La tyrannie du genre (par Ana Minski)

La tyrannie du genre (par Ana Minski)

texte publié sur lesruminants.org

Je suis une petite d’homme. Née femelle. Ce qui veut dire, dans notre socié­té, sans pénis. Dès la nais­sance on a pris soin de me le rap­pe­ler et de m’as­si­gner un rôle « Une fille, c’est bien éle­vé, timide et gen­til. Ça ne dit pas de gros­siè­re­té. » C’est calme et posé, une fille. Mais je n’é­tais et ne suis rien de tout ça.

Petite j’ar­ra­chais la tête aux pou­pées. Je vou­lais voir l’in­té­rieur, com­ment étaient leurs yeux, leurs bouches. Un jour on m’en offrit une plus grande que moi et qui cli­gnait des yeux tout le temps en répé­tant : « Je t’aime. Serre-moi fort contre toi. » Pour­quoi sou­riait-elle ? Ses yeux étaient pour­tant si tristes. Elle aus­si eut la tête arra­chée.

J’ai­mais cou­rir, crier, tour­ner sur moi-même, j’ai­mais la boue, l’o­deur de la terre sur mes vête­ments, j’ai­mais être sale, les ter­rains vagues et les ronces.

Mon père a tou­jours été l’enfant pré­fé­ré de ma grand-mère. Un petit coq, cha­pe­ron­né par sa grande sœur. Quelle ne fut pas sa décep­tion lorsqu’il jeta son dévo­lu sur une simple femme de ménage. Certes, elle venait elle-même d’une famille de pay­sans, fai­sait des ménages, était l’é­pouse d’un ouvrier du BTP, mais elle avait des rêves de grande dame. Elle aurait tant vou­lu être une de ces grandes dames si bien parées, si bien édu­quées. Ces grandes dames qui savaient si bien se tenir et maî­tri­saient si bien l’art de la flat­te­rie.

Ma grand-mère détes­tait ma mère, détes­tait toutes les femmes. Elle n’a­vait pas d’a­mie, elle n’a­vait que des patronnes. Et toutes celles qui n’é­taient pas patronnes étaient des putains.

Quand je déso­béis­sais, ce qui était fré­quent, elle me disait : « Ta mère est une putain et tu fini­ras comme elle. Regarde-toi, tu res­sembles à une gitane, tu es laide, per­sonne ne t’aime. Per­sonne jamais ne t’ai­me­ra. On ne peut pas aimer quel­qu’un comme toi. »

Tous ont vou­lu me dres­ser à coups de cein­ture, d’ordres et de poings.

Un frère est né.

Jus­qu’à ses quatre ans les étran­gers pen­saient tou­jours qu’il était une fille. Un jour, il com­prit. Je me sou­viens de ce jour-là. Nous étions au mar­ché avec ma mère quand un maraî­cher lui dit : « Elles sont mignonnes vos deux petites. » Mon frère s’est alors redres­sé et, fier comme un coq, a répon­du : « Je suis un gar­çon, j’ai un zizi, je peux vous le mon­trer. » C’est que, c’est hon­teux d’être une fille, et nous le savions tous les deux. C’est peut-être pour cela que ma grand-mère, hon­teuse de ce qu’elle était, s’efforçait de faire de moi une « vraie fille ». Pour elle, une humaine digne de ce nom se devait sans doute d’être une « vraie fille ». Et la « vraie fille » devait être comme ces grandes dames qui se tenaient droites et fières et qui maî­tri­saient l’art de la flat­te­rie.

Encore aujourd’­hui, que ce soit pour m’in­sul­ter ou me flat­ter, cette affir­ma­tion, « mais tu n’es pas une vraie fille », est l’ar­gu­ment suprême pour balayer mes cri­tiques.

Pour mon père, un gar­çon qui par­lait avec une fille avait for­cé­ment une idée der­rière la tête. Tous sont des vio­leurs, toutes sont des putains, sauf sa mère bien sûr. Cette insulte reve­nait tou­jours quand le maître du foyer, l’homme de la mai­son, celui qui pos­sède les bijoux de famille, se met­tait en colère. D’ailleurs, pour être sûr que je n’é­tais pas une putain, du moins pas encore, il lui fal­lut bien le véri­fier par lui-même. C’est à ce moment-là que la guerre entre lui et moi a com­men­cé. Quand il a vou­lu poser sa bouche sur la mienne et ses mains sur mon sexe. Je l’ai mor­du, grif­fé, frap­pé. J’ai uti­li­sé les poings. Ma répu­ta­tion était faite, j’é­tais une folle, une hys­té­rique. Har­ce­ler ma mère ne lui suf­fi­sait pas. Il vou­lait pos­sé­der toutes les femmes, toutes les femelles. Pour m’é­du­quer, il m’o­bli­gea un jour, sous pré­texte de s’assurer que je sor­tais le chien, à le retrou­ver dans un par­king où sta­tion­naient une dizaine de cam­ping-cars. Quand les portes s’ou­vraient, je voyais la femme, le lit et le mâle qui sor­tait ou entrait. Sans dis­con­ti­nuer, les mâles entraient et sor­taient, entraient et sor­taient, entraient et sor­taient… Des hommes en voi­ture s’ar­rê­taient à ma hau­teur pour me deman­der : « C’est com­bien la pipe ? » Ni le chien ni mes douze ans ne les inquié­taient. Puis mon père, son affaire une fois conclue, arri­va en voi­ture et klaxon­na. Je suis alors mon­tée dans la voi­ture avec le chien, une colère noire dans le cœur.

Aucune inti­mi­té n’é­tait pos­sible sous le toit du mâle para­noïaque qui devait régir son foyer. J’é­cri­vais déjà et, bien sûr, il trou­va mes écrits, en rit et les par­ta­gea avec toute la famille. Ma mère et mon frère ne vou­lurent jamais me croire, mon frère affir­mait : « Ma sœur est folle ». Je ne pou­vais donc comp­ter que sur moi-même pour me défendre. Tant de rage conte­nue quand des étran­gers affir­maient que mon père était un homme si drôle, si intel­li­gent, si ser­viable, si sym­pa­thique.

À l’é­cole, il y avait aus­si ce maître si gen­til, si doux, si calme. Quand nous pas­sions devant sa porte à l’heure de la récré et que la porte était ouverte, tou­jours, il y avait une petite fille assise sur ses genoux, il la conso­lait, disait-il. Il en conso­la beau­coup avant que la direc­tion de l’é­ta­blis­se­ment ne puisse plus le pro­té­ger.

Mon frère béné­fi­ciait d’une liber­té qu’on m’in­ter­di­sait parce que j’étais une fille. Il rame­nait des filles à la mai­son, dans sa chambre, les met­tait dehors en pleine nuit, les par­ta­geait avec ses amis. Il n’y avait là rien de cho­quant, pas même pour ma mère, c’é­tait même admi­rable. Quelle viri­li­té ! C’é­tait d’ailleurs si drôle quand il par­lait des femmes comme de bouts de bar­baque dont le seul inté­rêt était leurs trous.

Enfant, mon frère n’a­vait pour­tant rien du Don Juan vio­leur. Je ne me sou­viens plus quand il a chan­gé, à quel âge. Il vou­lut un rott­wei­ler, une Benz, des vête­ments de marque. Il se mit à rou­ler des méca­niques, à nous par­ler, à ma mère et à moi, comme si nous étions ses domes­tiques, des corps sans âmes, sans vie inté­rieure.

Il y a peu mon frère, peut-être parce qu’au­jourd’­hui il est père, m’a confié qu’à l’âge de treize ans un mâle plus âgé l’a­vait vio­len­té. Y‑a-t-il un lien entre son besoin d’af­fi­cher un viri­lisme si cari­ca­tu­ral et violent et le trau­ma­tisme subi ?

Je ne suis pas une « vraie fille » et ne le serai jamais, mais je suis femme, femelle née dans une socié­té patriar­cale qui s’est char­gée de m’ap­prendre ce qu’é­tait un homme, un « vrai », le pré­da­teur qui abuse et ne peut exis­ter qu’en avi­lis­sant le corps de la femelle et de tout être humain effé­mi­né.

Tu seras un pénis en érec­tion et rien d’autre. Tu seras un trou au ser­vice du mâle, ce maître du monde qui veut tout empa­ler. Pour être plei­ne­ment accep­tée par ceux de ton espèce, il te fau­dra subir le dres­sage des ins­ti­tu­tions, accep­ter ces sté­réo­types, les défendre et les per­pé­tuer. Oublier, nier, tout ce que tu portes en toi, toute la richesse d’un corps qui accepte les alté­ri­tés, qui accepte l’autre dans son indi­vi­dua­li­té totale, étrange, mys­té­rieuse et puis­sante.

Nous devons nous battre pour que nos iden­ti­tés ne soient pas réduites à un genre mas­cu­lin ou fémi­nin. Si je suis com­po­sée de tous ces êtres meur­tris qui ont vou­lu me façon­ner, han­tée par une socié­té qui réduit toute la sub­jec­ti­vi­té d’un indi­vi­du à des sté­réo­types de genre, je suis aus­si, et sur­tout, une com­bi­nai­son d’êtres et de choses par­fois dis­so­nante par­fois déhis­cente. C’est peut-être pour cela que je crois, encore et mal­gré tout, que le rêve est une langue sau­vage avec laquelle nous devons et pou­vons renouer.

Mal­heu­reu­se­ment, encore aujourd’­hui, nous devons lut­ter et nom­mer cette domi­na­tion, ce dres­sage, cette tor­ture que la socié­té patriar­cale impose à ses enfants. Et pour cela nous devons com­prendre que sous la domi­na­tion mas­cu­line la femme est un corps femelle qu’un corps mâle chasse. Elle est le gibier du mâle, cet homme construit socia­le­ment et qui n’a pas eu le pou­voir, la force, le désir, les moyens de se libé­rer du car­can de la mas­cu­li­ni­té incul­quée dès la nais­sance.


Saute ma ville, Chan­tal Aker­man

« On ne naît pas femme, on le devient », célèbre phrase de Simone de Beau­voir.1

Qu’est-ce que cela signi­fie ? Qu’est-ce que ce mot « femme » ?

Dans notre socié­té une femme est à la fois une femelle adulte avec des attri­buts phy­siques spé­ci­fiques (uté­rus prin­ci­pa­le­ment en vue de la repro­duc­tion sexuée), et une femelle humaine assi­gnée à une iden­ti­té construite socia­le­ment, le fémi­nin.

L’être femelle comme l’être mâle sont le fruit de l’é­vo­lu­tion qui a créé la repro­duc­tion sexuée. L’hu­main est un mam­mi­fère qui ne peut se repro­duire sans des gamètes mâles et des gamètes femelles, soit les ovo­cytes et les sper­ma­to­zoïdes. Ceci est un fait bio­lo­gique, fruit de mil­liers d’an­nées d’é­vo­lu­tion ter­restre. Recon­naître ce fait ne signi­fie pas que la femelle soit réduite à son rôle de repro­duc­trice ni le mâle à son rôle de repro­duc­teur. Ce n’est pas l’u­té­rus, ni les seins, ni le pénis, ni les tes­ti­cules, ni les hor­mones qui réduisent un être humain, mâle ou femelle, à un rôle de géni­teur ou de géni­trice mais le genre.

Le genre est une construc­tion sociale qui norme les com­por­te­ments selon le sexe bio­lo­gique : genre fémi­nin pour la femelle et genre mas­cu­lin pour le mâle. Une femelle, si elle veut être consi­dé­rée comme une « vraie femme », doit être fémi­nine et un homme, s’il veut être consi­dé­ré comme un « vrai homme », doit être mas­cu­lin. Le fémi­nin et le mas­cu­lin sont donc des sté­réo­types, des normes de com­por­te­ment pour cha­cun des deux sexes bio­lo­giques, exemple : la femme porte des jupes et l’homme des pan­ta­lons, la femme est douce et l’homme est fort, la femme minaude et l’homme conquiert, la femme est infir­mière et l’homme est mili­taire, la femme obéit et l’homme com­mande.

Dans une socié­té fon­dée sur la domi­na­tion mas­cu­line, c’est le mâle accep­tant les sté­réo­types du genre mas­cu­lin qui est l’é­ta­lon de mesure pour toute l’hu­ma­ni­té et, pour main­te­nir et per­pé­tuer le pou­voir du mas­cu­lin sur le fémi­nin, les qua­li­tés du fémi­nin doivent être l’exact oppo­sé de celles du mas­cu­lin. C’est ain­si que le mâle pour être un « vrai homme » doit être viril et domi­ner la femme qui, elle, si elle veut être une « vraie femme » doit être sou­mise au mâle, au « vrai mec ». Les deux genres, fémi­nin et mas­cu­lin, impo­sés par la socié­té patriar­cale, se construisent en s’op­po­sant l’un l’autre. Sous pré­texte de com­plé­men­ta­ri­té, du main­tien de l’ordre patriar­cal, l’homme doit être un « vrai mec » et la femme « une vraie femme » et le mec doit bai­ser la femme parce que l’hé­té­ro­sexua­li­té est l’in­jonc­tion de la socié­té patriar­cale. Dans ce type de socié­té l’homme existe publi­que­ment et socia­le­ment, la femme existe bio­lo­gi­que­ment : c’est-à-dire que le corps de la femme est mis à dis­po­si­tion de l’homme en vue de la repro­duc­tion, des soins du corps et de la satis­fac­tion des besoins sexuels de l’homme : mariage, pros­ti­tu­tion, por­no­gra­phie.

Ne pas dis­tin­guer sexe bio­lo­gique (femelle, femme) et genre (fémi­ni­té) par­ti­cipe à main­te­nir un essen­tia­lisme des humains, essen­tia­lisme des deux sexes per­met­tant à la domi­na­tion mas­cu­line de se main­te­nir depuis de nom­breux siècles. Ce que doit être un homme socia­le­ment (un vrai mâle, un mas­cu­li­niste, viril, fort, domi­nant) et une femme socia­le­ment (por­ter et nour­rir les enfants du mâle, prendre soin du mâle et de sa pro­gé­ni­ture) ne cor­res­pond pas à la diver­si­té sub­jec­tive des êtres humains et réduit notre iden­ti­té à une fonc­tion sociale repro­duc­trice. C’est ain­si que la famille patriar­cale a long­temps défen­du sa cause en affir­mant que c’est pour pro­té­ger femmes et enfants que le mâle porte les armes et conquiert le monde. Nous savons que tout ceci est faux. Une femelle humaine est tout aus­si capable de com­man­der, de chas­ser, de tuer, de tor­tu­rer qu’un mâle humain. S’il est exact que les vio­leurs, les abu­seurs, les pédo­philes, les proxé­nètes et les clients sont dans 95 % des cas des hommes, ce n’est pas le fait d’une hor­mone, d’un pénis, de tes­ti­cules, mais le fait d’une construc­tion sociale qui réduit l’homme à un pénis qui bande : « Je suis un mec, un vrai mec, je ne pleure jamais, je sais ban­der, je sais sou­mettre, je sais vio­ler, tor­tu­rer et tuer, je n’ai pas la sen­si­bi­li­té d’une fem­me­lette. »

Dès notre nais­sance, tout notre entou­rage par­ti­cipe à faire de nous de vrais mâles/hommes/masculins et de vraies femelles/femmes/féminines. Dans une socié­té où règne la domi­na­tion mas­cu­line ces trois sub­stan­tifs sont inter­chan­geables, les fémi­nistes radi­cales dis­tinguent le sexe bio­lo­gique qui ne concerne que la repro­duc­tion sexuée et le genre qui norme les com­por­te­ments : mas­cu­lin et fémi­nin.

C’est ain­si qu’une femme naît femelle mais est édu­quée en vue de deve­nir socia­le­ment fémi­nine. Cer­taines fémi­nistes dis­tinguent femel­li­té et fémi­ni­té, la femel­li­té étant liée à tout ce qui concerne la bio­lo­gie d’une femme : être enceinte, cycle mens­truel, méno­pause. Prendre en compte la femel­li­té est un moyen d’ap­pré­hen­der la socia­li­sa­tion de la femme en tant que femelle humaine adulte. C’est-à-dire que les spé­ci­fi­ci­tés du corps femelle doivent être pris en compte par la socié­té qui est construite, à ce jour, sur les spé­ci­fi­ci­tés du corps mas­cu­lin : méde­cine, droit du tra­vail, etc. Prendre en compte ces cri­tères spé­ci­fiques par­ti­ci­pe­rait à la recon­nais­sance sociale du sexe femelle et n’est en rien un essen­tia­lisme puisque la bio­lo­gie ne défi­nit pas la psy­cho­lo­gie, le carac­tère ou les capa­ci­tés phy­siques des femmes. Au contraire de la fémi­ni­té dont les cri­tères ont été défi­nis par la socié­té patriar­cale. Aujourd’­hui encore mâles et femelles sont sou­mis à la tyran­nie du genre.

Il n’y a pas long­temps, une amie me par­lait de la mater­nelle où sa fille de trois ans pas­sait six heures par jours, cinq jours par semaine. Dans cette mater­nelle, il y a des por­te­man­teaux bleus pour les gar­çons, roses pour les filles, parce que les adultes affirment qu’il est impor­tant que les enfants s’i­den­ti­fient à un sexe/genre le plus tôt pos­sible. Nous sommes en 2019, et c’est comme ça dans de nom­breuses écoles fran­çaises où sont repro­duits et impo­sés les sté­réo­types de genre, obli­geant l’in­di­vi­du à se recon­naître dans un genre fémi­nin ou mas­cu­lin pour béné­fi­cier d’une iden­ti­té sociale, d’une exis­tence dans la socié­té. L’é­cole et toutes les ins­ti­tu­tions sont patriar­cales, elles sou­mettent les femmes à l’in­jonc­tion de cor­res­pondre à leur genre, elles se doivent d’être fémi­nines, et les gar­çons se doivent d’être mas­cu­lins. Cela com­mence dès les couches-culottes2, se pour­suit dans la cours d’é­cole, dans l’es­pace public, conju­gal, dans les loi­sirs, etc. La vio­lence conju­gale et fami­liale est le lieu de cette cris­tal­li­sa­tion qui s’ex­prime dans la sphère publique par la culture du viol et la mar­chan­di­sa­tion sexuelle des corps. Tout cela par­ti­cipe au main­tien de cet enfer­me­ment iden­ti­taire : tu seras mâle et/ou femelle et rien que cela.

Les enfants témoins de la vio­lence conju­gale, vic­times de vio­lences et/ou d’a­bus sexuels sont nom­breux, cette vio­lence est ins­ti­tu­tion­nelle, elle se trans­met socia­le­ment de père en fils, de père en fille, de mère en fille, de mère en fils. L’en­fant qui gran­dit dans une socié­té patriar­cale est livré à des vio­lences inouïes qui génèrent de mul­tiples trau­ma­tismes et chaque enfant se pro­tège de ses trau­ma­tismes selon sa sub­jec­ti­vi­té propre :

« II n’a pas le droit d’ex­pri­mer ses frus­tra­tions, il doit répri­mer ou nier ses réac­tions affec­tives, qui s’a­massent en lui jusqu’à l’âge adulte pour trou­ver alors une forme d’exu­toire déjà dif­fé­rente. Ces formes d’exu­toires vont de la per­sé­cu­tion de ses propres enfants par l’intermédiaire de l’éducation jusqu’à la toxi­co­ma­nie, à la cri­mi­na­li­té et au sui­cide, en pas­sant par tous les degrés des troubles psy­chiques.3 »

Nous avons tous été ces enfants, nous sommes ces enfants, il n’y a pas de rup­ture entre ce que nous avons été et ce que nous sommes. Mal­heu­reu­se­ment, tant que nous n’au­rons pas vomi toutes les sale­tés qu’on nous a ensei­gnées sur nous-mêmes, nous repro­dui­rons les com­por­te­ments patriar­caux : l’hos­ti­li­té des femmes entre elles, l’hos­ti­li­té des hété­ro­sexuels envers les homo­sexuels, l’hos­ti­li­té des hommes envers les femmes, des hommes envers d’autres hommes.

Claude Cahun, Magic mir­ror

L’é­du­ca­tion ne cesse de vou­loir nous assi­gner des sté­réo­types selon le sexe bio­lo­gique et ce dès la nais­sance. C’est ain­si que lors­qu’un enfant né avec des attri­buts sexuels qui ne cor­res­pondent pas aux normes médi­cales éta­blies par la socié­té un chi­rur­gien se charge de le réas­si­gner. Cha­cun d’entre nous doit entrer dans une des deux caté­go­ries — le fémi­nin ou le mas­cu­lin — pour avoir une place dans la socié­té, pour être recon­nu par les membres de sa propre espèce.

C’est pour se libé­rer de ce car­can que les fémi­nistes radi­cales cri­tiquent l’i­den­ti­té de genre et dénoncent le genre qui divise l’hu­ma­ni­té en deux et essen­tia­lise les indi­vi­dus : mâle-homme-mas­cu­lin et femelle-femme-fémi­nine.

Cer­tains pensent que la mul­ti­pli­ca­tion des genres pour­rait chan­ger, bri­ser la domi­na­tion mas­cu­line, mais il n’en est rien, parce que ce qui fonde la domi­na­tion mas­cu­line c’est le mâle, le por­teur d’un pénis qui bande, et tous les autres, tant que la mas­cu­li­ni­té n’est pas déman­te­lée, lui seront tou­jours infé­rieurs, ils seront consi­dé­rés par le mas­cu­li­niste comme des êtres effé­mi­nés.

D’autres pensent qu’il suf­fit de ne plus par­ler de repro­duc­tion pour que les pro­blèmes dis­pa­raissent, la fameuse poli­tique de l’au­truche. Nier le fait qu’il faut un gamète mâle et un gamète femelle, donc un corps mâle et un corps femelle ne fera qu’in­vi­si­bi­li­ser le gibier de tous les fas­cistes et du capi­ta­lisme qui sont obsé­dés par le contrôle du ventre de la femme, le contrôle de sa sexua­li­té et de sa fécon­di­té en les main­te­nant dans une dépen­dance finan­cière ou en les main­te­nant dans la pau­vre­té :

« En France, les femmes sans-abri sont vio­len­tées, mépri­sées, ou tout sim­ple­ment igno­rées. On passe à côté sans les regar­der. Et pour­tant, elles repré­sentent pas moins de 38 % des per­sonnes sans domi­cile fixe. Et par­mi elles, l’on dénombre un taux tout aus­si consé­quent de mères sans abri. […] Aug­men­ta­tion du nombre de nais­sances de bébés dans la rue, hôpi­taux débor­dés, iso­le­ment des mamans qui dorment dehors, dan­ger de mort indé­niable pour l’en­fant…  4 »

C’est ain­si que le trans­hu­ma­nisme s’ins­crit dans la conti­nui­té du capi­ta­lisme et de tous les fas­cismes : nier les mam­mi­fères que nous sommes, pri­vi­lé­gier « l’i­dée » que nous nous fai­sons de notre corps plu­tôt que la réa­li­té phy­sique de ce corps, corps qui nous est pour­tant propre et unique et qui seul nous per­met d’é­ta­blir de vrais rap­ports au monde, à la terre, à la matière, à l’al­té­ri­té. Le trans­hu­ma­nisme est un pro­jet de contrôle des nais­sances en créant des uté­rus arti­fi­ciels pour, à terme, faire dis­pa­raître le corps de la femme dans son exis­tence phy­sique même. Cer­taines femmes — engluées dans l’i­déo­lo­gie phal­lo­cra­tique — vont jus­qu’à affir­mer que le pro­blème n’est pas le sys­tème patriar­cal mais l’u­té­rus. René Fryd­man, l’obs­té­tri­cien ayant per­mis la nais­sance du pre­mier « bébé éprou­vette » fran­çais ain­si que celles des pre­miers bébés fran­çais à par­tir d’o­vo­cytes conge­lés, pense effec­ti­ve­ment que cela per­met­trait de mettre fin à « l’assujettissement des femmes à la nature ». Devons-nous le remer­cier de nous libé­rer enfin du poids de notre uté­rus, nous tou­jours trop proches de la nature, cette nature si dan­ge­reuse qu’elle a eu le mal­heur d’en­gen­drer des sapiens au milieu de pri­mates. Quelle est donc cette idéo­lo­gie qui défi­nit le corps de la femme à un assu­jet­tis­se­ment à la nature sinon une idéo­lo­gie patriar­cale qui nous embri­gade bien avant notre nais­sance par tout un pro­to­cole obs­té­tri­cal qui consi­dère la nais­sance comme une mala­die ?

Cette appro­pria­tion du corps de la femme passe par la sté­ri­li­sa­tion for­cée chez les indi­gènes, par une nata­li­té encou­ra­gée ou for­cée, selon les condi­tions éco­no­miques et poli­tiques, chez les femmes blanches, par une exploi­ta­tion des ovo­cytes dans les pays du nord éco­no­mique et une exploi­ta­tion des ventres dans les pays du sud éco­no­mique. Le main­tien dans la pau­vre­té oblige les femmes à accep­ter la domi­na­tion mas­cu­line et, comme pour toute vic­time d’un sys­tème oppres­seur, les femmes se créent des bar­rières de pro­tec­tion pour sup­por­ter la vio­lence subie ou la nier. C’est ain­si que des femmes ont retour­né le « stig­mate de la putain » pour retrou­ver une fier­té. Pour­tant, la pros­ti­tu­tion et la por­no­gra­phie ne sont pas un métier comme un autre. Comme le dit Gri­sé­li­dis Réal, pros­ti­tuée, peintre, autrice et acti­viste :

« J’é­tais dans une situa­tion finan­cière épou­van­table, tous les hori­zons étaient bou­chés, j’a­vais pas de papiers, pas de tra­vail, pas de per­mis de tra­vail, mes gosses et moi on était même pas décla­rés à la police. Donc il fal­lait sur­vivre, des hommes venaient cou­cher avec moi en me payant, évi­dem­ment je m’apercevais quand même que c’é­tait pas l’a­mour qui les pous­sait, c’é­tait la satis­fac­tion sexuelle, la levée de leur propre frus­tra­tion, y’a sou­vent des clients qui viennent se ven­ger de toutes les frus­tra­tions que leur grand-mère, que leur mère, que la socié­té entière leur ont infli­gé, ils viennent se ven­ger sur une putain et ça leur fait du bien et la putain doit com­prendre ça. Elle doit com­prendre mais elle doit pas se lais­ser étran­gler par exemple. Faut avoir suf­fi­sam­ment de diplo­ma­tie pour com­prendre qu’y a des tour­ments dan­ge­reux et qu’il faut cal­mer l’homme, qu’il reparte content ou bien furieux, mais enfin qu’il reparte sans avoir tué la femme. Parce que y’a des types qui iraient faci­le­ment jus­qu’à tuer. Moi je sais que je me suis bat­tue pour sau­ver ma peau.5 »

L’a­sy­mé­trie des genres est tel­le­ment ancrée dans nos corps dès la petite enfance que Neel Doff, autrice belge du début du XXe siècle, écrit :

« La sim­pli­ci­té avec laquelle mes parents s’adaptaient à cette situa­tion, me les fai­sait prendre en une aver­sion qui crois­sait chaque jour. Ils en étaient arri­vés à oublier que moi, la plus jolie de la nichée, je me pros­ti­tuais tous les soirs aux pas­sants. Sans doute, il n’y avait d’autre moyen pour nous de ne pas mou­rir de faim, mais je me refu­sais à admettre que ce moyen fût accep­té sans la révolte et les impré­ca­tions qui, nuit et jour, me secouaient. J’étais trop jeune pour com­prendre que, chez eux, la misère avait ache­vé son œuvre, tan­dis que j’avais toute ma jeu­nesse et toute ma vigueur pour me cabrer devant le sort.6 »

L’ap­pro­pria­tion du corps de la femme per­met au patriar­cat de per­du­rer et de main­te­nir l’hu­ma­ni­té entière sous son joug, le mariage, la pros­ti­tu­tion et la por­no­gra­phie sont le conti­nuum de l’é­change éco­no­mi­co-mar­chand dans la socié­té patriar­cale, la femme comme corps mar­chan­dise au ser­vice de l’homme7. Pour finir je laisse la parole à Sonia San­chez, acti­viste fémi­niste, ancienne pros­ti­tuée et autrice du livre Aucune femme ne naît pour être pute :

« … nous devons com­men­cer par gom­mer les fron­tières entre les bonnes et les mau­vaises femmes. C’est le patriar­cat qui nous divise en bonne et mau­vaise, et cela nous affecte dans nos alliances. Je crois que nous, les femmes, devons nous orga­ni­ser autour d’un autre genre de com­pli­ci­té qui soit diri­gé pour lut­ter contre tout type de vio­lence. Nous sommes divi­sées parce que nous ne par­ve­nons pas à nous regar­der en face devant un miroir, nous nous retrou­vons sur les dif­fé­rences et non sur ce que nous avons en com­mun. Le débat entre abo­li­tion­nistes et régle­men­ta­ristes de la pros­ti­tu­tion est mani­pu­lé par le capi­ta­lisme et le patriar­cat. Il faut appro­fon­dir le débat et mettre plus de ques­tions en com­mun, il y a plus de ques­tions qui nous unissent qui ne nous séparent. Creu­sons le débat et ne nous enfer­mons pas entre putes, abo­li­tion­nistes et régle­men­ta­ristes. Le débat doit s’ou­vrir à toute la socié­té. Et une par­tie de notre tâche en tant que fémi­niste et acti­viste pour les droits humains est d’at­teindre cet objec­tif. 8 »

Ana Mins­ki


Let’s block ads! (Why?)

Source: Lire l'article complet de Le Partage

À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You