avec un gros­sier empi­risme. Il se révèle en effet plein de sur­prises, sur­tout aujourd’­hui, où nous en avons un tel arrié­ré, si l’on peut dire, qu’il est deve­nu presque impos­sible de tenir cor­rec­te­ment le registre des divers pas­sifs accu­mu­lés de-ci de-là par toutes sortes d’o­pé­ra­tions : ce n’est pas tous les jours que l’on a la satis­fac­tion de dis­po­ser de chiffres aus­si pré­cis que ceux de cette étude récente selon laquelle une usine d’ar­me­ments nucléaires du Colo­ra­do a relâ­ché dans l’at­mo­sphère entre 1977 et 1979 19 000 fois, très exac­te­ment, la dose de plu­to­nium auto­ri­sée par la régle­men­ta­tion en vigueur, si l’on peut dire ; le taux de can­cer dans les popu­la­tions vivant sous le vent de cette usine aug­men­tant spon­ta­né­ment de 24 % chez les hommes et de 10 % chez les femmes[37]. Non, ce n’est pas tou­jours que les savants sont aus­si bien ren­sei­gnés. Et là encore, une sub­stance aus­si bénigne que l’a­miante est un bon exemple, puis­qu’il a fal­lu attendre qua­rante ans pour que la démons­tra­tion scien­ti­fique éta­blisse irré­fu­ta­ble­ment ce que les patrons de l’in­dus­trie de l’a­miante savaient depuis les années trente, et cal­cule que 17 % des can­cers détec­tés aux États-Unis avaient pour cause l’ex­po­si­tion à l’a­miante et à sa pétu­lante spon­ta­néi­té. Ce qui d’ailleurs suf­fi­rait à démon­trer, si besoin était, l’ab­sence de tout fon­de­ment des accu­sa­tions selon les­quelles la science serait au ser­vice des classes pro­prié­taires : tous les tra­vailleurs de l’a­miante n’é­taient pas morts lorsque les scien­ti­fiques ont mis en lumière les dan­gers de leur pro­fes­sion.

Mais le pas­sé n’é­tant jamais que de l’a­ve­nir qui a mal tour­né, c’est serei­ne­ment que la science peut l’a­ban­don­ner à la délec­ta­tion mor­bide des pas­séistes, et conti­nuer à aller de l’a­vant, sans se retour­ner avec pusil­la­ni­mi­té sur le che­min déjà par­cou­ru, que jonchent les moins dis­cu­tables de ses résul­tats.

Il res­sort donc de ce rapide exa­men des vic­toires de la science que si elle règne super­be­ment sur l’a­ve­nir, et doit encore lut­ter en ce qui concerne le pas­sé contre des pré­ten­tions que sou­tient une cer­taine allure de fait accom­pli, elle se trouve par contre entiè­re­ment dému­nie devant cette tran­si­tion subal­terne, quoiqu’obligée, que consti­tue le pré­sent. Qui pour­rait sérieu­se­ment le lui repro­cher ? L’obs­cu­ri­té du moment pré­sent, cette confu­sion de déter­mi­na­tions mul­tiples, cette flui­di­té d’in­te­rac­tions se résol­vant dans le pro­ces­sus inin­ter­rom­pu du deve­nir et du tran­si­toire, tout cela se prête mal à l’a­na­lyse authen­ti­que­ment scien­ti­fique. On pour­rait même dire que le pré­sent, avec ses pos­si­bi­li­tés poly­morphes et ses rami­fi­ca­tions de consé­quences, est en quelque sorte par nature anti­scien­ti­fique : sa plas­ti­ci­té déjoue les cal­culs de ses savants tuteurs avec une per­ver­si­té qui n’est pas sans évo­quer le jeu enfan­tin, lorsque, confron­té pour la pre­mière fois à l’é­du­ca­tion, il se plaît à mélan­ger les notions par des rap­pro­che­ments capri­cieux.

Pour illus­trer mon pro­pos, qui paraî­tra peut-être éso­té­rique à cer­tains, j’au­rai recours à deux témoi­gnages irré­cu­sables. Tout d’a­bord celui d’un ingé­nieur de Fra­ma­tome, qui a fait par­tie de l’é­quipe d’ex­perts char­gés d’é­va­luer la gra­vi­té des fis­sures décou­vertes il y a peu dans les chau­dières et les tubu­lures de cen­trales nucléaires en construc­tion : « L’exis­tence de fis­sures ouvrait donc la porte à une éven­tua­li­té par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reuse, car on ne sait ni la pré­voir ni en cal­cu­ler les consé­quences et les risques : celle où l’ar­rêt de la cen­trale par suite d’une défaillance quel­conque serait sui­vi d’autres défaillances impré­vi­sibles et sans lien appa­rent avec la défaillance ini­tiale. Cette éven­tua­li­té de défaillances mul­tiples, sans lien direct entre elles, a tou­jours été exclue des cal­culs de sûre­té… Tous nos cal­culs de sûre­té sont donc fon­dés sur l’hy­po­thèse de base dite de la “simple défaillance” selon laquelle plu­sieurs organes indé­pen­dants entre eux ne peuvent subir d’a­va­rie en même temps sur un même réac­teur… L’ex­pé­rience nous a cepen­dant ensei­gné qu’il est extrê­me­ment dif­fi­cile de tout pré­voir… L’as­pect le plus sérieux, à mon avis, tient cepen­dant au fait que les par­ties fis­su­rées viennent accroître le nombre des élé­ments de risque dont nous ne sommes pas en mesure, actuel­le­ment, d’é­va­luer l’im­por­tance et l’in­ter­dé­pen­dance éven­tuelle… Bref, nous sommes entrés dans une zone d’in­cer­ti­tude où, à par­tir de faits et d’in­dices nom­breux, nous appre­nons à connaître notre igno­rance sans encore pou­voir en mesu­rer l’é­ten­due. Nous savons que des défaillances mul­tiples et indé­pen­dantes sont pos­sibles. Nous savons que nos codes de cal­cul sont inca­pables de simu­ler des acci­dents dans les­quels plu­sieurs défaillances inter­viennent. Nous savons que les fis­su­ra­tions de cer­taines pièces peuvent aug­men­ter le risque de défaillances mul­tiples et impa­rables mais nous ne savons pas encore com­ment répa­rer ces pièces[38]. »

J’ai lon­gue­ment cité cet inté­res­sant expert, car il m’a sem­blé que l’on pou­vait dif­fi­ci­le­ment mieux expri­mer la tra­gique dépos­ses­sion des scien­ti­fiques devant la mali­gni­té de ce moment pré­sent où se noue comme tota­li­té catas­tro­phique la conju­ra­tion de défaillances mul­tiples et indé­pen­dantes. Après cela, il me suf­fi­ra sans doute de rap­pe­ler la per­ti­nente consta­ta­tion de la N.R.C., men­tion­née, dans le rap­port que j’ai déjà cité, par­mi les pro­blèmes de sécu­ri­té non réso­lus, et selon laquelle il se trouve, comme pour épais­sir encore cette lamen­table opa­ci­té du pré­sent, que les condi­tions créées par un acci­dent sérieux à l’in­té­rieur de l’en­ceinte de confi­ne­ment sont dom­ma­geables au bon fonc­tion­ne­ment des appa­reils qui doivent pré­ci­sé­ment ren­sei­gner les tech­ni­ciens sur la nature de cet acci­dent. Ces appa­reils de mesure n’é­tant donc, semble-t-il, aptes à fonc­tion­ner que dans les condi­tions où ils n’ont rien à mesu­rer que de par­fai­te­ment nor­mal, comme ces sys­tèmes de sécu­ri­té ne sont pré­vus que pour parer à des acci­dents simu­lés par ordi­na­teur. Et de même la N.R.C. a dû, avec la conster­na­tion que l’on ima­gine, s’en­tendre dire « qu’elle ne sau­rait jamais com­bien de radio­ac­ti­vi­té s’é­tait échap­pée de l’u­sine de Three Mile Island car les taux excé­daient les capa­ci­tés de mesure des ins­tru­ments[39] ». Le plus ter­rible avec un acci­dent, c’est qu’il semble prendre un malin plai­sir à ne pas res­pec­ter la pro­cé­dure nor­male.

On voit donc qu’il ne reste à la science qu’à sup­pri­mer ce désas­treux pré­sent pour en pro­duire un autre, plus conforme à ses méthodes et plus digne de sa confiance. Pour cela, il faut avoir recours à des moyens extra-scien­ti­fiques. J’y revien­drai dans la seconde par­tie de cet ouvrage, mais disons déjà qu’il s’a­git sur­tout, en pla­çant cette obs­cu­ri­té du pré­sent sous l’é­clai­rage appro­prié, d’empêcher les conclu­sions expé­di­tives de l’es­prit non scien­ti­fique, qui, dans sa fureur sim­pli­fi­ca­trice, pré­tend résoudre les pro­blèmes et en finir avec eux, avec cette faci­li­té que pro­cure à bon compte le fait d’en refu­ser l’é­non­cé. À l’en­contre d’une atti­tude aus­si irres­pon­sable, tous les pro­blèmes doivent être accep­tés comme rele­vant de la com­pé­tence exclu­sive de ceux qui sont par­ti­cu­liè­re­ment qua­li­fiés pour en pos­sé­der la solu­tion, puis­qu’ils en pos­sèdent déjà l’é­non­cé : on peut donc être cer­tain que les solu­tions qu’ils éla­bo­re­ront seront tou­jours scru­pu­leu­se­ment fidèles à cet énon­cé. Et c’est bien la seule manière de « pro­té­ger l’in­té­gri­té et la rigueur de la méthode scien­ti­fique », comme déclare le vou­loir l’ex­pert en fis­sures cité plus haut, qui croit devoir à cette fin abdi­quer devant la contes­ta­tion anti­nu­cléaire et fuir ses res­pon­sa­bi­li­tés en pré­ten­dant « ne faire que ce qui est cal­cu­lable ». Car si l’on met­tait au ran­cart tout ce qui est fis­su­ré et menace de s’ef­fon­drer sous l’ac­tion de défaillances mul­tiples et indé­pen­dantes, c’est l’es­sen­tiel de ce monde qui devrait dis­pa­raître, depuis les experts qui confessent aus­si ingé­nu­ment qu’ils apprennent à connaître leur igno­rance sans encore pou­voir en mesu­rer l’é­ten­due, jus­qu’aux hommes d’É­tat qui nous invitent benoî­te­ment à décou­vrir sous leur conduite « un monde non maî­tri­sé ».

En atten­dant l’a­néan­tis­se­ment par des moyens plus maté­riels qui ne man­que­ra pas de suivre, je pense quant à moi avoir défi­ni­ti­ve­ment réduit à néant tous les pseu­do-rai­son­ne­ments qui visent à empê­cher que soient vues sous leur vrai jour l’in­té­gri­té et la rigueur de la méthode scien­ti­fique. Et j’ai beau cher­cher, je ne vois pas com­ment celle-ci pour­rait être pré­sen­tée sous un jour plus favo­rable. J’au­rai en tout cas fait tout ce qui était en mon pou­voir à cet égard, sans craindre de com­pro­mettre quelque peu l’har­mo­nieux équi­libre de cet ouvrage en m’é­ten­dant aus­si lon­gue­ment, et de manière aus­si écra­sante, sur cette révolte de l’i­gno­rance que j’ai judi­cieu­se­ment signa­lée comme troi­sième élé­ment consti­tu­tif de la patho­lo­gie anti­nu­cléaire, après ce « trau­ma­tisme de la nais­sance » qu’a repré­sen­té la bombe ato­mique, et la crainte pri­mi­tive devant le carac­tère supra­sen­sible de la radio­ac­ti­vi­té.

Peut-être faut-il encore, avant de pas­ser au cha­pitre plus réjouis­sant des mesures pra­tiques, rele­ver que l’an­goisse devant la fin de tout équi­libre natu­rel qui trans­pa­raît à tra­vers les diverses mani­fes­ta­tions déli­rantes de pho­bie du nucléaire, cette angoisse, comme il arrive sou­vent, pro­voque pré­ci­sé­ment ce qu’elle redoute. Car ses inter­ven­tions incon­si­dé­rées ne peuvent que retar­der la consti­tu­tion ache­vée d’une néo-nature, dont il fau­dra qu’elle éli­mine tota­le­ment l’an­cienne pour que l’on puisse en appré­cier plei­ne­ment les bien­faits (ain­si, quand la végé­ta­tion en plas­tique ne sera plus réser­vée aux seuls abords des auto­routes, les poli­ciers à la pour­suite de mal­fai­teurs ne ris­que­ront plus de glis­ser inopi­né­ment sur quelques feuilles mortes et, contraints de se rac­cro­cher vio­lem­ment à la détente de leur pis­to­let, de don­ner l’im­pres­sion qu’ils rem­plissent leurs fonc­tions par simple mal­adresse). C’est le mélange mal­heu­reux de rési­dus natu­rels et de condi­tions arti­fi­cielles qui, faus­sant les effets des uns comme des autres, fait que nous souf­frons encore des incon­vé­nients de notre état pré­cé­dent, sans jouir des avan­tages de ce qui n’est pas suf­fi­sam­ment déve­lop­pé, et que nous aper­ce­vons seule­ment dans le loin­tain, comme à tra­vers une brume de pol­lu­tion. Mais si nous accor­dons aux spé­cia­listes, d’aus­si bon cœur que l’on s’en­quiert de notre avis, un délai rai­son­nable, disons de la durée de vie d’une cen­trale nucléaire, c’est-à-dire de vingt-cinq ans, nous pou­vons être assu­rés de ne pas avoir patien­té en vain et de ne pas être déçus dans nos espé­rances. Nous pour­rons tous alors mesu­rer aisé­ment l’é­ten­due de notre igno­rance, car c’est toute la terre qui sera deve­nue pour nous aus­si mys­té­rieuse qu’elle le fut à l’aube des temps pour les pre­miers hommes.

Le point de vue des enne­mis du pro­grès ne pour­rait d’ailleurs être sou­te­nable que s’il res­tait vrai­ment quelque chose à conser­ver de l’an­cienne nature. Or il serait dif­fi­cile de croire aujourd’­hui, même en sup­po­sant que s’y emploie la bonne volon­té la plus niaise, que comme l’af­fir­maient les pré­cur­seurs de la réac­tion éco­lo­giste, « la terre ne ment pas » : la dégus­ta­tion atten­tive de ses pro­duits, sans même par­ler du « sui­vi » de leurs effets sur l’or­ga­nisme, per­suade aisé­ment que cette pré­ten­due authen­ti­ci­té inal­té­rable n’a pesé en rien devant la force d’in­fil­tra­tion d’une seconde nature qu’il ne convient cer­tai­ne­ment plus de taxer de men­songe alors qu’elle est pas­sée dans les mœurs comme un pes­ti­cide dans le sol. Au nom de quoi ce qui consti­tue l’or­di­naire, et pas seule­ment gas­tro­no­mique, de l’im­mense majo­ri­té de la popu­la­tion pour­rait-il être qua­li­fié de men­son­ger ? Héra­clite disait qu’il faut suivre ce qui est com­mun, c’est-à-dire uni­ver­sel. Il est vrai qu’il disait aus­si que si toutes choses deve­naient fumées, nous connaî­trions par les narines. Et sur ce point il se trom­pait peut-être, car nous avons vu que le consi­dé­rable déve­lop­pe­ment de la pro­duc­tion de fumées aux fra­grances les plus variées n’a pas aigui­sé la per­cep­tion olfac­tive de nos contem­po­rains, jus­qu’i­ci tout du moins, au point de leur per­mettre de connaître ce monde « à vue de nez » ; tout se passe plu­tôt comme s’ils se conten­taient de ne plus pou­voir le sen­tir. Mais à vrai dire l’im­por­tant n’est pas com­ment ils s’ac­com­modent des objets aujourd’­hui offerts à leur per­cep­tion, mais qu’ils perdent le sou­ve­nir de toute autre sen­sa­tion que celles qu’il leur est loi­sible d’é­prou­ver quo­ti­dien­ne­ment. Ce qui est sur le point de s’ef­fa­cer de la mémoire des hommes ne peut plus être invo­qué comme véri­té, mais sub­siste seule­ment en tant que nos­tal­gie confuse et sans conte­nu com­mu­ni­cable. Contre ce sen­ti­ment mor­bide, sus­cep­tible de gâter les plai­sirs pré­sents par la séduc­tion de plai­sirs ima­gi­naires, il appar­tient à la culture moderne de faire perdre aux hommes jus­qu’au sou­ve­nir de ce qu’ils ont irré­mé­dia­ble­ment per­du, et dont l’é­vo­ca­tion ne peut être pour eux qu’une source d’in­sa­tis­fac­tion et de mal­heur.

Cette action bien­fai­sante de la culture, cette satis­fac­tion qu’elle per­met d’at­teindre quand on a tout oublié, seront plus ample­ment trai­tées dans notre seconde par­tie. Disons seule­ment qu’à consi­dé­rer ce qu’est deve­nue la culture moderne, il semble déjà que la socié­té nucléa­ri­sée ait trou­vé ses artistes et ses intel­lec­tuels. Pour­tant, cette évo­lu­tion qui a com­men­cé sous nos yeux, et dont cet ouvrage lui-même n’est qu’un moment, encore enta­ché de bien des impu­re­tés de l’é­poque pré-nucléaire, cette évo­lu­tion est une évo­lu­tion de longue haleine. La géné­ra­tion actuelle res­semble aux Juifs que Moïse conduit à tra­vers le désert. Elle n’a pas seule­ment un nou­veau monde à conqué­rir, il faut qu’elle périsse pour faire place aux hommes qui seront à la mesure du nou­veau monde.


  1. Gis­card d’Es­taing, Paris-Match, 14 sep­tembre 1979.
  2. Ibi­dem
  3. Gis­card d’Es­taing, Dis­cours à l’oc­ca­sion du concours du meilleur ouvrier de France, le Monde, 27 octobre 1979.
  4. Gis­card d’Es­taing répon­dant à Charles Vil­le­neuve sur le thème « la France et le choix nucléaire », Europe 1, 18 jan­vier 1980.
  5. Ibi­dem
  6. Plan par­ti­cu­lier d’in­ter­ven­tion rela­tif à la cen­trale de Fes­sen­heim, le Matin, 9 mai 1979.
  7. Cité par Michel Bos­quet, le Nou­vel Obser­va­teur, 21 mai 1979.
  8. Sciences et Ave­nir, numé­ro spé­cial hors-série, « Le risque nucléaire ».
  9. La Recherche, n° 102, juillet-août 1979.
  10. Libé­ra­tion, 30 novembre 1979.
  11. Rap­port cité par le Monde, 14 juin 1979.
  12. Le Monde, 9 décembre 1978.
  13. Yvonne Rebey­rol, le Monde, 1er août 1979.
  14. Le Monde, 10 avril 1979.
  15. Le Monde, 23 mai 1979.
  16. Le Monde, 25 jan­vier 1980.
  17. Le Monde, 21 avril 1977.
  18. Le Monde, 7 novembre 1978.
  19. Roland Barthes, leçon inau­gu­rale au Col­lège de France.
  20. Le Monde, 28 novembre 1979.
  21. Le Monde, 6 décembre 1979.
  22. Domi­nique Jamet, le Quo­ti­dien de Paris, 22–23 décembre 1979.
  23. Pierre Bour­geade, le Monde, 26 mai 1977.
  24. Sciences et Ave­nir, numé­ro spé­cial hors-série, « Le risque nucléaire ».
  25. Le Monde, 9 novembre 1979.
  26. Le Nou­vel Obser­va­teur, 21 mai 1979.
  27. Le Monde, 30 jan­vier 1980.
  28. Science et Vie, juillet 1979.
  29. « Cove­ring Three Mile Island », News­week, 16 avril 1979.
  30. Cité par Louis Pui­seux, « L’accident nucléaire de Three Mile Island vu de France », Futu­ribles 2000, novembre 1979.
  31. Le Monde, 26 jan­vier 1980.
  32. Science et Vie, juillet 1979.
  33. Le Monde, 30 jan­vier 1980.
  34. Le Monde, 5–6 novembre 1978.
  35. Le Monde, 11 novembre 1978.
  36. Isa­belle Vich­niac, le Monde, 8 novembre 1979.
  37. Le Monde, 13 avril 1979.
  38. Le Nou­vel Obser­va­teur, 12 novembre 1979.
  39. Inter­na­tio­nal Herald Tri­bune, 23 juin 1979.

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